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Kaileena, l'Impératrice des Papillons


Par : SyndroMantic
Genre : Fantastique, Horreur
Statut : Terminée



Chapitre 51 : La Pierre Qui Emporte Le Vent (2)


Publié le 23/12/2010 à 14:11:13 par SyndroMantic

Toute résidence où l'un règne devient un cauchemar pour qui a le malheur d'y pénétrer. De là venait pour moi l'intérêt d'asseoir ma domination partout sur cette île. J'avais été sotte de croire que la sécurité se partage. Notre liberté commence là où s'arrête celle des autres. Il fallait à tout prix que je m'échappasse de cet enfer où le diable avait tous les droits. Émergeant de la cabane, je me précipitai jusqu'au bout de la cour vers le cercle délimité par la palissade. Ma robe déchirée favorisa la vitesse de mes jambes. Zohak beuglait, dans la masure, me sommant de revenir. Avec toute l'ardeur de mes muscles, je tirai sans me retourner les poulies redressant le passage de sortie. Le vieillard se lança à ma poursuite, les doigts agrippés à son pantalon. Mais lorsqu'il fit quelques mètres dans la cour, des nués lumineuses se soulevèrent depuis mes empreintes. Lorsqu'il voulut les traverser, ses paupières plissées, les sables ralentirent sa vitesse. Ses pieds glissèrent dans l'air, ses vêtements flottèrent dans le vide, et ses membres planèrent doucement face à ses yeux ahuris. Dès que l'ouverture de la palissade me permit de passer à quatre pattes sous la planche inclinée, je me hâtai de m'enfuir, une fois pour toutes, de ce royaume de vices et de perfidie.

Les arbres, les feuillages et les buissons reparurent à mes yeux. Sans prendre la peine de la moindre attention, je me plongeai dans leur sein, eux qui m'appartenaient bien plus qu'au zervaniste après toutes les aventures que j'y avais passées. Le zervaniste, lui, s'était épuisé de ses dernières forces dans sa tentative, et ce n'était pas dans cet environnement qu'il les retrouverait. Quant à moi, je n'avais visiblement rien perdu de mon agilité. Esquivant les branches basses, sautant par dessus les hautes ramures, je cavalai à nouveau dans la jungle, ne songeant qu'à une chose : fuir ce maudit prêtre. A mesure que je m'éloignais du camp, j'hésitais à me rabattre sur sa faiblesse peu endurante et reprendre calmement mon souffle, quitte à perdre de ma vitesse. Cet homme m'avait déjà surprise trop de fois. Je ne voulais plus prendre le moindre risque avec son pauvre air de vieux mourant. Néanmoins, cette idée ne pouvait m'empêcher de me dire que ma fatigue était vaine. Car même s'il avait pu suivre mon rythme, j'étais à présent beaucoup trop loin pour qu'il sût où le diriger. Rien n'aurait pu l'y aider, en cette forêt démesurée que le hasard enchante à chaque seconde, jamais immobile. Moi-même, sans le savoir, je m'étais perdue, égarée quelque part où je n'étais jamais venue. Mais après le drame que je venais de vivre dans cette chambre, il n'y avait rien comme attache que je voulusse garder de mon ancienne vie. Ma perdition au fin fond de cette jungle en devenait presque ludique, tant je m'en réjouissais. Elle était la preuve que j'arrivais de plus en plus à me sortir de ce délire, en un monde où jamais Zohak ne pourrait me chercher. C'était d'ailleurs cet espoir de quelque chose nouvelle qui m'encourageait à accélérer encore ma course. Le danger ne serait bientôt plus qu'un lointain souvenir...

J'ouïs alors de faibles hurlements, derrière moi. Éloignés, mais bien distincts. Le vieillard appelait mon nom à l'aide de ce qu'il lui restait de cordes vocales. Huit ans, et rien n'avait changé. Il avait toujours cette obstination à vouloir mettre la main sur moi. Du fait qu'il m'eût suivie dès ma naissance, il n'était plus possible de guérir l'obsession que ce prêtre nourrissait à mon égard. Zohak était un désespéré. Il n'y avait plus rien à faire pour son salut. Tant qu'il lui restait à vivre, il ne me laisserait jamais en paix.

Soudain, mon pied se prit dans un cordage et un mécanisme le tira vers le haut. Je basculai en arrière. Ma jambe décolla dans les airs. Pendant près de trois secondes, l'orientation se mélangea totalement devant mon regard. Ma tête se retrouva en bas et mes cheveux se tendirent vers le sol herbeux. Je devais le surplomber d'à peine plus d'un mètre, pendue par la cheville à une corde survenue de nulle part. Depuis ma position jusqu'au campement, des clochettes se mirent à retentir. Quand je pus remettre de l'ordre dans mes idées, je me rappelai avec horreur la zone où Zohak m'avait défendue de me rendre, à cause des pièges dont il l'avait infestée. Comment avais-je pu croire qu'il se fût servi de la machette, pour attraper son gibier ? C'était pour cela que je n'y avais rien reconnu dans mon escapade. La malchance avait voulu que ce fût pile où je voulais fuir son hostilité qu'elle me tendait ce traquenard. Voilà qu'une fois de plus, j'étais prisonnière de l'étau qu'avait à l'avance préparé le fourbe humain. Celui-ci était sûrement déjà en chemin. C'était la seule piste qu'il avait. Je réentendis son appel, à une soixantaine de mètres. La terreur m'inonda encore. Il ne fallait surtout pas qu'il arrivât trop tôt.

Le menton sur les clavicules, je me redressai vers les cordages, pour essayer de les rompre. Mais je n'avais pas les bras assez longs. Ou les jambes assez courtes. Il n'y a qu'aux mâles que nos proportions réussissent. La voix du zervaniste approchait épouvantablement. Je fis tout mon possible pour fléchir mon ventre, mais ma souplesse n'était pas de taille. Les plantes sous ses semelles craquèrent jusqu'à mes oreilles. Les larmes se pressèrent au coin de mes yeux. Je n'avais plus que quelques secondes. Tout à coup, la branche céda.

Je retombai sur le dos, à la fois extasiée de ma libération et terrifiée par son bruit... avant de manquer d'air, les poumons comprimés par le choc. Entre les buissons, l'allure de Zohak se dépêchait immanquablement. Je ramenai ma cheville en un éclair près de ma cuisse, afin de retirer la corde et le bout de bois qui y étaient attachés. D'un bref coup d'oeil, je m'aperçus que ce dernier était pourri sous son écorce. Alors qu'il avait pu soutenir ma montée en hauteur... ? Le démon arriva soudain, souillure de la vie. Je partis comme un cri de l'autre coté, sans notion des obstacles naturels. Un tronc se serait trouvé sur ma route que je ne l'aurais peut-être pas évité. Mais fort heureusement rien ne se cachait derrière les feuilles que mes bras et ma tête hors d'haleine repoussaient sans réfléchir. Zohak me vit passer à toute vitesse, traînant mes cheveux noirs d'un végétal à un autre. Définitivement repérée. J'accélérai de plus belle, complètement inconsciente des capacités réduites de mes poumons. Ce handicap ne tarda pas à me rattraper, seulement cinq arbres plus loin. Il me fallut m'arrêter un instant, pour ne pas faire une crise d'asthme, en pleine action. Ma gorge était comme essorée, sifflant le peu d'oxygène qu'elle pouvait encore expulser. Je pris appui sur mes genoux de mes bras. Mes épaules remontaient toutes seules, plus hautes que mes oreilles. Même en essayant de repartir, le dos droit, je ne pus que les crisper dans mes incessantes suffocations. Mon souffle grésillait. Mon poursuivant l'entendit, sporadique derrière les rideaux du feuillage. Quoi de moins discret ! Il suivit cet avertisseur aveuglément. Je m'éloignais pour conserver une avance, tout me gardant d'un excès.

Il est un repère très fiable, pour se rendre compte que l'on va au-delà de ses capacités. C'est lorsque l'effort est si grand que son but n'a plus d'importance. De toute façon, je me dirigeais n'importe où, vers le nord, vers le sud - quelle différence ! Courir devant moi, c'était tout ce que j'avais à l'esprit. Car l'on est si peu convaincu, finalement, de réussir, que la dernière chose à laquelle on tienne est de juste résister, le plus longtemps possible. Une autre demie heure, encore un quart d'heure, plus que cinq minutes, une minute de plus, une dernière seconde, pour la goutte de transpiration... Désespéré d'atteindre la réussite, on repousse l'abandon. Hélas, j'ai beau savoir chronométrer, le jour s'achève inéluctablement, et force est de constater qu'il faut tôt ou tard une mise au point. Autrement j'allais m'étouffer, à courir sans réserve d'air.

Avant que ne survînt le moment de non retour, je ralentis ma cadence pour analyser, puis décider. A bien regarder, la respiration me soumettait un obstacle plus difficile que la jungle elle-même, et pourtant celle-ci se faisait bien de plus en plus retorse. Heureusement, ses plantes agressives l'étaient plus encore avec le vieillard mal entraîné, qui n'avait d'ailleurs pas pris le temps de se munir de sa machette en partant à ma recherche. Malgré ma lenteur forcée, je restais la plus agile, et maintenais le même écart entre lui et moi. Mais je devais aller plus loin, car cela ne m'amusait pas mieux. Cette aventure n'aurait-elle jamais une fin ? Je ne pouvais me contenter d'une situation aussi stable, ou ni l'un ni l'autre ne connaîtrait jamais de victoire ou d'échec. Autant valait des végétaux dénués de découverte ! Pendant que je trottais parmi des grosses pierres, dissimulée sous de larges buissons, je réfléchis à une éventuelle solution pour ma déficience respiratoire, qui avait presque un accent glaireux maintenant. Zohak ne m'en avait jamais appris le remède. Et pour cause, c'était la première fois que j'éprouvais ce mal, moi qui avais toujours profité d'une santé exemplaire. Décidément, cette journée cumulait dans le drame, à commencer par ce maudit soleil ! C'était à cause de sa chaleur que dès le début de l'après-midi, mon crâne s'était senti écrasé par une insolation. Ce coup-là, j'avais souffert jusqu'à effectivement tomber sur la plage, avant d'être inspirée d'extraordinaires visions... Appuyée sur une faible pente, je fus soudain prise d'une illumination : à demi consciente, j'avais alors par accident ingéré les sables du temps, et mon tout premier symptôme fut une purification de mon appareil respiratoire !

Une fois de plus, c'était des Sables que je devais chercher mon salut. Mon pas s'arrêta, alors que je balayais du regard le paysage forestier. Je devais à tout prix me procurer cette substance. Toutefois, Zohak rôdait toujours, plus loin. Ma gorge aigrie toussa à plusieurs reprises. Aucun grain n'en sortit. La mer se trouvait à de nombreux kilomètres. Il ne m'était plus du tout envisageable de compter sur eux... Mais alors, comment ferais-je pour m'en sortir ? Il fallait absolument que je trouvasse quelque chose. Quarante-deux mètres plus bas, le zervaniste parlait sans mot, dans un état névrotique.

Les humains affirment que la nature est temple du Mal. Depuis deux-milles-cinq-cents ans, ils n'ont de cesse de vouloir s'en débarrasser, avec toutes les contraintes qu'elle incarne, la faim, le sommeil, la peur, l'égoïsme, le sexe... Et chaque décennie, rivalisant d'inventivité, ils s'enlisent dans ce mensonge qu'est l'horizon scientifique. Ah, si l'on pouvait se réchauffer ? Si l'on pouvait ne pas devoir chasser ? Communiquer avec ses concurrents pour sa souveraine sécurité ? Si l'on pouvait bâtir ses murailles, ordonner son peuple et concevoir son ère ? Si l'on pouvait "civiliser" ? Répandre son essence jusqu'aux dernières frontières, et plus loin encore ? Si l'on pouvait manger et dormir, calme dans son autosatisfaction, allégé de ses besoins charnels ? Pourquoi même ne pas se dispenser de respiration ? L'on pourrait fabriquer des passe-temps, réalités fictives où la conscience s'éteint ? L'Homme irait jusqu'à se créer un monde dans une vitre, constitué de véhicules pédants en métal, ou d'appareils d'assistance intellectuelle, par reniement de la nature. Il s'inventerait une vie, une autre identité, un rôle dans une comédie fantastique, la taille triple, la peau bleue, un branchement dans les cheveux. Pourvu que tout soit imaginaire... Rares sont ceux qui oseraient s'aventurer dans la vraie nature du monde. S'user les muscles à la randonnée. Soutenir la chaleur de l'effort. Ne pas faire demi-tour. Régler son diaphragme rétinien pour voir les images. Frôler des feuilles toxiques. Entendre un tigre derrière les buissons. Supporter les coups de son coeur. Sentir le parfum des racines. Soulever des pierres sur la foule d'insectes. Goûter la mort qui approche, et le gosier qui se resserre... Voilà tout ce que nous avons, pourvu qu'on se réveille. Ne pas l'accepter, c'est ne pas exister. Je courrais, certes. J'avais peur, certes. Je suffoquais, certes. Certes, c'est la vie !

Dès lors que j'en pris conscience, mon souffle cessa d'empirer. J'avançai toujours difficilement, à la différence que je m'y étais endurcie. Les saccades de mes expirations se faisaient plus régulières. Soit, mais à ce décibel et à cette allure, il n'en restait pas moins que le danger de Zohak me guettait. Devais-je aussi m'abandonner à sa volonté, puisque naturelle ? C'est à cet instant que mes oreilles perçurent un grondement sourd, de l'autre coté d'un versant de la colline. Je ne pouvais croire que l'origine de ce bruit me rendît ainsi heureuse : quelques mètres là-bas coulait sans fin la rivière où j'étais allée ce matin-là, telle une revanche qu'elle prenait sur mon amour propre. Car si je devais trouver une clameur capable de masquer celle de mes poumons, c'était bien cette Eau croulante, qui allait me la servir...

A la force d'une suprême éructation, je gravis les quelques roches avant une surface aplanie où je pus marcher d'une autre vitesse jusqu'à ce versant. Par delà, je me retrouvai devant un rebord à longer. Un beuglement de Zohak me fit sursauter, dans le même temps que je progressais latéralement vers l'autre chemin. Ce devait être parce qu'il m'avait rattrapée, ou du moins aperçue. Puis je fus sur l'allée suivante. Le son du courant s'éleva, bientôt proche. Ma poitrine se soulagea son l'air étouffant, du fait de ma nouvelle cachette derrière la courbe du monticule. Encore me faudrait-il disparaître le temps que le vieil homme atteignît ma position... Hélas, la pente sur ma gauche s'inclinait maintenant beaucoup trop pour me permettre de m'enfoncer dans la végétation touffue. Je me lançai, dépitée, là où s'ouvrait devant moi le chemin, contre le mur de terre. Dans cette direction, la rivière bourdonnait avec puissance. J'étais vers les derniers niveaux de son cours, et le bruit de son fracas contre les rocs tombés en son milieu se répercutait jusqu'à moi. Tout à coup, des grognements familiers retentirent dans mon dos. Il était là. Par je ne sais quelle prodigieuse accélération, Zohak était parvenu à me rattraper, jusqu'à une petite dizaine de mètres. C'était fini. Je n'avais pas réussi à le semer. La seule chose que je pouvais faire, maintenant, c'était courir. Plus vite que je ne l'avais jamais fait. La frayeur m'enleva un rire, si brusquement stimulée. Après quelques virages le long de la paroi, je vis la piste se terminer, culminant à une corniche face à la jungle lointaine. J'entendis nettement les vagues frapper rives et cailloux en gerbes écumeuse. J'appréhendai le vide qui approchait. J'inspirai de toutes mes forces...

Cela arrive, parfois, que des situations nous fassent sentir nous pousser des ailes. Jusqu'à me laisser porter par mon élan, dans un bond au risque monumental... Six mètres me séparaient de l'Eau. Ma gorge s'étrangla. J'avais le souffle coupé. Le courant filait à une vitesse impressionnante. Mes muscles se rétractèrent. Mal m'en aurait pris si j'étais retombée à l'intiérieur. Je ne savais toujours pas nager. Mais par miracle, j'atterris sur la terre ferme, gémissant de stupeur. J'avais essayé. J'avais réussi. L'instant était trop beau. Zohak s'arrêta avant le grand saut. Il n'était pas près, lui, de pouvoir le risquer.

A mes pieds, la bande alluviale de la rivière dégagea de silencieuses vapeurs de sable, celui-ci étalé avec le reste des dépôts. Tout allait de mieux en mieux. Remplie d'assurance, j'orientai le regard vers mon ennemi, le torse de coté. Zohak s'était figé dans la surprise, parcourant de ses yeux abasourdis tout ce qui l'empêchait de m'atteindre. Des feuilles sèches étaient emmêlées dans sa barbe. Il me regarda également, sans admettre que j'allais partir à tout jamais lorsque je cesserais de lui montrer mon visage. Sa main ré-haussa les tissus de son pantalon, maintenus de façon expéditive par sa ceinture. Il était vraiment pitoyable. Pire qu'un chien de bas-fond. Son ventre se creusait et se bombait, mort de faim de moi. Lui, un prêtre médecin au rôle majeur, expert en sa discipline ? Favori de mon Père dieu ? Jusqu'où s'était-il rabaissé, maintenant que sa véritable identité était apparue au grand jour... Je suis sûre que même les zervanistes n'avaient jamais songé à ça. Pas comme je le voyais à cet instant. Ils étaient loin du compte, en vérité. Encore ce vieillard pouvait-il s'estimer heureux que je fusse la seule à garder le secret de cette totale déchéance. Pour ma part, néanmoins, j'estimais que la meilleure chose à faire était de l'oublier, si ce n'était pour un jour en faire le témoignage. Zohak ne présentait plus d'intérêt pour moi. Sans bouger la tête, je pesai lentement mon corps en arrière, vers la forêt. Il comprit ce à quoi je m'apprêtais. J'allais pour quitter les lieux, avant qu'il me parlât, au dernier moment.

« Kaileena, Pardonne-moi ! Pardon... dit-il tristement. J'ai fait aujourd'hui la chose la plus écoeurante, la plus immonde, que j'ai jamais pu te faire... Je ne peux pas te l'expliquer, je... Je ne cherche aucune excuse, je n'aurais jamais du te... enfin... Rien ne pourra jamais rattraper le mal que je viens de te faire. Fuis-moi dans la jungle. Va faire ta vie ailleurs... Tout ce que je veux, ce... c'est que tu saches que je regrette. Je regrette tout, Kaileena ! Par pitié ne me juge pas... ! Je ne suis pas cet homme ! Putain de merde, je ne le suis pas, non ! Regarde au fond de moi !

Je le foudroyai des yeux. Tout cela me tapait sur les nerfs. Au plus haut point. N'avait-il que cela à m'offrir ? Dans un accès de sévérité, je remontai mon bras sensiblement, tout en constatant les Sables qui se levaient aux bords de l'eau. Sur la rive opposée, le vieux prêtre s'ébroua devant le spectacle de leur obéissance. Je souris, en pensant qu'il les avait chaque fois vus me dominer. Jamais l'inverse.

- Qui que tu sois, Zohak... J'en ai plus rien à foutre. Ça ne marche plus avec moi, déclarai-je avec lassitude. Je ne dois rien aux petits mécréants de ton genre. Ta vie ne vaut pas celle d'une limace. Regarde-toi ! Tu n'as même pas le charisme d'un vrai méchant... Il n'y a rien à faire. Tu fais pitié, c'est tout, rien d'autre. Je ne veux même pas savoir pourquoi tu as été comme ça. Oublie-moi ! Va crever dans ton trou et laisse les autres tranquilles. Le monde ira mieux, sans toi. Tu es une tare de la nature. Personne ne peut vouloir d'un malade mental comme toi. Tourne moi le dos... et ne m'adresse plus jamais la parole ! Je ne veux plus te voir... ! Combien de fois faudra-t-il que je te le répète !?

Son expression devint plaintive. Il soupira, de désespoir. Cela faisait deux secondes trois quarts qu'il n'avait toujours pas tourné les talons. Avait-il encore une autre revendication à faire ? J'ouvris ma main vers lui pour en expliciter mon interdiction. Immédiatement, les Sables glissèrent de la rive en s'éloignant, expédiés moins d'un mètre au-dessus de la surface du courant. Le vieillard fit un pas de recul, sans pour autant partir en fuite. En tant que zervaniste, il en avait vu d'autres : j'aurais pu l'éjecter face contre terre, ce n'était pas ce qui l'aurait empêché de me traquer, de la même façon qu'après son meurtre sauvage et mon évasion de la caverne, huit ans plus tôt. Dans la rivière, les remous fonçaient en virages multiples à travers les rochers sur son parcours. Si je le privais de ma vue, il ne manquerait pas celle fortunée de cet autre pont fragmentaire. Les nuages de sables se propageaient tels un voile d'intimité entre nos deux positions. Un murmure siffla dans le chahut de l'Eau, que je pris pour la voix du prêtre gâteux. Mais ses lèvres ne bougeaient pas. Les pupilles de ses yeux demeuraient plongées dans cette brume lumineuse, muets. Voilà qu'il en était fasciné, maintenant ! Les éléments du décor alentour se teintèrent d'une couleur ocre où scintillaient plusieurs reflets ardents. Cette fois-là, Zohak vacilla sur ses appuis. Je ne pus m'empêcher de frémir des doigts, ceux-ci tendus sur les vagues furtives. De loin, je vis le pauvre homme trembler de tout son long.

Semblable à une prolongation de mon membre, les volutes s'étendirent par dessus lui, atténuant son soleil. Plus que cinq secondes pile. Sa gorge émit quelques geignements instables. A son tour il leva les bras pour demander ma clémence. Je rabattis mes yeux dans son regard. Une larme coulait sur sa joue droite...

Cet abruti ouvrit la bouche :
- Excuse-moi de t'aimer... Ce...
- Meurs, vieux lâche ! Il est trop tard ! »
Je l'avais prévenu. Je le lui avais dit, de se taire. Instinctivement, j'envoyai mon bras le plus loin possible, raide comme un seul os. Quelques nuées tourbillonnèrent le long de sa taille, de la même manière que les filaments éphémères des astres. Les autres frôlèrent le sol pour décoller sous ses pieds.

Qu'aurait-il pensé de mes paroles, si je n'y avais été fidèle ? Ce fanatique m'aurait harcelée, encore et encore ! Il faut toujours définir une limite. C'est l'unique chose illimitée. C'est la justice de l'offensée qui marqua son territoire d'un bouclier temporel.

Zohak défaillit, lorsque les sables se précipitèrent sur sa peau, tels six cent terribles essaims aux dards incisifs. Le vent porta mes mèches devant mon visage pincé. La bouche, les yeux, le nez, les oreilles... par tous ses orifices, les particules minérales s'infiltrèrent dans le crâne du vieil humain.

Je devais comprendre comment le Temps pouvait m'assister, pour détruire ce qui fait un être. Nous sommes le fruit de souvenirs, les germes d'un avenir, dans l'ombre de nos crânes.

Les atomes de poussière imprégnèrent jusqu'à sa moelle. Autour de lui, les volutes sablonneuses le mirent en lévitation, décroché de la terre ferme. Le pauvre homme palpa le vide avec ses pieds, équilibraient ses bras de peur de chuter.

Ses poumons expulsèrent un gémissement de panique. Les Sables arrivaient dans son cerveau.
Leur traînée libertine voltigea de nulle part et partout, à l'origine de turbulences miniatures. Un à un, pour une fraction de seconde, ses neurones furent contaminés.

Je repoussai Zohak en arrière, dans le tombeau des étoiles. Chaque grain éclata, chaque fois la même fontaine recrachant ce qu'elle absorbe de ce qu'elle recrache de ce qu'elle absorbe...


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