Note de la fic :
Anh Hao
Par : Roi_des_aulnes
Genre : Réaliste, Science-Fiction
Statut : Terminée
Chapitre 6 : Antithése, 2 B
Publié le 20/11/2012 à 17:14:27 par Roi_des_aulnes
J'ai soudain réalisé que j'avais passé les dix dernières heures, sans aucune pause, à découvrir la totalité de son projet. Je me suis décidé à prendre une pause et à faire un tour dans la ville plongée dans le jour des lampadaires.
Il n'y avait aucun doute que, de 1953 à 1989, Anh Hao avait contrôlé le Vingtième Siècle. La folie dont j'avais accusé Lâm semblait m'avoir saisi aussi. Il y aurait sans doute des milliers de choses à publier, des choses qui bouleverseraient la vision de l'histoire ; mais ce n'était pas mon œuvre. J'avais découvert cette histoire comme on découvre un continent. On ne publie pas un continent, on a peur de lui, de ses nuits malades, de ses insectes et de ses sauvages. On veut marcher sur sa terre, mais on a peur qu'il vienne dans la nôtre.
Anh Hao avait changé le monde, et les processus qu'il avait édifié ont probablement continué des années et des années après sa mort. Mais sans un homme pour les maintenir, sans une intelligence aussi puissante que la sienne, ils avaient été condamnés à disparaître. Le monde qu'il avait voulu élaborer avait atteint un point de non-retour. Il n'aurait été plus qu'un grand homme de plus, pas le Dieu qu'il aurait voulu être. Et Anh Hao, sentant la menace, avait voulu revivre. Mais comment ?
Détruire une idéologie, combattre même la nécessité de l'histoire, c'était une chose. Renaître ? C'était impossible. L'histoire ne se répétait jamais. Il restait des ruines, toujours sous la roche. Le terrain n'était pas le même. Non, Anh Hao ne pouvait pas revivre en tant que tel, parce qu'Anh Hao n'était pensable qu'au vingtième siècle.
Mais c'était ce qu'on disait aussi du communisme, des mouvements d'ultra-gauche. Et maintenant ils arpentaient les rues avec torches et fumigènes, et brûlait le monde autour d'eux. Lâm disait qu'Anh Hao en était responsable. Il me fallait savoir. Et je savais que à quelques kilomètres, il y en avait une, une longue marche à travers les immeubles.
Je n'avais jamais été à une seule manifestation de ma vie. Pour un homme de mon âge qui n'avait connu que la prospérité, perdre son temps pour combattre un système destiné à perdurer me semblait profondément absurde. Mon action ne pouvait rien, ma voix ne portait pas. J'étais une note dans la grande musique du libéralisme. Je croyais peut-être, et j'avais sans doute tort, que le monde était arrivé à la fin de l'histoire, et que plus rien ne changerait jamais sous la Clé du Sol, et que seul des géants pouvait, et un seul instant, quitter les lignes.
J'étais un étranger dans une mer de miroirs. Les gens autour de moi n'étaient pas moi. Et pourtant, les lumières agaçantes des lampadaires se reflétaient sur leurs peaux comme ils se reflétaient sur la mienne. J'avançais sans vraiment comprendre, au milieu des cris, des champs, et des prières, de toutes ces voix qui sortaient de nulle part et pourtant d'un seul point à la fois. Il me semblait que j'étais ce point, et aussi l'autre bout de l'univers.
Je suivais leurs échos ; je suivais aussi la lumière. A la recherche d'un ordre, d'un sens ou je ne sais quoi, d'une causalité perdue, d'un mystère à éclaircir. Je ne suis qu'un historien perdu dans le monde des hommes, pensais-je alors que puis-je faire sinon tenter de comprendre ce qui échappait à tous les autres ? Mes narines flairaient l'odeur âcre des fumigènes, qui montaient comme des murs bleus pour nous encercler, et je décryptais leur sein pour quelque chose qui pouvait encore circoncire le monstrueux Anh Hao dans sa prison de papier. Il n'y avait que du bruit là où je cherchais un homme.
Mais j'ai fini par les voir. Les grands dragons du goban de bois. Ce n'était pas les hommes que je devais chercher, mais leurs mouvements. Leurs ombres dans les lampadaire, leurs gestes. Là était l'ordre, et je ne pouvais croire qu'une telle harmonie, qu'une telle unité dans ses variantes, n'avait aucun sens. Ces manifestants anonymes, c'était Anh Hao, et ses fils qui les avaient méticuleusement tissés. Parce que la lumière, parce que cette grande lumière qui reflétait leur monde, venait de quelque part.
Un grand kaléidoscope tournait maintenant autour de moi, et reflétait dans les tons ocres et rouges les mêmes feux qui avaient enflammés le long Vingtième Siècle.La lumière voyage vite, pour les mortels, mais elle doit voyager loin. Elle traverse l'espace et le temps, rebondit sur les étoiles et fait brûler les comètes. Et quelque part, dans un autre temps, dans une autre ère, ces fils et ces rayons que je voyaient là étaient destinés à se fondre encore, et à forger une âme.
On pouvait presque entendre son cœur battre.
L’ennemi qu'il avait toujours craint n'était jamais mort. Il avait continué la partie sans Anh Hao. Mais cet ennemi était aussi devenu Anh Hao. Comme un joueur de go, capable de prévoir les réactions de l'adversaire, le vieux professeur avait su lire les grands mouvements que l'Histoire traçait. Celui qui lit l'Histoire devient l'Histoire. Et désormais, il pouvait revivre, créer un semblable, un frère, un fils capable de continuer sa lutte. Après Melkor viendra Sauron. Et comme son maître, il brisera les colonnes de Soleil et de Lune pour les mettre en joyaux, et les emprisonner dans sa couronne.
Et de cette lumière, je faisais partie.
Je me suis jeté hors de la foule. J'ai fui à travers les rangs des forces de sécurité. J'ai longé les boulevards vidés et fumeux, et je suis revenu droit chez Lâm. Je savais où elle habitait : l'adresse allait attachée au colis. Et même si je n'avais pas voulu pleinement l'admettre, je l'avais apprise par cœur.
C'était un grand palace blanc: la pluie tombait dru du ciel sombre sur l'herbe et les vitres. Je suis monté, j'ai sonné, et un homme à l'accent français m'a mené à elle. Elle ne dormait pas encore, elle était sur la terrasse, avec un verre de vin, en train de regarder une partie de son univers idéal brûler dans les faubourgs de la ville basse.
Elle se leva en me voyant. Une robe blanche et large la ceignait aux reins, voletait derrière elle comme les princesses d'antan, comme aurait du être Yen autrefois, comme l'était Yavannah attendant Manwé dans les palais de Valinor.
-Alors, vous avez compris, n'est-ce pas ?
J'ai réalisé que j'étais plein de boue et de cendres, et que mon visage devait faire peur. J'ai regardé par terre. Même ici, la terre pulsait de vie empoisonnée.
Je lui ait dit qu'Anh Hao avait tout pris. Que j'avais compris la symphonie qu'il nous jouait. Que par-dessus tout je m'excusais de mon comportement,et que j'étais vraiment, vraiment, désolé. Parce que la lumière, cette lumière terrible qu'il avait saisi par-dessus le monde, elle était aussi en moi. Elle était dans chaque homme qui peuplait cette Terre, mais elle étais particulièrement en moi. Parce que j'étais faible et que j'étais, selon sa conception, une ennemi de son utopie.
Mais j'avais une question.
-Pourquoi vouloir l'arrêter ? Je veux dire, il... il est pour tout ça. Si il veut se recréer, il gagnera tout de même. D'une certaine manière, vous êtes de son coté, pas de celui de ses ennemis.
C'était vrai. Mais c'était différent pour Lâm. Parce qu'Anh Hao ne se nourrissait pas uniquement de peur et de haine : il dévorait l'Histoire. Pas forcément l'histoire souterraine qu'il avait mit en place, mais parfois aussi, les grands mouvements qui avaient retenus l'attention des livres. Les batailles, les morts, les soviets et les maos, les expropriations et les déchéances. Et si elle ne craignait pas pour elle, elle craignait pour les autres. Elle me dit qu'elle pouvait vivre dans l'espace, et attendre qu'à nouveau, le cycle se referme. Anh Hao finirait par mourir à nouveau. Mais ce n'était pas le cas pour les pauvres. Elle ne parlait pas pour les ouvriers, pour le lumpenproletariat ou pour toutes ces classes qu'Anh Hao croyaient cruelles, qu'il avait rendu vivantes, mais pour les vrais pauvres, ceux qui ne pouvaient aller vivre sur Mars. Et qu'eux, ils devraient mourir avec le reste du monde. Ca, elle le refusait.
Elle avait dit ça en me regardant.
Nous nous sommes assis et nous avons continué à parler. J'ai dit beaucoup de choses. Beaucoup de bêtises. Et comme la première fois, elle a eu la gentillesse de m'interrompre, mais différemment, et je lui ait rendu son baiser. Nous nous sommes enfoncés comme deux ombres dans la terrasse enflammée, et nous avons fait l'amour doucement, comme pour ne pas réveiller le monde qui s'effondrait.
Puis, nous avons encore parlé. Toute la nuit. Je ne savais si on étais heureux ou terrifiés. Elle était émerveillée que quelqu'un la comprenne enfin, que quelqu'un ne la prenne plus pour une folle. Moi, j'étais juste ravi d'avoir trouvé quelqu'un, c'était tout. Mais au-dessus de ces bonheurs flairaient le danger d'Anh Hao, et les milliers de cadavres qu'il nous promettait dans une nouvelle guerre civile mondiale.
Elle me raconta une histoire. Il y avait eu un roi, dans l'empire Khmer du septième siècle. Il était tombé amoureux d'une jeune femme. C'était la fille d'un seigneur vassal, qui vivait dans un grand palais aux mur d'argent, au milieu de la jungle noire. Il avait envoyé ses meilleurs cavaliers pour la ravir, et tour à tour, les meilleurs ménestrels vinrent demander sa main pour lui. On ne sait ce que dit la fille, mais son père la refusa au roi : elle était censé servir les Dieux et pas les hommes. Devenir une grande prêtresse du royaume, et la femme des idoles.
Alors le roi vint lui-même. Il encercla la cité et commença le siège. Il attaqua les murs dix-ssept fois, et chaque fois, il rebondit sur eux. La dix-huitième fois, il fut percé d'une flèche, et mourut.
Il n'avait qu'un enfant mâle, d'une concubine. Son fils fut chassé du palais.
L'enfant grandit, au milieu des montagnes. Il devint plus fort, plus habile, plus malin que tous les autres. Les arbres, les tigres, les mercenaires, les foules lu obéirent tour à tour. Et il reconquit son royaume, enchaîna les Etats indépendants, et recréa son nœud de puissance dans la jungle. Alors que tout lui appartenait, il vint vers la cité d'argent, brisa ses murs, et entra dans le palais. La princesse qu'aimait autrefois le roi était repoussante, désormais, et déjà fletrie : et elle priait vers les dieux, criant au prince que c'était trop tard, qu'il ne pouvait pas rattraper l'échec de son père. Que sa voie était tracée et qu'il avait eu justice. Le prince la laissa à la disposition de ses troupes. Une petite fille naquit de ce crime, destinée à se marier à lui. Mais elle s'échappa à son tour. Le prince disparut dans la forêt à sa suite, et personne ne connaît la fin.
Dans le silence de notre lit, dans la grande fresque numérique du plafond, nous pouvions voir des échelles redescendre les couches anciennes du monde. Partout, l'histoire recommençait. Dans les fosses du temps, naissait des gardiens, des hommes qui défiaient les cycles, les mouvements, les processus, les prophéties ; et chacun d'entre eux, pour vivre, devait recréer son adversaire, une autre cité aux murs d'argent rouges. Anh Hao était l'une de ces particules jetés dans le vide par une atroce erreur de l'histoire, il avait rejoint le peuple de ces anthropophages ; et il se dressait devant nous, son regard mort jetant les feux de la guerre civile de l'humanité contre l'humanité.
Oui, j'en était certain : dans un ventre anonyme, il suçait le sang d'une mère. Peut-être marchait-il déjà parmi nous, une mine chez les hommes, prêt à rencontrer sa Yen et à détruire le monde. Ce monde auquel je tenais enfin.
Que pouvions-nous faire d'autre ? Il nous fallait nous battre.
Il n'y avait aucun doute que, de 1953 à 1989, Anh Hao avait contrôlé le Vingtième Siècle. La folie dont j'avais accusé Lâm semblait m'avoir saisi aussi. Il y aurait sans doute des milliers de choses à publier, des choses qui bouleverseraient la vision de l'histoire ; mais ce n'était pas mon œuvre. J'avais découvert cette histoire comme on découvre un continent. On ne publie pas un continent, on a peur de lui, de ses nuits malades, de ses insectes et de ses sauvages. On veut marcher sur sa terre, mais on a peur qu'il vienne dans la nôtre.
Anh Hao avait changé le monde, et les processus qu'il avait édifié ont probablement continué des années et des années après sa mort. Mais sans un homme pour les maintenir, sans une intelligence aussi puissante que la sienne, ils avaient été condamnés à disparaître. Le monde qu'il avait voulu élaborer avait atteint un point de non-retour. Il n'aurait été plus qu'un grand homme de plus, pas le Dieu qu'il aurait voulu être. Et Anh Hao, sentant la menace, avait voulu revivre. Mais comment ?
Détruire une idéologie, combattre même la nécessité de l'histoire, c'était une chose. Renaître ? C'était impossible. L'histoire ne se répétait jamais. Il restait des ruines, toujours sous la roche. Le terrain n'était pas le même. Non, Anh Hao ne pouvait pas revivre en tant que tel, parce qu'Anh Hao n'était pensable qu'au vingtième siècle.
Mais c'était ce qu'on disait aussi du communisme, des mouvements d'ultra-gauche. Et maintenant ils arpentaient les rues avec torches et fumigènes, et brûlait le monde autour d'eux. Lâm disait qu'Anh Hao en était responsable. Il me fallait savoir. Et je savais que à quelques kilomètres, il y en avait une, une longue marche à travers les immeubles.
Je n'avais jamais été à une seule manifestation de ma vie. Pour un homme de mon âge qui n'avait connu que la prospérité, perdre son temps pour combattre un système destiné à perdurer me semblait profondément absurde. Mon action ne pouvait rien, ma voix ne portait pas. J'étais une note dans la grande musique du libéralisme. Je croyais peut-être, et j'avais sans doute tort, que le monde était arrivé à la fin de l'histoire, et que plus rien ne changerait jamais sous la Clé du Sol, et que seul des géants pouvait, et un seul instant, quitter les lignes.
J'étais un étranger dans une mer de miroirs. Les gens autour de moi n'étaient pas moi. Et pourtant, les lumières agaçantes des lampadaires se reflétaient sur leurs peaux comme ils se reflétaient sur la mienne. J'avançais sans vraiment comprendre, au milieu des cris, des champs, et des prières, de toutes ces voix qui sortaient de nulle part et pourtant d'un seul point à la fois. Il me semblait que j'étais ce point, et aussi l'autre bout de l'univers.
Je suivais leurs échos ; je suivais aussi la lumière. A la recherche d'un ordre, d'un sens ou je ne sais quoi, d'une causalité perdue, d'un mystère à éclaircir. Je ne suis qu'un historien perdu dans le monde des hommes, pensais-je alors que puis-je faire sinon tenter de comprendre ce qui échappait à tous les autres ? Mes narines flairaient l'odeur âcre des fumigènes, qui montaient comme des murs bleus pour nous encercler, et je décryptais leur sein pour quelque chose qui pouvait encore circoncire le monstrueux Anh Hao dans sa prison de papier. Il n'y avait que du bruit là où je cherchais un homme.
Mais j'ai fini par les voir. Les grands dragons du goban de bois. Ce n'était pas les hommes que je devais chercher, mais leurs mouvements. Leurs ombres dans les lampadaire, leurs gestes. Là était l'ordre, et je ne pouvais croire qu'une telle harmonie, qu'une telle unité dans ses variantes, n'avait aucun sens. Ces manifestants anonymes, c'était Anh Hao, et ses fils qui les avaient méticuleusement tissés. Parce que la lumière, parce que cette grande lumière qui reflétait leur monde, venait de quelque part.
Un grand kaléidoscope tournait maintenant autour de moi, et reflétait dans les tons ocres et rouges les mêmes feux qui avaient enflammés le long Vingtième Siècle.La lumière voyage vite, pour les mortels, mais elle doit voyager loin. Elle traverse l'espace et le temps, rebondit sur les étoiles et fait brûler les comètes. Et quelque part, dans un autre temps, dans une autre ère, ces fils et ces rayons que je voyaient là étaient destinés à se fondre encore, et à forger une âme.
On pouvait presque entendre son cœur battre.
L’ennemi qu'il avait toujours craint n'était jamais mort. Il avait continué la partie sans Anh Hao. Mais cet ennemi était aussi devenu Anh Hao. Comme un joueur de go, capable de prévoir les réactions de l'adversaire, le vieux professeur avait su lire les grands mouvements que l'Histoire traçait. Celui qui lit l'Histoire devient l'Histoire. Et désormais, il pouvait revivre, créer un semblable, un frère, un fils capable de continuer sa lutte. Après Melkor viendra Sauron. Et comme son maître, il brisera les colonnes de Soleil et de Lune pour les mettre en joyaux, et les emprisonner dans sa couronne.
Et de cette lumière, je faisais partie.
Je me suis jeté hors de la foule. J'ai fui à travers les rangs des forces de sécurité. J'ai longé les boulevards vidés et fumeux, et je suis revenu droit chez Lâm. Je savais où elle habitait : l'adresse allait attachée au colis. Et même si je n'avais pas voulu pleinement l'admettre, je l'avais apprise par cœur.
C'était un grand palace blanc: la pluie tombait dru du ciel sombre sur l'herbe et les vitres. Je suis monté, j'ai sonné, et un homme à l'accent français m'a mené à elle. Elle ne dormait pas encore, elle était sur la terrasse, avec un verre de vin, en train de regarder une partie de son univers idéal brûler dans les faubourgs de la ville basse.
Elle se leva en me voyant. Une robe blanche et large la ceignait aux reins, voletait derrière elle comme les princesses d'antan, comme aurait du être Yen autrefois, comme l'était Yavannah attendant Manwé dans les palais de Valinor.
-Alors, vous avez compris, n'est-ce pas ?
J'ai réalisé que j'étais plein de boue et de cendres, et que mon visage devait faire peur. J'ai regardé par terre. Même ici, la terre pulsait de vie empoisonnée.
Je lui ait dit qu'Anh Hao avait tout pris. Que j'avais compris la symphonie qu'il nous jouait. Que par-dessus tout je m'excusais de mon comportement,et que j'étais vraiment, vraiment, désolé. Parce que la lumière, cette lumière terrible qu'il avait saisi par-dessus le monde, elle était aussi en moi. Elle était dans chaque homme qui peuplait cette Terre, mais elle étais particulièrement en moi. Parce que j'étais faible et que j'étais, selon sa conception, une ennemi de son utopie.
Mais j'avais une question.
-Pourquoi vouloir l'arrêter ? Je veux dire, il... il est pour tout ça. Si il veut se recréer, il gagnera tout de même. D'une certaine manière, vous êtes de son coté, pas de celui de ses ennemis.
C'était vrai. Mais c'était différent pour Lâm. Parce qu'Anh Hao ne se nourrissait pas uniquement de peur et de haine : il dévorait l'Histoire. Pas forcément l'histoire souterraine qu'il avait mit en place, mais parfois aussi, les grands mouvements qui avaient retenus l'attention des livres. Les batailles, les morts, les soviets et les maos, les expropriations et les déchéances. Et si elle ne craignait pas pour elle, elle craignait pour les autres. Elle me dit qu'elle pouvait vivre dans l'espace, et attendre qu'à nouveau, le cycle se referme. Anh Hao finirait par mourir à nouveau. Mais ce n'était pas le cas pour les pauvres. Elle ne parlait pas pour les ouvriers, pour le lumpenproletariat ou pour toutes ces classes qu'Anh Hao croyaient cruelles, qu'il avait rendu vivantes, mais pour les vrais pauvres, ceux qui ne pouvaient aller vivre sur Mars. Et qu'eux, ils devraient mourir avec le reste du monde. Ca, elle le refusait.
Elle avait dit ça en me regardant.
Nous nous sommes assis et nous avons continué à parler. J'ai dit beaucoup de choses. Beaucoup de bêtises. Et comme la première fois, elle a eu la gentillesse de m'interrompre, mais différemment, et je lui ait rendu son baiser. Nous nous sommes enfoncés comme deux ombres dans la terrasse enflammée, et nous avons fait l'amour doucement, comme pour ne pas réveiller le monde qui s'effondrait.
Puis, nous avons encore parlé. Toute la nuit. Je ne savais si on étais heureux ou terrifiés. Elle était émerveillée que quelqu'un la comprenne enfin, que quelqu'un ne la prenne plus pour une folle. Moi, j'étais juste ravi d'avoir trouvé quelqu'un, c'était tout. Mais au-dessus de ces bonheurs flairaient le danger d'Anh Hao, et les milliers de cadavres qu'il nous promettait dans une nouvelle guerre civile mondiale.
Elle me raconta une histoire. Il y avait eu un roi, dans l'empire Khmer du septième siècle. Il était tombé amoureux d'une jeune femme. C'était la fille d'un seigneur vassal, qui vivait dans un grand palais aux mur d'argent, au milieu de la jungle noire. Il avait envoyé ses meilleurs cavaliers pour la ravir, et tour à tour, les meilleurs ménestrels vinrent demander sa main pour lui. On ne sait ce que dit la fille, mais son père la refusa au roi : elle était censé servir les Dieux et pas les hommes. Devenir une grande prêtresse du royaume, et la femme des idoles.
Alors le roi vint lui-même. Il encercla la cité et commença le siège. Il attaqua les murs dix-ssept fois, et chaque fois, il rebondit sur eux. La dix-huitième fois, il fut percé d'une flèche, et mourut.
Il n'avait qu'un enfant mâle, d'une concubine. Son fils fut chassé du palais.
L'enfant grandit, au milieu des montagnes. Il devint plus fort, plus habile, plus malin que tous les autres. Les arbres, les tigres, les mercenaires, les foules lu obéirent tour à tour. Et il reconquit son royaume, enchaîna les Etats indépendants, et recréa son nœud de puissance dans la jungle. Alors que tout lui appartenait, il vint vers la cité d'argent, brisa ses murs, et entra dans le palais. La princesse qu'aimait autrefois le roi était repoussante, désormais, et déjà fletrie : et elle priait vers les dieux, criant au prince que c'était trop tard, qu'il ne pouvait pas rattraper l'échec de son père. Que sa voie était tracée et qu'il avait eu justice. Le prince la laissa à la disposition de ses troupes. Une petite fille naquit de ce crime, destinée à se marier à lui. Mais elle s'échappa à son tour. Le prince disparut dans la forêt à sa suite, et personne ne connaît la fin.
Dans le silence de notre lit, dans la grande fresque numérique du plafond, nous pouvions voir des échelles redescendre les couches anciennes du monde. Partout, l'histoire recommençait. Dans les fosses du temps, naissait des gardiens, des hommes qui défiaient les cycles, les mouvements, les processus, les prophéties ; et chacun d'entre eux, pour vivre, devait recréer son adversaire, une autre cité aux murs d'argent rouges. Anh Hao était l'une de ces particules jetés dans le vide par une atroce erreur de l'histoire, il avait rejoint le peuple de ces anthropophages ; et il se dressait devant nous, son regard mort jetant les feux de la guerre civile de l'humanité contre l'humanité.
Oui, j'en était certain : dans un ventre anonyme, il suçait le sang d'une mère. Peut-être marchait-il déjà parmi nous, une mine chez les hommes, prêt à rencontrer sa Yen et à détruire le monde. Ce monde auquel je tenais enfin.
Que pouvions-nous faire d'autre ? Il nous fallait nous battre.