Note de la fic :
Kaileena, l'Impératrice des Papillons
Par : SyndroMantic
Genre : Fantastique, Horreur
Statut : Terminée
Chapitre 55 : La Pierre Qui Emporte Le Vent (5)
Publié le 28/12/2010 à 19:02:59 par SyndroMantic
Les lamentations des enfants s’étaient dissipées lorsque la réalité m'était revenue. De nouveau lucide, j'entendis alors une clameur différente, au creux des souterrains. Cela ressemblait beaucoup aux vents, pourtant aucun ne m'effleurait, même si le chagrin me donnait froid. En enjambant les morceaux de squelettes et m'appuyant sur un rocher, mes doigts sentirent une vibration, contre la paroi. Ces deux paramètres étaient manifestement liés. Quelque chose animait les galeries intérieures. Un instant, je m'interrogeai à savoir si je continuerais, ou bien ferais demi tour plutôt que d'aller encore découvrir un secret interdit. Mais mon poursuivant ne me laissait pas le choix. Au cas où certain danger me guettât, je l'en ferais sien. Pendant ce temps, les ténèbres reprenaient leur territoire monochrome. Le grondement de la pierre affluait, de plus en plus fort. Mes pas se dépêchaient, sans que je susse pourquoi. Peut-être l'impatience. Depuis que j'avais pénétré dans ce boyau de roche, juste après les agressions de Zohak, une faim me titillait l'esprit. J'aurais pu me faire les dents sur les os trouvés au sol. Mais il s'avérait que je n'éprouvais pas ce besoin-là. Impossible de l'exprimer. Ma promenade, certes aveugle, m'en distraya, de toute façon. Plus tard, elle m'emmena dans un brouillard souterrain, tandis que les vibrations de la terre faisaient plus grande résonance du lointain bourdonnement.
Quelque chose de surnaturel sautait à première vue. Le plus étrange était avant tout que je pusse voir cette brume pâle, en dépit de l'obscurité. Ses volutes se propageaient dans le néant, comme un rêve dans le sommeil. A ce propos je peinai étrangement à me souvenir de mon dernier, tant sa date était dépassée, bien que je n'éprouvasse aucune fatigue. Le peu que j'en avais retenu était le risque de si beaux mensonges. De même, en cet endroit, je maintenais mes sens en éveil, alerte vis-à-vis de cette influence. Pourtant, ces nuages crayeux conservaient toujours leur atmosphère onirique. Le bruit du fond de la caverne continuait de résonner. Le sol tremblait sous mes pieds. Et le froid ne s'était pas fait autant ressentir que maintenant. Mais la fumée persévérait à me brouiller le regard, imperméable comme l'ombre, avec l'accueil en moins. Ses voiles étaient collés à mes yeux, tels une flopée de parasites. Peu à peu, je reliais cette singulière entité avec la carrière précédente, qui défiait elle aussi l'obscurité alentour. Mais ce fut davantage par une opposition : celle de l'immobilité de celle que je traversais. En effet, les vapeurs opaques m'inspiraient au contraire une déplaisante impression statique. Comme si les vents de pierre s'étaient ici figés dans le temps, suspendus dans l'air en poussière minérale. Une partie endormie de l'île... Un berceau du monde... ? Une tombe pour une adolescente. Je n'avais rien à y faire. Mes pieds coururent, de hâte de quitter cette zone.
Lorsque Zohak arriva dans le brouillard quelques minutes après, il parut plus calme que je ne l'avais laissé. Malgré son silence, la paisible marche de sa traque faisait écho jusqu'à moi. Je me demandai comment ce cinglé allait, lui, réagir, dans cet écran de fumée. Si la divagation l'y ferait halluciner. Son esprit était plus faible que le mien, cela ne faisait aucun doute. Malheureusement, le vieillard n'avait jamais eu beaucoup d'imagination, pour cette raison même. Il lui restait encore des souvenirs, toutefois, aussi sombres qu'effrayants.
« Hey, Zohak... demanda-t-il au bout d'un moment. Ça ne te fait pas penser à quelque chose ?
Le vieil homme laissa plusieurs secondes s'écouler, avant de donner sa réponse.
- Si... murmura-t-il d'une voix éteinte. Il y en avait autant, ce jour-là... Je ne voyais rien venir... »
Que voulait-il dire par là ? Je n'ai jamais été assez curieuse de son passé pour chercher à l'apprendre. La seule utilité que je trouvai à ses paroles était le repère qu'elle me donnait, du derrière et du devant de ma route que je distinguais de plus en plus mal avec toute cette brume. Tant que des sons émettaient de son emplacement, je savais par où m'en éloigner. Il devait approcher, mais pas trop. Assez pour se faire surprendre, non pour que je le fusse.
Telle fut mon erreur, quand alors il distingua ma silhouette, par delà ces nappes cotonneuses.
« Reihakaileena !? m'appela-t-il.
Je détalai sans réfléchir, pas même à l'imprudence de le faire avec si peu de visibilité. Un mur ne rata pas de bloquer ma course, apparu de nulle part. Le choc se répercuta jusqu'à Zohak. Alors que je me massais les narines, il essaya de me consoler, à distance.
- Attends-moi, petite ! Est-ce que tu vas bien ? s'enquit-il en se pressant. Viens, Kaileena, je vais t'aider ! Les zervanistes ne pourront pas te retrouver ! Suis-moi !
Les zervanistes ? Qu'est-ce qu'il racontait ? Finalement, ces vapeurs l'avaient corrompu moins tard que ce que j'aurais dit. C'est que sombrer dans la mémoire est plus facile que dans les rêves. Le moribond ne pouvait échapper à son passé. Il avait donc fini par en être captif. Et si j'avais la possibilité d'en tirer profit... Zohak était perdu autant que moi. Et lui aussi avait des poursuivants. Ils souhaitaient l'attirer vers eux, je voulais qu'il s'éloignât. Qui dont les buts se ressemblent s'assemblent...
- Zohak ! lui lançai-je avec énergie. On sait où t'es, petit merdeux ! Ne cherche pas à cacher cette mioche ! Zervan a des comptes à régler avec toi !
Je m'employai à imiter le langage vulgaire des abjects mages, au regret de devoir le ponctuer de grossièretés. Par prévention, néanmoins, je détalai quand même.
- Oh non... ! Mon Dieu... ! répondit-il peureusement. Dites-lui que je suis innocent ! Je n'ai rien fait !
Il avait ralenti, mais ne cessait pas d'avancer, en marchant. Il n'aurait reculé devant rien au monde, pour les convaincre de sa bonne foi.
- Laisse tomber, salopard ! l'intimai-je tout en longeant le mur. Ça faisait un moment que t'avais besoin d'être remis en place !
Je ne me souvenais plus où je l'avais entendu.
- C'était un accident, Gulhak ! Je regrette ! récria-t-il, obstiné. Laissez-moi me racheter de cette horreur !
Moi comme les zervanistes, je n'avais plus de miséricorde pour lui. Un tel psychopathe n'était pas fait pour changer. De son propre aveu. Cette incapacité allait jusqu'à le pousser à ne jamais faire de halte, à l'intérieur du brouillard, même en direction de son supplice. Peut-être espérait-il y échapper grâce aux bons arguments...
- Tu ne t'en sortiras pas comme ça, connard ! repris-je. On va la choper, ta protégée ! Elle te dénoncera, je te le garantis ! On s'assurera qu'elle te le mette bien profond !
Ce coup-ci, je parvins à le faire hésiter. Les bruits de ses pas clopinèrent. Il se figea sur place, prêt à virer de bord quand je lui disputerais la capture de celle que mon jeu lui présentait comme étant dans l'autre sens. Mais il devait s'être fatigué, enfin. Plutôt que par ses jambes, il tenta de me retarder par un raisonnement avantageux. Cette réactivité intellectuelle me subjugua moi-même. Il pensait bien comme le manipulateur qu'il avait toujours été.
- Elle ne dira rien... ! Seulement sous la menace ! argua-t-il avec satisfaction. Laisse-la en dehors de ça ! Tu le sais, Arhak ! Si je suis jugé devant le Temple, Kaileena, elle, en sera repérée !
C'était bien joué de sa part. Je m'étais abusée à croire mon personnage hors de tous périls, ce qui était loin d'être le cas au Damãvand. Il aurait d'abord fallu que je confessasse ma féminité, avant de dire aux misogynes le crime qu'elle prouvait. Ma menace n'avait, semblait-il, pas de quoi l'intimider. Or, je ne devais pas apparaître devant lui, comme l'auraient déjà fait les grands prêtres. Il me fallut soutenir un argument différent, pour qu'il acceptât l'abandon.
- Ta condamnation fera trop de bien à la communauté pour qu'on veuille s'en prendre à elle, t'en fais pas !
- C'est faux ! contesta-t-il immédiatement. Elle périra ! Comme les autres ! Tu ne peux pas lui faire ça ! Aidez-moi à l'évacuer du temple, avant qu'il ne soit trop tard ! C'est sa seule chance !
D'après mon oreille, nous étions à quinze mètres l'un de l'autre, sinon moins. Quoiqu'il n'eût justifié son objection, j'eus la faiblesse de vouloir consolider mon propos grâce à un autre de ses torts. J'avais compris que s'il réfutait la raison de ne rien craindre pour "moi", c'était parce qu'il en avait un autre intérêt, pour Lui.
- ... Ou ta dernière de maintenir à l'écart la seule témoin ! complétai-je de son discours. Avec Nîbhak et les autres, on la défendra ! Contre le reste de l'Ordre, s'il le faut ! Pas vrai, Nîbhak ? Ouais, carrément !
L'union fait la force, dit le proverbe... et la guerre dépend du nombre, ai-je appris d'une grande amie. Zohak avait déjà trois rivaux contre qui se mesurer. Quand on pense qu'il aurait suffit qu'il me distinguât pour constater qu'il n'avait qu'une seule et jeune personne en face de lui... Et j'avais bien l'intention d'encore multiplier ce chiffre, contrairement à lui. En effet, son alter ego semblait avoir comme par hasard disparu : il devait s'imaginer qu'en s'en débarrassant, il pourrait s'intégrer au groupe. Les clans aussi connaissent les galeries. Des galeries où l'on doit se méfier des taupes.
- Vous avez perdu d'avance, bande d'inconscients... ! assura-t-il. Là n'est pas la solution... !
Qu'il continue d'espérer influencer leur décision, pensai-je, je n'avais qu'un désir.
- Parce que toi aussi, tu vas crever ?! Ça c'est certain, petit con ! lui certifiai-je pour le décourager. Sauf que si elle meurt sur l'autel, au moins, elle l'aura fait en sauvant les prochaines que tu voudras pourrir !
- Mais je suis innocent ! gémit-il alors.
Toujours cette même rengaine. Le vieil homme s'acharnait à combattre l'évidence. Cela ne pouvait pas être un hasard. Le scandale qui était arrivé obéissait forcément à l'une de ses machinations. Je ne croyais plus à l'innocence de sa discrétion, au sein de la société. Quelques heures plus tôt, j'avais vu au plus près combien il lui était difficile de retenir ses démons. Son besoin de sexe était incontrôlable. Il n'avait pas pu s'en empêcher. Prêt à toutes les stratégies pour assouvir cet instinct de destruction. Tel un prédateur, à l'affût de chaque cible, qu'il jouit de pouvoir dominer !
- Va te faire foutre ! ripostai-je. C'était une trop belle occasion pour toi ! Une jeune fille que tu pouvais faire chanter parce que tu avais la possibilité de faire la balance ! Et parce que Zervan croira en ta parole et non la sienne !
Souvent, je me dis que voir sa réaction de mes propres yeux m'aurait avisé de son hypocrisie. Car, en fait, je dois admettre que sa voix sonna avec une incroyable sincérité la seconde d'après. La roche répercuta chaque note de sa sensibilité, à l'entente de mon accusation. Bien qu'elle ne disait rien de crédible :
- L'idée ne m'a jamais effleuré !
- Un surdoué comme toi ?! dis-je, sarcastique. Ça valait le coup de faire autant d'exploits médicaux pour ne pas capter ce qui est à la portée d'une adolescente !
- J'ai mûri avec le temps, Enhak ! Je pense autrement que toi, c'est tout !
Ce dernier zervaniste m'était sorti de la tête. Zohak était louable, de me proposer ce renfort contre sa conscience. Mais je ne connaissais pas suffisamment ce personnage.
- Hein !? Zohak, penser !? préférai-je relancer. Nous fais pas marrer !
- Mais, Nîbhak... en... en quoi cela fait-il avancer les choses, de dire ça ?
Le silence recouvrit la scène, faisant reparaître le bruit sourd des fonds sépulcraux. Je ne savais que lui répondre. Le vieillard aurait pu au moins se sentir vexé par mon insulte... Son interrogation me faisait battre le sang de partout. Il avait osé me reprendre sur mon inconvenance ! Mais qui était-il, pour me faire le sermon ? Je croyais pourtant lui avoir assez montré que je n'avais pas à lui obéir sur rien. Zohak n'était plus mon père, ou qui que ce fût de cette nature. Aucun enfant ne devait le prendre pour un exemple. J'en voulais pour preuve toutes les fois qu'il s'était emporté sur moi, par pur caprice. J'étais extrêmement furieuse. Mes cheveux se dressaient sur mon crâne. J'aurais tellement voulu lui renvoyer dans la figure son énervement de me voir lui poser des questions, sa goujaterie lorsqu'il fouilla dans ma chambre, sa jalousie de découvrir mon prince, les mots blessants qu'il m'avait adressés à propos de ma tenue, sa gifle enfin, son inconscience de m'envoyer dans la jungle... tant de choses qu'il aurait mille fois repris chez les autres ! Malheureusement, l'impie à qui j'avais affaire à ce moment n'aurait pas eu la moindre idée de ce dont je lui aurais parlé. Je dus lui rappeler une autre faute, pour contre-attaquer son offense.
- Et toi, alors !? Tu... tu te la pètes parce que mon père t'a à la bonne, c'est ça !? Tu me critiques, mais toi qu'est-ce que t'as fait ?! aboyai-je hors de moi. T'aurais pu la dénoncer quand elle avait six mois, c'te Reihak ! A six mois, qu'est-ce que tu voulais qu'ils lui fassent ?! Tu... Elle aurait eu ses chances... ! T... tous mes collègues sont d'accord !
- Mais je n'étais pas sûr ! Je ne la voyais pas si souvent...
- Mon cul ! vociférai-je en bouillonnant. Jeh... J'ai laissé Reihak sous ta garde sept jours sur sept ! Tu étais son précepteur, non ?! Comment serais-tu passé à coté ?!
A la réflexion, je me demandai comment cela se faisait que nous avions tourné aussi longtemps autour de cet argument basique, sans jamais aborder le seul angle à partir duquel toutes les déductions s'enchaînaient. Cette simple constatation ne pouvait s'expliquer autrement, et la culpabilité du prêtre obstétricien ne pouvait pas mieux se fonder. La fonction qu'il occupait le chargeait de tous les diagnostics, et sa notoriété professionnelle traînait derrière lui toute la rigueur qu'il y avait consacrée. Il Devait être sûr. Il Devait être au courant de tout ça.
- Je... Je ne sais pas... j'en sais rien... ! Je...
Ses réponses ne concordaient pas. S'il avait été innocent, la vérité ne lui aurait pas posé de problème à éclaircir.
- Alors avoues, putain ! Avoues que tu es coupable, bordel de merde !
- Oui... Oui, c'est vrai. Je suis un pédaufile qui a violé ta fille...
Enfin. J'avais fini par lui faire cracher le morceau. La tâche n'avait pas été facile, mais les fraudeurs sont toujours démasqués, un jour ou l'autre. Et même s'il était trop tard, et qu'il n'y avait, semblait-il, plus que moi pour bénéficier de cette preuve, j'avais le sentiment que l'honneur de ses victimes était lavé. Aujourd'hui que vous lisez ces lignes, ce drame pourra se faire connaître. Grâce à vous, Reihak et les autres pourront reposer en paix. C'était mon devoir, de rendre la Justice que mon père n'avait pas su. Ma façon de réussir sa succession, dans le rôle qui me fut destiné. Je reste persuadée que Zervan aurait été fier de me voir agir en son nom.
- Prêtre Zohak ! terminai-je d'un ton impérieux. Vous avez trahi votre Ligue en abusant du pouvoir que je vous ai légué ! Soyez maudit, jusqu'à la fin des temps !
C'était mon coup de grâce. Imaginer sa tête, en apprenant que le dernier de ses alliés, et le plus puissant de tous, avait surpris sa funeste confession me remplit de volupté. A moins qu'il n'eût été suicidaire, le zervaniste n'avait plus d'autre choix que de fuir l'entité que je représentais.
Mais avant cela, quelque chose de mystérieux survint soudain, dans la brume...
- Mon dieu, nooon ! hurla le zervaniste. Arrêtez cette horreur ! C'est insupportable ! Au secoouuuurs ! »
Voilà bien une chose à laquelle je ne m'étais pas du tout attendue. Bien sûr, il n'était pas prévu que ce manège lui fût agréable. Néanmoins, pas une fois je ne l'avais agressé, vu nos distances respectives. De ce fait, les plaintes que le vieillard exprimait restaient sans explication, pour moi. Intérieurement, j'essayai d'imaginer ce que les brumes pouvaient dissimuler de malfaisant, semblable à ce que j'avais ressenti en y pénétrant. A ce propos, j'en vins à me demander quel pouvait bien être le rôle de ces pierres de vent, au sein de l'île, en dehors d'engendrer les tempêtes. Si elles avaient un pouvoir caché... Pourtant, la sensation d'immobilité n'avait pas de lien avec leur essence, d'après ce que nous avions découvert dans l'autre galerie. Une influence extérieure en était responsable, mais je ne savais pas d'où elle venait. Soudain, je sursautai lorsque des gouttes d'Eau me tapèrent la peau fébrile. Je courrai vraiment un risque, à demeurer ici. Je le sentais au plus profond de moi. Loin derrière, les bruits de pas de Zohak s'étaient perdus, sûrement à cause de virages de son délire. En tâtant la paroi pour tracer mon chemin, le bout de mes doigts vibra de malaise au toucher d'algues mortes, balancées comme des tentacules par la brise d'humidité. Le grondement qu'elle avait provoqué depuis tout ce temps semblait proche de son paroxysme, de même que les tremblements de la structure. Sûrement du fait de cette activité culminante, le brouillard se dissipa devant moi, pour mon grand soulagement. Je m'aperçus que les gouttes précédentes venaient de stalactites que le plafond pointait sur ma tête. J'étais la seule à m'être sortie de là. Le bourdonnement vers lequel j'approchais ne me prédisait rien de bon. Au loin, je vis de la lumière...
Quelque chose de surnaturel sautait à première vue. Le plus étrange était avant tout que je pusse voir cette brume pâle, en dépit de l'obscurité. Ses volutes se propageaient dans le néant, comme un rêve dans le sommeil. A ce propos je peinai étrangement à me souvenir de mon dernier, tant sa date était dépassée, bien que je n'éprouvasse aucune fatigue. Le peu que j'en avais retenu était le risque de si beaux mensonges. De même, en cet endroit, je maintenais mes sens en éveil, alerte vis-à-vis de cette influence. Pourtant, ces nuages crayeux conservaient toujours leur atmosphère onirique. Le bruit du fond de la caverne continuait de résonner. Le sol tremblait sous mes pieds. Et le froid ne s'était pas fait autant ressentir que maintenant. Mais la fumée persévérait à me brouiller le regard, imperméable comme l'ombre, avec l'accueil en moins. Ses voiles étaient collés à mes yeux, tels une flopée de parasites. Peu à peu, je reliais cette singulière entité avec la carrière précédente, qui défiait elle aussi l'obscurité alentour. Mais ce fut davantage par une opposition : celle de l'immobilité de celle que je traversais. En effet, les vapeurs opaques m'inspiraient au contraire une déplaisante impression statique. Comme si les vents de pierre s'étaient ici figés dans le temps, suspendus dans l'air en poussière minérale. Une partie endormie de l'île... Un berceau du monde... ? Une tombe pour une adolescente. Je n'avais rien à y faire. Mes pieds coururent, de hâte de quitter cette zone.
Lorsque Zohak arriva dans le brouillard quelques minutes après, il parut plus calme que je ne l'avais laissé. Malgré son silence, la paisible marche de sa traque faisait écho jusqu'à moi. Je me demandai comment ce cinglé allait, lui, réagir, dans cet écran de fumée. Si la divagation l'y ferait halluciner. Son esprit était plus faible que le mien, cela ne faisait aucun doute. Malheureusement, le vieillard n'avait jamais eu beaucoup d'imagination, pour cette raison même. Il lui restait encore des souvenirs, toutefois, aussi sombres qu'effrayants.
« Hey, Zohak... demanda-t-il au bout d'un moment. Ça ne te fait pas penser à quelque chose ?
Le vieil homme laissa plusieurs secondes s'écouler, avant de donner sa réponse.
- Si... murmura-t-il d'une voix éteinte. Il y en avait autant, ce jour-là... Je ne voyais rien venir... »
Que voulait-il dire par là ? Je n'ai jamais été assez curieuse de son passé pour chercher à l'apprendre. La seule utilité que je trouvai à ses paroles était le repère qu'elle me donnait, du derrière et du devant de ma route que je distinguais de plus en plus mal avec toute cette brume. Tant que des sons émettaient de son emplacement, je savais par où m'en éloigner. Il devait approcher, mais pas trop. Assez pour se faire surprendre, non pour que je le fusse.
Telle fut mon erreur, quand alors il distingua ma silhouette, par delà ces nappes cotonneuses.
« Reihakaileena !? m'appela-t-il.
Je détalai sans réfléchir, pas même à l'imprudence de le faire avec si peu de visibilité. Un mur ne rata pas de bloquer ma course, apparu de nulle part. Le choc se répercuta jusqu'à Zohak. Alors que je me massais les narines, il essaya de me consoler, à distance.
- Attends-moi, petite ! Est-ce que tu vas bien ? s'enquit-il en se pressant. Viens, Kaileena, je vais t'aider ! Les zervanistes ne pourront pas te retrouver ! Suis-moi !
Les zervanistes ? Qu'est-ce qu'il racontait ? Finalement, ces vapeurs l'avaient corrompu moins tard que ce que j'aurais dit. C'est que sombrer dans la mémoire est plus facile que dans les rêves. Le moribond ne pouvait échapper à son passé. Il avait donc fini par en être captif. Et si j'avais la possibilité d'en tirer profit... Zohak était perdu autant que moi. Et lui aussi avait des poursuivants. Ils souhaitaient l'attirer vers eux, je voulais qu'il s'éloignât. Qui dont les buts se ressemblent s'assemblent...
- Zohak ! lui lançai-je avec énergie. On sait où t'es, petit merdeux ! Ne cherche pas à cacher cette mioche ! Zervan a des comptes à régler avec toi !
Je m'employai à imiter le langage vulgaire des abjects mages, au regret de devoir le ponctuer de grossièretés. Par prévention, néanmoins, je détalai quand même.
- Oh non... ! Mon Dieu... ! répondit-il peureusement. Dites-lui que je suis innocent ! Je n'ai rien fait !
Il avait ralenti, mais ne cessait pas d'avancer, en marchant. Il n'aurait reculé devant rien au monde, pour les convaincre de sa bonne foi.
- Laisse tomber, salopard ! l'intimai-je tout en longeant le mur. Ça faisait un moment que t'avais besoin d'être remis en place !
Je ne me souvenais plus où je l'avais entendu.
- C'était un accident, Gulhak ! Je regrette ! récria-t-il, obstiné. Laissez-moi me racheter de cette horreur !
Moi comme les zervanistes, je n'avais plus de miséricorde pour lui. Un tel psychopathe n'était pas fait pour changer. De son propre aveu. Cette incapacité allait jusqu'à le pousser à ne jamais faire de halte, à l'intérieur du brouillard, même en direction de son supplice. Peut-être espérait-il y échapper grâce aux bons arguments...
- Tu ne t'en sortiras pas comme ça, connard ! repris-je. On va la choper, ta protégée ! Elle te dénoncera, je te le garantis ! On s'assurera qu'elle te le mette bien profond !
Ce coup-ci, je parvins à le faire hésiter. Les bruits de ses pas clopinèrent. Il se figea sur place, prêt à virer de bord quand je lui disputerais la capture de celle que mon jeu lui présentait comme étant dans l'autre sens. Mais il devait s'être fatigué, enfin. Plutôt que par ses jambes, il tenta de me retarder par un raisonnement avantageux. Cette réactivité intellectuelle me subjugua moi-même. Il pensait bien comme le manipulateur qu'il avait toujours été.
- Elle ne dira rien... ! Seulement sous la menace ! argua-t-il avec satisfaction. Laisse-la en dehors de ça ! Tu le sais, Arhak ! Si je suis jugé devant le Temple, Kaileena, elle, en sera repérée !
C'était bien joué de sa part. Je m'étais abusée à croire mon personnage hors de tous périls, ce qui était loin d'être le cas au Damãvand. Il aurait d'abord fallu que je confessasse ma féminité, avant de dire aux misogynes le crime qu'elle prouvait. Ma menace n'avait, semblait-il, pas de quoi l'intimider. Or, je ne devais pas apparaître devant lui, comme l'auraient déjà fait les grands prêtres. Il me fallut soutenir un argument différent, pour qu'il acceptât l'abandon.
- Ta condamnation fera trop de bien à la communauté pour qu'on veuille s'en prendre à elle, t'en fais pas !
- C'est faux ! contesta-t-il immédiatement. Elle périra ! Comme les autres ! Tu ne peux pas lui faire ça ! Aidez-moi à l'évacuer du temple, avant qu'il ne soit trop tard ! C'est sa seule chance !
D'après mon oreille, nous étions à quinze mètres l'un de l'autre, sinon moins. Quoiqu'il n'eût justifié son objection, j'eus la faiblesse de vouloir consolider mon propos grâce à un autre de ses torts. J'avais compris que s'il réfutait la raison de ne rien craindre pour "moi", c'était parce qu'il en avait un autre intérêt, pour Lui.
- ... Ou ta dernière de maintenir à l'écart la seule témoin ! complétai-je de son discours. Avec Nîbhak et les autres, on la défendra ! Contre le reste de l'Ordre, s'il le faut ! Pas vrai, Nîbhak ? Ouais, carrément !
L'union fait la force, dit le proverbe... et la guerre dépend du nombre, ai-je appris d'une grande amie. Zohak avait déjà trois rivaux contre qui se mesurer. Quand on pense qu'il aurait suffit qu'il me distinguât pour constater qu'il n'avait qu'une seule et jeune personne en face de lui... Et j'avais bien l'intention d'encore multiplier ce chiffre, contrairement à lui. En effet, son alter ego semblait avoir comme par hasard disparu : il devait s'imaginer qu'en s'en débarrassant, il pourrait s'intégrer au groupe. Les clans aussi connaissent les galeries. Des galeries où l'on doit se méfier des taupes.
- Vous avez perdu d'avance, bande d'inconscients... ! assura-t-il. Là n'est pas la solution... !
Qu'il continue d'espérer influencer leur décision, pensai-je, je n'avais qu'un désir.
- Parce que toi aussi, tu vas crever ?! Ça c'est certain, petit con ! lui certifiai-je pour le décourager. Sauf que si elle meurt sur l'autel, au moins, elle l'aura fait en sauvant les prochaines que tu voudras pourrir !
- Mais je suis innocent ! gémit-il alors.
Toujours cette même rengaine. Le vieil homme s'acharnait à combattre l'évidence. Cela ne pouvait pas être un hasard. Le scandale qui était arrivé obéissait forcément à l'une de ses machinations. Je ne croyais plus à l'innocence de sa discrétion, au sein de la société. Quelques heures plus tôt, j'avais vu au plus près combien il lui était difficile de retenir ses démons. Son besoin de sexe était incontrôlable. Il n'avait pas pu s'en empêcher. Prêt à toutes les stratégies pour assouvir cet instinct de destruction. Tel un prédateur, à l'affût de chaque cible, qu'il jouit de pouvoir dominer !
- Va te faire foutre ! ripostai-je. C'était une trop belle occasion pour toi ! Une jeune fille que tu pouvais faire chanter parce que tu avais la possibilité de faire la balance ! Et parce que Zervan croira en ta parole et non la sienne !
Souvent, je me dis que voir sa réaction de mes propres yeux m'aurait avisé de son hypocrisie. Car, en fait, je dois admettre que sa voix sonna avec une incroyable sincérité la seconde d'après. La roche répercuta chaque note de sa sensibilité, à l'entente de mon accusation. Bien qu'elle ne disait rien de crédible :
- L'idée ne m'a jamais effleuré !
- Un surdoué comme toi ?! dis-je, sarcastique. Ça valait le coup de faire autant d'exploits médicaux pour ne pas capter ce qui est à la portée d'une adolescente !
- J'ai mûri avec le temps, Enhak ! Je pense autrement que toi, c'est tout !
Ce dernier zervaniste m'était sorti de la tête. Zohak était louable, de me proposer ce renfort contre sa conscience. Mais je ne connaissais pas suffisamment ce personnage.
- Hein !? Zohak, penser !? préférai-je relancer. Nous fais pas marrer !
- Mais, Nîbhak... en... en quoi cela fait-il avancer les choses, de dire ça ?
Le silence recouvrit la scène, faisant reparaître le bruit sourd des fonds sépulcraux. Je ne savais que lui répondre. Le vieillard aurait pu au moins se sentir vexé par mon insulte... Son interrogation me faisait battre le sang de partout. Il avait osé me reprendre sur mon inconvenance ! Mais qui était-il, pour me faire le sermon ? Je croyais pourtant lui avoir assez montré que je n'avais pas à lui obéir sur rien. Zohak n'était plus mon père, ou qui que ce fût de cette nature. Aucun enfant ne devait le prendre pour un exemple. J'en voulais pour preuve toutes les fois qu'il s'était emporté sur moi, par pur caprice. J'étais extrêmement furieuse. Mes cheveux se dressaient sur mon crâne. J'aurais tellement voulu lui renvoyer dans la figure son énervement de me voir lui poser des questions, sa goujaterie lorsqu'il fouilla dans ma chambre, sa jalousie de découvrir mon prince, les mots blessants qu'il m'avait adressés à propos de ma tenue, sa gifle enfin, son inconscience de m'envoyer dans la jungle... tant de choses qu'il aurait mille fois repris chez les autres ! Malheureusement, l'impie à qui j'avais affaire à ce moment n'aurait pas eu la moindre idée de ce dont je lui aurais parlé. Je dus lui rappeler une autre faute, pour contre-attaquer son offense.
- Et toi, alors !? Tu... tu te la pètes parce que mon père t'a à la bonne, c'est ça !? Tu me critiques, mais toi qu'est-ce que t'as fait ?! aboyai-je hors de moi. T'aurais pu la dénoncer quand elle avait six mois, c'te Reihak ! A six mois, qu'est-ce que tu voulais qu'ils lui fassent ?! Tu... Elle aurait eu ses chances... ! T... tous mes collègues sont d'accord !
- Mais je n'étais pas sûr ! Je ne la voyais pas si souvent...
- Mon cul ! vociférai-je en bouillonnant. Jeh... J'ai laissé Reihak sous ta garde sept jours sur sept ! Tu étais son précepteur, non ?! Comment serais-tu passé à coté ?!
A la réflexion, je me demandai comment cela se faisait que nous avions tourné aussi longtemps autour de cet argument basique, sans jamais aborder le seul angle à partir duquel toutes les déductions s'enchaînaient. Cette simple constatation ne pouvait s'expliquer autrement, et la culpabilité du prêtre obstétricien ne pouvait pas mieux se fonder. La fonction qu'il occupait le chargeait de tous les diagnostics, et sa notoriété professionnelle traînait derrière lui toute la rigueur qu'il y avait consacrée. Il Devait être sûr. Il Devait être au courant de tout ça.
- Je... Je ne sais pas... j'en sais rien... ! Je...
Ses réponses ne concordaient pas. S'il avait été innocent, la vérité ne lui aurait pas posé de problème à éclaircir.
- Alors avoues, putain ! Avoues que tu es coupable, bordel de merde !
- Oui... Oui, c'est vrai. Je suis un pédaufile qui a violé ta fille...
Enfin. J'avais fini par lui faire cracher le morceau. La tâche n'avait pas été facile, mais les fraudeurs sont toujours démasqués, un jour ou l'autre. Et même s'il était trop tard, et qu'il n'y avait, semblait-il, plus que moi pour bénéficier de cette preuve, j'avais le sentiment que l'honneur de ses victimes était lavé. Aujourd'hui que vous lisez ces lignes, ce drame pourra se faire connaître. Grâce à vous, Reihak et les autres pourront reposer en paix. C'était mon devoir, de rendre la Justice que mon père n'avait pas su. Ma façon de réussir sa succession, dans le rôle qui me fut destiné. Je reste persuadée que Zervan aurait été fier de me voir agir en son nom.
- Prêtre Zohak ! terminai-je d'un ton impérieux. Vous avez trahi votre Ligue en abusant du pouvoir que je vous ai légué ! Soyez maudit, jusqu'à la fin des temps !
C'était mon coup de grâce. Imaginer sa tête, en apprenant que le dernier de ses alliés, et le plus puissant de tous, avait surpris sa funeste confession me remplit de volupté. A moins qu'il n'eût été suicidaire, le zervaniste n'avait plus d'autre choix que de fuir l'entité que je représentais.
Mais avant cela, quelque chose de mystérieux survint soudain, dans la brume...
- Mon dieu, nooon ! hurla le zervaniste. Arrêtez cette horreur ! C'est insupportable ! Au secoouuuurs ! »
Voilà bien une chose à laquelle je ne m'étais pas du tout attendue. Bien sûr, il n'était pas prévu que ce manège lui fût agréable. Néanmoins, pas une fois je ne l'avais agressé, vu nos distances respectives. De ce fait, les plaintes que le vieillard exprimait restaient sans explication, pour moi. Intérieurement, j'essayai d'imaginer ce que les brumes pouvaient dissimuler de malfaisant, semblable à ce que j'avais ressenti en y pénétrant. A ce propos, j'en vins à me demander quel pouvait bien être le rôle de ces pierres de vent, au sein de l'île, en dehors d'engendrer les tempêtes. Si elles avaient un pouvoir caché... Pourtant, la sensation d'immobilité n'avait pas de lien avec leur essence, d'après ce que nous avions découvert dans l'autre galerie. Une influence extérieure en était responsable, mais je ne savais pas d'où elle venait. Soudain, je sursautai lorsque des gouttes d'Eau me tapèrent la peau fébrile. Je courrai vraiment un risque, à demeurer ici. Je le sentais au plus profond de moi. Loin derrière, les bruits de pas de Zohak s'étaient perdus, sûrement à cause de virages de son délire. En tâtant la paroi pour tracer mon chemin, le bout de mes doigts vibra de malaise au toucher d'algues mortes, balancées comme des tentacules par la brise d'humidité. Le grondement qu'elle avait provoqué depuis tout ce temps semblait proche de son paroxysme, de même que les tremblements de la structure. Sûrement du fait de cette activité culminante, le brouillard se dissipa devant moi, pour mon grand soulagement. Je m'aperçus que les gouttes précédentes venaient de stalactites que le plafond pointait sur ma tête. J'étais la seule à m'être sortie de là. Le bourdonnement vers lequel j'approchais ne me prédisait rien de bon. Au loin, je vis de la lumière...