Note de la fic : :noel: :noel: :noel: :noel:

Anh Hao


Par : Roi_des_aulnes
Genre : Réaliste, Science-Fiction
Statut : Terminée



Chapitre 9 : III-B


Publié le 20/12/2012 à 22:54:07 par Roi_des_aulnes

Lâm et moi, nous nous regardâmes un long moment sans rien dire. Je pouvais voir peu à peu son sourire confiant se fissurer. Elle attendait ma réaction comme on attend une demande en mariage.
Je tenta de la gifler, mais elle recula comme un spectre rapide.
-Tu m'as utilisé depuis le départ. Tout ce dont tu avais besoin, c'est de diplômes pour accréditer ton histoire. Et pour cela tu m'as fait croire que...
Dehors, la foule gronda comme un fauve. Elle était trop proche.
Elle me dit qu'elle ne m'avait pas menti, pas totalement. Et elle rentra à nouveau dans son palais.
Alors que je la suivais, je ne put m'empêcher de regarder ma partie, éperdu. Un bras me tendit une enveloppe.
-Je possède une lettre d'Anh Hao. Une seule. De tout ce que tu auras touché venant de moi, c'est la seule authentique. C'est une lettre que possédait ma grand-mère. Elle était la servante de Yen. Elles sont devenues amies après 1949, et l'a conservé après sa mort. Tu veux la lire ? C'est à partir d'elle que tout a commencé.
-Comment je peux faire pour te croire à nouveau ?
Elle haussa les épaules.
-Tu pourrais la faire identifier. Mais pour le moment, tu devras à nouveau me croire sur parole.
J'avais la gorge sèche et les mains tremblantes. Je regardais le goban de façon indistincte. Quelque chose s'y était passé que je ne pouvais pas encore saisir.
Je l'ouvris. Les lettres avaient changés. La fine écriture d'Anh Hao que je connaissais était devenue tremblante et timide.
« Chère Yen,
Cela fait trente-cinq ans maintenant que nous nous sommes pas vu, ni reparlé. J'ignore si cette lettre arrivera à destination, ni même si tu la liras. Nous avons dit beaucoup de choses, ce soir-là, à Times Squares. Des choses que pour ma part, je regrette désormais. Peut-être avait-tu raison.
J'ai tenté de changer l'histoire, et, par chance, elle a suivi le mouvement que j'espérais. Mais je ne suis pas naïf, je n'ai jamais réussi à changer quoi que ce soit. Un individu ne peut rien face aux masses et aux ères.
Mais je ne me suis jamais intéressé au communisme, ni à l'histoire. Ce n'était que la première étape, et puisque je suis certain maintenant d'avoir échoué, je peux te le dire. Je vais mourir bientôt. Ce que je voulais, ce n'était pas le monde comme monde, mais comme berceau. Comme ton berceau. Et j'espère que dans le grand mouvement qui libère l'Europe maintenant, il se trouve l'embryon d'un univers où quelqu'un comme toi pourra vivre à nouveau.
Pardonne-moi,
Anh Hao, le 17 février 1988 »
Je relus la lettre lentement, histoire de bien comprendre. Lâm me regardait, cette fois-ci terriblement sérieuse. J'ai bredouillé.
-Anh Hao n'a jamais voulu anéantir le communisme, n'est-ce pas ?
-Non. Il voulait le retarder.
Elle s'assit doucement à coté de moi, et me prit la main.
Anh Hao se moquait de sa propre vie. Sa propre vie, il l'avait perdu, pièce après pièce. Il avait perdu son intérêt pour le go, si il en avait jamais eu un. Il avait quitté Yen pendant la guerre. Et quand elle s'était arrêté, sa princesse n'avait plus été la même. Les monstres rouges avaient parasités son âme, et les ennemis de classe n'avait plus de place dans son cœur.
Si il avait si furieusement combattu le communisme, ce n'était pas par vengeance ou par peur. C'était pour retarder le Grand Soir final. C'était pour faire perdurer la tension entre les deux univers. Parce que si seule une révolution naissante pouvait faire naître un Anh Hao, elle était aussi la seule condition pour recréer Yen.
-Il a voulu lui offrir l'immortalité.
Je tenta de reculer, mais elle me tint fermement.
-C'est impossible, articulai-je, Anh Hao n'a jamais réussi à créer un monde. Il n'aurait pas...
-Quelle importance ? Anh Hao n'a peut-être jamais réussi à changer l'univers grâce à ses transactions financières, mais le monde a changé malgré tout. Grâce à toi.
Et elle murmura, plus bas, en me serrant contre elle.
-J'ai lu cette lettre quand j’étais toute petite. Ma grand-mère me racontait cette histoire chaque soir avant de m'endormir. C'est grâce à ça que j'ai su qui j'étais vraiment. Peut-être qu'Anh Hao voulait que je la lise. Peut-être qu'il l'a écrite à dessein pour qu'une simple petite fille puisse devenir sa Yen. Pour qu'elle puisse le retrouver.
Et elle me raconta une nouvelle histoire.
Yen avait aimé Anh Hao. Ce n'était pas elle qui l'avait rejetée, mais lui. Sans rien dire, avec sa manière à lui, sa façon de fuir les questions, de fuir aussi l'histoire inconnue qu'elle lui racontait alors. Et ils avaient continués à vivre, enchaînés à leurs mondes, le libéral et la communiste, le conservateur et la révolutionnaire, partagée dans la même énergie surnaturelle, rejouant dans leurs gobans d'argents et de mots les doux jeux d'un printemps d'avant fin du monde.
-Mais nous ne sommes plus dans les années 30, j'ai bredouillé. Tu as tout ce que tu veux, Lâm.
Elle se leva, ses grands ornements rouges roulant autour d'elle, et darda sur moi des yeux tristes et furieux. L'air autour d'elle semblait lui obéir.
-Tu penses que c'est si simple, d'être l'héritière d'une grande fortune ? De ne pas pouvoir faire ce que tu veux faire, de ne pas pouvoir être ce que tu as envie d'être, de … ne pas pouvoir être avec ceux que tu aimes ? Si tu savais combien j'ai lutté pour croire qu'il existait le bonheur dans ce monde-là. Même quand je t'ai rencontré, j'hésitais, je n'étais pas sure. C'était vraiment de... la curiosité et puis... je sais pas, tu étais là, tout seul, à regarder les images... Je voulais te parler, t’impressionner, te montrer que j'étais différente.
Mais elle était allée trop loin. Je ne la croyais déjà plus. Sans lui prêter d'autre attention, je suis allé à la fenêtre. La foule s'approchait encore. Elle renversait les camions de policiers, traversaient les fumigènes comme une ombre. Des coups de feu retentirent, et quelques uns tombèrent. Ce fut alors comme un crépitement incessant, et des éclats de lumières dans les rues endormies, quelque chose qui sonnait comme la fin d'un monde et le début d'un nouveau.
-Nous pouvons encore tout arrêter.
Ce n'était pas pour la foule, non, ce n'était pas pour l'effondrement de cet univers. Il était déjà perdu. Non, c'était pour arrêter le mouvement de l'histoire. Pour arrêter le terrible balancier qui rendait le monde vivant. Pour sauver ce qu'il y a encore à sauver.
Et encore une fois, je refusa de comprendre.
Alors elle me demanda, devant les flammes de l'histoire qui s'approchaient encore, ce dont je me souvenais de la naissance d'Anh Hao. De sa vraie naissance. Puisque le go était truqué, ce n'était pas à douze ans. Mais il y avait bien eu une énergie, quelque chose de puissant qui s'était définitivement éveillé en 1953, et qui avait naquit au printemps de 1937.
Cette chose, c'était Yen.
-Non, les gens ne peuvent pas changer l'histoire. On ne crée pas les autres.
-Tu as changé l'histoire. Et à chaque génération, nous nous approchons d'avantage de ce qu'Anh Hao et Yen aurait vraiment du être.
-C'est à dire ?
Des gardiens. Des génies. Des créatures immortelles capable de se dupliquer dans le temps et l'espace, de donner naissance à l'un et à l'autre, à son adversaire et à son amant. Des variations infinies de la même histoire.
Et elle rajouta enfin, après une grande inspiration.
-Notre histoire.
Elle me quitta pour avancer vers le balcon. La vague humaine semblait s'approcher. Les cris percutaient les murs, prêt à nous enflammer.
Mais je n'étais déjà plus là. J'étais à Times Square, le 17 février 1953. A Paris au printemps 1767. A Vijayanâgara en 1640. Et dans des dizaines d'endroits, de lieux, de temps, qui finissaient toujours de la même façon, par cette femme qui se détournait, par sa chevelure qui fuyait à travers l'espace, dans cette histoire parallèle et les liens qui la reliaient à la mienne.
Yen avait crée Anh Hao. Anh Hao avait crée Lâm. Et le prince fou du Cambodge, et les reines d'Europe et d'Amériques, et Varda et Manwé, et les écrivains monstrueux des siècles passé, et ceux qui dans l'ombre et dans la lumière avait perpétué le songe dément d'une voix unique dans l'histoire, ils s'étaient donnés naissances, comme maîtres et amants, comme épouse toujours fuyante, reproduisant la fiction éternelle de la cité au mur d'argent. Melian et Thingol. Belen et Luthien. Arwen et Aragorn. Yen et Anh Hao.
Moi et Lâm.
Etourdi, je me tourna vers elle. Ils étaient là, les Valars et les armées de la Grande Colère. Quand j'apparus à la terrasse, leurs cris disparurent au fin fond de leur gorge : dès le premier mouvement, ils m'avaient reconnu. J'ai prononcé un mot : il retentit comme une symphonie nouvelle dans l'Histoire.
Lâm me sourit et me tendis la main. Des milliers de mains s'étaient tendues, autrefois. Chacune avait été refusée.
Et à chaque fois, un monde s’abattait.
Alors la foule entière du monde en colère eut peur de moi et l'aima elle, et ils s'agenouillèrent ensemble devant les maîtres de l'Histoire, devant moi et Lâm, devant le prince et la prêtresse qui avaient voulus fabriquer le monde, devant la foule de couples, de haines, de refus qui les séparaient de moi.
Je m'enfuis à toute jambe. Lâm cria quelque chose derrière moi, mais je ne l'entendit pas, je ne voulais plus l'entendre. Je n'étais qu'un historien pris dans la folie furieuse d'une gamine capricieuse. Je n'étais personne, juste quelqu'un à qui on avait donné une chance d'aimer un monde déjà en ruine.
Alors que je courais dans les rues illuminés de notre haute cité, je voyais mes reflets innombrables sur les vitres noircies par le chaos, les volutes de fumées que déplaçaient mon corps, et toute la puissance des fins rayons lumineux qui tombaient incessamment vers moi. Je sentais le poids de mes pas sur le sol de goudron, les tremblements du temps, les papillons que j'écrasais pour l'éternité et les vents qui changeaient les époques. Quelque part dans l'air, je les sentais, ces sortilèges que j'avais cru faux et que nous avions rendus vrais, et leurs martèlements enfonçaient la terre promise de notre ère derrière moi.
Je suis rentré chez moi. J'ai pleuré. J'ai commencé à écrire.


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