CHAPITRE 2 : L’ÉVEIL


- Tu divagues, pauvre chose que tu es… La démence qui habite ta petite cervelle d'oiseau de proie semble gagner du terrain... siffla une voix colérique.
- Et pourquoi j’irai frapper à la porte d’un type qui m’insupporte au plus haut point si c’était uniquement pour lui raconter des bobards ? soupira un harmonica fatigué.
- Qu’est-ce qui te dit que c’était dû à ça et non à autre chose ?
- Ses yeux… Comme les vôtres…
- Et pas comme les tiens ? Tu continues à essayer de te convaincre que tu dois tout ce que tu possèdes à toi seul ?
- Tu m’as déjà vu faire ce que vous faîtes ? s'étonna le soupir.
- Je t’ai vu faire bien plus effrayant… admit le serpent.
- T’étais à moitié mort… Tu crevais tellement d’inquiétude pour elle que ton cœur s’était arrêté de battre...
- Je n’ai pas besoin de cœur !
- Tu nies l’évidence. ricanèrent les clochettes.
- Et toi, Kangitsar, j'ignore encore et toujours ce que tu es venu chercher ! Pourquoi est-ce que tu l’as ramené ici ?! Comme si les choses n’étaient pas déjà suffisamment compliquées, déchet d’humain !
- Je n’ai fait que ramener un cadavre, c’est... "lui" qui l’a ramené d’entre les morts, déchet de mort-vivant…
- C’est impossible ! dit la voix sombre soudain apeurée.
- Moi aussi j’étais de ton avis, jusqu’à ce qu’il me propulse contre un mur sans même bouger un cil…
- … Alors c’est beaucoup plus grave que ce que tu penses.
- J’y connais rien à tous ces trucs, vous pensez tous qu’un jour ou l’autre je vais griller quelqu’un en clignant des yeux mais la vérité c’est que je suis juste un type normal moi !
- Un type normal qui des capacités semblables aux miennes et qui manie le sabre et le pistolet comme nul autre. Ne me fait pas rire, je pourrai te prendre au mot…
- Toujours est-il que j’y comprends encore moins que vous. Comment c’est possible tout ça ?
- Ah… Kangitsar… Tu restes une personne qui est chère aux yeux de Lyla malgré tout alors je vais t’exposer mon hypothèse même si je préfèrerai te briser les os un par un plutôt que de t’adresser la parole.
- Toujours aussi direct à ce que je vois. remarqua Kan sur un ton éternellement monotone.
- Dans l’un de ses grimoires, Ciel Blavat explique que la philosophie, en tant que science, est la connaissance des principes et de la voie par laquelle l’omniscience et l’omnipotence de l’Esprit et son contrôle sur les forces de la nature peuvent être acquis par l’individu tandis qu’il est encore dans le corps. Considérée comme art, la philosophie est l’application de ces connaissances à la pratique. C’est la science de la communication avec les Puissances supra-mondaines éternelles et de leur direction, ainsi que du commandement de celles de ces puissances appartenant aux sphères inférieures ; connaissance pratique des mystères cachés de la nature connus seulement du petit nombre parce qu'il est très difficile de les acquérir sans tomber dans les péchés contre nature »
- Je sais tout ça.
- Tu sais si peu de choses qu’il me semble bon de te rappeler les bases.
- Continue.
- Le fait d’acquérir ces connaissances est d’une rareté exceptionnel pour la simple raison qu’un être vivant ne se considérera jamais comme une "âme" mais seulement comme un simple corps, bête assemblage d’atomes et de molécules. De l'épicurisme relégué à de la pure chimie... Mais si jamais l’être en question parvenait à prendre conscience de son "âme" tout en gardant le contrôle de son corps, il pourrait accéder à une source de puissance quasi-infinie pour peu qu’il maîtrise la philosophie. Cette science ne peut remettre en cause les lois fondamentales de la Physique et de la Chimie : les équations chimiques doivent rester les mêmes, aucun élément ne peut apparaitre ou disparaître sans que d’autres se transforment. Chaque corps est soumis à des forces universels qui s’additionnent et se convertissent en d’autres forces. Le seul élément permettant d’expliquer l’accès à cette puissance sans commune mesure est l’âme. Bien que restant un concept mal défini et bien qu’elle soit imperceptible, elle peut se manifester sur le plan physique via l’enveloppe corporelle même si son origine se situe bien sur le plan spirituelle normalement inaccessible. T’as suivi ?
- Ouais donc en gros, le type là…
- Daniel.
- Hey ! T’as lu son journal ?
- Oui, et visiblement ce « type » en savait suffisamment sur la philosophie pour la maîtriser.
- Mais il ne pouvait pas la maitriser avant de contrôler sa propre âme.
- Tu comprends vite.
- Donc en échappant à la mort et en réussissant à réintégrer on corps, son âme peut se manifester physiquement sous forme d'une énergie impalpable mais tout à fait réelle et perceptible au niveau atomique.
- Exactement. C’est la première fois que je vois quelqu’un parvenir à maîtriser cette science avec une telle méthode.
- C’était juste le fruit du hasard … Et d’un bon coup de pouce…
- Il faut mettre les autres au courant envie que cela ne devienne ingérable.
- Va, je vais aller surveiller le malade au cas où des envies de destruction à grande échelle le prendraient.
- J’espère que t’es fier de toi, tu nous as encore tous foutu dans la merde ! gronda le sifflement.
- Tu ne sais pas ce qu’il en fera…
- Il ne s’en servira pas à bon escient, c'est sûr.
- On n’est pas tous comme toi, Érèbe…
- Tu... ne... sais... rien ! Rien de ce qui m’a poussé à faire tout ça ! menaça la silhouette gigantesque qui avait surgit des ombres.
- Oh si, et je le sais mieux que tout le monde… Qui aurait cru qu'entre toi et moi, le psychopathe ce serait moi ? Ah... L'amour ! hurla de rire Kangitsar en s'en allant.
- Va maintenant ! Ta vue m’insupporte pauvre dément ! répliqua Érèbe, bléssé par cette moquerie.


Je me réveillai pour la seconde fois dans cette chambre aseptisée, avec ses tuyaux qui parcouraient mon corps et cette lumière blafarde comme celle de la Lune durant une nuit d’hiver. Il ne m'avait fallu qu'un instant pour passer de la théorie à la pratique. Comme si il avait simplement fallu actionner un interrupteur invisible jusqu'à présent. Ça avait fonctionné, toutes mes recherches étaient arrivées à terme. Je savais tout à présent, vraiment tout. Ce premier test semblait concluant mais le contrecoup avait été énorme : mon âme avait mis une dizaine d’heures à regagner mon corps, peut-être plus. J’ouvrai les yeux avec difficulté : la douleur n’avait pas disparu, loin de là. Quand pourrais-je me lever et quitter cet endroit ? Il me tardait de retrouver l’usage de mes jambes et de continuer mes investigations. Une fois mes pupilles accoutumées à la lumière, je distinguais une silhouette devant moi. Une jeune femme était assise sur la chaise face à mon lit, les yeux clos et la tête appuyée sur sa main droite. Elle semblait gelée sur place : sa peau était d’une pâleur effroyable, la couleur de ses lèvres oscillait entre le bleu et le mauve et des veines turquoises ondoyaient sur sa peau de glace. On l’aurait cru aux portes de la mort. Néanmoins, rien ne semblait pouvoir altérer son incroyable beauté, une beauté presque trop parfaite sublimée par l’impression qu’elle allait disparaître d’un instant à l’autre telle une magnifique fleur sur le point de faner. Ses cheveux étaient noirs comme de l’encre et une multitude de mèches blanches encadraient son visage endormi. Elle portait un grand manteau noir ainsi que des gants et des bottes, noirs également, le tout attaché et relié à l’aide d'une multitude de chaînettes. Elle portait également en pendentif une plume blanche qui accentuait le contraste entre son visage et sa tenue. A peine ai-je eu le temps d’esquisser le moindre mouvement que ses yeux s’ouvrirent brusquement, éclosion de fleurs ensanglantés. La couleur de ses pupilles était un mélange de sang et de bleu qui me rappelait étrangement quelque chose, ou quelqu’un… Elle m’adressa un magnifique sourire mais sembla néanmoins gênée :

- Oh, désolé, je t’ai réveillé ? dit elle avec un mouvement de recul.
- Tu dormais… dis-je aussi mal à l'aise que la créature qui me faisait face.
- Ah oui c’est vrai… avoua sa voix de cristal.

Elle prit un air songeur un instant puis reprit avec un ton qui se voulait véritablement amical :

- Je m’appelle Anastasia, enchantée de te rencontrer !
- Daniel. J’avais cru comprendre que je n’étais pas le bienvenu ici. l'interrompis-je.
- Ah, Kan’ as du te dire ça … C’est compliqué à vrai dire…
- Compliqué ? articulai-je.
- On n’est pas vraiment dans un endroit habituel en fait...
- Et je ne peux toujours pas savoir où je suis ?
- Te le dire est une mauvaise idée pour l’instant.

Un long silence suivi sa phrase, elle semblait toujours perdu dans ses pensées, comme si quelque chose la perturbait. Elle reprit finalement la parole, trahissant la curiosité qui la rongeait :

- Tu l’as vu hein ?
- Qui donc ?
- Trigon.
- ... Qui ?
- Une personne avec des yeux verts émeraude. précisa t'elle, impatiente.

Un frisson parcourut mon échine. Comment pouvait-elle savoir ? Cette rencontre avait-elle été finalement bien réelle ? Mon âme avait-elle déjà regagné sa prison de chair ou était-ce un souvenir perdu dans ma mémoire ? Je me rappelais pourtant, avec une infinie précision, le tunnel qui s’éloignait, la main démoniaque qui m’enserrait le cou, la chute dans les ténèbres…

- Comment peux-tu savoir ça ?! m’écriais-je.
- Je la connais bien, cette personne, elle m’effrayait au début mais… ils se ressemblent finalement. me répondit-elle avec un sourire.
- Cet homme, il a parlé d’un couple que je devais saluer…

Anastasia se mit à rire. Un rire cristallin, sans une once de moquerie mais qui témoignait cependant de l’amusement que lui inspirait ce que je venais de dire.

- Érèbe serait étonné de l’apprendre. Par contre, il ne t’en a visiblement pas parlé : ce n’est pas un homme... m'expliqua t'elle avec un sourire en coin qui demeura quelques instants sur ses lèvres gélées.

Comprenant de moins en moins ce que la jeune femme me disait, j’entendis des bruits de pas dans le couloir. D’autres visiteurs ?