Note de la fic :
Entropy
Par : Cuse
Genre : Action, Science-Fiction
Statut : C'est compliqué
Chapitre 5 : Vouloir y croire.
Publié le 26/10/2013 à 23:08:02 par Cuse
Je rouvris les yeux sept heures plus tard, très précisément, m’extirpant d’un sommeil sans rêves. Ce n’était pas la faute des nanomachines, non, c’était une particularité qui m’était propre. Dans la journée, il m’arrivait de déborder d’imagination, mais la nuit, mon cerveau semblait être aux abonnés absents. Le scotch, lui, ne m’avait laissé aucune mauvaise surprise. Pas de migraine, pas d’estomac retourné, pas de muscle douloureux. Quand j’étais petit, alors que l’ivresse n’était pas encore prohibée, j’entendais les adolescents et les adultes parler de leurs gueules de bois respectives. Chacun avait son petit remède soi-disant miracle, qui ne fonctionnait jamais pour les autres. Aujourd’hui, le remède était d’une efficacité à toute épreuve. Les nanos, encore et toujours, avaient parfaitement fait leur travail.
Je me redressai donc dans mon canapé, instantanément frais, toute sensation de somnolence annihilée. Frais, mais pas vraiment lucide. Il me fallut une bonne vingtaine de secondes pour me rappeler ce que je faisais là. Oui, bien sûr. Le toit, la fuite, Eleanor, son groupuscule. Merde, comment s’appelait-il déjà ? Et elle, d’ailleurs. Etait-elle déjà repartie ? Enfuie, comme une voleuse, à la faveur des premières lueurs du soleil ?
Un bruit provenant du couloir me servit de réponse. La porte de la salle de bain s’ouvrit, et la jeune femme se faufila rapidement jusqu’à ma chambre, les cheveux mouillés, vêtue uniquement d’une de mes serviettes, refermant la porte derrière elle. La scène n’avait duré que deux petites secondes, mais c’était sans doute la plus belle devant laquelle je ne m’étais jamais éveillé. Des jambes fines, des courbes subtilement chuchotées par les contours du linge blanc que surmontait une chevelure brune détrempée... Je me maudis d’avoir acheté des serviettes aussi grandes.
Alors que je reprenais encore mes esprits après cette divine apparition, Eleanor ressortit de la chambre, portant les mêmes vêtements que la veille, déjà bien moins flatteurs. Elle eut un léger mouvement de recul en me voyant réveillé, assis sur le canapé.
« Bien dormi ? demanda-t-elle après un petit instant, une moue désolée sur le visage.
-Comme un gosse, répondis-je dans un sourire. Tu penses que c’est sans danger de sortir, maintenant ?
-Ouais, normalement. Je ne peux pas rester ici éternellement, de toute façon. »
Elle avait ponctué cette dernière phrase d’un rictus espiègle, tout en s’affalant sur le fauteuil à ma droite, face à la baie vitrée.
« En tout cas, continua-t-elle, merci pour hier soir. Tu m’as sauvé la mise. Je n’oublierai pas. »
Je restai silencieux, ne sachant pas quoi répondre. De toute façon, la jeune femme n’attendait pas vraiment de réaction. Après une poignée de secondes, elle soupira, se redressa dans son siège, et poursuivit encore :
« Tu te souviens de ce que je t’ai raconté, hier soir ? Sur qui nous sommes, et ce que nous faisons ?
-C’est assez flou, avouai-je. »
Elle entreprit alors de tout me réexpliquer. Quel danger représentait le Système, qui étaient les membres d’Entropy et quelles étaient leur mission et leurs convictions. De la veille, je me rappelais néanmoins cette passion dans chacun de ses mots, et je la retrouvais encore à présent dans son discours. Celui-ci terminé, un autre silence s’installa. Eleanor me regardait fixement, la respiration légèrement haletante, jaugeant ma réaction. Elle sembla hésiter longuement, avant de finalement aller au fond de sa pensée :
« Nous aurions vraiment besoin de quelqu’un comme toi, tu sais.
-Quelqu’un comme moi ? répétai-je, sceptique.
-Un ingénieur de la Grande Ecole, un spécialiste du Système. Mais pas seulement, ajouta-t-elle après une pause. Tu n’es pas comme les autres Connectés, tu sembles moins hypnotisé qu’eux. Très peu auraient eu la curiosité de monter sur ce toit, les autres auraient eu peur de l’inconnu ou n’auraient même simplement rien remarqué. Modifier les nanomachines, désactiver sciemment certaines fonctions de confort, me protéger au péril de ta propre sécurité… Tu as l’air différent.
-Peut-être. Tu sais, j’ai toujours été passionné par l’histoire contemporaine. Par le début du siècle, par la façon dont vivaient les gens, lorsque chaque jour pouvait encore être le dernier. Par comment nous nous sommes ensuite enfermés lentement dans notre propre prison, à déléguer notre vie toute entière à la technologie. J’avais commencé à l’étudier à l’université, avant… avant de changer d’avis et d’étudier les nanomachines. J’apprécie le Système, vraiment, mais quelquefois je me demande juste si c’est véritablement pour notre bien.
-Alors viens avec nous ! souffla-t-elle, pleine d’espoir, en se rapprochant de moi, posant sa main sur l’accoudoir du canapé. A Entropy, avec tes connaissances, tu pourrais vite devenir un leader, un architecte de nos actions. J’ai de plus en plus l’impression que tu caches un lourd secret, Daniel. Et je suis certaine que ce pouvoir pourrait t’aider à trouver ce que tu cherches. Quoi que ce soit. »
En silence, je me levai, marchant lentement jusque devant la grande baie vitrée. Les mains jointes sur le sommet de mon crane, je contemplai l’éclat du soleil à peine levé qui se reflétait dans l’immeuble me séparant de l’océan. Je sentais le regard d’Eleanor dans mon dos. Rejoindre son groupe voudrait dire me purger des nanomachines, ce qui impliquerait certainement quitter tout ce que j’avais jamais connu. Mes amis, mon appartement, mes belles perspectives d’avenir prospère en tant qu’ingénieur chez Winthorpe… Ce serait fou, irresponsable. Non, non, je ne devais pas me laisser embobiner par son joli sourire et ses promesses édulcorées.
La jeune femme s’était dressée à son tour, et se tenait maintenant à côté de moi, un pas en retrait. Je tournai légèrement la tête dans sa direction, et vis qu’elle portait son sac en bandoulière, prête à partir. Doucement, elle prit mon poignet, tourna ma main, paume ouverte devant elle, et commença à écrire dessus. D’une voix apaisante, elle murmura dans mon oreille :
« Tu n’as pas besoin de répondre tout de suite. Ça a été une décision difficile pour nous tous, mais personne n’a ensuite regretté son choix. Prends ton temps. Pense à ce que je t’ai dit. Quand tu te sentiras prêt à nous donner une chance, passe nous voir. On t’expliquera tout en détail, et tu décideras seulement ensuite si tu veux nous rejoindre ou non. »
Elle se dressa sur la pointe des pieds, et déposa un baiser sur ma joue, lâchant finalement ma main. Toujours tourné vers la baie vitrée, je l’entendis ensuite faire volte-face et traverser mon appartement. Une main sur la poignée de la porte d’entrée, elle se retourna encore, et dit simplement, un ton de défi dans la voix :
« Au fait, ne sors pas vers dix heures. Tu risquerais d’être mouillé. »
Puis, sans rien ajouter de plus, elle ouvrit la porte et sortit de chez moi. J’attendis un temps indéfini, figé dans le vacarme incessant qui meublait mon esprit. Cette dernière discussion résonnait, encore et encore, si bien que les mots finirent par perdre leur sens. Quand, enfin, je me décidai à bouger, la raideur dans mes muscles m’indiqua que je devais me trouver là depuis bien longtemps déjà. Je levai la main, et lis ce que la jeune femme y avait inscrit. Une adresse à Rockhill, l’une des petites villes en périphérie de New Haven. Pas de date, pas d’heure. Ce n’était pas un rendez-vous. C’était un hameçon jeté à la mer.
Mais je ne pouvais pas y mordre. Même si elle disait qu’aller à cet endroit ne m’obligeait en rien, je prenais le risque de me faire endoctriner, voire pire, enrôler de force. Qui savait ce que ces types pouvaient bien faire, en réalité ? Tous les Connectés se méfiaient des Déconnectés, considérés comme archaïques, imprévisibles et violents. Peut-être que toute cette histoire n’était même qu’un piège, une embuscade. La belle Eleanor était envoyée dans le centre-ville pour appâter et séduire un jeune Connecté, l’amenant à venir seul à Rockhill, où il lui arrivait ensuite Dieu seul sait quoi. C’était plausible.
Une petite heure plus tard, j’étais lavé, habillé, deux pilules avalées en guise de petit-déjeuner, toute une routine matinale effectuée dans une absence la plus totale. Je n’avais aucune envie de manger, tout ce que je voulais, c’était débriefer sur ce qui venait de se passer. Mais avec qui ? Qui me croirait ? J’étais seul, dans cette histoire.
Mon ICP indiquait neuf heures quarante-sept du matin. Je me rappelai les dernières paroles de la jeune femme. « Tu risquerais d’être mouillé »… Avaient-ils vraiment réussi à pirater des émetteurs météo ? Allait-on avoir, pour la première fois depuis des années, de la pluie en plein jour ? La probabilité était infime, mais s’il y avait la moindre petite chance pour que ce soit vrai, alors je me devais d’y être. Marcher un peu pourrait me changer les idées, de toute façon.
Dehors, rien ne laissait présager d’une averse. Les sempiternels nuages pacifiques, dispersés ici et là dans le ciel, étaient à la place où le crépuscule les avait laissés hier soir. Neuf heures cinquante-et-un. Je marchai vers l’ouest, en direction de l’océan. Plus personne ne se promenait de nos jours, les piétons étaient une espèce en voie de disparition, alors les lieux publics s’étaient faits de plus en plus monotones, désespérément optimisés. Dans mes vieux livres numériques d’histoire contemporaine, je m’émerveillais devant les grands espaces verts qui parsemaient autrefois les mégapoles et tous les chefs d’œuvre d’architecture où les gens venaient simplement flâner, insouciants. Aujourd’hui, le moindre millimètre carré était étudié pour maximiser son utilité, et, si les buildings en eux-mêmes étaient loin d’être désagréables à l’œil, la vie de plain-pied n’avait, elle, plus autant de charme.
Après avoir remonté les deux blocs qui me séparaient de l’infini bleu, j’arrivai enfin à la dernière zone de New Haven qui avait résisté à cette épuration systématique. Une petite plage, à peine longue de trois cents mètres, totalement ombragée à cette heure par les gratte-ciels qui la surplombaient. Quinze ans plus tôt, elle couvrait tout le front ouest de la presqu’ile sur laquelle était installée la ville. Plus de cinq kilomètres de sable fin et chaud. Mais l’urbanisation effrénée et la paranoïa grandissante qui frappaient New Haven en avaient eu raison, morceau par morceau. Que ce soit pour construire de nouveaux bâtiments à la vue imprenable, ou simplement pour construire une infranchissable digue de béton, dont le seul relief était constitué ici et là par les extrémités des tunnels de ventilation des anciens réseaux de métro et d’égouts. Le petit bout de plage restant était constamment surveillé pour éviter les intrusions non-autorisées de Déconnectés par la mer. Etait-ce tout de même par là qu’Eleanor était passée ? Cela semblait une pure folie, même en pleine nuit.
Je m’assis dans le sable, et contemplai le mouvement des vagues, quelques mètres devant moi. Les nuages n’avaient pas bougé d’un pouce, et dix heures étaient déjà dépassées de plusieurs minutes. Je décidai de rester, quelques instants encore, dans ce petit cocon de quiétude et de solitude, pour donner une ultime chance à Eleanor et son Entropy. Mais force était de constater que tout cela était bidon. Jusqu’à quel point cependant, là était la question.
Comme je m’y attendais, la météo n’évolua pas le moins du monde. Légèrement déçu, je me relevai enfin, époussetai le sable sur mes vêtements, et repris la direction de mon immeuble. J’avais espéré un petit miracle, un instant aux antipodes de ma routine, une croix blanche sur le calendrier. Mais, finalement, je ressentais aussi une pointe de soulagement. Ce non-évènement avait achevé de me convaincre. Je n’allais pas me présenter à cette adresse, encore inscrite sur ma main, un peu effacée par le contact rugueux du sable. Il n’y avait rien là-bas, rien de positif en tout cas. C’étaient soit des illuminés qui croyaient pouvoir changer le monde en bricolant un programme inopérant à la va-vite, soit un piège éhonté pour Connectés naïfs et un peu en chaleur. La vie allait reprendre, réglée comme du papier à musique, comme toujours. C’était assez confortable, en fait. L’inattendu avait du bon, mais à très petite dose. J’avais eu tendance à l’oublier, avant cette nuit.
Quelques minutes plus tard, je déverrouillai la porte de mon appartement, un mince sourire satisfait sur les lèvres, réfléchissant à ce que j’allais bien pouvoir faire de la longue journée qui m’attendait. Hélas, ce n’était pas la seule chose qui semblait m’attendre. Là, debout dans mon salon, interrompus dans leur conciliabule, je tombai nez-à-nez avec trois personnes, deux hommes et une femme. Ils eurent un petit sourire amical en me voyant entrer, et celui qui était de dos se tourna vers moi, les mains à moitié en l’air comme pour signaler qu’il n’était pas une menace. Il était assez vieux, et les quelques taches de rousseur qui parsemaient ses joues noires lui donnaient l’air d’un sage. Il posa un regard bienveillant sur moi, et dit d’une voix très calme, dépourvue de toute animosité :
« Bonjour, Daniel. Nous travaillons pour Winthorpe. Désolés de l’intrusion, mais il faut qu’on parle. »
Je me redressai donc dans mon canapé, instantanément frais, toute sensation de somnolence annihilée. Frais, mais pas vraiment lucide. Il me fallut une bonne vingtaine de secondes pour me rappeler ce que je faisais là. Oui, bien sûr. Le toit, la fuite, Eleanor, son groupuscule. Merde, comment s’appelait-il déjà ? Et elle, d’ailleurs. Etait-elle déjà repartie ? Enfuie, comme une voleuse, à la faveur des premières lueurs du soleil ?
Un bruit provenant du couloir me servit de réponse. La porte de la salle de bain s’ouvrit, et la jeune femme se faufila rapidement jusqu’à ma chambre, les cheveux mouillés, vêtue uniquement d’une de mes serviettes, refermant la porte derrière elle. La scène n’avait duré que deux petites secondes, mais c’était sans doute la plus belle devant laquelle je ne m’étais jamais éveillé. Des jambes fines, des courbes subtilement chuchotées par les contours du linge blanc que surmontait une chevelure brune détrempée... Je me maudis d’avoir acheté des serviettes aussi grandes.
Alors que je reprenais encore mes esprits après cette divine apparition, Eleanor ressortit de la chambre, portant les mêmes vêtements que la veille, déjà bien moins flatteurs. Elle eut un léger mouvement de recul en me voyant réveillé, assis sur le canapé.
« Bien dormi ? demanda-t-elle après un petit instant, une moue désolée sur le visage.
-Comme un gosse, répondis-je dans un sourire. Tu penses que c’est sans danger de sortir, maintenant ?
-Ouais, normalement. Je ne peux pas rester ici éternellement, de toute façon. »
Elle avait ponctué cette dernière phrase d’un rictus espiègle, tout en s’affalant sur le fauteuil à ma droite, face à la baie vitrée.
« En tout cas, continua-t-elle, merci pour hier soir. Tu m’as sauvé la mise. Je n’oublierai pas. »
Je restai silencieux, ne sachant pas quoi répondre. De toute façon, la jeune femme n’attendait pas vraiment de réaction. Après une poignée de secondes, elle soupira, se redressa dans son siège, et poursuivit encore :
« Tu te souviens de ce que je t’ai raconté, hier soir ? Sur qui nous sommes, et ce que nous faisons ?
-C’est assez flou, avouai-je. »
Elle entreprit alors de tout me réexpliquer. Quel danger représentait le Système, qui étaient les membres d’Entropy et quelles étaient leur mission et leurs convictions. De la veille, je me rappelais néanmoins cette passion dans chacun de ses mots, et je la retrouvais encore à présent dans son discours. Celui-ci terminé, un autre silence s’installa. Eleanor me regardait fixement, la respiration légèrement haletante, jaugeant ma réaction. Elle sembla hésiter longuement, avant de finalement aller au fond de sa pensée :
« Nous aurions vraiment besoin de quelqu’un comme toi, tu sais.
-Quelqu’un comme moi ? répétai-je, sceptique.
-Un ingénieur de la Grande Ecole, un spécialiste du Système. Mais pas seulement, ajouta-t-elle après une pause. Tu n’es pas comme les autres Connectés, tu sembles moins hypnotisé qu’eux. Très peu auraient eu la curiosité de monter sur ce toit, les autres auraient eu peur de l’inconnu ou n’auraient même simplement rien remarqué. Modifier les nanomachines, désactiver sciemment certaines fonctions de confort, me protéger au péril de ta propre sécurité… Tu as l’air différent.
-Peut-être. Tu sais, j’ai toujours été passionné par l’histoire contemporaine. Par le début du siècle, par la façon dont vivaient les gens, lorsque chaque jour pouvait encore être le dernier. Par comment nous nous sommes ensuite enfermés lentement dans notre propre prison, à déléguer notre vie toute entière à la technologie. J’avais commencé à l’étudier à l’université, avant… avant de changer d’avis et d’étudier les nanomachines. J’apprécie le Système, vraiment, mais quelquefois je me demande juste si c’est véritablement pour notre bien.
-Alors viens avec nous ! souffla-t-elle, pleine d’espoir, en se rapprochant de moi, posant sa main sur l’accoudoir du canapé. A Entropy, avec tes connaissances, tu pourrais vite devenir un leader, un architecte de nos actions. J’ai de plus en plus l’impression que tu caches un lourd secret, Daniel. Et je suis certaine que ce pouvoir pourrait t’aider à trouver ce que tu cherches. Quoi que ce soit. »
En silence, je me levai, marchant lentement jusque devant la grande baie vitrée. Les mains jointes sur le sommet de mon crane, je contemplai l’éclat du soleil à peine levé qui se reflétait dans l’immeuble me séparant de l’océan. Je sentais le regard d’Eleanor dans mon dos. Rejoindre son groupe voudrait dire me purger des nanomachines, ce qui impliquerait certainement quitter tout ce que j’avais jamais connu. Mes amis, mon appartement, mes belles perspectives d’avenir prospère en tant qu’ingénieur chez Winthorpe… Ce serait fou, irresponsable. Non, non, je ne devais pas me laisser embobiner par son joli sourire et ses promesses édulcorées.
La jeune femme s’était dressée à son tour, et se tenait maintenant à côté de moi, un pas en retrait. Je tournai légèrement la tête dans sa direction, et vis qu’elle portait son sac en bandoulière, prête à partir. Doucement, elle prit mon poignet, tourna ma main, paume ouverte devant elle, et commença à écrire dessus. D’une voix apaisante, elle murmura dans mon oreille :
« Tu n’as pas besoin de répondre tout de suite. Ça a été une décision difficile pour nous tous, mais personne n’a ensuite regretté son choix. Prends ton temps. Pense à ce que je t’ai dit. Quand tu te sentiras prêt à nous donner une chance, passe nous voir. On t’expliquera tout en détail, et tu décideras seulement ensuite si tu veux nous rejoindre ou non. »
Elle se dressa sur la pointe des pieds, et déposa un baiser sur ma joue, lâchant finalement ma main. Toujours tourné vers la baie vitrée, je l’entendis ensuite faire volte-face et traverser mon appartement. Une main sur la poignée de la porte d’entrée, elle se retourna encore, et dit simplement, un ton de défi dans la voix :
« Au fait, ne sors pas vers dix heures. Tu risquerais d’être mouillé. »
Puis, sans rien ajouter de plus, elle ouvrit la porte et sortit de chez moi. J’attendis un temps indéfini, figé dans le vacarme incessant qui meublait mon esprit. Cette dernière discussion résonnait, encore et encore, si bien que les mots finirent par perdre leur sens. Quand, enfin, je me décidai à bouger, la raideur dans mes muscles m’indiqua que je devais me trouver là depuis bien longtemps déjà. Je levai la main, et lis ce que la jeune femme y avait inscrit. Une adresse à Rockhill, l’une des petites villes en périphérie de New Haven. Pas de date, pas d’heure. Ce n’était pas un rendez-vous. C’était un hameçon jeté à la mer.
Mais je ne pouvais pas y mordre. Même si elle disait qu’aller à cet endroit ne m’obligeait en rien, je prenais le risque de me faire endoctriner, voire pire, enrôler de force. Qui savait ce que ces types pouvaient bien faire, en réalité ? Tous les Connectés se méfiaient des Déconnectés, considérés comme archaïques, imprévisibles et violents. Peut-être que toute cette histoire n’était même qu’un piège, une embuscade. La belle Eleanor était envoyée dans le centre-ville pour appâter et séduire un jeune Connecté, l’amenant à venir seul à Rockhill, où il lui arrivait ensuite Dieu seul sait quoi. C’était plausible.
Une petite heure plus tard, j’étais lavé, habillé, deux pilules avalées en guise de petit-déjeuner, toute une routine matinale effectuée dans une absence la plus totale. Je n’avais aucune envie de manger, tout ce que je voulais, c’était débriefer sur ce qui venait de se passer. Mais avec qui ? Qui me croirait ? J’étais seul, dans cette histoire.
Mon ICP indiquait neuf heures quarante-sept du matin. Je me rappelai les dernières paroles de la jeune femme. « Tu risquerais d’être mouillé »… Avaient-ils vraiment réussi à pirater des émetteurs météo ? Allait-on avoir, pour la première fois depuis des années, de la pluie en plein jour ? La probabilité était infime, mais s’il y avait la moindre petite chance pour que ce soit vrai, alors je me devais d’y être. Marcher un peu pourrait me changer les idées, de toute façon.
Dehors, rien ne laissait présager d’une averse. Les sempiternels nuages pacifiques, dispersés ici et là dans le ciel, étaient à la place où le crépuscule les avait laissés hier soir. Neuf heures cinquante-et-un. Je marchai vers l’ouest, en direction de l’océan. Plus personne ne se promenait de nos jours, les piétons étaient une espèce en voie de disparition, alors les lieux publics s’étaient faits de plus en plus monotones, désespérément optimisés. Dans mes vieux livres numériques d’histoire contemporaine, je m’émerveillais devant les grands espaces verts qui parsemaient autrefois les mégapoles et tous les chefs d’œuvre d’architecture où les gens venaient simplement flâner, insouciants. Aujourd’hui, le moindre millimètre carré était étudié pour maximiser son utilité, et, si les buildings en eux-mêmes étaient loin d’être désagréables à l’œil, la vie de plain-pied n’avait, elle, plus autant de charme.
Après avoir remonté les deux blocs qui me séparaient de l’infini bleu, j’arrivai enfin à la dernière zone de New Haven qui avait résisté à cette épuration systématique. Une petite plage, à peine longue de trois cents mètres, totalement ombragée à cette heure par les gratte-ciels qui la surplombaient. Quinze ans plus tôt, elle couvrait tout le front ouest de la presqu’ile sur laquelle était installée la ville. Plus de cinq kilomètres de sable fin et chaud. Mais l’urbanisation effrénée et la paranoïa grandissante qui frappaient New Haven en avaient eu raison, morceau par morceau. Que ce soit pour construire de nouveaux bâtiments à la vue imprenable, ou simplement pour construire une infranchissable digue de béton, dont le seul relief était constitué ici et là par les extrémités des tunnels de ventilation des anciens réseaux de métro et d’égouts. Le petit bout de plage restant était constamment surveillé pour éviter les intrusions non-autorisées de Déconnectés par la mer. Etait-ce tout de même par là qu’Eleanor était passée ? Cela semblait une pure folie, même en pleine nuit.
Je m’assis dans le sable, et contemplai le mouvement des vagues, quelques mètres devant moi. Les nuages n’avaient pas bougé d’un pouce, et dix heures étaient déjà dépassées de plusieurs minutes. Je décidai de rester, quelques instants encore, dans ce petit cocon de quiétude et de solitude, pour donner une ultime chance à Eleanor et son Entropy. Mais force était de constater que tout cela était bidon. Jusqu’à quel point cependant, là était la question.
Comme je m’y attendais, la météo n’évolua pas le moins du monde. Légèrement déçu, je me relevai enfin, époussetai le sable sur mes vêtements, et repris la direction de mon immeuble. J’avais espéré un petit miracle, un instant aux antipodes de ma routine, une croix blanche sur le calendrier. Mais, finalement, je ressentais aussi une pointe de soulagement. Ce non-évènement avait achevé de me convaincre. Je n’allais pas me présenter à cette adresse, encore inscrite sur ma main, un peu effacée par le contact rugueux du sable. Il n’y avait rien là-bas, rien de positif en tout cas. C’étaient soit des illuminés qui croyaient pouvoir changer le monde en bricolant un programme inopérant à la va-vite, soit un piège éhonté pour Connectés naïfs et un peu en chaleur. La vie allait reprendre, réglée comme du papier à musique, comme toujours. C’était assez confortable, en fait. L’inattendu avait du bon, mais à très petite dose. J’avais eu tendance à l’oublier, avant cette nuit.
Quelques minutes plus tard, je déverrouillai la porte de mon appartement, un mince sourire satisfait sur les lèvres, réfléchissant à ce que j’allais bien pouvoir faire de la longue journée qui m’attendait. Hélas, ce n’était pas la seule chose qui semblait m’attendre. Là, debout dans mon salon, interrompus dans leur conciliabule, je tombai nez-à-nez avec trois personnes, deux hommes et une femme. Ils eurent un petit sourire amical en me voyant entrer, et celui qui était de dos se tourna vers moi, les mains à moitié en l’air comme pour signaler qu’il n’était pas une menace. Il était assez vieux, et les quelques taches de rousseur qui parsemaient ses joues noires lui donnaient l’air d’un sage. Il posa un regard bienveillant sur moi, et dit d’une voix très calme, dépourvue de toute animosité :
« Bonjour, Daniel. Nous travaillons pour Winthorpe. Désolés de l’intrusion, mais il faut qu’on parle. »