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L'Apostolat des Oiseaux


Par : Loiseau
Genre : Science-Fiction
Statut : C'est compliqué



Chapitre 11 : Qu'il est monstrueux de faire le bien


Publié le 14/01/2014 à 23:21:05 par Loiseau

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Vellere

Qu’il est monstrueux de faire le bien
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Le torse musculeux du Berbère se soulève par à-coups, sa respiration est saccadée, ses yeux larmoient et ses dents se serrent. Carcasse est penché sur lui et lui pose une fois de plus la question : « Où sont les habitants du village ? »
Je n’éprouve aucun plaisir à assister à cette séance de torture. Contrairement aux Dirigeants nous ne possédons pas de sérum de vérité, ni de machines de torture. On fait ça à la main, ce qui implique une quantité d’hémoglobine plus que généreuse. Et même si Carcasse aime faire souffrir il n’a pas le talent d’un Rédempteur de Al-Seyf ou d’un Inquisiteur Christopolien. D’une certaine manière c’est préférable…
Jasmyn est recroquevillée dans un coin à part. J’ai insisté pour qu’elle soit présente lors de l’interrogatoire de ses pairs. Après avoir contemplé pendant une heure ou deux ses amis se faire découper en morceaux, peut-être acceptera-t-elle de parler, c’est du moins ce que j’escompte.
Avec une mine écœurée, Carcasse se détourne du Berbère et me rejoint d’une démarche mal assurée.

-Il ne parlera pas. Ces hommes des sables sont têtus… et ignorants. Je suis persuadé qu’il ne sait rien concernant l’emplacement actuel de sa tribu. Mais si tu veux que je continue…
-Inutile.

Je dégaine mon pistolet et le pointe vers la tête sanguinolente de l’arabe. Il me lance un regard plein de défi. Quelle fierté futile dans ces yeux sombres. Mon doigt presse la détente et un cri résonne en même temps que la détonation dans la salle obscure où nous nous trouvons. Jasmyn se jette sur moi et tente de m’arracher l’arme des mains. Je la repousse d’un coup d’épaule et Carcasse la plaque au sol.

-Pas la peine, Carc’. Elle n’a plus aucune force et même le dernier des vieillards cacochymes pourrait se débarrasser d’elle.
-Pauvre merde ! rugit la Berbère. Tu prétends œuvrer pour le bien, mais jusqu’à présent je t’ai seulement vu tuer ceux de mon peuple ! Comment le meurtre de quelques nomades peut-il t’aider à « vaincre les Dirigeants » ? Comment !?

Je ne réponds pas. Elle pose la question que je me pose chaque soir. Et à laquelle je n’ose pas apporter de réponse de peur de me dégouter si fort de moi-même que je mette immédiatement fin à mes jours.
Je lui offre mon plus beau sourire.

-Et si nous en discutions autour d’un bon repas ?

Elle crache dans ma direction. Prenant ça pour une manière détournée de consentir à ma proposition, je la saisis par le bras et l’entraîne à ma suite. Nous sortons de la salle de torture exiguë, passons devant les cellules où se trouvent les cadavres des autres Berbères - ces bâtards se sont entretués pour échapper à l’interrogatoire – puis nous dirigeons vers les chambres. La plupart sont d’immenses dortoirs, mais en tant qu’Apôtre j’ai droit à mes quartiers privés. Nous ne croisons personne sur notre chemin, la plupart des hommes se trouvant certainement dans la salle commune. Finalement je franchis un lourd rideau dissimulant l’entrée d’une grande pièce. Un lit étroit remplit un coin de la pièce, une table recouverte de tracts divers, de lettres et de livres en occupe un autre. Au milieu, une table plus petite sur laquelle trône une rose de Jericho ; piètre décoration. Je fais signe à Jasmyn de s’asseoir sur l’une des deux chaises de la chambre. Après un temps d’hésitation elle obéit. Je vois dans son regard qu’elle craint le piège.

-Tu as soif ?

Elle hoche la tête. Il est normal qu’après notre longue marche, les quelques heures de détention et l’épisode de la torture elle se sente, en effet, quelque peu assoiffée. Je tire d’un petit réfrigérateur une carafe d’eau glacée et observe le regard de la Berbère s’illuminer d’espoir. Je sers deux grands verres du précieux liquide et range la carafe avec soin, puis je lui en tends un qu’elle saisit avec circonspection.

-C’est de la vraie eau ? demande-t-elle.
-Oui. On arrive à puiser dans les nappes phréatiques du coin, elles ne sont pas trop profondes. Ça nous permet de boire autre chose que l’eau artificielle de Coca-Cola.

Elle en boit une petite gorgée et ses yeux s’élargissent d’émerveillement.

-Ca fait des années que je n’ai pas bu une eau aussi bonne… chuchote-t-elle.

J’acquiesce.

-Avant qu’on ne commence à puiser dans ces nappes on était obligés d’aller récupérer les caisses de ravitaillement larguées par la Croix-Rouge de l’AEA. Pleines à craquer d’eau artificielle, de pain modifié et de viande synthétique. Maintenant on arrive à faire pousser quelques trucs dans les pièces les plus souterraines. C’est suffisamment humide. Ça nous permet d’avoir de quoi boire et manger. Clairement ce n’est pas le grand luxe, mais c’est assez pour qu’on survive.
A ce propos… Tu as faim ?

Elle ne répond pas et me dévisage pendant de longues secondes.

-Tu cherches à m’amadouer salopard ? Avec un peu d’eau et de nourriture ?

Quelle vulgarité… Je ne m’attendais pas à des remerciements, bien sûr. Mais j’espérais qu’elle fasse abstraction du fait que cinq de ses amis soient morts par ma faute, voire de ma main. Mais ces nomades ont la dent fichtrement dure…
Ignorant la fille, je pose deux assiettes creuses sur la table et sort du réfrigérateur une petite marmite dont je déverse une partie du contenu dans les assiettes.

-Soupe froide de cactus.

J’avale une gorgée de ma propre pitance pour prouver à la jeune femme qu’elle n’est pas empoisonnée. Elle risque en revanche d’être surprise par le goût de la mixture. Pas exécrable, mais pas excellent non plus. Juste étrange et un peu fade. En tous cas, c’est nourrissant et autrement plus sain que les aliments estampillés Monsanto qui sont régulièrement largués par avion dans les zones « difficiles » du globe. Au moins les cactus locaux ne contiennent pas diverses molécules visant à abrutir les consommateurs... Et dire que les habitants des villes sont presque contraints de bouffer ça chaque jour.
Mon regard court sur les murs de la pièce ornés de hiéroglyphes et de peintures égyptiennes. Si seulement la connaissance de ces langues anciennes ne s’était pas perdue il y a des années, lorsque le Langage Commun a été mis en place…

Un cri de fureur me fait brusquement lever la tête. Profitant de ce que je sois perdu dans mes pensées, Jasmyn s’est levée et se jette maintenant sur moi, toutes griffes dehors. L’impact de son corps me fait tomber en arrière et ma tête heurte violemment le sol de pierre. Je lâche un grognement et tente de repousser la furie mais cette dernière me plante ses dents dans l’épaule. En hurlant de douleur je lui décoche un coup de poing dans la tempe et elle roule sur le côté, sonnée. Je me jette à mon tour sur elle et la plaque au sol, puis je tire mon arme de son holster avant de la braquer sur sa tempe.

-Bon, tu préfères quand ça cogne. Dommage pour toi.

Mon genoux droit exerce une forte pression sur son épine dorsale et je me redresse légèrement pour lui permettre de respirer ; tout en la maintenant fermement ventre à terre.

-Je reprends là où Carcasse en était. Où sont les habitants du village que vous avez pillé ?
-Crève !
-Répond immédiatement ou c’est une balle dans ton genou. Je plaisante pas.

Un frisson la traverse. Les souvenirs d’Al-Seyf doivent lui revenir et j’entends presque son esprit peser le pour et le contre. La fidélité à son peuple et la souffrance ou bien la trahison et… la mort. Mais ça elle ne le sait pas.
Jugeant son temps de réponse un peu trop long je braque le canon de mon flingue sur l’intérieur de son genou et me prépare à appuyer sur la détente. Son cri m’interrompt.

-Attends ! C’est ma tribu qui les a amenés ! Notre chef installe souvent le campement près du Vieil Oasis !

Elle a déballée ça très vite, comme si cela atténuerait sa honte. Des larmes de rage et de désespoir perlent à ses yeux noirs, lui donnant l’air d’un ange déchu au beau visage ravagé. Je me relève et la laisse faire de même. Toute velléité de combat l’a quittée et on peut lire le dégout de soi-même sur sa face bronzée. Je lui souris.

-Merci, il est temps de te reposer.

Ma main droite se lève à hauteur de son visage et mon index presse la détente. La jeune femme s’effondre, un trou sanguinolent dans le front. Mon bras retombe en même temps que toute l’adrénaline accumulée depuis notre retour au Nid. Je contemple le corps à mes pieds et me plie en deux sous l’effet d’un haut-le-cœur. Serrant les dents pour ne pas vomir, je me force à respirer profondément. Jamais le fait de tuer un autre être humain ne m’avait autant répugné. Je n’avais pas fait ça pour me défendre ou pour achever un corps trop endommagé. J’avais fait ça par… commodité. Parce que la garder dans nos rangs aurait pu être dangereux, ou bien parce que je n’avais pas envie de la nourrir…
Je titube jusqu’à mon lit et m’y effondre. Ma main tremble si fort que je lâche le pistolet. Un Inquisiteur aurait fait ça, pas un Apôtre. Pas quelqu’un que les actions des Dirigeants révoltent. Pas quelqu’un qui possède un minimum de sens de l’honneur. La nausée m’envahit un peu plus à chaque seconde et j’ai l’impression que ma tête et mon ventre vont exploser. Le geste que je viens de commettre ne pourra plus être réparé. Cette fille avait déjà vécue une vie d’horreurs et j’avais décidé, sans nulle forme de procès, d’y mettre un terme. Peut-être aurait-elle été utile à l’Apostolat…
Dans un geste fou, ridicule et dérisoire je me traine vers son corps et m’agenouille près d’elle, cherchant dans son regard sombre une quelconque trace de vie. Mais je n’y vois que mon propre reflet. Un spasme me traverse et je déverse le contenu de mon estomac sur le sol. Des larmes de détresse coulent le long de mon visage. Si tuer est devenu quelque chose d’aussi simple et automatique pour moi c’est que je vais dans la mauvaise direction, que je deviens ce que je combats.

Avant de sombrer dans un sommeil comateux, je me fais la promesse de ne plus jamais tuer si j’ai la possibilité de l’éviter.

Le sublime regard de la Berbère fixe mes songes d’un œil accusateur.


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