Note de la fic : :noel: :noel: :noel:

Kaileena, l'Impératrice des Papillons


Par : SyndroMantic
Genre : Fantastique, Horreur
Statut : Terminée



Chapitre 38 : Le Prix à Payer (quatrième suite)


Publié le 01/11/2010 à 14:39:31 par SyndroMantic

[Beyefendi : gentleman, en turc :mort: ]


Quant à Zohak, il essuyait encore la sueur qui trempait sur son front rouge, de sa robe de chambre. Arhak me laissa et accompagna ses collègues qui s'approchaient alors de mon protecteur. Ils s'arrêtèrent sur ses cotés, sauf Arhak qui se mit bien en face de lui. C'était maintenant à mon ami d'être encerclé. Même si leur attitude était plus calme que celle de Jehak, elle ne paraissait absolument pas plus magnanime. Zohak était presque aussi incommodé que par son grand ennemi. Ils le toisèrent des yeux.

« Ça va, Zohak ? Pas trop bousculé ? demanda Arhak.
- Oui...
- Nous t'informons que Kaileena n'a rien, au cas où cela te préoccupe.
- Merci... C'est.. Je suis content de le savoir...
- Nous n'avons pas vraiment l'occasion de te remercier en retour. On peut savoir pourquoi tu n'as rien fait ?
Zohak soupira avec plainte. Il haussa les mains :
- Je ne sais pas faire de clé de bras.
Les prêtres l'évaluèrent sans bouger. Cette justification ne changeait rien à leur estime de lui.
- Bien trouvé. Admit Arhak d'un rire jaune. C'est bien dommage pour toi...

Il se retourna vers moi :
- Kaileena ! Viens avec nous !
Je n'étais pas du tout contre l'idée de me joindre à eux, mais l'émotion m'avait vidée d'énergie. Mes jambes étaient incapables de me soutenir.
- Je peux pas... ! leur lançai-je.
Je demeurai donc accroupie sur les planches, les muscles mous. Mon épuisement me donnait envie de dormir en plein air, quel que fût l'inconfort de ce sol. Le sommeil s'insinuait en moi. J'avais envie de rêver.
- Je vais la chercher. » assura Nîbhak.

Je ne le regardai pas venir, songeuse. a l'instant, je comprenai pourquoi je m'étais trompée, sur le compte de Jehak. Pourquoi je n'arrivais pas à le cerner ni à me représenter la raison de ses brimades. Je ne l'avais pas jugé avec suffisamment de rigueur. Je pensais qu'il était tout simplement méchant par nature et que ma tête ne lui revenait pas, ou qu'il était trop coutumier de sa fonction au Temple pour me pardonner de l'en avoir éloigné. Parfois, il était survenu que certains prêtres, ou mêmes des marins, deviennent rancuniers du risque qu'ils prenaient, de me cacher, en perpétuelle fuite de Zervan et de ses autres serviteurs. Leurs frères. Je prenais Jehak pour un cas extrême de cette catégorie, à tort.

Une fois arrivé près de moi, le prêtre musclé passa ses bras dans mon dos et sous mes jambes, avant de me soulever. Il avait autant d'efficacité pour les corps à corps, que pour les transports confortables. Un vrai beyefendi*. Sa carrure se présenta comme le plus doux des berceaux. J'étais à la limite de m'assoupir.

Habituée aux actes impitoyables de mes gardes, je n'avais jamais imaginé leur sensibilité. Celle de Jehak fut un jour ébranlée par la mort prématurée de sa fille, qu'il n'avait pu aimer en tant que telle. Incapable de gérer cete sensibilité, incapable d'admettre son échec, il se sentit la nécessité de pointer du doigt un coupable. Zohak aurait du veiller sur elle, selon lui, il aurait du s'apercevoir de la vérité. Il aurait du le lui dire, au moins à lui, son père, pensait-il. Ces fautes lui avaient attiré ses foudres. Jehak avait plus de ressentiment envers lui qu'envers la mort même. Lorsque j'atterris sous la garde du prêtre médecin, cela dut rendre le miséreux jaloux de le voir profiter de la paternité que lui-même avait manquée. Cette frustration s'était rabattue sur moi, de même que la haine des impuissants se rabat sur les prostituées. Ce n'était donc pas moi, que Jehak voulait blesser. C'était Zohak, à travers moi, pour le terrible deuil que le sacrificateur ne pouvait plus empêcher.

Mon amour-propre me garda éveillée, le temps que Nîbhak atteignît ses confrères. J'étais tracassée de ne pas être aussi omnisciente que je l'aurais voulu. L'ignorance est encore aujourd'hui quelque chose que je tolère difficilement. Plongée dans mes pensées, je fus ramenée à la conscience lorsque mon porteur me déposa debout. Ce même amour-propre m'aida à garder cette position, ne voulant plus me laisser abattre. La dignité de rester debout est une chose bien singulière... Trois têtes plus haut que moi, Arhak s'adressa à mon compagnon :

« Zohak, on te la confie. A nouveau. A partir de maintenant, tu la gardes à l'oeil. Tu la lâches pas d'une semelle, compris ? Si jamais tu la laisses encore déraper comme elle vient de le faire, on te le fera sentir passer. Que plus jamais j'entende dire que Kaileena a mis son grain de sel quelque part. C'est une gamine, et t'en as la responsabilité. Mets toi bien ça dans le crâne.

Les yeux à demi ouverts par mes larmes séchées, je me hâtai vers mon protecteur et lui serrai une jambe. Depuis le temps qu'il m'avait manqué... Je remarquai alors que je mesurais à peine plus d'un mètre. Zohak trembla comme jamais. Je relâchai mon étreinte, en m'apercevant de sa confusion. Il était blanc. La sueur au front. Son visage était suppliant, comme un malade inquiet. Son coeur faisait rebondir son buste sur ses jambes fébriles. J'étais trop petite pour le soutenir, mais j'essayais de lui redonner courage en prenant sa main. Il eut grâce à cela la force de leur répondre :

- Vraiment... Je suis désolé. Je suis désolé, les gars...
- On s'en fout, fit Gulhak.
Il ne sembla guère surpris de cette réplique. Sans changer sa sombre expression, l'impulsif tourna nonchalamment la tête vers ses collègues, avant de faire demi tour.
- Je vais me coucher...
Nîbhak écarta la mâchoire de fatigue.
- Bon allez... conclut Arhak. Maintenant on va Essayer de dormir. Faite de beaux rêves, tout le monde. Pas vrai, Zohak ? »

Ce n'était même pas dit sur le ton de la plaisanterie. Jamais quiconque ne m'avait personnellement parler de façon aussi glaciale. Le prêtre accoucheur devait avoir développé un sentiment qui leur était étranger : celui du respect de la vie, y compris de la sienne. Comment lui reprocher de craindre pour sa survie, là où d'autres apprenaient à froidement tuer pour la leur ? Les zervanistes partirent dans leur cabine. L'auraient-ils applaudi d'assassiner un tigre, quand bien même cela aurait été une menace ? Zohak avait changé. Les années passées avec moi en avait fait quelqu'un de pacifique. Malgré ma détresse précédente, je lui montrai un sourire encourageant. Je l'aurais presque félicité pour sa retenue. S'il avait agi, Jehak y aurait peut-être laissé sa peau... Nous ne bougeâmes pas d'un pouce. Au fur et à mesure, les autres marins quittèrent le pont à leur tour. Il ne restait plus que nous deux. J'éprouvais un grand soulagement à retrouver mon compagnon. Même si ce n'était que de mon point de vue d'alors.

« Zohak, comment es-tu arrivé là, toi ? Que faisons-nous ici ? m'enquis-je, impatiente.

Il ne m'entendait pas. Seules de fortes respirations émanaient de sa bouche. Personne
n'avait du m'entendre un seul instant, sur ce bateau. J'avais cinq ans, à l'époque. Comment aurais-je pu converser avec eux ? Mon ami ne me vouait aucun regard, au point que j'en vinsse à douter qu'il eût remarqué ma présence. Mais il demeurait encore le dernier contact que je conservais de la réalité. Celle que j'avais quittée une demie heure plus tôt. C'était le meilleure moyen que j'avais de ne pas perdre pieds, m'assurer d'une constante lucidité. Nous réchappions de si loin... Je voulais m'accrocher à ce qui avait bâti ma vie. Ce que je pouvais encore reconnaître de mon monde. Un destin est plus précaire dans la jeunesse qu'après vingt vieillesses. Mes racines étaient tout ce que je voulais encore protéger. Je ne m'étais jamais autant rendu compte de ce que m'avait apportée l'éducation de Zohak. C'était une île de malheur. Mais c'était Mon île. C'était un vieillard pénible. Mais c'était le Mien. J'aurais pu avoir milles autres souvenirs, je les aurais possédés avec la même préciosité. Pour rien au monde je ne les aurais quittés. Pour que le prêtre me reconnaisse, ce n'était qu'une question de temps. Il ne pouvait en être autrement, me disais-je.

Je fixai son visage abattu. Il était fiévreux. J'allai pour dire quelque chose, quand soudain ses yeux se crispèrent. Il parut crier, sans qu'aucun son ne s'échappât de sa mâchoire contractée. Il s'avachit sur le ventre, la main cramponnée à sa toge.
« Zohak ! » hurlai-je.

Je ne savais quoi faire. Je criai à l'aide, mais ce ne fut pas plus efficace que mes questions. Zohak chavira lourdement sur mon épaule. Mais la peur me donna le pouvoir de le porter. J'avais enfin recouvert mes muscles. Le râle étouffé du vieil homme résonna à mes tympans. Si je n'agissais pas à temps, il serait trop tard lorsque l'on s'apercevrait de son attaque. Ses gestes étaient mouvementés. Il avait presque l'air handicapé. Réunissant toute ma détermination, je le portai jusqu'à l'intérieur, dans l'intention de prévenir les marins. Mais déjà je sentais l'embarcation se stabiliser. Alors que j'ouvrai devant nous la porte de bois, la stupéfaction me prit en trouvant derrière le sol terreux de notre campement. Le feu de camp crépitait encore, au milieu. Nous venions de traverser la grande palissade. Le bruit de la nature animait déjà nos arrières. Les flots avaient laissé place à la végétation de l'île. Un horizon tout aussi oppressant. Je ne savais plus quoi penser. Si nous étions plus en sécurité chez nous ? Ou avec de la compagnie, aussi cruelle fût-elle ? La situation m'échappait complètement. Il n'y avait rien à réfléchir. Tout à subir. Je courus comme je pouvais vers notre cabane. Il y avait forcément un remède à son mal...

Je le traînai avec difficulté le long de cette petite cour. Zohak se relâchait de plus en plus. Son poids m'était écrasant. Je parvins à entrouvrir la porte de notre chaumière, et nous poussai à l'intérieur. Les couloirs étaient plongés dans l'ombre. Je le guidai jusqu'à ma chambre. La sienne était trop désordonnée pour l'accueillir. A bout de force, je le tombai sur le dos, la tête sur l?oreiller, puis soufflais du produit de mon effort. Néanmoins, ce n'était pas fini. Je me rendais à la cuisine pour emprunter des allumettes, et revins vers le malade éclairée de trois bougies. Tandis que je les installais prudemment autour de lui, je reconnus à nouveau sa barbe blanche et ses rides. Cette syncope l'avait exténué. Il était aussi faible qu'un centenaire. Beaucoup plus faible que ce midi, c'était certain. Il ouvrit paisiblement les yeux, les tourna vers moi, les referma, puis les reporta dans le vide du plafond.
« Kaily... m'appela-t-il.

A nouveau, il m'adressait la parole.
- Zohak ! Je suis là... Qu'est-ce que qui t'est arrivé ?
Il fit enfin mine de me répondre. Je pouvais à nouveau communiquer avec lui.
- Je... Je crois que j'ai fait un infarctus...
- Un quoi ?...
- Une crise cardiaque...
Un mal de coeur ! compris-je soudain. Zohak était vieux, ce genre d'accident intervenait facilement, à cet âge. Je craignis pour sa santé. Tous ces événements devaient l'avoir éreinté. Son coeur n'avait pu les supporter.
- Tu... tu te sens bien ?
- Je suis fatigué... Je crois que... Je crois que j'ai déjà été mieux.
- Repose toi...

Au moins était-il capable d'avoir un semblant d'humour, même ironique. Son état n'était pas si grave. Nous avions une fois de plus frôlé le pire. Je commençais à peine à ressentir la gravité de ce qu'il s'était passé. Et avec, un sentiment inexplicable de culpabilité. Je semblais bien être la cause de tout. Le centre de tous les intérêts. Tout me concernait...
- Je suis désolée... lui confiais-je. Vraiment, je regrette... Si je n'étais pas allée dans son... dans ton bureau...
- Ce n'est rien... répondit-il distraitement.
Je songeai à l'instant précis où les choses avaient échappé à mon contrôle. En plein durant mon inspection de sa chambre. Avais-je été si loyale ? C'était à cause de cela que Jehak avait débarqué. Que tout avait commencé...
- Je voulais juste retrouver mon dessin... Je comprends pas comment ça a pu arriver...
- Ce n'est rien... Tu étais énervée... Je n'aurais pas du te parler comme ça...

Je levai le regard vers lui, interrogative. Je ne comprenais pas de quel énervement il parlait, ni ce qu'il avait bien pu me dire. Il ne m'avait pas adressée une seule phrase, ce soir-là.
- Pardon ?
Ses yeux étaient pourtant profonds, convaincus de leurs sentiments.
- En fait, ça me... dit-il navré. J'ai été trop brusque, avec... Je sais que ce... Prince, compte pour toi...
- Comment ça ?
Pourquoi me parlait-il du prince ? Ce n'en était pas un comparable qui m'avait libérée. Il n'y avait aucun honneur, chez les zervanistes, ni lieu de parler de "prince".
- J'aurais du comprendre, répondit-il, qu'à ton âge, les sentiments ont besoin de...

Mes sentiments... Ceux qui m'avaient submergée, les deux jours précédents. Ceux qui l'avaient tant perturbé. Il faisait référence à notre dispute de ce matin. Je comprenais enfin.
- Zohak... Je veux pas parler de ça...
Nous avions eu un quiproquo. Il fut aussi surpris de l'apprendre.
- Alors de quoi ? demanda-t-il.

Visiblement, rien ne l'avait marqué, durant cette dernière heure. Il n'avait aucun souvenir de ce qu'il venait de se passer. Peut-être ne l'avait-il seulement jamais vécu. J'avais été seule et isolée. Heureusement que je ne m'en apercevais que lorsque ce n'était plus le cas...
- De rien.
Je n'avais pas l'intention de lui en faire le récit. Les faits étaient beaucoup trop morbides. Je n'étais pas vraiment prête à les ressasser sitôt noyés dans mes émotions.
- Je vais te chercher à boire, dis-je en me levant.

Alors que je m'éloignais, les doutes m'envahirent de toutes parts. Je ne comprenais rien de ce que j'avais vécu. SI je l'avais vécu. Je me concentrais, tout en versant de l'eau fraîche du tonneau dans un gobelet d'argile. J'avais toujours eu des difficultés à savoir depuis quand je détestais Jehak. L'on m'avait laissée penser que de tels préjugés naissent à long terme, petit à petit. Pourtant, je sentais quelque chose de plus encré. De plus enfouis. Dans l'ombre des âges. Une impression que l'événement qui venait juste à peine de se produire, "avait eu" un rôle décisif. Il était tout récent, mais possédait déjà le vertige du temps. Je n'arrivais pas à l'expliquer.

Je revins vers mon patient. Il avait repris quelques couleurs.
- Voilà... lui dis-je en tendant le verre avec précaution.
Il but à petites gorgées. Je le fixai avec attention, anxieuse de voir son état empirer. Je ne m'étais jamais retrouvée confrontée à une telle situation. Ma responsabilité dans sa vie me faisait peur... Je me sentais perdue, dans le silence de sa maladie. Il me semblait cette gênante immobilité dût être rompue. J'avais besoin de dire quelque chose.

- Zohak, j'ai... J'ai beaucoup réfléchi, cette après-midi. A propos de ce que tu disais...
Il baissa son récipient, intrigué. J'avais manqué le fil de notre discussion juste avant. Il me fallait bien corriger cette erreur. Cela me permettait au passage de me changer un peu les idées, en me rappelant ce que j'avais vu sur la plage. Ce visage squelettique... Ces racines derrière le crâne... Cette lueur liquide... Ces tentacules...

- Tu as raison, repris-je. Il faut pas que je m'enfonce dans ce genre d'idées. Si ça se trouve, j'étais juste en train de délirer. Ce Prince n'a rien à m'apporter. C'était stupide de me préparer pour son regard, alors que je ne sais même pas si je le verrai un jour, ne serait-ce qu'une ressemblance. Si je continue à penser à lui... Je vais plus pouvoir m'en sortir.
Un large sourire s'étira sur ses joues. Il me regardait avec tendresse. Ma décision semblait lui enlever un grand poids. Si ce pouvait encore être celui des remords... J'excusai alors sa faute :
- Si je voulais reprendre mon dessin, c'était pour le déchirer.
- Mais pourquoi me parles-tu ainsi de ton dessin ? Il est là, intact, sur ta commode... ?


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