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Journal de bord bug +145


Par : Boris-Ivanovich
Genre : Science-Fiction
Statut : C'est compliqué



Chapitre 21 : 21 : Mouvement


Publié le 03/09/2011 à 12:18:58 par Boris-Ivanovich

Loin d'avoir l'effet escompté, le discours présidentiel, fût perçu comme un cocktail molotov jeté via les haut-parleurs. Un temps tournoyant dans les airs, il venait de s'écraser dans la foule et d'y embraser les esprits.
Pêle-mêle, des mots lancés plus haut que d'autres s'échouaient dans nos oreilles pourtant saturées par les décibels ambiants : "Insensé... Il est bien protégé lui... foutage de gueule... scandale... sacrifice de la population... vol organisé... expropriation... mensonge... arnaque... génocide... faiblesse... révolte... "

Comme répondant à un même ordre silencieux, les petits groupes déjà formés s'assemblaient en une foule compacte et agressive.
Les haut-parleurs diffusaient des messages d'appel au calme... personne n'écoutait. De ce que nous pouvions voir, tout le monde était debout dans une posture agressive.

Lisa et moi étions sidérés. Cette foule qui quelques secondes encore avant le discours était molle, désorientée, complètement abattue, venait en un instant de muer en miura prêt au combat. Sans raison, sans modération, sans contrôle.
Certains cris, certaines revendications étaient à la mesure du drame en train de se jouer. D'autres discours, plus étranges, semblaient rebondir sur des évocations bien plus troubles. Il y avait chez certains, comme de la provocation, le souffle de leurs paroles attisait le feu de l'affolement, de la rébellion.

Les haut-parleurs crachèrent à nouveau leur décibels "Merci de vous présenter aux blocs d'approvisionnement, La distribution de nourriture commencera à 12h30"
L'effet fut immédiat, la foule tel un puzzle jeté à terre, se disloqua. Les harangues finirent dans les gorges, laissant aux bouches l'obsession du vide à l'évocation du mot "nourriture".
Je n'étais pas dupe. Combien de temps ce jouet allait-il calmer les estomacs, calmer la foule ? D'autres appétits, plus vils, produisaient sans relâche des sucs bien plus corrosifs.
La vie d'avant le Grand Noir n'était pas facile. Nombreuses étaient les heures d'attente pour obtenir des denrées de qualité. La population urbaine en était déjà à éprouver les vicissitudes de l'approvisionnement en temps de crise. Les réflexes étaient à moitié pris... bousculades, agressivité, égoïsme, violences. Alors maintenant que plus rien n'était à perdre, les limites sautaient... mais pour le moment, "distribution de nourriture" était l'abracadabra qui utilisait la liaison magique ventre-cerveau avec succès.
De multiples files plus ou moins indisciplinées se créaient devant chaque point de distribution. Malgré la tension palpable, un calme relatif était revenu. De jeunes femmes en uniforme de l'Aide Civile distribuaient avec efficacité des pochettes contenant de la nourriture, de l'eau, un nécessaire de toilette, un mémo sur l'organisation à avoir dans le camp.
Comme les autres, nous étions allés prendre notre sac et grâce aux tickets restants, nous en avions eu quatre.
Notre projet était bien de fuir le camp avant que cela ne dégénère.
Ce qui était le plus choquant c'était la soudaineté des phénomènes. La foule amorphe devenait très agressive en quelques secondes mais l'inverse était tout aussi vrai. Nous avions déjà vécu la folie le soir de l'évacuation et maintenant dans l'air du camp montait le même parfum.
En essayant de rester les plus discrets possible, nous avions caché les sacs supplémentaires sous nos vestes tout en recopiant les attitudes des autres, nous étions retournés vers notre bloc "A1 vert". Par chance, les poches de ma veste étaient encore pleines... pleines du soir de l'évacuation. je pensais qu'il faudrait que je regarde ce qu'en état second, j'avais bien pu y mettre. Mais seul, seul avec Lisa. Ne pas exciter la curiosité ni la convoitise. Se cacher de tout et de tous. Nous avions retenu la leçon. Amèrement.

Devant la tente centrale, un attroupement. Les premiers revenus avec leurs sacs de nourriture avaient vu des silhouettes sortir de la tente et s'enfuir en courant. Après inspection, ils avaient trouvé toutes les ampoules de veilleuse casées. La nuit à venir serait donc noire pour le bloc "A1-vert". Tout le monde s'interrogeait, mais nous, pour avoir vécu hier soir notre première nuit ici, savions ce que cela pouvait signifier. Notre tente avait sans doute été choisie pour être "visitée" cette nuit.

De toutes les personnes désormais résidentes du bloc "A1 vert", on pouvait faire l'inventaire. Sur qui pouvoir tacitement compter ? de qui se méfier ? à qui parler ? avec qui se taire... De tout ce qui pouvait représenter une menace voire un danger, c'est encore une fois notre voisin qui avait le premier rôle. Homo homini lupus... il faudra s'y faire.

Depuis leur arrivée, tous les évacués parlaient. Sans arrêts, sans parfois prendre le temps d'écouter l'autre. Comme si parler était devenu la seule preuve de vie. Parler ou ne plus exister. Disparaître...
Beaucoup cherchaient un moyen de communiquer, de téléphoner, d'avoir et donner des nouvelles à ses proches, cherchaient à acheter un téléphone en état ou à faire réparer le sien. Vieux, jeunes, tous semblaient abattus par cet isolement que les habitudes numériques avaient fait disparaître avant... hier soir. Nous étions revenus un siècle dans le passé avec cependant des besoins modernes.
Déjà, des visiteurs de blocs voisins entraient pour proposer leur sac de nourriture contre des cigarettes, contre de l'alcool... des piles pour les lecteurs musicaux, même du maquillage. Certains proposaient leurs services pour de l'argent ou de la nourriture, d'autres proposaient leur montre (cassée), les costauds leurs services de "garde du corps", les nantis des bijoux, tout et rien contre tout et autre chose.
Pour se rassurer, savoir que l'on possède toujours la possibilité, le pouvoir, le pouvoir d'achat...
Très vite, bien trop vite, apparaissait comme un système parallèle. Loin de récupérer une situation délicate, ces attitudes semblaient en précipiter la chute. Cela s'était produit avant et, au fil du temps cela avait engendré ces bandes armées qui telle une mafia urbaine tentaient de prendre le pas sur les forces de l'ordre en combat ouvert dans l'univers fermé du labyrinthe urbain.
Bien sûr, il devait y avoir des personnes censées, pondérées, bien conscientes de ce qui se déroulait sous leurs yeux rougis par la fatigue. Mais, comme nous, leur sagesse devait ordonner le silence et la discrétion.
La tension montait dans le camp à une vitesse vertigineuse.

Notre but était maintenant évident, nous ne pourrions pas rester parmi cette majorité hallucinée, déconnectée du réel, celui d'une catastrophe sociale, politique et maintenant humaine.
Des choix ? pas vraiment. Fuir ou rester et affronter une version concentrée de ce que peut produire une foule en délire.
Le seul échappatoire acceptable était dans ces bois qui de leurs feuilles poussiéreuse cacheraient notre présence. Le plateau d'Elbon ne m'était pas inconnu. J'y avais randonné et bivouaqué à de multiples reprises.
Si nous gardions nos bracelets d'identification, sans doute, si la situation redevenait acceptable, pourrions-nous revenir dans le camp y attendre ces 30 maudits jours. Mais pas maintenant, pas cette nuit, pas demain.
Nous disposions de 4 sacs de ravitaillement. Lisa avait pu récupérer 3 bouteilles vides qu'elle avait lavées et remplies d'eau potable. J'avais pu troquer un jeu de produit d'hygiène contre deux boîtes de sardines à l'huile. Nous comptions emporter nos couvertures et récupérer des sangles et de la corde sur un tas de toiles déchirées et mises au rebut. Autant dire une bonne semaine d'autonomie en se rationnant raisonnablement.
Il était aussi temps de voir ce que contenaient les poches de ma veste et regarder l'état de ma blessure sous ces bandages maintenant sales et terreux.
Nous ne voulions plus nous séparer, cela pouvait être trop difficile pour la suite de notre programme. Nous nous étions dirigés vers la tente médicale la plus proche et après avoir constaté que la file des blessés s'étirait jusqu'au dehors, qu'elle était maintenant principalement composée de victimes d'agressions ayant eu lieu dans le camp, nous avions fait demi-tour. Il n'était pas possible de se laisser coincer dans une foule si imprévisible, mais je devais au moins changer mes pansements.
Au culot, je me dirigeai vers la tente militaire non loin de la notre et j'y demandai un kit de pansement, vu que ma femme savait nettoyer une plaie, je laissais bien volontiers ma place en tente médicale à plus amoché que moi. Le militaire que je reconnus comme celui nous ayant attaché les bracelets, sembla aussi me reconnaître. Un instant plus tard, il revint me donner trois kits complets pour trois pansements moyen et quelques cachets anti-douleur, car me dit-il avec un sourire compatissant et sincère, "ça doit lancer" et de regarder ma tête...
Avec un franc "merci" je lui serrai chaleureusement la main pour lui exprimer ma gratitude. J'étais mal à l'aise d'avoir employé ce petit subterfuge auprès de cet homme simplement "gentil". Et c'est après un "faite attention à vous" amical et respectueux, sorti de ma bouche malgré moi, que nous étions retournés vers notre bloc.
Au loin, une rumeur grondait, son écho en faussait la localisation, mais nul doute, ça bougeait... et fort.
Rassembler le plus discrètement possible notre petit équipement, boire et quitter le camp sans plus attendre. Et ce fut vite fait, notre tente était presque déserte, il ne restait que des femmes et quelques très jeunes enfants. Tous les autres étaient plus au milieu du camp, aux avants postes de l'émeute en préparation. Nous nous étions faufilés contre la limite du camp. Entre nous et la forêt, plusieurs centaines de mètres, totalement à découvert, mais à première vue, personne.

Trois véhicules blindés munis de grillages anti-émeutes passèrent rapidement à côté de nous en direction du milieu du camp. Profitant de cette bruyante diversion, nous étions partis... la peur au ventre, en courant,vers les bois.
Comme deux enfants,nous ne touchions plus le sol, au rythme de notre course, oublié le danger, oublié le contexte, nous étions deux gosses en train de faire une escapade, une bêtise, une farce... à notre grande surprise, personne ne se souciait de nous, pas de poursuites, pas de coup de feu.. rien. Nous aurions aussi bien pu partir en marchant... nous rigolions de plus belle tant nos spéculations avaient été délirantes et notre imaginaire débridé teint par mille scènes de films catastrophe. Hors d'haleine, portant notre barda improvisé serré tout contre nous, nous avions franchi la limite entre le civilisé et le sauvage, sans plus savoir finalement qui était qui...
Ce n'est que bien à l'abris sous les frondaisons que nous avions, haletants et couverts de sueur, ralenti puis stoppé notre course folle. Nous étions contents d'être là, ensemble et partagions le même sourire stupide mais heureux. Le danger et la peur laissés quelques centaines de mètres, loin derrière. Seul le vacarme humain nous parvenait, comme un lointain bruit de machine.
Profitant d'un creux bien caché entre un rocher et un arbre mort, nous nous étions assis pour reprendre notre souffle. Il n'était plus nécessaire de courir. Le sang tapait dans ma tête sur ma blessure. Il faudrait refaire le pansement rapidement.
Je commençais à vider mes poches sur un morceau de toile mis par terre, à la vue de ce que je déposais, Lisa se mit à rigoler de plus belle, elle pouffait et même poussait des petits cris, j'avais aussi envie de partir dans un fou rire que je pressentais incontrôlable.


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