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Kaileena, l'Impératrice des Papillons


Par : SyndroMantic
Genre : Fantastique, Horreur
Statut : Terminée



Chapitre 60


Publié le 11/02/2011 à 21:13:55 par SyndroMantic

Le souverain dévisagea son ami avec tristesse, appuyé dans ce sentiment par l'ombre d'encre qui lui tombait sur les joues. Il ne l'estimait pas prêt à entendre la vérité, tout comme il ne l'avait pas estimé en décidant de ne jamais la lui dire, trois secondes avant le premier contact entre le masque et son visage... Peut-être, si le vieil homme s'était montré plus patient, aurait-il changé d'avis. Mais le pauvre était bien le même qu'il avait découvert, ce jour fatidique, et son intervention spatio-temporelle n'y avait rien pu faire, jusqu'à cette discussion dans les jardins. Sûrement n'avait-il en fait pas besoin d'une quelconque magie pour cela. Mais plutôt, tout simplement, de quelque chose d'aussi puissant que les mots.

- Jägdish... Le monde ne peut pas toujours être compris, et n'a parfois pas à l'être, fit le grand monarque d'une voix sentencieuse. S'il est bien une leçon que cette expérience m'aura enseignée, c'est que la vie est fragile, infiniment plus que vous ne le croyez... Je ne parle pas seulement de nos corps, mais surtout de nos esprits. Voyez-vous, continua-t-il gravement, c'est au moins une chose que je puis vous assurer, aucun d'entre nous n'avait la moindre chance de prévoir ce qui allait se produire, ce jour-là. Je n'ai pas eu cette opportunité, et je ne l'ai toujours pas quant à ce que l'avenir nous réserve, et je ne l'ai jamais eue... pas même lorsque j'ai modifié le cours du temps. Personne ne sait jamais à quoi vont l'amener ses actions.

- Les vôtres nous ont privés d'un passé, voilà ce à quoi elles ont mené... ! répliqua son confrère, à la fois ému et contrarié. Le monde, l'empire, l'Inde continuent d'exister comme ils l'ont fait depuis toujours. Sauf que vous, ce sont nos vies que vous avez détournées, nos misérables vies dont les dieux se jouent. Et tout comme eux vous avez décidé seul du chemin que nous ne prendrions pas. Pour un bien ou un mal, qu'importe ! Aucun d'entre nous ne pourra contrôler ses erreurs, s'il ne les connaît plus, contrairement à vous. Tant que vous ne nous révélez pas ce que fut notre destin, vous nous empêchez de nous construire pleinement, vous nous volez une partie de nous-mêmes ! De quel droit pouvez-vous faire cela ?

Le maharadjah souffla du nez, bouche close, et remua la tête de droite à gauche, ne pouvant dissimuler son désappointement.
- Vous n'écoutez pas ce que je dis, vizir Jägdish... constata-t-il avec ennui. La vie est fragile. Souvenez-vous, pour peu que ce serpent dans le désert ne m'ait mordu, nous ne nous serions jamais rencontrés. Et il a un jour suffit d'une femme pour qu'une ville s'effondre... Le destin n'est pas faillible comme vous le pensez, mon ami. Parce que le destin n'est Pas. Du moins dans la mesure où nul être, y compris la déesse Kaileena, ne peut concevoir toutes les nuances dont il est composé. Ainsi est faite la condition humaine. Perdue dans une infinité de nuances, que le plus grand magicien de toute la terre et de tous les âges ne pourrait imaginer.
Le vieillard, cette fois-là, ne réagit pas, et écouta soucieusement son interlocuteur, maintenant qu'il comprenait mieux ce qu'il essayait de lui apprendre.

- Certes, vizir, je vous ai ôté certaines de ces nuances, reprit-il. Mais tout puissant que j'aie pu être, il m'est impossible, aujourd'hui, hier ou demain, de juger de toutes, ni de celles qu'il vous faut savoir pour le destin qui vous attend. Et vous non plus. Si vous répondre à la question de ce que j'ai vu revient à vous persuader qu'à votre tour vous pourrez défier le futur, connaître ne serait-ce qu'un peu mieux votre prochaine vie... alors autant que ces évènement demeurent dans mon silence. Je refuse de vous laisser croire qu'un destin ou un autre pourrait vous apprendre quoi que ce soit sur celui dans lequel vous êtes encré, et qui vous restera incertain, quoi que vous fassiez.

Le noble souverain se tut brièvement, à la vue de la mine désabusée de son confrère. Car si l'un devait écouter, l'autre ne devait pas moins regarder, pour voir en lui ce qu'il n'avait pu là-bas, sur cette île. C'est-à-dire un homme dans toute sa souffrance et toute sa faiblesse. Tellement compréhensible, dans cette humanité, comme il le découvrait maintenant... Touché par ce nouveau portrait, le maharadjah tenta de le réconforter d'une chaleureuse main sur l'épaule.
- Vizir Jägdish... murmura-t-il plus bas. Cela fait des années que nous nous connaissons, et que nous marchons côte à côte pour mener cette civilisation vers sa vraie raison d'être. Et je sens depuis quelques temps votre âme sujette au doute. Croyez-moi, vous voir ainsi m'afflige et me désole. Vous êtes en train de suivre une mauvaise voie, mon ami, à force de vous posez trop de questions. Prenez la vie comme elle arrive ! Ces derniers mois m'ont appris à quel point elle est précieuse... Et je... j... je me morfondrais de vous voir la gâcher. S'il vous plait. Acceptez le fait que vous ne pouvez tout contrôler d'elle, le pria-t-il avec douceur et bienveillance. Regardez ses étoiles. Regardez sa nature. Regardez ses enfants. Faites lui... confiance.

A ces paroles d'espoir, les deux indiens redevinrent silencieux. Le monarque observa le vieil homme dans l'attente d'une réponse, mais ce dernier ne lui donna rien d'autre à voir que son front baissé sur ses tourments. Fermé à tout conseil. Mais ce n'était pour autant pas une preuve irréversible de son imperméabilité au message qu'il voulait lui transmettre. Le vizir aurait tout le temps pour murir ces idées les jours qui viendraient. A condition toutefois que d'autres n'allassent pas lui nuire entre temps...

Sur la terrasse, le reste du Conseil avait terminé ses discussions et quittait maintenant les lieux, pendant que les serviteurs s'occupaient des coupes vides de vin. L'entrevue du maître avec le vassal était elle aussi proche de sa conclusion. La voyant doucement venir, Subodh Gupta se rappela de ce (ou celle), qui l'avait suscitée : le livre de Kaileena. Jamais il n'avait soupçonné qu'un tel ouvrage eût pu être écrit. Depuis le temps que ces incroyables vestiges sur l'île étaient restés anonymes... Il aurait été déraisonnable de partir sans avoir vue l'objet de ses propres yeux.
- Maintenant que tout cela est mis au clair... dit calmement le grand homme, serait-il possible que je consulte moi-même cette fameuse autobiographie ?

Le vieillard mis quelques instants à répondre, comme si cette demande prêtait à réfléchir.
- Bien sûr... fit-il nonchalamment. Vous êtes mon maharadjah...
Le conseiller écarta un pan de sa toge et en tira un épais volume de papier, à la couverture en cuir et joliment ornée. Son supérieur fut stupéfait de voir qu'il la portait sur lui, peut-être constamment, à la façon d'un porte-bonheur.

Le vieux Jägdish lui tendit le livre d'un geste morose, avant de se tourner vers les lointaines murailles du palais perdues dans la nuit. Le roi nota alors un marque-page serré entre les feuilles miteuses.
- C'est là l'endroit où vous en êtes resté ? demanda-il à son bras droit.
Ce dernier acquiesça d'un signe de tête, en fronçant les sourcils. Le souverain examina son avancement dans le récit. L'expression de son visage devint perplexe :
Le vizir en avait dépassé la moitié, qui ne devait pas faire beaucoup moins que deux cent pages. Même en diagonale, cette étude aurait nécessité des jours avant qu'une telle progression ne fût atteinte. Autant de journées passées dans le secret, sans que jamais personne ne se rendît compte de la récente occupation du vieux conseiller.

Un bref silence passa, avant que le grand roi ne reprît doucement la parole.
- Eh bien... en voilà, de la lecture... remarqua-t-il sur un ton monocorde, presque glacial, tout en ouvrant le manuscrit. A quel endroit parle-t-elle du masque ?
Jägdish vint hésitant lui trouver le passage, guère éloigné du dernier qu'il avait lu.
- Ici... murmura-t-il timidement, le doigt posé sur la ligne correspondante.
Alors que le monarque lisait où son subordonné lui avait indiqué, celui-ci surveillait sa réaction avec vigilance. Son regard semblait déjà anxieux. Il savait qu'il était en tort. Il ne pouvait se justifier. Le maharadjah jeta un coup d'œil sur les pages précédentes, avant de relever les yeux, ce qui fit presque sursauter le vieil homme intérieurement.
- Et le reste... ?
La respiration de l'interrogé s'accentuait. Plusieurs secondes s'écoulèrent.
- Juste des récits de sa vie... lâcha-t-il entre deux aspirations. De la découverte de sa divinité et de son pouvoir...
Le grand souverain haussa le menton avec une légère emphase, pour montrer qu'il avait compris.
- Vous l'avez donc lu... ajouta-t-il.
Son sujet baissa le sien.

Durant quelques secondes, le maharadjah immobile égara ses yeux, réfléchissant. Tout cela semblait louche. Il reconnaissait de moins en moins son ami. Se pouvait-il qu'un homme changeât aussi radicalement ? Et que ces divers changements fussent aussi contradictoires les uns des autres ? Il n'y avait pas d'explication à ce que le vizir Jägdish lût une telle quantité, vu son actuelle inquiétude. Du moins pas avec les informations dont il disposait sur son contenu... Le grand homme soupira, tout en refermant la couverture, un doigt gardé à l'intérieur afin de conserver la page.
- Outre le fait que vous ayez passé autant de temps sur cet ouvrage sans venir m'en parler, déclara-t-il froidement, je m'avouerai surpris par votre goût soudain pour la romance.
Le regard du souverain était perçant, maintenant. Son ton plein de défi.
- ... A moins que vous ayez trouvé autre chose dans ce livre et que vous ne voulez pas me le dire ? finit-il par interroger.
Il l'avait à présent fermé en entier, et le tenait bas près de sa hanche, une main rigide accrochée à son avant-bras.

Son camarade ne bougea pas un cil, dénué de toute émotion visible. De peur que l'une d'elles ne le trahît.
- Non... non, je vous assure... dit-il d'une voix blanche.
Subodh Gupta plissa les yeux. Cette réponse n'était pas convaincante. Il y sentait le mensonge.
- Ne m'auriez-vous rien caché à propos de cette autobiographie, cher vizir ?
Ce dernier inspira une grande bouffée, même s'il voulut s'en retenir.
- Rien. Vraiment... insista-t-il en refoulant sa tension. C'est là tout l'intérêt que constitue ce document...
Ses joues rougissaient depuis un certain temps. Il se frotta d'un geste discret les mains transpirantes, sur son habit.

L'auguste roi hocha de la tête sans dire un mot. Il savait qu'il ne pourrait lui tirer les vers du nez, ou n'avait pas la cruauté d'en utiliser les moyens. Mais surtout, il n'y voyait pas d'intérêt. La réponse était sûrement déjà en sa possession, et le conseiller ne pouvait rien sinon attendre qu'il la lui remît. Mais il devait se douter depuis un moment déjà que c'était vain.
- J'espère que... cela ne vous dérange pas, si je vous l'emprunte quelques temps... ? questionna le souverain en indiquant l'œuvre de la déesse. Il suscite en moi aussi... une certaine curiosité.
La gorge du vieillard se serra, sous un visage sombre.
- Vous êtes le maharadjah, déclara-t-il la voix éteinte. Vous avez tous les droits...

Celui-ci marqua un temps, blessé par cette réponse. Il ne semblait pas avoir compris que sa question en était une vraie, et que son grade ne l'empêchait pas d'être humain. Et comme tout être humain d'aspirer à une relation fraternelle entre lui et le vieil homme, d'égal à égal. Si seulement Jägdish savait le respect qu'il avait pour lui... pensa le maharadjah. Mais Subodh Gupta n'avait plus la force de s'occuper des idées de son ami. Lui non plus n'était très jeune, dorénavant. Il commençait à se sentir fatigué. Fatigué par tout ce qu'il avait fait pour son pays. Et aussi peut-être par l'heure tardive qui se faisait alors.
Le grand monarque regarda une dernière fois son interlocuteur.
- Bonne nuit, Vizir. » le salua-t-il en toute sobriété.


Puis il s'en alla vers sa demeure, la démarche lourde de regrets. Le vieux conseiller le regarda partir, sans quitter sa position.
 


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