Note de la fic :
Kaileena, l'Impératrice des Papillons
Par : SyndroMantic
Genre : Fantastique, Horreur
Statut : Terminée
Chapitre 56 : La Pierre Qui Emporte Le Vent (6)
Publié le 15/01/2011 à 11:01:55 par SyndroMantic
C'était la fin de la traversée. L'aboutissement de toute cette aventure. Celle qui avait commencé huit ans plus tôt. A cet instant précis où j'avais donné ma main au grand homme. A cet endroit exact où Zohak m'avait rejoint sur ma branche. C'était là que tout s'était joué. L'histoire devait finir où elle avait commencé...
Une fois de plus, je me retrouvai devant la grande faille à l'est de l'île, après avoir traversé tout ce temps l'intérieur de ses galeries. Finalement, j'avais réussi à rejoindre l'air libre par son autre bout. Au milieu des cascades, la grotte débouchait sur le vide, quelque part à mi-chemin entre les arbres au niveau supérieur et le courant souterrain que de nombreuses rivières abreuvaient de là-haut. Ce n'était pas uniquement la sortie d'un affreux labyrinthe cauchemardesque. C'était aussi comme revenir chez moi, après un très, très long voyage... Zohak n'avait pas été le seul à me donner des repères, des racines auxquelles m'accrocher. Mon enfance me manquait. Nul autre lieu n'aurait pu être mieux choisi pour apaiser ma haine. A ce propos, je me rappelai d'ailleurs qu'à l'époque, la vive activité liquide ne me frustrait pas encore autant qu'aujourd'hui. J'avais plutôt de l'admiration pour une telle magnificence dans ce décor. Le boucan que les chutes soulevaient était toujours aussi impressionnant à entendre. Les colonnes aquatiques se ruaient dans une parfaite synchronisation au fond de la crevasse. Leur puissance continue sculptait la roche avec esthétique. A sa surface, des plantes murales avaient poussé du coté le mieux exposé au soleil. Sa lumière se diffusait jusqu'à une quarantaine de mètres en profondeur, limitée par les cimes de la jungle au rebord opposé. La paroi qui le soutenait demeurait dans l'ombre de cette fin d'après-midi. Tout en haut, les longues ramures végétales se tendaient vainement là où la pesanteur les dirigeait. Une multitude gigantesque de troncs avaient été suspendue par le hasard en appui sur les antipodes de la faille. Hormis cela, rien ne s'était modifié, depuis toutes ces années. Le temps perdu m'avait juste enterrée un peu plus bas.
Les flots rugissaient, trente mètres en dessous. J'avais beau m'être échappée de la caverne, encore me fallait-il dénicher la voie qui me mènerait à l'extérieur de la faille. Prudemment, j'étirai quelque peu le regard au dessus du précipice afin de repérer si une liane pouvait me mener en hauteur, ou si un rebord contre la roche pouvait me hisser vers un autre plus élevé. Bientôt je fus si impatiente de la solution que les secondes parurent sonner dans ma tête. Rien à gauche, du coté sombre. Des percussions étouffées retentissaient à mes oreilles, comme si une clepsydre s'y vidait goutte par goutte. Rien à droite, du coté lumineux. Ce son devint alors plus violent, jusqu'à ce que je me rendisse compte qu'il était déréglé : c'était en fait Zohak en train de se rapprocher. Je fis volte face pour voir ses contours, dans ce qu'il restait de la brume. Avant même de distinguer son faciès, je m'aperçus d'emblée qu'autre chose était venu le perturber. Sa démarche était de travers, allant et retournant d'un mur à l'autre, sans aucune maîtrise de sa direction. Précaire n'était pas un mot suffisant pour qualifier la manière dont son corps se balançait. Il se laissait emporter dans une chute constante, un pied au secours de l'autre, comme s'il me singeait lorsqu'autrefois il m'apprit à marcher. Mais en y ajoutant son expression, les mouvements du vieillard tenaient plus d'une mécanique que d'un exercice d'entraînement. Ce regard sans âme écartait des yeux probablement séchés depuis plusieurs minutes. Soudain, le demi-vivant cria un mélange de supplice et d'affolement ravageur.
« Gnniiiiiiaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaarrrhh !
Le son fut répercuté dans toute la grotte. Je tressaillis sur mes jambes. Cette voix torturée me glaçait le sang. On aurait dit que Zohak essayait de s'évader de sa bouche, vers une métamorphose nymphale. Son visage se tétanisa. Son thorax fut pris de hoquets. Ses membres se raidirent. L'expression de ses yeux était, plus que la mienne, bouleversée par la surprise. Si je ne savais pas ce qu'il ressentait, lui n'y comprenait rien. Le vieillard était souffle coupé, à la limite d'en dégobiller. Sa peau devint pâle. La couleur s'évanouit de ses iris. Sa mâchoire se crispa. Le crâne du prêtre vibrait de sa tension. Péniblement, il parvint peu à peu à lever ses mains crochues vers sa tête. Alors enfin, je vis qu'elle changeait sensiblement. Ses joues se creusèrent. Ses cernes se noircirent. Son front se durcit. Je ne voulais pas en croire ma vue. Pourtant la métamorphose accélérait, au fur et à mesure. Les os de ses pommettes grossissaient, sous une peau grisâtre. La structure de son squelette paraissait se modifier. Jehak lui-même n'aurait été capable de lui faire de si grandes bosses, près des arcades. Symétrique à l'axe de ses sourcils, son front se plissa en dilatant le haut de ses orbites, à l'image des premiers humains de la terre. La scène semblait complètement absurde. Quelques secondes plus tard, Zohak toucha sa nuque, où de nouveaux cheveux descendaient - et ce n'était pas uniquement pour soigner sa calvitie. Les fibres multiples luisaient comme sous l'effet d'une graisse, puis se joignirent en mèches épaisses. Leur nombre s'accrut à une vitesse folle. Chaque fois, d'autres tiges se formaient, tellement serrées qu'elles s'apparentaient à des racines. Bientôt, ces touffes capillaires débordèrent du dos de son crâne, au point de lui faire lâcher prise. Les plaques osseuses rompirent dans un flot de sang. La pression des ramures le rabattit au dessus du front, comme si tout l'arrière avait éclaté en bouquet de rameaux. Un réflexe fit cambrer à l'humain son buste lorsque cette mutation proliféra sur son échine. Son nez s'aplatit entre ses muscles bombés. J'étais pétrifiée. Le vieil homme fit craquer ses dents, à force de les serrer. Les couronnes de ses crocs tombèrent sur la roche, leurs dessinant des pointes.
Zohak ferma les yeux de douleur. La tête entre les mains, il sanglotait tout en gémissant. Les plaies qu'il s'était précédemment faites au visage se rouvrirent, sanguinolentes. Sauf qu'elles allaient beaucoup plus loin que moi. Des craquements retentirent, sur ses sourcils. Un bruit d'os cassés. Mes nerfs se tendirent, à chaque coup. Le sang coulait à grosses gouttes sur ses joues saillantes. Cette hémorragie finit par vider ses veines, à la longue. Les blessures de sa face laissèrent place à des fissures, tellement profondes qu'on y aurait cru voir sa cervelle. Cette image était dégoûtante. Je songeai à m'en détourner, quand alors cette fracture cessa d'empirer, et la transformation atteignit son état final. Mes poils se dressèrent, glacée d'effroi. Deux barres, sur chaque oeil. La fièvre me gagna. Le quidam se tut, encore marqué par ce qu'il venait de supporter. C'était impossible. Ça n'avait pas de sens. Je n'arrivais pas à réaliser ce que je reconnaissais là. Comment pouvais-je deviner la dernière modification qu'il me restait à découvrir ? Le temps se figea. La peur m'étreignit. Zohak ouvrit brutalement les yeux. Je sursautai à la vue de leur lumière. Ils n'avaient plus de pupilles. Ce n'était même pas de la matière, mais une lueur unie de couleur grise. Mon tourment l'eût vu bleutée. C'était lui. C'était mon prince. Je n'avais pas rêvé. Je n'avais rien imaginé. Zohak était ce monstre-squelette, aux bras duquel j'allais m'étouffer. Je l'avais vu. Dire qu'il m'en avait raillé. C'était lui.
Nous nous regardâmes dans les yeux. Ou du moins c'était ce que je supposai, étant donné que la créature n'avait plus de regard. Il n'osait plus orienter sa tête ailleurs que devant lui. Très tôt, Zohak porta ses mains à son visage, pour tâter sa nouvelle morphologie. Il est courant que la panique recherche les sensations physiques, préventives d'une perte de repère. Les lueurs de ses yeux étaient visibles entre ses doigts. Je ne lui avais jamais raconté précisément mes visions. A cette heure, je n'étais même pas censée les avoir eues. Le vieillard ignorait tout de cette affaire. Pas étonnant qu'il y réagît de façon extrême. Ses mains pivotèrent à l'horizontale, agrippant ce qui avait été plus tôt ses oreilles. Ses ongles passèrent au travers de sa tignasse crépue jusqu'à ses nouveaux bords crâniens. Qui ne l'aurait pas tenté, à sa place ? Il cala son front entre ses avant-bras, puis tira de toutes ses forces vers l'avant. Des bruits de déchirure s'échappèrent de derrière ses cheveux. Mes narines se retroussèrent, tandis que j'appréhendais son affreuse réussite. L'humanoïde éructa, la rage dans la gorge. Sur ses tempes, le cartilage grisâtre partait lentement. Son épiderme se décollait. Son visage entier se décrochait de sa tête. Enfin, Zohak arracha violemment cette chair, et la jeta sans attendre. Immédiatement, je plaquai ma main sur ma bouche, persuadée que j'allais vomir.
Plus de paupière. Plus de lèvre. Plus de joue. Plus de peau. Le vieillard n'avait plus rien sur sa figure. Le rouge la recouvrait. Ses muscles étaient à l'air libre, secs et rabougris. Ses veines battaient à leur surface. De même, ses tendons se rétractaient frénétiquement sur son expression bouleversée. Plus rien ne recouvrait l'ensemble, qui n'aurait jamais du être montré. Le prêtre était incapable d'assumer ce qu'il devait subir. Il ne pouvait même plus articuler sa détresse. Paniqué, sa mâchoire s'étirait dans une plainte stridente. Sur la roche, les restes de son visage se retransformaient en masse colorée de beige. Nous vîmes son aspect devenir lisse comme le métal, brillant comme le cuir. Ses contours s'arrondirent en lignes pures. La dépouille organique prit l'apparence d'un masque de bronze. Devant ce phénomène incompréhensible, le coeur de l'écorché gonfla ses vaisseaux sanguins, à un rythme déchaîné. Ses sourcils se contractèrent. Les muscles de sa tête absorbèrent leur nuance pourpre, et pâlirent maladivement. Le gémissement du vieil homme recommença. Le cartilage se reforma sur les fibres musculaires. Ses orbites s'assombrirent. Les bandes frontales se redessinèrent. La lueur de ses yeux irradia. Ça n'avait pas marché. Le masque était toujours là.
Pour autant, le zervaniste était obstiné. Cela n'est guère facile de réfléchir en ces conditions. Malgré son échec, il saisit à nouveau le coin de sa mâchoire, et retira sa joue, puis l'ensemble de sa face. L'épiderme s'en alla. Zohak s'écorcha une fois de plus. Le masque chuta par terre. Nous attendîmes quelques instants. Mais ses muscles blanchirent. Son front prit du volume. Ses paupières s'obscurcirent. Deux barres, sur chaque oeil lumineux. Zohak était affolé. Ses mains agrippèrent son visage et le retirèrent. Le sang abondait. Le masque tomba. Rouge devint gris. La bosse frontale se fendit. Ses yeux brillèrent. Le masque réapparut. Il l'arracha.
Et ainsi de suite, les mues se multiplièrent, tant que le martyr s'en débarrassait, tel un chien de ses puces. La peur lui en démangeait les doigts comme s'il s'agissait de croûtes. Un à un, les masques revenants s'entassaient devant ses pied, formant bientôt un amas de visages dorés, à l'intérieur desquels était systématiquement inscrit :
[c]
« Je ne peux pas
la laisser Pitié Zervan faites qu'elle
ne m'abandonne pas dans le gouffre A son âge
Je n'aurais pas la force de regarder J'ai peur mon dieu
Je ne veux pas qu'elle disparaisse Pas elle Jamais je ne me
le pardonnerai Elle ne doit pas mourir la première J'ai encore
assez d'années à vivre J'ai peur d'être seul Trop de choses à ruminer
Je vais devenir f /¯¯¯¯¯¯¯¯\\ ou J'ai bes /¯¯¯¯¯¯¯¯\\ oin d'elle J'ai faim
Non ! C'est im \\________/ possible ! Tu \\________/ viens avec moi !
J'espérais que ça n'aille jamais plus loin Mais ils nous ont liés pour
toujours Nous sommes les deux seuls habitants de cette île La vie
l'éduquera Mais moi j'ai déjà mes formatages Je ne peux pas revenir en
arrière Que se passera-t-il si mon futur doit s'en passer J'en viendrai
à bander à la vue du moindre caillou Je n'ai pas le choix Tant qu'el-
le me considère comme son ami j'ai un espoir de
m'en tirer »
[/c]
Il y avait huit ans, je l'avais déjà lu dans ses yeux, alors que je me tenais contre une liane, au-dessus du vide. C'était pour cette raison qu'il m'avait sauvée. Il n'avait pas plus de considération envers moi que ses frères. Je n'étais qu'un objet, je n'avais pas de conscience propre, dans sa pensée. Il ne tenait qu'à mon corps, exclusivement. Pour au final ne pas réussir son viol. Zohak avait perdu. C'était ainsi. Il chuta sur ses genoux, un vingt-neuvième masque sur le visage. Ce dernier était au-delà de ses forces. Il ne pouvait plus résister. Chaviré sur le postérieur, les mains jointes comme après sa déclaration, le zervaniste implora mon secours :
- Kaileena... pleurait-il. Aide-moiii ! »
Sa voix partit dans les aigus. On aurait dit qu'il s'étouffait subitement, tel un des poisons qu'il me pêchait, extirpé à la surface. Son cri était celui du premier jour, quand les reptiles développèrent les premières cordes vocales. Puis sa posture se paralysa dans cette même position embryonnaire, recroquevillé contre ses cuisses. La grimace de sa figure devint immobile. Son expression se statufia dans la crainte. Alors seulement les racines de son dos rentrèrent dans son squelette, redonnant à son épiderme sa texture initiale. Sa mâchoire s'amollit, ses rides revinrent, au creux de ses joues tirées. Le corps de Zohak se restructura comme à l'origine. Sans qu'il pût faire un mouvement, ni d'autre évolution.
Toujours fixé sur son front, le masque avait sa forme définitive, régulière et plaquée de bronze. Personne n'aurait pu croire tous les symptômes insalubres qu'il venait de provoquer, en voyant la propreté de son apparence. J'aurais presque eu la coquetterie de le mettre, si je n'avais vu toute cette monstruosité. C'était à Zohak que ce fardeau revenait. Cela fait aujourd'hui 2490 ans que le masque repose sur son visage. Je ne l'ai jamais retiré.
[Des milliers d'années plus tard...
]
Une fois de plus, je me retrouvai devant la grande faille à l'est de l'île, après avoir traversé tout ce temps l'intérieur de ses galeries. Finalement, j'avais réussi à rejoindre l'air libre par son autre bout. Au milieu des cascades, la grotte débouchait sur le vide, quelque part à mi-chemin entre les arbres au niveau supérieur et le courant souterrain que de nombreuses rivières abreuvaient de là-haut. Ce n'était pas uniquement la sortie d'un affreux labyrinthe cauchemardesque. C'était aussi comme revenir chez moi, après un très, très long voyage... Zohak n'avait pas été le seul à me donner des repères, des racines auxquelles m'accrocher. Mon enfance me manquait. Nul autre lieu n'aurait pu être mieux choisi pour apaiser ma haine. A ce propos, je me rappelai d'ailleurs qu'à l'époque, la vive activité liquide ne me frustrait pas encore autant qu'aujourd'hui. J'avais plutôt de l'admiration pour une telle magnificence dans ce décor. Le boucan que les chutes soulevaient était toujours aussi impressionnant à entendre. Les colonnes aquatiques se ruaient dans une parfaite synchronisation au fond de la crevasse. Leur puissance continue sculptait la roche avec esthétique. A sa surface, des plantes murales avaient poussé du coté le mieux exposé au soleil. Sa lumière se diffusait jusqu'à une quarantaine de mètres en profondeur, limitée par les cimes de la jungle au rebord opposé. La paroi qui le soutenait demeurait dans l'ombre de cette fin d'après-midi. Tout en haut, les longues ramures végétales se tendaient vainement là où la pesanteur les dirigeait. Une multitude gigantesque de troncs avaient été suspendue par le hasard en appui sur les antipodes de la faille. Hormis cela, rien ne s'était modifié, depuis toutes ces années. Le temps perdu m'avait juste enterrée un peu plus bas.
Les flots rugissaient, trente mètres en dessous. J'avais beau m'être échappée de la caverne, encore me fallait-il dénicher la voie qui me mènerait à l'extérieur de la faille. Prudemment, j'étirai quelque peu le regard au dessus du précipice afin de repérer si une liane pouvait me mener en hauteur, ou si un rebord contre la roche pouvait me hisser vers un autre plus élevé. Bientôt je fus si impatiente de la solution que les secondes parurent sonner dans ma tête. Rien à gauche, du coté sombre. Des percussions étouffées retentissaient à mes oreilles, comme si une clepsydre s'y vidait goutte par goutte. Rien à droite, du coté lumineux. Ce son devint alors plus violent, jusqu'à ce que je me rendisse compte qu'il était déréglé : c'était en fait Zohak en train de se rapprocher. Je fis volte face pour voir ses contours, dans ce qu'il restait de la brume. Avant même de distinguer son faciès, je m'aperçus d'emblée qu'autre chose était venu le perturber. Sa démarche était de travers, allant et retournant d'un mur à l'autre, sans aucune maîtrise de sa direction. Précaire n'était pas un mot suffisant pour qualifier la manière dont son corps se balançait. Il se laissait emporter dans une chute constante, un pied au secours de l'autre, comme s'il me singeait lorsqu'autrefois il m'apprit à marcher. Mais en y ajoutant son expression, les mouvements du vieillard tenaient plus d'une mécanique que d'un exercice d'entraînement. Ce regard sans âme écartait des yeux probablement séchés depuis plusieurs minutes. Soudain, le demi-vivant cria un mélange de supplice et d'affolement ravageur.
« Gnniiiiiiaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaarrrhh !
Le son fut répercuté dans toute la grotte. Je tressaillis sur mes jambes. Cette voix torturée me glaçait le sang. On aurait dit que Zohak essayait de s'évader de sa bouche, vers une métamorphose nymphale. Son visage se tétanisa. Son thorax fut pris de hoquets. Ses membres se raidirent. L'expression de ses yeux était, plus que la mienne, bouleversée par la surprise. Si je ne savais pas ce qu'il ressentait, lui n'y comprenait rien. Le vieillard était souffle coupé, à la limite d'en dégobiller. Sa peau devint pâle. La couleur s'évanouit de ses iris. Sa mâchoire se crispa. Le crâne du prêtre vibrait de sa tension. Péniblement, il parvint peu à peu à lever ses mains crochues vers sa tête. Alors enfin, je vis qu'elle changeait sensiblement. Ses joues se creusèrent. Ses cernes se noircirent. Son front se durcit. Je ne voulais pas en croire ma vue. Pourtant la métamorphose accélérait, au fur et à mesure. Les os de ses pommettes grossissaient, sous une peau grisâtre. La structure de son squelette paraissait se modifier. Jehak lui-même n'aurait été capable de lui faire de si grandes bosses, près des arcades. Symétrique à l'axe de ses sourcils, son front se plissa en dilatant le haut de ses orbites, à l'image des premiers humains de la terre. La scène semblait complètement absurde. Quelques secondes plus tard, Zohak toucha sa nuque, où de nouveaux cheveux descendaient - et ce n'était pas uniquement pour soigner sa calvitie. Les fibres multiples luisaient comme sous l'effet d'une graisse, puis se joignirent en mèches épaisses. Leur nombre s'accrut à une vitesse folle. Chaque fois, d'autres tiges se formaient, tellement serrées qu'elles s'apparentaient à des racines. Bientôt, ces touffes capillaires débordèrent du dos de son crâne, au point de lui faire lâcher prise. Les plaques osseuses rompirent dans un flot de sang. La pression des ramures le rabattit au dessus du front, comme si tout l'arrière avait éclaté en bouquet de rameaux. Un réflexe fit cambrer à l'humain son buste lorsque cette mutation proliféra sur son échine. Son nez s'aplatit entre ses muscles bombés. J'étais pétrifiée. Le vieil homme fit craquer ses dents, à force de les serrer. Les couronnes de ses crocs tombèrent sur la roche, leurs dessinant des pointes.
Zohak ferma les yeux de douleur. La tête entre les mains, il sanglotait tout en gémissant. Les plaies qu'il s'était précédemment faites au visage se rouvrirent, sanguinolentes. Sauf qu'elles allaient beaucoup plus loin que moi. Des craquements retentirent, sur ses sourcils. Un bruit d'os cassés. Mes nerfs se tendirent, à chaque coup. Le sang coulait à grosses gouttes sur ses joues saillantes. Cette hémorragie finit par vider ses veines, à la longue. Les blessures de sa face laissèrent place à des fissures, tellement profondes qu'on y aurait cru voir sa cervelle. Cette image était dégoûtante. Je songeai à m'en détourner, quand alors cette fracture cessa d'empirer, et la transformation atteignit son état final. Mes poils se dressèrent, glacée d'effroi. Deux barres, sur chaque oeil. La fièvre me gagna. Le quidam se tut, encore marqué par ce qu'il venait de supporter. C'était impossible. Ça n'avait pas de sens. Je n'arrivais pas à réaliser ce que je reconnaissais là. Comment pouvais-je deviner la dernière modification qu'il me restait à découvrir ? Le temps se figea. La peur m'étreignit. Zohak ouvrit brutalement les yeux. Je sursautai à la vue de leur lumière. Ils n'avaient plus de pupilles. Ce n'était même pas de la matière, mais une lueur unie de couleur grise. Mon tourment l'eût vu bleutée. C'était lui. C'était mon prince. Je n'avais pas rêvé. Je n'avais rien imaginé. Zohak était ce monstre-squelette, aux bras duquel j'allais m'étouffer. Je l'avais vu. Dire qu'il m'en avait raillé. C'était lui.
Nous nous regardâmes dans les yeux. Ou du moins c'était ce que je supposai, étant donné que la créature n'avait plus de regard. Il n'osait plus orienter sa tête ailleurs que devant lui. Très tôt, Zohak porta ses mains à son visage, pour tâter sa nouvelle morphologie. Il est courant que la panique recherche les sensations physiques, préventives d'une perte de repère. Les lueurs de ses yeux étaient visibles entre ses doigts. Je ne lui avais jamais raconté précisément mes visions. A cette heure, je n'étais même pas censée les avoir eues. Le vieillard ignorait tout de cette affaire. Pas étonnant qu'il y réagît de façon extrême. Ses mains pivotèrent à l'horizontale, agrippant ce qui avait été plus tôt ses oreilles. Ses ongles passèrent au travers de sa tignasse crépue jusqu'à ses nouveaux bords crâniens. Qui ne l'aurait pas tenté, à sa place ? Il cala son front entre ses avant-bras, puis tira de toutes ses forces vers l'avant. Des bruits de déchirure s'échappèrent de derrière ses cheveux. Mes narines se retroussèrent, tandis que j'appréhendais son affreuse réussite. L'humanoïde éructa, la rage dans la gorge. Sur ses tempes, le cartilage grisâtre partait lentement. Son épiderme se décollait. Son visage entier se décrochait de sa tête. Enfin, Zohak arracha violemment cette chair, et la jeta sans attendre. Immédiatement, je plaquai ma main sur ma bouche, persuadée que j'allais vomir.
Plus de paupière. Plus de lèvre. Plus de joue. Plus de peau. Le vieillard n'avait plus rien sur sa figure. Le rouge la recouvrait. Ses muscles étaient à l'air libre, secs et rabougris. Ses veines battaient à leur surface. De même, ses tendons se rétractaient frénétiquement sur son expression bouleversée. Plus rien ne recouvrait l'ensemble, qui n'aurait jamais du être montré. Le prêtre était incapable d'assumer ce qu'il devait subir. Il ne pouvait même plus articuler sa détresse. Paniqué, sa mâchoire s'étirait dans une plainte stridente. Sur la roche, les restes de son visage se retransformaient en masse colorée de beige. Nous vîmes son aspect devenir lisse comme le métal, brillant comme le cuir. Ses contours s'arrondirent en lignes pures. La dépouille organique prit l'apparence d'un masque de bronze. Devant ce phénomène incompréhensible, le coeur de l'écorché gonfla ses vaisseaux sanguins, à un rythme déchaîné. Ses sourcils se contractèrent. Les muscles de sa tête absorbèrent leur nuance pourpre, et pâlirent maladivement. Le gémissement du vieil homme recommença. Le cartilage se reforma sur les fibres musculaires. Ses orbites s'assombrirent. Les bandes frontales se redessinèrent. La lueur de ses yeux irradia. Ça n'avait pas marché. Le masque était toujours là.
Pour autant, le zervaniste était obstiné. Cela n'est guère facile de réfléchir en ces conditions. Malgré son échec, il saisit à nouveau le coin de sa mâchoire, et retira sa joue, puis l'ensemble de sa face. L'épiderme s'en alla. Zohak s'écorcha une fois de plus. Le masque chuta par terre. Nous attendîmes quelques instants. Mais ses muscles blanchirent. Son front prit du volume. Ses paupières s'obscurcirent. Deux barres, sur chaque oeil lumineux. Zohak était affolé. Ses mains agrippèrent son visage et le retirèrent. Le sang abondait. Le masque tomba. Rouge devint gris. La bosse frontale se fendit. Ses yeux brillèrent. Le masque réapparut. Il l'arracha.
Et ainsi de suite, les mues se multiplièrent, tant que le martyr s'en débarrassait, tel un chien de ses puces. La peur lui en démangeait les doigts comme s'il s'agissait de croûtes. Un à un, les masques revenants s'entassaient devant ses pied, formant bientôt un amas de visages dorés, à l'intérieur desquels était systématiquement inscrit :
[c]
« Je ne peux pas
la laisser Pitié Zervan faites qu'elle
ne m'abandonne pas dans le gouffre A son âge
Je n'aurais pas la force de regarder J'ai peur mon dieu
Je ne veux pas qu'elle disparaisse Pas elle Jamais je ne me
le pardonnerai Elle ne doit pas mourir la première J'ai encore
assez d'années à vivre J'ai peur d'être seul Trop de choses à ruminer
Je vais devenir f /¯¯¯¯¯¯¯¯\\ ou J'ai bes /¯¯¯¯¯¯¯¯\\ oin d'elle J'ai faim
Non ! C'est im \\________/ possible ! Tu \\________/ viens avec moi !
J'espérais que ça n'aille jamais plus loin Mais ils nous ont liés pour
toujours Nous sommes les deux seuls habitants de cette île La vie
l'éduquera Mais moi j'ai déjà mes formatages Je ne peux pas revenir en
arrière Que se passera-t-il si mon futur doit s'en passer J'en viendrai
à bander à la vue du moindre caillou Je n'ai pas le choix Tant qu'el-
le me considère comme son ami j'ai un espoir de
m'en tirer »
[/c]
Il y avait huit ans, je l'avais déjà lu dans ses yeux, alors que je me tenais contre une liane, au-dessus du vide. C'était pour cette raison qu'il m'avait sauvée. Il n'avait pas plus de considération envers moi que ses frères. Je n'étais qu'un objet, je n'avais pas de conscience propre, dans sa pensée. Il ne tenait qu'à mon corps, exclusivement. Pour au final ne pas réussir son viol. Zohak avait perdu. C'était ainsi. Il chuta sur ses genoux, un vingt-neuvième masque sur le visage. Ce dernier était au-delà de ses forces. Il ne pouvait plus résister. Chaviré sur le postérieur, les mains jointes comme après sa déclaration, le zervaniste implora mon secours :
- Kaileena... pleurait-il. Aide-moiii ! »
Sa voix partit dans les aigus. On aurait dit qu'il s'étouffait subitement, tel un des poisons qu'il me pêchait, extirpé à la surface. Son cri était celui du premier jour, quand les reptiles développèrent les premières cordes vocales. Puis sa posture se paralysa dans cette même position embryonnaire, recroquevillé contre ses cuisses. La grimace de sa figure devint immobile. Son expression se statufia dans la crainte. Alors seulement les racines de son dos rentrèrent dans son squelette, redonnant à son épiderme sa texture initiale. Sa mâchoire s'amollit, ses rides revinrent, au creux de ses joues tirées. Le corps de Zohak se restructura comme à l'origine. Sans qu'il pût faire un mouvement, ni d'autre évolution.
Toujours fixé sur son front, le masque avait sa forme définitive, régulière et plaquée de bronze. Personne n'aurait pu croire tous les symptômes insalubres qu'il venait de provoquer, en voyant la propreté de son apparence. J'aurais presque eu la coquetterie de le mettre, si je n'avais vu toute cette monstruosité. C'était à Zohak que ce fardeau revenait. Cela fait aujourd'hui 2490 ans que le masque repose sur son visage. Je ne l'ai jamais retiré.
[Des milliers d'années plus tard...
]
Commentaires
- Pseudo supprimé
05/02/2011 à 18:33:56
Et tu l'auras toujours parce que je demande une suite.