Note de la fic : :noel: :noel: :noel: :noel:

Entropy


Par : Cuse
Genre : Action, Science-Fiction
Statut : C'est compliqué



Chapitre 1 : Briser la routine.


Publié le 26/10/2013 à 23:04:28 par Cuse

La petite épicerie faisait partie de ces commerces ouverts à toute heure du jour et de la nuit. C’était l’une des dernières du quartier à s’être pliée à ce système. Elle avait dû céder, confrontée à la baisse de chiffre d’affaires qu’avait engendré son refus de s’aligner. Cette règle s’était pourtant installée en douceur, au début. Quelques boutiques avaient reçu une subvention du gouvernement en échange de la promesse d’être ouvertes 24h sur 24, afin que les consommateurs ne se retrouvent jamais en manque d’une marchandise quelconque : aliment, médicament, voire même vêtement.
Très vite, les enseignes voisines avaient également dû adopter ce mode de fonctionnement pour garder leur clientèle, et par onde de choc ce fut l’intégralité des commerces qui dut s’adapter.

Malgré tout, celui-ci était l’un des derniers spécimens d’une espèce en voie de disparition. A ce jour, une grande majorité des bâtiments étaient équipés d’un système de livraison ultra rapide. Vous passiez une commande depuis votre appartement et un réseau d’énormes tubes à air comprimé vous l’amenait en moins de cinq minutes depuis l’un des centres de distribution situés en périphérie de la ville. Alors, bien sûr, se déplacer pour faire ses courses était devenu une immense perte de temps. Et, ainsi, les boutiques avaient fermé, les unes après les autres. Celle-ci n’allait sans doute pas tenir bien longtemps.
Le silence qui y régnait était assourdissant. Seul le tapotement des doigts du gérant sur son comptoir venait perturber le très faible bourdonnement des voitures qui passaient dans la rue à vive allure. Accroupi près d’un des rayons, je faisais défiler du bout du doigt une multitude d’hologrammes représentant diverses bouteilles en trois dimensions. A chacun d’entre eux était associée une description que je lisais attentivement, sans parvenir à me décider. Poussant un léger soupir, je me tournai vers le caissier qui était occupé à suivre un quelconque programme télévisé que lui seul pouvait voir, et l’interpellai :

« Hey, Sal ? Tu t’y connais un peu en alcools ? »
Salvadore releva la tête et m’observa en fronçant les sourcils. On se connaissait bien, cela faisait plus de six ans que je faisais mes courses dans sa boutique, une à deux fois par semaine. J’en avais vu la fréquentation diminuer, petit à petit. Je n’y avais plus croisé d’autre client depuis presque deux mois.
C’était devenu une routine, entre nous. J’entrais, je le saluais, je suivais un trajet que je connaissais par cœur parmi les rayons, on échangeait quelques mots, je payais et je m’en allais avec mes provisions. Cependant, c’était bien la première fois depuis plusieurs années que je lui demandais son aide.

« Personne ne s’y est plus intéressé depuis bien longtemps ! » répondit-il en posant ses coudes sur le comptoir. « Je me demande même pourquoi j’ai laissé ça en rayon. J’espère sans doute encore que Winthorpe et le gouvernement vont finir par se rendre compte de leur connerie et réactiver l’alcool. Qu’est-ce que tu cherches, au juste ? »
Ah, il pouvait toujours rêver. La sensation d’ivresse avait été annihilée par une mise à jour assez controversée du Système, une bonne dizaine d’années plus tôt. Soi-disant que cela perturbait son correct fonctionnement, et que c’était un risque qui ne pouvait être pris. Alors, plutôt que de retirer péniblement toutes les bouteilles du marché, risquant ainsi un commerce de contrebande, il avait suffi d’empêcher le corps de métaboliser la molécule d’alcool. Facile, quand on a des milliards de nano-machines répartis dans les moindres recoins de son organisme, travaillant de concert.

« J’en sais rien… quelque chose de pas trop cher et qui se laisse boire, j’imagine. » commençai-je sans grande conviction. Puis, voyant qu’il n’avait toujours pas quitté son expression incrédule, j’ajoutai : « C’est pour mon frère, il ne vit plus à New Haven. Il n’est pas connecté. »
Un léger sourire apparut enfin sur le visage de Salvadore, et il se pencha par-dessus son comptoir. Je fis pivoter l’hologramme pour qu’il puisse le voir correctement, et après quelques secondes de réflexion il leva la main :

« Non, ça c’est de la vodka bas de gamme, ça a un gout de désinfectant. Monte de deux catégories et va au troisième article » conseilla-t-il en mimant machinalement les gestes que je devais effectuer. Je m’exécutai, et il hocha lentement la tête : « Voilà. C’est ce que je buvais, avant. Un bon scotch, pas trop cher. Ton frère devrait aimer. »
Je m’en voulais un peu d’avoir menti, mais c’était le seul moyen pour ne pas trop éveiller sa curiosité. J’avais bien un grand frère qui avait quitté la ville dix ans plus tôt, mais notre dernier contact remontait à des lustres, et le temps des cadeaux était révolu. Heureusement, Sal ne disposait pas du programme Détecteur de mensonges, sans doute bien trop cher pour lui. C’était bien mieux comme cela.
D’une pression du doigt sur l’hologramme, je sélectionnai la plus petite bouteille disponible, une fiole d’à peine vingt centilitres, et son prix vint s’ajouter au total calculé en temps réel par l’automate de la boutique. Mes emplettes terminées, je me dirigeai vers le commerçant.

« Comment va le business ? » demandai-je maladroitement, pour passer à un autre sujet de conversation.

« Tu es mon quatrième client de la journée. » répondit Salvadore avec une moue de dépit, alors que les chiffres lumineux situés sur le mur derrière lui affichaient « 18:46 ».
Les nano-machines ne parvenaient plus vraiment à gommer la fatigue qui s’installait progressivement sur son visage. Ses longs cheveux bruns plaqués sur son crane ne maintenaient plus l’illusion de la jeunesse. En cinq ans, il avait l’air d’en avoir pris vingt. Sans doute aussi parce que, à l’époque où son commerce faisait encore du chiffre, Salvadore possédait le programme de rajeunissement cellulaire. Hélas, le lent déclin de ses revenus l’avait forcé à y renoncer, comme à tant d’autres fonctionnalités de ce genre. Aujourd’hui, il peinait à se payer la version de base du Système, celle qui comprenait les programmes de santé, de prévention d’accidents et d’anti-criminalité. A la fermeture définitive de la boutique, il allait devoir fuir la ville. S’exiler. Vivre à New Haven sans le Système était devenu bien trop difficile, et surtout très mal vu. Si celui-ci fonctionnait si bien, c’était parce que tout le monde le possédait.
Tout était sous contrôle.

Le montant total de mes achats s’afficha, flottant dans l’air juste au-dessus du comptoir. Une petite animation, visible seulement à mon regard, indiquait le solde actuel de mon compte en banque, et ce qu’il serait une fois la transaction validée. La somme était encore assez rondelette, bien qu’ayant connu une décroissance drastique ces dernières années. Il était grand temps que je trouve un travail.
Je payai en passant mon poignet à travers l’hologramme, et aussitôt deux grands sacs contenant mes courses parfaitement rangées et triées furent déposés à côté de moi. Salvadore n’était guère plus présent que pour offrir un visage humain au commerce. En vérité, tout se faisait automatiquement. Lentement, discuter en face à face était devenu une activité obsolète. C’était aussi ce qui avait précipité la chute de ce genre de magasins. Mais Sal se faisait un devoir d’être présent, là, derrière son comptoir, pendant ses onze heures de travail quotidien. Le reste du temps, deux employés prenaient le relais à tour de rôle.

J’empoignai les sacs, saluai le commerçant, espérant qu’il serait toujours là la prochaine fois que je viendrais, et sortis dans la rue. Sitôt passée la porte et ses matériaux imperméables à plus ou moins tout, le bourdonnement des voitures s’intensifia légèrement, reconnaissable entre mille par sa constance quasi-parfaite. Elles ne ralentissaient pas, n’accéléraient pas, elles allaient d’un point A à un point B sans la moindre variation de vitesse et ce quel que soit le trafic. Toutes les automobiles de la ville étaient reliées au Système, ce qui leur permettait d’évoluer avec une efficacité totale. La conduite était autonome, l’utilisateur n’ayant plus qu’à choisir sa destination. Du moins, jusqu’aux limites de l’agglomération, au-delà desquelles le volant et les pédales redevenaient accessibles et l’humain retrouvait les pleins pouvoirs.

Le soleil se couchait sur New Haven. Une douce lumière orangée illuminait les bâtiments, alors que le ciel s’assombrissait peu à peu. La température commençait à baisser, et je frissonnai, couvert par un simple t-shirt gris. Je levai l’avant-bras, alourdi par les sacs de provisions, et aussitôt un autre hologramme apparut en lévitation au-dessus de mon poignet. Après quelques pressions de mon doigt sur l’affichage semi-transparent, toute sensation de froid s’en alla. Néanmoins, alors que les inscriptions avaient disparu au moment où j’avais baissé le bras, je me ravisai et répétai mon geste. La tiédeur que je ressentais était agréable, mais ce n’était pas ce que je voulais. J’avais cette impression persistante de tricher. Ainsi, de quelques frappes précises de l’index, je désactivai de nouveau la régulation de température. Aussitôt, un frisson me parcourut l’échine, et c’est avec un sourire satisfait que je continuai ma route.

La distance n’était pas bien grande jusqu’à mon appartement. J’aurais tout de même pu prendre le métro pour parcourir les deux blocs qui m’en séparaient, mais je choisis finalement de marcher, levant le nez pour observer distraitement le manège habituel qui se déroulait à la station me surplombant. Quelques mètres plus haut, une petite alarme retentit, indiquant une rame en approche. Définitivement, le métropolitain était un moyen de transport très agréable. Un passage par minute à toute heure, totalement silencieux, très rapide et pourtant très sécurisant. Le dernier accident remontait à plus d’une dizaine d’années, et l’accélération était si justement dosée que l’on ne risquait même pas de basculer si l’on se tenait en équilibre sur un pied. Et puis, c’était l’un des endroits idéaux pour observer les autres personnes. Toutes présentaient une caractéristique bien particulière : un visage neutre, absent de toute émotion. Les expressions de joie ou de colère étaient véritablement exceptionnelles. Si, pour une raison quelconque, tous les humains avaient été remplacés par des robots, ce ne serait sûrement pas dans le métro que la supercherie serait dévoilée. Cela relevait simplement de l’effet de masse. On ne souriait pas dans les transports en commun. C’était la règle. La routine.

Ramené à la réalité par un coup de vent frais, je me remis en route. Le soleil était définitivement sur le déclin, déclenchant l’éclairage automatique de la ville. La chaussée éclairée par en-dessous renforçait l’impression que les automobiles glissaient sur la route, suspendues à quelques centimètres du sol. Le flux était ininterrompu : la route appartenait entièrement aux voitures, les piétons empruntant des passerelles vitrées pour traverser. On en croisait régulièrement, deux par bloc au minimum, mais le verre était si optimisé qu’elles se fondaient totalement dans le paysage. Pour ainsi dire, on peinait à discerner celles qui n’étaient pas directement à portée.
Après avoir traversé l’une d’entre elles, j’arrivai en contrebas d’un grand immeuble. Enfin, grand… tout était relatif. A échelle humaine, il était imposant, en effet. Une trentaine d’étages constituaient ce monolithe de verre qui reflétait chaque rayon de soleil. Un bel ouvrage, sans aucun doute. Mais en comparaison des autres bâtiments du quartier, c’était probablement l’un des plus petits et l’un des plus anciens. On était toujours dans la démesure, dans le culte de l’immense.

Le concierge, souvent posté derrière son grand comptoir marbré, était absent. Ce n’était pas alarmant. Plus rien ne l’était. De toute façon, lui aussi n’était plus là que pour un vague contact humain, aidant les éventuelles personnes non connectées au Système qui viendraient visiter un résident. Mais celles-ci se faisaient de plus en plus rares.
Resserrant mes doigts engourdis sur les anses des sacs, je traversai le hall d’entrée et me dirigeai vers la rangée d’ascenseurs. A mon approche, l’une des cabines s’ouvrit. Chacune de ses parois était tapissée de miroirs, répliquant ma silhouette à l’infini. Une pression sur le holo-bouton du vingt-troisième étage, et les portes se fermèrent dans un silence complet. C’était l’un des rares immeubles du centre-ville à encore posséder cette vieille interface. La nouvelle mode voulait que les cabines soient totalement automatisées. Elles vous reconnaissaient et vous emmenaient à votre étage, ou à celui de la personne que vous désiriez voir, annoncée au concierge au préalable. C’était là un échange de bons procédés, vous autorisiez le Système à vous contrôler encore un peu plus contre une efficacité et un confort toujours accrus. Finalement, tant que vous n’avez rien à cacher, c’est un deal presque équitable.

Vingt-troisième étage. L’ascension n’avait duré qu’un instant, dans la veine des autres modes de transport. Doux, rapide et sécurisé. Que vouloir de plus ?
L’épaisse moquette rouge et noire du palier contrastait avec l’effet kaléidoscope de la cabine. Après quelques pas au détour du couloir, je passai ma main devant un petit capteur, et la porte de l’appartement 23B se déverrouilla avec un léger déclic.


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