Note de la fic :
Quand Viendra l'An Mille après l'An Mille (Vae Victis)
Par : Conan
Genre : Action, Réaliste
Statut : C'est compliqué
Chapitre 16
Publié le 15/02/2014 à 16:57:23 par Conan
La colonne se sépare devant un immense croisement où d'autres véhicules pétaradants se doublent, traversent, klaxonnent. Les camions font halte dans la station essence. Jamais de sa vie Paul n'avait vu pareille chose : sur un couloir de plus de cent mètres de long, plusieurs dizaines de pompes à carburant sont alignées de chaque côté de la route, servies à tour de bras par des hommes en salopettes vertes tâchées d'huile et de mazout, les yeux protégées par des lunettes aux verres fumés, leur donnant l'aspect de mouches gravitant autours de la merde que sont leurs camions branlants et encrassés de boue. La taille du convoi en attente de ravitaillement paralyse totalement la circulation, les militaires hurlent, les ouvriers pestent, tant et si bien que le bruit de la machinerie et des moteurs se voit recouvert par les voix rocailleuses et colériques de la bruyante troupe.
Le capitaine Berger et l'adjudant Bougnac descendent de leur cabine, et tandis que la capitaine ouvre la ridelle à l'arrière du camion en annonçant les cinq minutes de pause à ses hommes, Bougnac se dirige vers le responsable de la station, accolé contre une énorme citerne de carburant près d'un petit local ressemblant à un cabanon de jardin. Un adjudant, lui aussi. Les deux hommes semblent se connaître, et se serrent la main en souriant.
-Tiens, Boubou, comment tu vas ? Lui demande le militaire à la même allure que le conducteur.
-On fait aller, et toi, ça roule ?
-Bah écoute, j'attends la retraite. Vivement la quille, que je me barre d'ici. Tu sais pas que le toubib m'a trouvé une saloperie aux poumons ? Il m'a dit d'aller à la mer. C'est sans doute à cause de tout ce qu'on respire à longueurs de journées.
Les sous-officiers interrompent leurs retrouvailles lorsque que Louis entre à son tour dans la conversation, tandis que derrière, les hommes descendent des camions afin de se délier les jambes.
-Mes respects mon capitaine. Dit l'homme à l'attention de Berger en le saluant réglementairement, bien qu'il ne porte pas de couvre chef et qu'il ait toujours sa main dans la poche de son pantalon. Mais c'est à peine si Louis s'en rend compte. Le temps ne joue pas en sa faveur, il doit être à Paris avant la tombée de la nuit, et il n'y a pas une minute à perdre. Il se contente de lui serrer la main et invite les deux hommes à se mettre au travail.
-On va passer dans mon bureau si vous l'voulez bien mon capitaine. Je sais plus combien de litres j'dois vous fournir. Demande le pompiste en chef.
Les trois soldats entrent dans le cabanon, et tandis que Bougnac s'empare de la cafetière poisseuse et fumante afin de se servir une tasse, Berger regarde à l'extérieur le ballet de camions militaire qui s'offre à lui, remarquant au passage l'état de crasse du petit bureau. Les vitres sont jaunies par la poussière et la saleté, le cendrier posé sur le bureau de bois déborde de mégots et les feuilles de papier ou les classeurs empilés à coté sont couverts d'éclaboussures de café. Le troisième larron enfile une paire de lunettes de vue et se pourlèche le doigt afin de retourner la note qu'il tient à la main.
-Alors voyons... Ah voilà, demande de ravitaillement numéro 86016 pour le cent-dix-sept. Ravitaillement pour quinze-mille litres d'essence. Ça en fait du pétrole !
Tandis que Bougnac souffle sur son gobelet afin de refroidir le café bouillant, le capitaine Berger se retourne vivement :
-Combien de litres ?
-Bah quinze-mille mon capitaine, c'est écrit là. Répond-t-il incrédule en montrant un paragraphe du doigt.
-Non, il y a une erreur, c'est pas possible. S'exclame Berger en arrachant le papier des mains de son interlocuteur pour se concentrer sur ce qu'il y a d'écrit dessus. Les cons... Les cons... Quelle bande de gros cons ! Commence-t-il à s'énerver.
-Quelque chose qui va pas mon capitaine ? Demandent les deux hommes en chœur.
-C'était pas quinze-mille litres, mais trente qu'il fallait !
-Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
-Réfléchissez, le réservoir de carburant d'un poids-lourd est de cinq-cent soixante litres, et on a cinquante-deux camions qui attendent, là-dehors.
Désemparé, l'adjudant tente de justifier une telle erreur.
-Bah faut peut-être pas les remplir ! Vous devez sûrement encore en avoir en rab ?
Bougnac secoue la tête en baissant les yeux.
-Non... Je suis sur la réserve, et pour pouvoir aller jusqu'à Paris et rentrer il nous faut de l'essence à toc.
-Ben là j'comprends pas. Qui c'est qui a rédigé la demande ? S'interroge l'homme en reprenant la feuille pour la relire.
Refrénant son énervement, Berger jette un nouveau coup d’œil à l'extérieur. Il voit la jeep transportant le colonel manœuvrer afin de passer entre les camions stationnés et s'arrêter devant le local. Le chef de corps en descend en boitant et se dirige vers l'entrée.
-Merde, v'la De la Jatte. Peste Bougnac. Allez quoi, tu peux pas faire un effort ? Trente mille, c'est rien pour vous !
-Tu déconnes ! On voit bien que t'as jamais bossé là, les patrons contrôlent mes stocks toutes les semaines, ils passent des heures à éplucher mes rapports et à relever les compteurs, ils sont à la goutte près, tu crois pas que j'vais risquer d'me faire virer à trois mois de la retraite pour...
Il n'a pas le temps de finir sa phrase que le chef de corps, accompagné de son chauffeur, a déjà ouvert la porte, et marche rapidement en direction du bureau. Le bruit de sa jambe de bois claquant le sol à chaque pas renforce un peu plus l’appréhension des trois hommes.
-Alors, qu'est-ce que vous attendez, ça va faire cinq minutes que le convoi est arrêté !
-Mon colonel, il y a un problème. Annonce Berger, l'air grave.
Le vieil homme lève un sourcil interrogateur en guise de réponse.
-La demande est mauvaise. On n'a le droit qu'à la moitié que ce dont nous avons besoin pour reprendre la route. Continue-t-il en lui tendant la note.
Le colonel l'agrippe si fort que le papier se tord entre ses doigts, et parcourt rapidement le texte.
-Qu'est-ce que c'est que ces conneries ?
-C'est tout sauf des conneries mon colonel. Lance l'adjudant. Je ne peux vous donner que ça, j'suis désolé.
-Est-ce que je dois vous rappeler la situation ? Lui répond l'officier supérieur. Sans attendre de réponse, il continue : j'ai avec moi un régiment complet d'infanterie, dans trois jours nous devons être en Alsace pour relever le trente-cinquième. Vous savez ce que ça signifie ?
-J'en ai bien conscience mon colonel, mais j'ai des ordres. Le chiffre sur la demande est peut-être le mauvais, mais c'est ce qu'il y a d'écrit. Je peux pas vous donner un litre de plus que les quinze-mille qui vous sont accordés.
Lentement, le chef de corps repose le papier sur le bureau et se retourne vers la porte de sortie.
-Berger, venez avec moi.
Le capitaine s'exécute et les deux officiers sortent, suivis du chauffeur, laissant Bougnac et son compagnon seuls et dans l'embarras.
A l'extérieur, tandis que le conducteur remonte dans sa jeep, Louis et De la Jatte s'entretiennent à l'écart.
-Qu'est-ce que vous avez à proposer, Berger?
-Vous pourriez peut-être contacter leur commandant.
-Je connais le responsable de la garnison d'Orléans. C'est un con fini, et il ne nous laissera jamais prendre plus que ce qu'il y a de marqué sur leur foutue note. Je ne suis même pas sûr qu'il daignerait sortir de son état-major.
-Je ne vois pas vraiment d'autre solution dans ce cas.
-Bon, demandez à Bougnac jusqu'où ses camions peuvent nous emmener avec ces quinze-mille litres et rendez-moi compte à l'issue, il faut que je prévienne les autres commandants d'unité de la situation.
-Bien mon colonel.
Tandis que les deux hommes se séparent, Bernac et Nolet se dirigent à quelques mètres de là vers un groupe de militaires du rang réunis autours d'un café, accoudés à l'un des imposants véhicules.
-C'est celui des rations ? Demande Nolet en reniflant le quart d'un de ses camarades.
-Ouais, et c'est mon dernier sachet, alors faites pas les crevards et laissez-en pour les copains. Lui répond le soldat mal rasé en faisant passer la boisson chaude au sein du petit cercle.
Chacun boit une gorgée, qu'il savoure tant qu'il peut.
-Vous savez, j'ai mon cousin qui est affecté ici. Dit Nolet après avoir pourléché ses babines pour ne pas perdre une seule goutte du nectar amer et noir.
-Ah ! Un planqué ! Tonne une voix.
-Bah justement connard, il m'a dit que l'autre jour ils avaient été attaqués.
-Par les Rouges ? Demande un autre soldat.
-Nan, des rebelles. Le même genre de mec qui nous est tombé sur la gueule la dernière fois.
-Raconte ?
-Bah en fait il était de garde de nuit à la porte principale, puis pendant sa ronde en haut des murs il a vu de la lumière s'approcher. Quand ils sont arrivés assez près ils ont commencé à tirer et à lancer des trucs incendiaires sur les murs et la porte.
-Bah putain, vu la taille du truc ils risquaient pas d'y arriver.
-Ouais, mais ils étaient nombreux. L'alarme à sonné, alerte générale, j'te laisse imaginer les gonzes réveillés par des explosions et des sirènes qui sonnent de partout. Mon cousin a couru pour se mettre à son poste. Au même moment, t'as les projos qui se sont allumés sur les attaquants, pis les mortiers ont commencé à balancer des obus éclairants. Il m'a dit qu'ils y voyaient comme en plein jour. Il a fait carton plein. Les mecs étaient juste au pied des murs, en train d'essayer de faire péter l'entrée. Il m'a raconté que les mitrailleuses chauffaient tellement que les canons devenaient rouges et qu'on les voyait dans la nuit. A chaque fois qu'un des gars se faisait buter, y'en a dix qui se pointaient, en mode kamikaze, les mains pleines d'explos. Y'en a d'autres qui tiraient au fusil vers les défenseurs, mon cousin a failli se prendre une balle en pleine tête, il l'a entendue siffler juste au-dessus de lui. Puis vu que les renforts continuaient à venir, ils ont sorti les gros moyens.
-Les gros moyens ?
-Ouais, des lance-flammes. Y'en a d'énormes posés juste au-dessus des portes, ils sont alimentés en continu par une citerne spécialement pour. Sauf que le type qui devait s'en charger a mangé un pruneau en pleine tronche, du coup mon cousin a du prendre sa place. Il me disait que les gerbes de feu allaient jusqu'à trente ou quarante mètres. Les mecs brûlaient comme des torches. Ça l'a fait marrer, qu'il m'a dit, parce que ça lui rappelait quand on était gosses et qu'on s'amusait à foutre le feu à des bestioles. Parait que les mecs hurlaient tellement qu'on entendait même plus les coups de mortier. Du coup ils se sont repliés en continuant à tirer, mais de loin. Sauf qu'ils avaient pas pensé à l'artillerie, alors bouuum ! Les obus pyrotechniques ont tout cramé à dix bornes à la ronde. Ils ont rien laissé debout.
-C'était ça, le bois cramé qu'on a vu en venant.
-Ouais. C'est bien fait pour leurs gueules à ces connards, j'espère qu'ils ont tous crevé.
-Comment ça c'est fini ? Demande Paul avant de boire sa gorgée de café.
-Bah ça a terminé aussi vite que ça a commencé. Ils ont attendu que le jour se lève pour aller récupérer les morts et les blessés, au cas où y'aurait une autre attaque. En bas c'était un vrai cimetière. Il paraît que certains mecs carbonisés respiraient encore quand ils sont venus les chercher. Du coup mon cousin a reçu une lettre de félicitations du général.
Un militaire, à l'allure de jeune garçon et a l'aspect fragile, s'avance dans le cercle.
-J'me demande comment ils en sont venus à construire une ville comme ça. Parait qu'avant la guerre, c'était pas comme maintenant. Moi j'ai dix-huit ans, j'ai jamais connu que la guerre, mais avant, c'était différent, non ?
Tous les hommes se tournent vers Paul.
-Hé Bernac, toi t'es le plus vieux. Tu te souviens de comment c'était, avant la guerre ?
Le civil laisse échapper un sourire en baissant les yeux.
-J'étais encore jeune quand ça a commencé. Orléans était une ville comme une autre. Parfaitement normale. Mais lorsqu'on est entrés dans le conflit, c'est devenu un centre névralgique important. De peur que Paris soit prise, l’État avait pensé à mettre en place un gouvernement provisoire ici. C'est arrivé jusqu'aux oreilles des Russes, on était encore en pleine période de l'espionnage. Alors à défaut d'avoir Paris, ils ont bombardé Orléans, nuit et jour, pendant deux mois. Leurs renseignements étaient mauvais, ils pensaient que c'était devenu la nouvelle capitale. La population a été prise de court. Beaucoup n'ont pas pu fuir, et les trois-quarts des habitants sont morts. Du coup, on a décidé d'élever une nouvelle cité. Une ville bâtie pour la guerre. Une véritable place-forte, qui serait le centre névralgique de toutes les opérations militaires. On y a entreposé d'énormes quantités de carburants, de munitions et d'industries, uniquement au service de l’État et de l'effort de guerre. Les Soviets ont a nouveau lancé des raids aériens, mais la défense fut si forte que l'escadrille Russe a été totalement détruite. Les hommes qui gardent Orléans ont un matériel bien meilleur que celui des hommes sur le front Alsacien. Et ils savent très bien que si la ville est détruite, ils le seront avec elle. Chaque combat peut-être le dernier.
-J'suis sûr que ces putains de Ruskofs aident les rebelles ici. C'est pas possible d'avoir autant d'armes et de moyens. Et vu qu'ils sont trop mauvais pour avoir la ville eux-même, ils font faire le sale boulot aux guérilleros.
Tandis que les soldats discutent, l'état-major est réuni autours de son colonel dans le bureau de l'adjudant.
-Bon, Bougnac, est-ce que vous savez jusqu'où on pourra aller avec nos réserves d'essence ? Demande le vieux militaire.
-En ménageant bien les véhicules, je pourrais vous emmener jusqu'en banlieue Parisienne, mais pas plus loin.
Un des soldats lève alors la tête. Il s'agit du capitaine De Montigny. Blond, au nez droit et aux yeux verts, il est issu d'une famille d'aristocrates aux longues traditions militaires. C'est un soldat accompli et un proche ami de Berger qu'il a rencontré lorsqu'ils n'étaient tous deux que de jeunes lieutenants. Il est le commandant de la deuxième compagnie.
-La banlieue Parisienne est infestée de Parias, si on s'y rend à pied, on a une chance sur deux pour se faire attaquer.
-Toutes les zones ne sont pas contaminées par les mutations, Montigny. Rétorque le colonel.
-Sauf votre respect, ce que vous dite était valable cinq ans plus tôt. Vous savez tout aussi bien que moi que la situation s'est franchement déplorée dans certains secteurs.
-Ils sont toujours encerclés par nos forces, c'est largement suffisant ! Si vous avez des états d'âme, vous les gardez pour vous, capitaine de Montigny ! S'exclame De la Jatte.
L'officier ne répond rien. Chacun sait ici qu'il a raison, et que se rendre dans certaines zones relève du suicide pur et simple. Mais le choix est un luxe que les militaires ne peuvent s'offrir. L'heure tourne, et aucune autre solution n'est envisageable pour pouvoir tenir les délais.
-Bien. Si personne n'a rien d'autre à dire, au travail. Nous avons déjà perdu vingt minutes. Mon adjudant, faites remplir les réservoirs au plus vite. Messieurs les capitaines, je vous laisse le soin de rassembler vos hommes et de les faire embarquer. Nous devons arriver sur la capitale avant la nuit, sinon le risque sera encore plus élevé.
Le capitaine Berger et l'adjudant Bougnac descendent de leur cabine, et tandis que la capitaine ouvre la ridelle à l'arrière du camion en annonçant les cinq minutes de pause à ses hommes, Bougnac se dirige vers le responsable de la station, accolé contre une énorme citerne de carburant près d'un petit local ressemblant à un cabanon de jardin. Un adjudant, lui aussi. Les deux hommes semblent se connaître, et se serrent la main en souriant.
-Tiens, Boubou, comment tu vas ? Lui demande le militaire à la même allure que le conducteur.
-On fait aller, et toi, ça roule ?
-Bah écoute, j'attends la retraite. Vivement la quille, que je me barre d'ici. Tu sais pas que le toubib m'a trouvé une saloperie aux poumons ? Il m'a dit d'aller à la mer. C'est sans doute à cause de tout ce qu'on respire à longueurs de journées.
Les sous-officiers interrompent leurs retrouvailles lorsque que Louis entre à son tour dans la conversation, tandis que derrière, les hommes descendent des camions afin de se délier les jambes.
-Mes respects mon capitaine. Dit l'homme à l'attention de Berger en le saluant réglementairement, bien qu'il ne porte pas de couvre chef et qu'il ait toujours sa main dans la poche de son pantalon. Mais c'est à peine si Louis s'en rend compte. Le temps ne joue pas en sa faveur, il doit être à Paris avant la tombée de la nuit, et il n'y a pas une minute à perdre. Il se contente de lui serrer la main et invite les deux hommes à se mettre au travail.
-On va passer dans mon bureau si vous l'voulez bien mon capitaine. Je sais plus combien de litres j'dois vous fournir. Demande le pompiste en chef.
Les trois soldats entrent dans le cabanon, et tandis que Bougnac s'empare de la cafetière poisseuse et fumante afin de se servir une tasse, Berger regarde à l'extérieur le ballet de camions militaire qui s'offre à lui, remarquant au passage l'état de crasse du petit bureau. Les vitres sont jaunies par la poussière et la saleté, le cendrier posé sur le bureau de bois déborde de mégots et les feuilles de papier ou les classeurs empilés à coté sont couverts d'éclaboussures de café. Le troisième larron enfile une paire de lunettes de vue et se pourlèche le doigt afin de retourner la note qu'il tient à la main.
-Alors voyons... Ah voilà, demande de ravitaillement numéro 86016 pour le cent-dix-sept. Ravitaillement pour quinze-mille litres d'essence. Ça en fait du pétrole !
Tandis que Bougnac souffle sur son gobelet afin de refroidir le café bouillant, le capitaine Berger se retourne vivement :
-Combien de litres ?
-Bah quinze-mille mon capitaine, c'est écrit là. Répond-t-il incrédule en montrant un paragraphe du doigt.
-Non, il y a une erreur, c'est pas possible. S'exclame Berger en arrachant le papier des mains de son interlocuteur pour se concentrer sur ce qu'il y a d'écrit dessus. Les cons... Les cons... Quelle bande de gros cons ! Commence-t-il à s'énerver.
-Quelque chose qui va pas mon capitaine ? Demandent les deux hommes en chœur.
-C'était pas quinze-mille litres, mais trente qu'il fallait !
-Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
-Réfléchissez, le réservoir de carburant d'un poids-lourd est de cinq-cent soixante litres, et on a cinquante-deux camions qui attendent, là-dehors.
Désemparé, l'adjudant tente de justifier une telle erreur.
-Bah faut peut-être pas les remplir ! Vous devez sûrement encore en avoir en rab ?
Bougnac secoue la tête en baissant les yeux.
-Non... Je suis sur la réserve, et pour pouvoir aller jusqu'à Paris et rentrer il nous faut de l'essence à toc.
-Ben là j'comprends pas. Qui c'est qui a rédigé la demande ? S'interroge l'homme en reprenant la feuille pour la relire.
Refrénant son énervement, Berger jette un nouveau coup d’œil à l'extérieur. Il voit la jeep transportant le colonel manœuvrer afin de passer entre les camions stationnés et s'arrêter devant le local. Le chef de corps en descend en boitant et se dirige vers l'entrée.
-Merde, v'la De la Jatte. Peste Bougnac. Allez quoi, tu peux pas faire un effort ? Trente mille, c'est rien pour vous !
-Tu déconnes ! On voit bien que t'as jamais bossé là, les patrons contrôlent mes stocks toutes les semaines, ils passent des heures à éplucher mes rapports et à relever les compteurs, ils sont à la goutte près, tu crois pas que j'vais risquer d'me faire virer à trois mois de la retraite pour...
Il n'a pas le temps de finir sa phrase que le chef de corps, accompagné de son chauffeur, a déjà ouvert la porte, et marche rapidement en direction du bureau. Le bruit de sa jambe de bois claquant le sol à chaque pas renforce un peu plus l’appréhension des trois hommes.
-Alors, qu'est-ce que vous attendez, ça va faire cinq minutes que le convoi est arrêté !
-Mon colonel, il y a un problème. Annonce Berger, l'air grave.
Le vieil homme lève un sourcil interrogateur en guise de réponse.
-La demande est mauvaise. On n'a le droit qu'à la moitié que ce dont nous avons besoin pour reprendre la route. Continue-t-il en lui tendant la note.
Le colonel l'agrippe si fort que le papier se tord entre ses doigts, et parcourt rapidement le texte.
-Qu'est-ce que c'est que ces conneries ?
-C'est tout sauf des conneries mon colonel. Lance l'adjudant. Je ne peux vous donner que ça, j'suis désolé.
-Est-ce que je dois vous rappeler la situation ? Lui répond l'officier supérieur. Sans attendre de réponse, il continue : j'ai avec moi un régiment complet d'infanterie, dans trois jours nous devons être en Alsace pour relever le trente-cinquième. Vous savez ce que ça signifie ?
-J'en ai bien conscience mon colonel, mais j'ai des ordres. Le chiffre sur la demande est peut-être le mauvais, mais c'est ce qu'il y a d'écrit. Je peux pas vous donner un litre de plus que les quinze-mille qui vous sont accordés.
Lentement, le chef de corps repose le papier sur le bureau et se retourne vers la porte de sortie.
-Berger, venez avec moi.
Le capitaine s'exécute et les deux officiers sortent, suivis du chauffeur, laissant Bougnac et son compagnon seuls et dans l'embarras.
A l'extérieur, tandis que le conducteur remonte dans sa jeep, Louis et De la Jatte s'entretiennent à l'écart.
-Qu'est-ce que vous avez à proposer, Berger?
-Vous pourriez peut-être contacter leur commandant.
-Je connais le responsable de la garnison d'Orléans. C'est un con fini, et il ne nous laissera jamais prendre plus que ce qu'il y a de marqué sur leur foutue note. Je ne suis même pas sûr qu'il daignerait sortir de son état-major.
-Je ne vois pas vraiment d'autre solution dans ce cas.
-Bon, demandez à Bougnac jusqu'où ses camions peuvent nous emmener avec ces quinze-mille litres et rendez-moi compte à l'issue, il faut que je prévienne les autres commandants d'unité de la situation.
-Bien mon colonel.
Tandis que les deux hommes se séparent, Bernac et Nolet se dirigent à quelques mètres de là vers un groupe de militaires du rang réunis autours d'un café, accoudés à l'un des imposants véhicules.
-C'est celui des rations ? Demande Nolet en reniflant le quart d'un de ses camarades.
-Ouais, et c'est mon dernier sachet, alors faites pas les crevards et laissez-en pour les copains. Lui répond le soldat mal rasé en faisant passer la boisson chaude au sein du petit cercle.
Chacun boit une gorgée, qu'il savoure tant qu'il peut.
-Vous savez, j'ai mon cousin qui est affecté ici. Dit Nolet après avoir pourléché ses babines pour ne pas perdre une seule goutte du nectar amer et noir.
-Ah ! Un planqué ! Tonne une voix.
-Bah justement connard, il m'a dit que l'autre jour ils avaient été attaqués.
-Par les Rouges ? Demande un autre soldat.
-Nan, des rebelles. Le même genre de mec qui nous est tombé sur la gueule la dernière fois.
-Raconte ?
-Bah en fait il était de garde de nuit à la porte principale, puis pendant sa ronde en haut des murs il a vu de la lumière s'approcher. Quand ils sont arrivés assez près ils ont commencé à tirer et à lancer des trucs incendiaires sur les murs et la porte.
-Bah putain, vu la taille du truc ils risquaient pas d'y arriver.
-Ouais, mais ils étaient nombreux. L'alarme à sonné, alerte générale, j'te laisse imaginer les gonzes réveillés par des explosions et des sirènes qui sonnent de partout. Mon cousin a couru pour se mettre à son poste. Au même moment, t'as les projos qui se sont allumés sur les attaquants, pis les mortiers ont commencé à balancer des obus éclairants. Il m'a dit qu'ils y voyaient comme en plein jour. Il a fait carton plein. Les mecs étaient juste au pied des murs, en train d'essayer de faire péter l'entrée. Il m'a raconté que les mitrailleuses chauffaient tellement que les canons devenaient rouges et qu'on les voyait dans la nuit. A chaque fois qu'un des gars se faisait buter, y'en a dix qui se pointaient, en mode kamikaze, les mains pleines d'explos. Y'en a d'autres qui tiraient au fusil vers les défenseurs, mon cousin a failli se prendre une balle en pleine tête, il l'a entendue siffler juste au-dessus de lui. Puis vu que les renforts continuaient à venir, ils ont sorti les gros moyens.
-Les gros moyens ?
-Ouais, des lance-flammes. Y'en a d'énormes posés juste au-dessus des portes, ils sont alimentés en continu par une citerne spécialement pour. Sauf que le type qui devait s'en charger a mangé un pruneau en pleine tronche, du coup mon cousin a du prendre sa place. Il me disait que les gerbes de feu allaient jusqu'à trente ou quarante mètres. Les mecs brûlaient comme des torches. Ça l'a fait marrer, qu'il m'a dit, parce que ça lui rappelait quand on était gosses et qu'on s'amusait à foutre le feu à des bestioles. Parait que les mecs hurlaient tellement qu'on entendait même plus les coups de mortier. Du coup ils se sont repliés en continuant à tirer, mais de loin. Sauf qu'ils avaient pas pensé à l'artillerie, alors bouuum ! Les obus pyrotechniques ont tout cramé à dix bornes à la ronde. Ils ont rien laissé debout.
-C'était ça, le bois cramé qu'on a vu en venant.
-Ouais. C'est bien fait pour leurs gueules à ces connards, j'espère qu'ils ont tous crevé.
-Comment ça c'est fini ? Demande Paul avant de boire sa gorgée de café.
-Bah ça a terminé aussi vite que ça a commencé. Ils ont attendu que le jour se lève pour aller récupérer les morts et les blessés, au cas où y'aurait une autre attaque. En bas c'était un vrai cimetière. Il paraît que certains mecs carbonisés respiraient encore quand ils sont venus les chercher. Du coup mon cousin a reçu une lettre de félicitations du général.
Un militaire, à l'allure de jeune garçon et a l'aspect fragile, s'avance dans le cercle.
-J'me demande comment ils en sont venus à construire une ville comme ça. Parait qu'avant la guerre, c'était pas comme maintenant. Moi j'ai dix-huit ans, j'ai jamais connu que la guerre, mais avant, c'était différent, non ?
Tous les hommes se tournent vers Paul.
-Hé Bernac, toi t'es le plus vieux. Tu te souviens de comment c'était, avant la guerre ?
Le civil laisse échapper un sourire en baissant les yeux.
-J'étais encore jeune quand ça a commencé. Orléans était une ville comme une autre. Parfaitement normale. Mais lorsqu'on est entrés dans le conflit, c'est devenu un centre névralgique important. De peur que Paris soit prise, l’État avait pensé à mettre en place un gouvernement provisoire ici. C'est arrivé jusqu'aux oreilles des Russes, on était encore en pleine période de l'espionnage. Alors à défaut d'avoir Paris, ils ont bombardé Orléans, nuit et jour, pendant deux mois. Leurs renseignements étaient mauvais, ils pensaient que c'était devenu la nouvelle capitale. La population a été prise de court. Beaucoup n'ont pas pu fuir, et les trois-quarts des habitants sont morts. Du coup, on a décidé d'élever une nouvelle cité. Une ville bâtie pour la guerre. Une véritable place-forte, qui serait le centre névralgique de toutes les opérations militaires. On y a entreposé d'énormes quantités de carburants, de munitions et d'industries, uniquement au service de l’État et de l'effort de guerre. Les Soviets ont a nouveau lancé des raids aériens, mais la défense fut si forte que l'escadrille Russe a été totalement détruite. Les hommes qui gardent Orléans ont un matériel bien meilleur que celui des hommes sur le front Alsacien. Et ils savent très bien que si la ville est détruite, ils le seront avec elle. Chaque combat peut-être le dernier.
-J'suis sûr que ces putains de Ruskofs aident les rebelles ici. C'est pas possible d'avoir autant d'armes et de moyens. Et vu qu'ils sont trop mauvais pour avoir la ville eux-même, ils font faire le sale boulot aux guérilleros.
Tandis que les soldats discutent, l'état-major est réuni autours de son colonel dans le bureau de l'adjudant.
-Bon, Bougnac, est-ce que vous savez jusqu'où on pourra aller avec nos réserves d'essence ? Demande le vieux militaire.
-En ménageant bien les véhicules, je pourrais vous emmener jusqu'en banlieue Parisienne, mais pas plus loin.
Un des soldats lève alors la tête. Il s'agit du capitaine De Montigny. Blond, au nez droit et aux yeux verts, il est issu d'une famille d'aristocrates aux longues traditions militaires. C'est un soldat accompli et un proche ami de Berger qu'il a rencontré lorsqu'ils n'étaient tous deux que de jeunes lieutenants. Il est le commandant de la deuxième compagnie.
-La banlieue Parisienne est infestée de Parias, si on s'y rend à pied, on a une chance sur deux pour se faire attaquer.
-Toutes les zones ne sont pas contaminées par les mutations, Montigny. Rétorque le colonel.
-Sauf votre respect, ce que vous dite était valable cinq ans plus tôt. Vous savez tout aussi bien que moi que la situation s'est franchement déplorée dans certains secteurs.
-Ils sont toujours encerclés par nos forces, c'est largement suffisant ! Si vous avez des états d'âme, vous les gardez pour vous, capitaine de Montigny ! S'exclame De la Jatte.
L'officier ne répond rien. Chacun sait ici qu'il a raison, et que se rendre dans certaines zones relève du suicide pur et simple. Mais le choix est un luxe que les militaires ne peuvent s'offrir. L'heure tourne, et aucune autre solution n'est envisageable pour pouvoir tenir les délais.
-Bien. Si personne n'a rien d'autre à dire, au travail. Nous avons déjà perdu vingt minutes. Mon adjudant, faites remplir les réservoirs au plus vite. Messieurs les capitaines, je vous laisse le soin de rassembler vos hommes et de les faire embarquer. Nous devons arriver sur la capitale avant la nuit, sinon le risque sera encore plus élevé.