Note de la fic :
Publié le 24/10/2012 à 15:22:12 par Roi_des_aulnes
Vous avez sans doute déjà remarqué mon style un peu trop littéraire et dramatique: cela ne ressemble pas vraiment à une lettre de demande d'avance, n'est-ce pas ? J'ai fait partie, dès ma prime jeunesse, du monde agonisant des humanités. La fin de mes études secondaires ont coïncidés avec l'accord du Consortium Unimonde de relancer la recherche en histoire et l'ouverture de leur université. Je sais que beaucoup de directeurs et d'entrepreneurs -dont vous- ont considéré cet investissement comme non rentable. A vrai dire, bien que l'histoire ait toujours été ma passion, j'approuvais votre pensée il y a encore quelques mois. Ce qu'on apprend avec l'histoire, c'est qu'elle ne se répète jamais et qu'elle est imprévisible. Ca me semblait distrayant, mais parfaitement inutile. J'insiste sur ce premier point, personnel, car il prendra son importance par la suite.
J'ai fait partie des personnes triés sur le volet pour se concentrer uniquement sur la recherche. A cette époque, un peu comme tout le monde, j'étais grandement intéressé par le vingtième siècle, et c'est d'ailleurs ce que mes employeurs recherchaient – pardon monsieur, mais le totalitarisme a fait rêver plus d'un entrepreneur.
Quelques mois après la remise des diplômes, en l'année dernière, alors que je me lançais dans les grandes transformations culturelles de la fin des années 1950 et du début des années 1960, j'ai été convié à une cérémonie qui célébrait les soixante-dix ans de la Grande Révolution Blanche de Chine. Il y avait de nombreux invités venus du monde entier, de belles femmes, des salles gigantesques. J'étais intimidé : je ne connaissais encore personne de ce monde-là.
Alors que je finissais un énième verre de champagne, seul et silencieux, un tintement clair retentit et les lumières s'enfuirent. Dans les écrans qui peuplaient les murs de la salle à colonne, on nous demanda de reculer. Sous une musique martiale, des silhouettes rouges apparurent comme des fantômes.
Il s'agissait d'hologrammes représentant tous les personnages importants de l'histoire du communisme. C'était déjà assez classique, mais j'étais émerveillé par leur réalisme. Les monstres des grandes révolutions populaires plongeaient dans un lent et terrible défilé rouge, et leurs yeux noirs foudroyaient l'assemblée de riches et de notables avec une haine qui demeurait. Le spectacle dura plus de deux heures, et, pour tout dire, j'étais trop ivre pour bien comprendre ce qui se passait.
Ce dont je me souviens, c'est qu'après ce lent défilé, on choisit de servir l'autre camp. Marx laissa sa place à Bismarck, Lénine à Dénikine, Castro à Sakharov. Le rouge était devenu bleu. Les silhouettes m'étaient moins connues, mais quand elles passaient dans les rangs des anciennes familles russes et chinoises, elles recevaient de longs et puissants applaudissements. Il y avait des larmes qui brillaient chez certains des anciens exilés ; mais je ne pense pas qu'elles étaient sincères.
La plupart de ces silhouettes passaient en groupes, sans doute pour les rattacher à des traditions et des courants. Le travail de l'artiste pouvait être intéressant, voire même parfois un peu subversif, comme quand il mit de longues toges de croisés à Soljénitsyne et à Walesa. Mais il y avait un hologramme qui me frappait particulièrement.
Je ne sais pas encore aujourd'hui pourquoi. Peut-être parce qu'il était seul. Un complet noir, un visage bridé et dur caché dans un feutre gris, des chaussures brillantes, un pas rapide et nerveux. Ce qui frappait avant tout, à bien y penser, était la parfaite neutralité de ce qui l'entourait. Alors que de tous s'échappaient des volutes bleutées et bienfaisantes, rien ne surgissait autour de lui. Juste du vide. Et comme une drôle de tristesse.
Je n'ai réalisé que bien plus tard, en revanche, qu'il resta tout le long du spectacle au centre de la salle.
Alors que la foule applaudissait à leur gloire, et que les silhouettes du passé saluaient avant de partir, une autre ombre, furtive et douce, se pencha sur moi.
-Vous avez vu comment ils ont traité Anh Hao ?
C'était sans doute la douceur de sa voix qui me fit sursauter. Je n'ai jamais été très à l'aise avec les femmes. Son parfum embaumait l'air et vous enivrait plus que le champagne.
-Anh Hao ?
-Vous ne connaissiez pas ? C'est vrai, personne ne sait qui c'est, ici.
Je me retournais. Je la vis. Je ne trouva pas un mot à dire.
Elle me tendit doucement la main et se présenta comme Lam Lê. Elle était une descendante lointaine de la noblesse indochinoise qui avait fui après l'indépendance du Vietnam – c'est ce que j'ai compris. De son père, elle tenait son nom et son sang, de sa mère, des actions innombrables dans le tissu industriel de l'Asie Centrale, et des deux, une beauté extraordinaire, magique, presque divine
Je n'ai jamais eu aussi honte de me présenter moi-même, mais elle ne sembla pas souffrir du fait que je n'étais qu'un médiocre historien perdu dans son univers. Je retourna vite sur ce fameux Anh Hao.
Elle me confirma qu'il s'agissait de l'individu au complet qui me fascinait par son insignifiance. Un grand homme révéré. Sa grand-mère, une ancienne servante qui avait ensuite hérité d'une prestigieuse famille, en parlait toujours.
-Il avait développé une sorte de science historique nouvelle. De fait, il n'a pas pu changer grand chose, mais il avait tout prévu, vous comprenez ? Tout.
J'ai donc hoché la tête avec assurance. Elle me demanda si j'étudiais les mouvements anticommunistes, et là aussi, j'ai dit oui. Déjà en mentant, je n'avais aucune chance, je n'allais pas dire la vérité.
Elle me dit qu'elle avait essayé de retrouver des informations sur lui, mais que ça manquait de travaux de synthèse. Ce n'était à vrai dire pas trop étonnant : après tout, j'avais étudié le vingtième siècle pendant cinq ans, et je n'avais jamais entendu son nom. Pour elle, Anh Hao était un anticommuniste de premier ordre, mais elle n'arrivait guère à me citer des événements auxquels il avait participé, ou des œuvres notables qu'il aurait pu écrire.
-Alors, comment a-t-il pu intervenir dans l'histoire ? Je veux dire, sans l'arme ou la plume...
-Vous croyez ? C'est l'arme ou la plume qui a bâti tout ça ?
Elle me montra le palais, les écrans, la foule. Mais je voulais parler des individus. Un milliardaire ne change pas le monde. Un militaire, si. Du moins, au Vingtième siècle : les temps avaient changés.
Mais Lam eut la bonté de m'interrompre avant que je devienne ennuyeux. En me disant au revoir, elle me passa son numéro de téléphone.
-Vous avez lu Tolkien ?
-J'étudie les années 1960, bien sur que je l'ai lu.
-Vous étudiez pas l'anticommunisme, plutôt ?
Je saisit sa carte assez vite pour qu'elle ne vit pas que je tremblais.
-Quand vous étudierez Anh Hao, pensez au Silmarillon. C'est vraiment important. Vous pourriez faire de grandes découvertes.
Elle m'embrassa sur la joue.
-Je compte sur vous.
En rentrant chez moi, je me promit de découvrir quelques informations, et de la rappeler immédiatement. Je ne pouvais pas laisser une chance comme celle-ci me passer entre les doigts. Mais le lendemain matin, l'alcool était passé, je croyais avoir rêvé, et je n'avais jamais vraiment passé plus de temps que nécessaire sur l'anticommunisme. Autant retourner à mon sujet d'étude.
Ce fut finalement la curiosité qui me poussa, deux semaines plus tard, à tenter ma chance. Pas d'arme, ni de plume ? Au pire, cela me ferait un peu de micro-histoire. Quelque chose où je n'aurais pas à écouter les Beatles.
Je n'avais de toute façon aucun doute qu'il ne s'agissait que de vieilles légendes qu'on racontait à Lâm quand elle était petite, et qu'il n'y avait aucun pouvoir derrière tout ça.
Dieu, que j'avais tort.
J'ai fait partie des personnes triés sur le volet pour se concentrer uniquement sur la recherche. A cette époque, un peu comme tout le monde, j'étais grandement intéressé par le vingtième siècle, et c'est d'ailleurs ce que mes employeurs recherchaient – pardon monsieur, mais le totalitarisme a fait rêver plus d'un entrepreneur.
Quelques mois après la remise des diplômes, en l'année dernière, alors que je me lançais dans les grandes transformations culturelles de la fin des années 1950 et du début des années 1960, j'ai été convié à une cérémonie qui célébrait les soixante-dix ans de la Grande Révolution Blanche de Chine. Il y avait de nombreux invités venus du monde entier, de belles femmes, des salles gigantesques. J'étais intimidé : je ne connaissais encore personne de ce monde-là.
Alors que je finissais un énième verre de champagne, seul et silencieux, un tintement clair retentit et les lumières s'enfuirent. Dans les écrans qui peuplaient les murs de la salle à colonne, on nous demanda de reculer. Sous une musique martiale, des silhouettes rouges apparurent comme des fantômes.
Il s'agissait d'hologrammes représentant tous les personnages importants de l'histoire du communisme. C'était déjà assez classique, mais j'étais émerveillé par leur réalisme. Les monstres des grandes révolutions populaires plongeaient dans un lent et terrible défilé rouge, et leurs yeux noirs foudroyaient l'assemblée de riches et de notables avec une haine qui demeurait. Le spectacle dura plus de deux heures, et, pour tout dire, j'étais trop ivre pour bien comprendre ce qui se passait.
Ce dont je me souviens, c'est qu'après ce lent défilé, on choisit de servir l'autre camp. Marx laissa sa place à Bismarck, Lénine à Dénikine, Castro à Sakharov. Le rouge était devenu bleu. Les silhouettes m'étaient moins connues, mais quand elles passaient dans les rangs des anciennes familles russes et chinoises, elles recevaient de longs et puissants applaudissements. Il y avait des larmes qui brillaient chez certains des anciens exilés ; mais je ne pense pas qu'elles étaient sincères.
La plupart de ces silhouettes passaient en groupes, sans doute pour les rattacher à des traditions et des courants. Le travail de l'artiste pouvait être intéressant, voire même parfois un peu subversif, comme quand il mit de longues toges de croisés à Soljénitsyne et à Walesa. Mais il y avait un hologramme qui me frappait particulièrement.
Je ne sais pas encore aujourd'hui pourquoi. Peut-être parce qu'il était seul. Un complet noir, un visage bridé et dur caché dans un feutre gris, des chaussures brillantes, un pas rapide et nerveux. Ce qui frappait avant tout, à bien y penser, était la parfaite neutralité de ce qui l'entourait. Alors que de tous s'échappaient des volutes bleutées et bienfaisantes, rien ne surgissait autour de lui. Juste du vide. Et comme une drôle de tristesse.
Je n'ai réalisé que bien plus tard, en revanche, qu'il resta tout le long du spectacle au centre de la salle.
Alors que la foule applaudissait à leur gloire, et que les silhouettes du passé saluaient avant de partir, une autre ombre, furtive et douce, se pencha sur moi.
-Vous avez vu comment ils ont traité Anh Hao ?
C'était sans doute la douceur de sa voix qui me fit sursauter. Je n'ai jamais été très à l'aise avec les femmes. Son parfum embaumait l'air et vous enivrait plus que le champagne.
-Anh Hao ?
-Vous ne connaissiez pas ? C'est vrai, personne ne sait qui c'est, ici.
Je me retournais. Je la vis. Je ne trouva pas un mot à dire.
Elle me tendit doucement la main et se présenta comme Lam Lê. Elle était une descendante lointaine de la noblesse indochinoise qui avait fui après l'indépendance du Vietnam – c'est ce que j'ai compris. De son père, elle tenait son nom et son sang, de sa mère, des actions innombrables dans le tissu industriel de l'Asie Centrale, et des deux, une beauté extraordinaire, magique, presque divine
Je n'ai jamais eu aussi honte de me présenter moi-même, mais elle ne sembla pas souffrir du fait que je n'étais qu'un médiocre historien perdu dans son univers. Je retourna vite sur ce fameux Anh Hao.
Elle me confirma qu'il s'agissait de l'individu au complet qui me fascinait par son insignifiance. Un grand homme révéré. Sa grand-mère, une ancienne servante qui avait ensuite hérité d'une prestigieuse famille, en parlait toujours.
-Il avait développé une sorte de science historique nouvelle. De fait, il n'a pas pu changer grand chose, mais il avait tout prévu, vous comprenez ? Tout.
J'ai donc hoché la tête avec assurance. Elle me demanda si j'étudiais les mouvements anticommunistes, et là aussi, j'ai dit oui. Déjà en mentant, je n'avais aucune chance, je n'allais pas dire la vérité.
Elle me dit qu'elle avait essayé de retrouver des informations sur lui, mais que ça manquait de travaux de synthèse. Ce n'était à vrai dire pas trop étonnant : après tout, j'avais étudié le vingtième siècle pendant cinq ans, et je n'avais jamais entendu son nom. Pour elle, Anh Hao était un anticommuniste de premier ordre, mais elle n'arrivait guère à me citer des événements auxquels il avait participé, ou des œuvres notables qu'il aurait pu écrire.
-Alors, comment a-t-il pu intervenir dans l'histoire ? Je veux dire, sans l'arme ou la plume...
-Vous croyez ? C'est l'arme ou la plume qui a bâti tout ça ?
Elle me montra le palais, les écrans, la foule. Mais je voulais parler des individus. Un milliardaire ne change pas le monde. Un militaire, si. Du moins, au Vingtième siècle : les temps avaient changés.
Mais Lam eut la bonté de m'interrompre avant que je devienne ennuyeux. En me disant au revoir, elle me passa son numéro de téléphone.
-Vous avez lu Tolkien ?
-J'étudie les années 1960, bien sur que je l'ai lu.
-Vous étudiez pas l'anticommunisme, plutôt ?
Je saisit sa carte assez vite pour qu'elle ne vit pas que je tremblais.
-Quand vous étudierez Anh Hao, pensez au Silmarillon. C'est vraiment important. Vous pourriez faire de grandes découvertes.
Elle m'embrassa sur la joue.
-Je compte sur vous.
En rentrant chez moi, je me promit de découvrir quelques informations, et de la rappeler immédiatement. Je ne pouvais pas laisser une chance comme celle-ci me passer entre les doigts. Mais le lendemain matin, l'alcool était passé, je croyais avoir rêvé, et je n'avais jamais vraiment passé plus de temps que nécessaire sur l'anticommunisme. Autant retourner à mon sujet d'étude.
Ce fut finalement la curiosité qui me poussa, deux semaines plus tard, à tenter ma chance. Pas d'arme, ni de plume ? Au pire, cela me ferait un peu de micro-histoire. Quelque chose où je n'aurais pas à écouter les Beatles.
Je n'avais de toute façon aucun doute qu'il ne s'agissait que de vieilles légendes qu'on racontait à Lâm quand elle était petite, et qu'il n'y avait aucun pouvoir derrière tout ça.
Dieu, que j'avais tort.