Note de la fic :
Publié le 20/12/2012 à 22:53:29 par Roi_des_aulnes
La nuit était encore plus enfumée que d'habitude. Au loin, on entendait des cris et des coups de feu.
Lâm m'ouvrit, et je la trouva décidément trop belle pour être honnête. Une robe rouge et simple l'enveloppait finement, relevait ses formes, la douceur de ses traits jusqu'à la caricature. Elle me demanda ce qui se passait.
-Jouons.
-Quoi ?
-Au Go. Tu dois avoir un goban, ici, non ? Jouons.
Elle essaya d'argumenter qu'il était deux heures du matin, qu'elle était fatiguée, que je ne pouvais pas la forcer. Je m'assis simplement, joua une pierre au hasard, et la défia du regard. Celui qu'elle me renvoya était d'une violence et d'une résolution que je ne lui avait jamais vu.
La partie fut longue, très longue. Mais je savais dès le dixième coup.
-C'est le style d'Anh Hao.
Elle me regarda longtemps, avant de jouer à son tour.
-Je l'ai étudié. C'est normal que je joue comme lui.
C'était faux. On ne pouvait pas imiter Anh Hao. Les dragons rugissaient dans les pierres et s'approchaient trop des bords.
-J'ai fait quelques recherches, dis-je simplement.
Elle haussa les yeux. Je claqua ma pierre sur la table de bois. Je ne me suis jamais senti autant en confiance avec elle qu'à ce moment-là.
Il y avait plusieurs éléments qui confirmaient mes soupçons, des éléments que Lâm ne pouvait pas nier.
L'ordinateur central, programmé par les entreprises Solar, avait indiqué de fortes probabilités pour que le journal d'Anh Hao soit faux. Bien entendu, quand on faisait une analyse par corrélation avec les documents historiques du Vingtième Siècle que contenait l'immense base de données, la probabilité d'un document authentique baissait à moins de trente-cinq pour mille. Lâm pouvait aisément éviter la vérité, en disant qu'Anh Hao s'était justement arrangé pour dissimuler ces documents et en cacher le sens.
Mais il y avait autre chose, qu'avait remarqué l'ordinateur et que je n'avais pu repérer par moi-même : l'anachronisme. Il s'agissait de toutes petites choss, des structures de phrases, des élargissements de sens, des métaphores improbables. Mais il ne faisait aucun doute, quand on les additionnait, que l'auteur n'avait jamais connu le Vingtième Siècle. L'accent d'Anh Hao et ses difficultés linguistiques ne pouvaient pas tout expliquer. Les erreurs et les fautes grammaticales, exagérés, ne semblaient pas provenir d'un homme qui utilisait le chinois comme langue courante. La voix du cahier provenait plus probablement du Vietnam plutôt que de Shanghaï (respectivement de 563 sur mille et 324 sur mille.). L'ordinateur, bien qu'hésitant sur la datation exacte, ne laissait qu'une chance sur dix pour que le document vienne de l'époque donnée. Si on la confrontait avec les éléments biographiques d'Anh Hao, on tombait à cinq pour mille.
Lâm m'interrompit en frappant le goban d'une pierre blanche.
-Et tu va suivre les avis d'un ordinateur, maintenant ? Anh Hao n'a pas prévu le futur, il l'a crée. Ce monde est inspiré de ses rêves, ça t'étonne que son style soit devenu le nôtre ?
-Encore faudrait-il qu'il ait réussi.
Et je lui montra le journal que m'avait confié l'artiste.
Le premier journal d'Anh Hao que m'avait passé Lâm avait été commencé en 1955, deux ans après Times Square et le gigantesque projet qu'il avait élaboré. Il s'achevait en 1989. Il était pleins de symbole, de phrases à double-sens, de labyrinthes. Un puzzle qui appelait au décryptage, à l'extrapolation, au mystére, aux exemples parlants, à toutes ces choses que les historiens de l'art et des idées adorent.
Anh Hao avait commencé l'écriture du second journal en 1976, lors de l’élection de Jimmy Carter et de la grande offensive des communistes à travers le monde, et lui aussi s'achevait à sa mort. Mais il n'y avait rien de dissimulé, rien de caché. Juste le style froid et lent, une dissertation sans énergie fait par un homme vraisemblablement très malheureux. Il l'avait commencé pour, selon ses mots, « prendre un nouveau départ ». Il y écrivait que ses rêves titanesques avaient échoués, sans espoir de retour. Son argent n'avait pas voulu suivre ses volontés. A partir du milieu des années 1960, il n'avait déjà plus rien de son héritage. Il avait envisagé d'investir son salaire, mais ce n'était que des poignées de sable jetés dans un ouragan, et, et c'est misérable, il avait son confort, qu'il ne voulait pas quitter. C'était cet acte qui m'avait le plus frappé. Anh Hao, le monstre qui terrorisait la Terre, qui dévorait l'Histoire, avec son pardessus elimé et ses yeux de dragons, sacrifiant son idéal pour un bon restaurant ou un nouveau canapé, pleurant la nuit devant les luxes qui tuaient la dernière étincelle de son rêve.
Il avait tenté d'oublier, oui. Jusqu'au bout. Il avait voulu, à partir de 1976, renoncer à l'espoir qui dévorait sa vie. Ce même espoir qui le poussait à sourire en attendant Yen, en jouant au go. Il avait voulu tuer les monstruosités qui courraient au fond de lui, les forces historiques invraisemblables qu'il avait rencontré dans sa jeunesse. Il avait voulu, d'une certaine manière, réussir à vivre dans le monde libéral qu'il protégeait, fusionner avec les ennemis de son grand adversaire, et se sentir comme un organe de plus dans le grand corps de l'Ouest.
Mais l'espoir revenait, toujours. Parce que dans ce triomphe éphémère du communisme, on pouvait déjà apercevoir les prolégomènes de son effondrement. Il y avait le courage de Soljénitsyne et les lachetés de l'euroccomunisme, les nouveaux philosophes, le gel Brejnévien. L'Europe de l'Est commençait à bruler. Puis, il y eut Andropov, Tchernenko, et surtout Gorbatchev. Jamais personne ne blessa plus Anh Hao que Gorbatchev, ce jeune politicien rêveur qui détruisit l'Union Soviétique. Parce qu'Anh Hao lisait les journaux. Il ouvrait, tous les soir, cette grande télévision qui lui avait coûté une fortune. Il voyait peu à peu, peut-être avant tout le monde, que Reagan n'était pas qu'un acteur de seconde zone, que l'Afghanistan était une poudrière, la Guerre des Etoiles un piège. Et dans chaque fissure, chaque cri du grand monstre rouge, il se voyait, il voyait son argent, le précieux argent de son passé doré, percer les murs et ouvrir les consciences. Cela ravivait sa croyance en son exceptionnalité. Il sentait sa voix dépasser celle de la Grande Musique, et le tintamarre de ses cordes subvertir la philosophie de l'histoire. Et quand il écrivait la nuit, sous l'emprise du chagrin et de la solitude, il avait parfois des phrases longues comme les miennes, dans lequel soudain il se ratachait à nouveau à cette gigantesque lutte, à la haine tenace et invincible qui l'avait tenu à Times Square.
C'est ses éclats là qui dominérent à la fin, alors que le rideau de fer s'agitait sous le vent des peuples. Il ne put voir l'éclatement du bloc, car il mourut de regret.
Lâm m'interrompit plusieurs fois. Elle se moqua de mois, s'énerva, menaça de me quitter. Elle pleura un peu, aussi. Quand je termina mon récit, elle avait baissé la tête. Ses yeux rougis s'accrochaient au goban pour ne pas contempler l'abîme. Autour de nous, les cris des manifestations retentissaient.
-Il a eu tort de penser cela, finit-elle par dire. Il a vraiment changé l'histoire.
-Anh Hao a soutenu le bon camp, c'est tout.
-Anh Hao était Melkor, il a fait résonner...
Non, Anh Hao n'était pas Melkor, il était Tolkien.
Ce n'était pas ses actions qui le rendait si exceptionnel. Et ce n'était pas non plus sa propre vie. Non, ce qui le séparait des autres hommes, c'était sa théorie, une lecture de l'histoire unique, une grande fiction qui prenait tous les apparats de la vérité.
Il avait perdu un monde en 1953, si il en avait jamais eu un. Il était seul, perdu au milieu d'une forêt de symboles et d'événements qu'il ne pouvait comprendre, parce qu'il ne pouvait pas les contrôler. Alors il avait crée une fiction. Il avait prétendu que sous les pavés de Paris et de Londres, se trouvait Utumno. Lentement, patiemment, le monde vierge qu'il prétendait découvrir était devenu une clé de lecture pour comprendre le communisme, pour saisir 1962, pour aimer la solitude. L'Amérique était devenu Angband, et la mort le visage fermé de Mandos. Et, au centre de ce monde invisible et improuvable, de cette religion démente de l'histoire, il s'était assis sur son trône de papier et de paroles.
Et je rajouta, à voix basse : « un trône auquel tu m'as fait croire ». Et je n'eus pas besoin de continuer pour qu'elle sache à quel point j'avais tout compris.
Lâm avait acquis Unimonde. Héritière d'une grande dynastie, elle s'était faite actionnaire principale à l'âge de seize ans. Le grand retour de l'histoire n'avait rien à voir avec les rêves des entrepreneurs, mais tout à voir avec son rêve à elle. Elle avait multipliée les recherches sur le Vingtième siècle, mais, dans le même temps, s'était arrangé pour que toutes les véritables informations sur Anh Hao que l'opération Solar avait récoltées disparaisse. A la place, elle avait, patiemment, construit un puzzle, un grand labyrinthe.
-Pas moi, lui.
Probablement à l'aide de supercalculateurs, elle avait produit une carte des grands mouvements financiers du Vingtième Siècle, et, à rebours, à partir des événements produits, les avait rattaché à des clubs, des mouvements insignifiants. Certains de ses mouvements avaient effectivement été financés par Anh Hao, mais il ne s'agissait sans doute que d'une minorité, touché un peu au hasard. Pour le reste d'entre eux, il n'y avait qu'à changer les comptes, exagérer la fortune. Celui qui lirait tous ses documents n'irait jamais penser qu'ils puissent être faux, ils étaient bien trop complexe pour cela.
-C'est son œuvre, pas la mienne.
Il ne restait plus qu'un élément dans sa gigantesque machination : me faire croire dans le pouvoir d'Anh Hao. Il restait à modifier la première histoire, et retranscrire l'énergie des temps et de l'espace dans quelque chose de très concret, qu'on pouvait voir et toucher. Et là, dans quelques archives de clubs de go chinois, dans les ruines des fumeries d'opiums, Lâm avait inclus ses propres parties.
-Non, ce point est faux.
-Ce ne sont pas les tiennes ?
-Je les aies jouées. Mais il y avait une main qui me guidait.
Je poussa un violent soupir et j'abattis une nouvelle pierre. Je peinais à croire qu'elle continue à me mentir.
-Tu m'as entraîné dans ta folie. Tu as bati une impression de réel autour d'un délire de plusieurs siècles.
-Non, Anh Hao change le monde.
Elle posa la dernière pierre. Je passa.
-Prouve-le, Lâm. Pas de mystification, pas de complot. Des faits, et juste des faits.
Je me sentis coupable de cette banalité. Mais Lâm me prit la main, nous approcha du balcon, et, sans attendre, me projeta au sommet de l'arbre de lumière.
La fumée avait recouverte toute la ville. Les gratte-ciels, les parcs, les routes, les espaces vides. Il ne restait plus qu'un immense et affamé ciel noir qui dévorait l'horizon. De lourds points oranges jouait le rôle d'un firmament de fin du monde, révélant autour d'eux les tours et les maisons enflammées. Tout en bas, au pied de la villa de Lâm, j'entendit des clameurs à notre attention.
Une foule immense et furieuse les pancartes brandies, les poings levés. Ce n'était pas des communistes tels que Marx et Lénine les avaient inventés, mais juste des hurleurs dans des ruines, qui mugissaient des cris inarticulés et sourds de fureurs. Il y avait des flammes tout autour d'eux. Et on pouvait apercevoir, sur leurs pancartes, comme des miroirs convergent vers moi, le visage biscornu et caricaturé d'Anh Hao.
Je vis à nouveau dans les mouvements une nouvelle marche de l'histoire. Une nouvelle clé de lecture du monde. Un monde qui n'était plus leurs conditions, qui n'était plus fait d'entrepreneurs et de crises, de révolutions blanches et d'appel à la liberté, d'individus et de choix libres. Mais un univers d'hologramme et de fantômes, fait de fictions et d'Histoire, cousue sur le fantasme de la conspiration multiséculaire d'un seul et unique homme.
Un monstre de solitude et de haine qui aurait dévoré les peuples de son intelligence et de sa haine, qui aurait réussi à faire entendre sa propre voix, et à remplacer l'Histoire de l'univers par sa propre histoire.
Parce que si Anh Hao avait vraiment réussi à changer l'univers, alors cela signifiait que rien n'était joué. Et si Anh Hao avait eu raison sur tout le reste, ça veut dire qu'il avait eu aussi raison sur le véritable sens du temps, et sur la destinée victorieuse du communisme. Et il devenait alors Morgoth, un mythe noir et sombre, celui qui avait détruit un monde pour en créer un autre.
L'humanité s'arc-boutait désormais contre ce mythe, et le brûlait sur ses pancartes en signe de ralliement, prônant contre les forces obscures et maléfiques la Grande Colère des Valars.
J'ai dit à Lâm :
-C'était ce que tu voulais ? Changer la lecture de l'histoire pour que tu puisses manipuler le présent à ton aise ? Détruire le monde qui t'as crée ?
-Moi ?
Les flammes du monde brûlait sur son visage, et se refléta dans ses yeux quand elle me regarda. Elle fit un discret signe de tête vers le goban. Ses dragons blancs étaient défaits par les miens, plus grands et plus féroces.
-Mais tout ceci est ton œuvre, Sauron.
Lâm m'ouvrit, et je la trouva décidément trop belle pour être honnête. Une robe rouge et simple l'enveloppait finement, relevait ses formes, la douceur de ses traits jusqu'à la caricature. Elle me demanda ce qui se passait.
-Jouons.
-Quoi ?
-Au Go. Tu dois avoir un goban, ici, non ? Jouons.
Elle essaya d'argumenter qu'il était deux heures du matin, qu'elle était fatiguée, que je ne pouvais pas la forcer. Je m'assis simplement, joua une pierre au hasard, et la défia du regard. Celui qu'elle me renvoya était d'une violence et d'une résolution que je ne lui avait jamais vu.
La partie fut longue, très longue. Mais je savais dès le dixième coup.
-C'est le style d'Anh Hao.
Elle me regarda longtemps, avant de jouer à son tour.
-Je l'ai étudié. C'est normal que je joue comme lui.
C'était faux. On ne pouvait pas imiter Anh Hao. Les dragons rugissaient dans les pierres et s'approchaient trop des bords.
-J'ai fait quelques recherches, dis-je simplement.
Elle haussa les yeux. Je claqua ma pierre sur la table de bois. Je ne me suis jamais senti autant en confiance avec elle qu'à ce moment-là.
Il y avait plusieurs éléments qui confirmaient mes soupçons, des éléments que Lâm ne pouvait pas nier.
L'ordinateur central, programmé par les entreprises Solar, avait indiqué de fortes probabilités pour que le journal d'Anh Hao soit faux. Bien entendu, quand on faisait une analyse par corrélation avec les documents historiques du Vingtième Siècle que contenait l'immense base de données, la probabilité d'un document authentique baissait à moins de trente-cinq pour mille. Lâm pouvait aisément éviter la vérité, en disant qu'Anh Hao s'était justement arrangé pour dissimuler ces documents et en cacher le sens.
Mais il y avait autre chose, qu'avait remarqué l'ordinateur et que je n'avais pu repérer par moi-même : l'anachronisme. Il s'agissait de toutes petites choss, des structures de phrases, des élargissements de sens, des métaphores improbables. Mais il ne faisait aucun doute, quand on les additionnait, que l'auteur n'avait jamais connu le Vingtième Siècle. L'accent d'Anh Hao et ses difficultés linguistiques ne pouvaient pas tout expliquer. Les erreurs et les fautes grammaticales, exagérés, ne semblaient pas provenir d'un homme qui utilisait le chinois comme langue courante. La voix du cahier provenait plus probablement du Vietnam plutôt que de Shanghaï (respectivement de 563 sur mille et 324 sur mille.). L'ordinateur, bien qu'hésitant sur la datation exacte, ne laissait qu'une chance sur dix pour que le document vienne de l'époque donnée. Si on la confrontait avec les éléments biographiques d'Anh Hao, on tombait à cinq pour mille.
Lâm m'interrompit en frappant le goban d'une pierre blanche.
-Et tu va suivre les avis d'un ordinateur, maintenant ? Anh Hao n'a pas prévu le futur, il l'a crée. Ce monde est inspiré de ses rêves, ça t'étonne que son style soit devenu le nôtre ?
-Encore faudrait-il qu'il ait réussi.
Et je lui montra le journal que m'avait confié l'artiste.
Le premier journal d'Anh Hao que m'avait passé Lâm avait été commencé en 1955, deux ans après Times Square et le gigantesque projet qu'il avait élaboré. Il s'achevait en 1989. Il était pleins de symbole, de phrases à double-sens, de labyrinthes. Un puzzle qui appelait au décryptage, à l'extrapolation, au mystére, aux exemples parlants, à toutes ces choses que les historiens de l'art et des idées adorent.
Anh Hao avait commencé l'écriture du second journal en 1976, lors de l’élection de Jimmy Carter et de la grande offensive des communistes à travers le monde, et lui aussi s'achevait à sa mort. Mais il n'y avait rien de dissimulé, rien de caché. Juste le style froid et lent, une dissertation sans énergie fait par un homme vraisemblablement très malheureux. Il l'avait commencé pour, selon ses mots, « prendre un nouveau départ ». Il y écrivait que ses rêves titanesques avaient échoués, sans espoir de retour. Son argent n'avait pas voulu suivre ses volontés. A partir du milieu des années 1960, il n'avait déjà plus rien de son héritage. Il avait envisagé d'investir son salaire, mais ce n'était que des poignées de sable jetés dans un ouragan, et, et c'est misérable, il avait son confort, qu'il ne voulait pas quitter. C'était cet acte qui m'avait le plus frappé. Anh Hao, le monstre qui terrorisait la Terre, qui dévorait l'Histoire, avec son pardessus elimé et ses yeux de dragons, sacrifiant son idéal pour un bon restaurant ou un nouveau canapé, pleurant la nuit devant les luxes qui tuaient la dernière étincelle de son rêve.
Il avait tenté d'oublier, oui. Jusqu'au bout. Il avait voulu, à partir de 1976, renoncer à l'espoir qui dévorait sa vie. Ce même espoir qui le poussait à sourire en attendant Yen, en jouant au go. Il avait voulu tuer les monstruosités qui courraient au fond de lui, les forces historiques invraisemblables qu'il avait rencontré dans sa jeunesse. Il avait voulu, d'une certaine manière, réussir à vivre dans le monde libéral qu'il protégeait, fusionner avec les ennemis de son grand adversaire, et se sentir comme un organe de plus dans le grand corps de l'Ouest.
Mais l'espoir revenait, toujours. Parce que dans ce triomphe éphémère du communisme, on pouvait déjà apercevoir les prolégomènes de son effondrement. Il y avait le courage de Soljénitsyne et les lachetés de l'euroccomunisme, les nouveaux philosophes, le gel Brejnévien. L'Europe de l'Est commençait à bruler. Puis, il y eut Andropov, Tchernenko, et surtout Gorbatchev. Jamais personne ne blessa plus Anh Hao que Gorbatchev, ce jeune politicien rêveur qui détruisit l'Union Soviétique. Parce qu'Anh Hao lisait les journaux. Il ouvrait, tous les soir, cette grande télévision qui lui avait coûté une fortune. Il voyait peu à peu, peut-être avant tout le monde, que Reagan n'était pas qu'un acteur de seconde zone, que l'Afghanistan était une poudrière, la Guerre des Etoiles un piège. Et dans chaque fissure, chaque cri du grand monstre rouge, il se voyait, il voyait son argent, le précieux argent de son passé doré, percer les murs et ouvrir les consciences. Cela ravivait sa croyance en son exceptionnalité. Il sentait sa voix dépasser celle de la Grande Musique, et le tintamarre de ses cordes subvertir la philosophie de l'histoire. Et quand il écrivait la nuit, sous l'emprise du chagrin et de la solitude, il avait parfois des phrases longues comme les miennes, dans lequel soudain il se ratachait à nouveau à cette gigantesque lutte, à la haine tenace et invincible qui l'avait tenu à Times Square.
C'est ses éclats là qui dominérent à la fin, alors que le rideau de fer s'agitait sous le vent des peuples. Il ne put voir l'éclatement du bloc, car il mourut de regret.
Lâm m'interrompit plusieurs fois. Elle se moqua de mois, s'énerva, menaça de me quitter. Elle pleura un peu, aussi. Quand je termina mon récit, elle avait baissé la tête. Ses yeux rougis s'accrochaient au goban pour ne pas contempler l'abîme. Autour de nous, les cris des manifestations retentissaient.
-Il a eu tort de penser cela, finit-elle par dire. Il a vraiment changé l'histoire.
-Anh Hao a soutenu le bon camp, c'est tout.
-Anh Hao était Melkor, il a fait résonner...
Non, Anh Hao n'était pas Melkor, il était Tolkien.
Ce n'était pas ses actions qui le rendait si exceptionnel. Et ce n'était pas non plus sa propre vie. Non, ce qui le séparait des autres hommes, c'était sa théorie, une lecture de l'histoire unique, une grande fiction qui prenait tous les apparats de la vérité.
Il avait perdu un monde en 1953, si il en avait jamais eu un. Il était seul, perdu au milieu d'une forêt de symboles et d'événements qu'il ne pouvait comprendre, parce qu'il ne pouvait pas les contrôler. Alors il avait crée une fiction. Il avait prétendu que sous les pavés de Paris et de Londres, se trouvait Utumno. Lentement, patiemment, le monde vierge qu'il prétendait découvrir était devenu une clé de lecture pour comprendre le communisme, pour saisir 1962, pour aimer la solitude. L'Amérique était devenu Angband, et la mort le visage fermé de Mandos. Et, au centre de ce monde invisible et improuvable, de cette religion démente de l'histoire, il s'était assis sur son trône de papier et de paroles.
Et je rajouta, à voix basse : « un trône auquel tu m'as fait croire ». Et je n'eus pas besoin de continuer pour qu'elle sache à quel point j'avais tout compris.
Lâm avait acquis Unimonde. Héritière d'une grande dynastie, elle s'était faite actionnaire principale à l'âge de seize ans. Le grand retour de l'histoire n'avait rien à voir avec les rêves des entrepreneurs, mais tout à voir avec son rêve à elle. Elle avait multipliée les recherches sur le Vingtième siècle, mais, dans le même temps, s'était arrangé pour que toutes les véritables informations sur Anh Hao que l'opération Solar avait récoltées disparaisse. A la place, elle avait, patiemment, construit un puzzle, un grand labyrinthe.
-Pas moi, lui.
Probablement à l'aide de supercalculateurs, elle avait produit une carte des grands mouvements financiers du Vingtième Siècle, et, à rebours, à partir des événements produits, les avait rattaché à des clubs, des mouvements insignifiants. Certains de ses mouvements avaient effectivement été financés par Anh Hao, mais il ne s'agissait sans doute que d'une minorité, touché un peu au hasard. Pour le reste d'entre eux, il n'y avait qu'à changer les comptes, exagérer la fortune. Celui qui lirait tous ses documents n'irait jamais penser qu'ils puissent être faux, ils étaient bien trop complexe pour cela.
-C'est son œuvre, pas la mienne.
Il ne restait plus qu'un élément dans sa gigantesque machination : me faire croire dans le pouvoir d'Anh Hao. Il restait à modifier la première histoire, et retranscrire l'énergie des temps et de l'espace dans quelque chose de très concret, qu'on pouvait voir et toucher. Et là, dans quelques archives de clubs de go chinois, dans les ruines des fumeries d'opiums, Lâm avait inclus ses propres parties.
-Non, ce point est faux.
-Ce ne sont pas les tiennes ?
-Je les aies jouées. Mais il y avait une main qui me guidait.
Je poussa un violent soupir et j'abattis une nouvelle pierre. Je peinais à croire qu'elle continue à me mentir.
-Tu m'as entraîné dans ta folie. Tu as bati une impression de réel autour d'un délire de plusieurs siècles.
-Non, Anh Hao change le monde.
Elle posa la dernière pierre. Je passa.
-Prouve-le, Lâm. Pas de mystification, pas de complot. Des faits, et juste des faits.
Je me sentis coupable de cette banalité. Mais Lâm me prit la main, nous approcha du balcon, et, sans attendre, me projeta au sommet de l'arbre de lumière.
La fumée avait recouverte toute la ville. Les gratte-ciels, les parcs, les routes, les espaces vides. Il ne restait plus qu'un immense et affamé ciel noir qui dévorait l'horizon. De lourds points oranges jouait le rôle d'un firmament de fin du monde, révélant autour d'eux les tours et les maisons enflammées. Tout en bas, au pied de la villa de Lâm, j'entendit des clameurs à notre attention.
Une foule immense et furieuse les pancartes brandies, les poings levés. Ce n'était pas des communistes tels que Marx et Lénine les avaient inventés, mais juste des hurleurs dans des ruines, qui mugissaient des cris inarticulés et sourds de fureurs. Il y avait des flammes tout autour d'eux. Et on pouvait apercevoir, sur leurs pancartes, comme des miroirs convergent vers moi, le visage biscornu et caricaturé d'Anh Hao.
Je vis à nouveau dans les mouvements une nouvelle marche de l'histoire. Une nouvelle clé de lecture du monde. Un monde qui n'était plus leurs conditions, qui n'était plus fait d'entrepreneurs et de crises, de révolutions blanches et d'appel à la liberté, d'individus et de choix libres. Mais un univers d'hologramme et de fantômes, fait de fictions et d'Histoire, cousue sur le fantasme de la conspiration multiséculaire d'un seul et unique homme.
Un monstre de solitude et de haine qui aurait dévoré les peuples de son intelligence et de sa haine, qui aurait réussi à faire entendre sa propre voix, et à remplacer l'Histoire de l'univers par sa propre histoire.
Parce que si Anh Hao avait vraiment réussi à changer l'univers, alors cela signifiait que rien n'était joué. Et si Anh Hao avait eu raison sur tout le reste, ça veut dire qu'il avait eu aussi raison sur le véritable sens du temps, et sur la destinée victorieuse du communisme. Et il devenait alors Morgoth, un mythe noir et sombre, celui qui avait détruit un monde pour en créer un autre.
L'humanité s'arc-boutait désormais contre ce mythe, et le brûlait sur ses pancartes en signe de ralliement, prônant contre les forces obscures et maléfiques la Grande Colère des Valars.
J'ai dit à Lâm :
-C'était ce que tu voulais ? Changer la lecture de l'histoire pour que tu puisses manipuler le présent à ton aise ? Détruire le monde qui t'as crée ?
-Moi ?
Les flammes du monde brûlait sur son visage, et se refléta dans ses yeux quand elle me regarda. Elle fit un discret signe de tête vers le goban. Ses dragons blancs étaient défaits par les miens, plus grands et plus féroces.
-Mais tout ceci est ton œuvre, Sauron.