CHAPITRE 10 : LE DÉMON


Don't wanna be sly and defile you
Desecrate my mind and rely on you
I just wanna break this crown
But it's hard when I'm so run down

And you're so cynical, Narcissistic Cannibal
Got to bring myself back from the dead

Sometimes, I hate, the life, I made
Everything is wrong every time
Pushing on I can't escape
Everything that comes my way
Is haunting me taking its sweet time?

Holding on I'm lost in a haze
Fighting life to the end of my days

Don't wanna be rude but I have to
Nothing's good about the hell you put me through
I just need to look around
See that life that has come unbound

And you're so cynical, Narcissistic Cannibal
Got to bring myself back from the dead

( Earlyrise, Narcissistic Cannibal )



Vision, rarement n’avait été plus terrifiante. Sereinement ma prison pleurait, les larmes rougeoyantes se reflétaient dans nos yeux. Impuissance et futurs condoléances. Mon bourreau rampait, se rapprochait, l’agonie le faisait hurler. Il se maudissait lui-même. L’incompris des deux côtés, ils se contemplaient. Elle souhaitait mourir, je devais fuir. Elle me disait de courir, au fin fond du brouillard, de me cacher dans les ténèbres. Elle me disait de l’anéantir, de ne rien laisser au hasard, que pour l’un de nous ce sera funèbre. Un mal la dévorait de l’intérieur; et ce mal avait si faim. Mon corps refusait de bouger, refusait d’entendre et de voir. Le visage atrocement lacéré enveloppé dans la brume, la chose qui avançait. Les yeux noyés et le corps dominé par d’horribles spasmes, Anastasia ne put subir ce supplice plus longtemps. Elle s’abandonna à la folie du damné. Un cri de pur cauchemar fendit l’air et plongea sur ce qui subsistait de mon être. Un choc sourd suivit. Inconcevable, l’air s’était changé en pierre. Le monstre de l’asile m’avait heurté. L’asile dans laquelle je croupissais l’hiver durant. Moi. L’âme. Comment pouvais-je me trouver ici ? Dehors ou dedans. Dans ces limbes plongés dans l’ombre, effleurant désespérément le tunnel, l’arche aveuglant le soleil. Pourquoi était-il à mes côtés ? Le monstre de l’autre monde, éternellement enveloppé dans sa cape couronnée par ses deux émeraudes qui se consumaient au cœur d’un infernal brasier. Ses cheveux d’argent flottant au vent imaginaire.

- « Tu n’es pas invité, alors vas t’en. » murmura Trigon.

J’avais quitté mon corps sans même en avoir pris conscience. Mais au fond, qu’est-elle au juste ? La conscience humaine n'est rien d'autre qu'un phénomène physique, un peu d'électricité stimulant les synapses du cerveau. La chair n'existe que pour confirmer l’existence, tout comme ce doute, ce doute qui m'étreint en ce moment. Allais-je vraiment mourir à présent ? Mon existence, la vie de Daniel faisait elle écho à celle qui lui avait arraché la figure ? Peut-être n’était-ce qu’une illusion, un délire suite à la violence du choc. Un traumatisme crânien était sûrement envisageable. Je ne fuyais pas face à l’enfer, était-ce mon corps dont le système nerveux ne répondait plus qui en était incapable où l’essence libérée qui ne l’avait pas encore rejoint ? Le cri revint. Plus désespéré encore, plus avide de souffrance.
Le souvenir de son visage dénaturé, je l’ai perdu. Je ne me souviens que de cette bride, ce morceau du miroir, ma main bandée, la chaleur venue d’outre-tombe.

Un geyser de flammes incinéra littéralement la goule qui se ruait sur moi. Anéantie. C’était sa dernière volonté.

Au plus profond des abysses, j’apercevais la lueur spectrale de chandeliers abandonnés. Une table, deux chaises. Il paraissait agacé, le monstre. Agacé de me voir de nouveau ici, agacé de voir que je gagnais en puissance et que bientôt l’autre disparaitrait. Les proportions schizophréniques de la philosophie c’était elles qui l’étaient, terrifiantes.



Cette immensité immobile et infinie finit par se mettre en mouvement. Les rouages du temps grondaient comme le tonnerre illuminant la nuit galactique.


Des voix dans le lointain m’appelaient de nouveau et la lumière surgit une nouvelle fois.

- La respiration redevient régulière : je crois qu’il se réveille !
- Tu as… fini… ?
- Oui, c’est bon, tu peux retirer ton masque à gaz.

Si j’avais su que les déesses qui vous accueillaient à la sortie du tunnel étaient d’une telle beauté, je n’aurais sûrement pas hésité si longtemps face à l’entité irradiante de lumière. Pupille éveillée surprise. Énigme. Les deux minois penchés sur moi étaient ceux de Luscinia et d’Anastasia. Cette dernière portait un haut-de-forme noir, légèrement penché sur le côté gauche, là où quelques vaisseaux sanguins turquoises décoraient une porcelaine intact. Porcelaine auparavant dévorée par les flammes de mon esprit avide de destruction. Cette arme impalpable qui aurait dû me permettre de détruire ce royaume décadent. Ah. Ana devait être morte. Restait à savoir pour quelle raison l’elfe se trouvait dans le royaume des défunts.

- Ca fait combien en tout ?
- Quatorze. Quatorze points de suture.
- Il l’a pas raté…

Non. Cette voix, à elle seule m’en a convaincu. Ce qu’on appelait le paradis, je ne m’y trouvais sûrement pas. Kangitsar venait d’entrer de force dans mon champ de vision, assez restreint je dois bien le reconnaitre; par des pansements maculés de sang sans doute. Je retrouvais la sensation que me procuraient les pierres froides sur lesquelles j’étais allongé et qui martyrisaient mes côtes et mes vertèbres, le feu logé au plus profond de ma chair, l’impression que ma tête se consumait. Je retrouvais la douleur : cette amie de longue date. J’entendais des voix se quereller au loin. Je n’avais aucune, absolument aucune idée de ce qui se déroulait alors.

- … mais cela a fonctionné, comme toujours, te voilà forcé de le reconnaître.
- Espèce de pauvre… malade ! T’as même pas idée de ce qui va te tomber dessus ! Tu… Tu penses que tu peux t'en sortir après ça ? Repense encore, repense-y ! Car t'as tout faux. Pendant que je te parle, il entend, il arrive, tu devrais te préparer à ce que tu n’as jamais vu, je t’assure. Une chose qui va réduire en miettes ce truc insignifiant que t’appelles ta vie ! Tu l'ignores encore mais tu es déjà mort ! Il peut être là n'importe quand, n'importe où, et t’ôter la vie de plus d’un millier de façons, juste à mains nues, simplement… à mains nues. Et crois-moi, après ça, il y éprouvera du plaisir.

Cette langue animée d’une colère assourdissante devait appartenir à l’armure rousse, une véritable furie. Quant au second il me semblait que c’était…

- Oh, mais si tu avais seulement su ! Si tu savais comme je l’attends ce moment. Le moment où je pourrai enfin réveiller cette enveloppe éternellement vide et mettre à genoux cette chose torturée, cette espèce de squelette qui se cache éternellement sous son manteau. Un faible ! Ce n’est rien de plus qu’un faible ! Comme si il avait fallu s’encombrer de cette chose, de ces choses… Et le pire dans tout cela, c’est que vous réitérez les mêmes erreurs. Encore et toujours. A défaut de servir, encore auraient-ils pu s’entretuer. Comme v…

- T’aurais vraiment dû fermer ta grande gueule Zéphyre ! T’aurais… Merde, t’aurais vraiment dû. soupira profondément Kan.

Je croassai quelques mots, lamentablement, ne comprenant rien à la situation et me demandant finalement si j’étais revenu d’entre les morts ou parmi eux. Si la première option était véridique, cela devenait une bien mauvaise habitude.

Un glas résonna dans le lointain. Un bruit qui se répercuta dans la moindre parcelle de mon âme. C’était comme si je ne faisais plus qu’un avec elle désormais. Comme si ma conscience avait trahi cet ancien moi et m’avait rejoint. J’étais clairement entre les mondes, faisant fi des frontières. Mon corps était faible mais l’autre gagnait en puissance au fur et à mesure que je m’affaiblissais. Le silence, éternel, me parut vibrer comme si d’inaudibles hurlements parvenaient à mes oreilles. Le sabre d’obsidienne surgit des profondeurs de son fourreau alors que l’elfe étouffa un cri de stupeur. Il était là. Dans la pénombre du pilier arraché, il venait vers nous. Le chasseur qui avait acculé sa proie.
Il marchait lentement, trop lentement, en meurtrissant l’air qui l’entourait. Le visage éternellement effacé. Il s’arrêta à quelques mètres, toisant l’éternité et rêvant sans se soucier de la terreur sourde qu’il faisait régner. Un simple hochement de tête, comme s’il avait capté ce son invisible, le bruit de la tristesse s’écrasant contre le sol. Puis tout bascula. Comme si une tornade cataclysmique s’était élevée dans les cieux des mortels qui avaient chavirés.
Il la vit. Il vit Anastasia, ravagée par les pleurs ou par la peur, tremblante à mes côtés. Elle s’évertuait à me fixer intensément, comme si elle cherchait une réponse dans mes yeux. Comme si elle ne voulait pas voir ce qu’elle y voyait, voir une autre perception de ce qui avait été. Il n’en était rien. Je l’avais vu. La résignation ouvrait des plaies béantes en son sein, elle en rouvrait, d’horribles fissures qui ne pouvaient se refermer. Je l’avais entendu, dans le brouillard du sang. Elle parvint à articuler entre deux sanglots :

- Je suis… Je suis désolée… Daniel.

Un frisson de pur terreur parcouru mon échine qui s’était éveillée pour la voir. Érèbe prit son menton en coupe et la regarda intensément, sans qu’elle ne puisse esquisser le moindre mouvement de recul. Il lui ôta doucement son couvre-chef avec cette indescriptible lenteur : des mèches blanches tendrement carbonisées apparurent. Les flammes ne l’avaient pas dévoré, je m’étais fourvoyé. Rassasiées ou épargner. Les langues ardentes s’étaient perdues dans le vide et n’avaient fait que lécher cette chevelure infortunée. Mais je me berçais d'illusions. J'avais bel et bien brûlé son visage. La jeune femme avait cessé de trembler, elle semblait hypnotiser par l’être qui lui faisait face. Elle semblait avoir tant à lui dire mais il ne lui en laissa pas le temps. Ni mes yeux, ni mon esprit ne purent suivre ce qui se déroula par la suite. En un instant, l’ombre avait saisi le bras de Zéphyre avec une rage sourde alors qu’une chevelure fauve s’éloigna brusquement du philosophe que l’on avait maudit. J’ignore ce qu’il avait voulu dire, s’il pensait vraiment faire ramper le cauchemar. Peu importe ses pensées, ses peines et ses rêves car tout cela vola en éclats au moment même où ses os firent de même, où le monstre avait plongé sur lui. Un ignoble craquement, bref et sinistre. Un hurlement de douleur. Un autre craquement, un autre hurlement. Encore, et encore. Je ne pus les dénombrer. Le blanc gisait à présent aux pieds du noir qui le retenait par ce qui avait jadis porté le nom de « membre », disloqué, de part en part. Les hurlements de la bête répondaient à ceux du martyr. La rage et la douleur s’entremêlaient dans ce discours chaotique n’ayant aucun sens. Je ne comprenais qu’une partie de ce que disait Érèbe, les mots paraissant maudits dans des langues infernales ou tout simplement vociférés d’une voix qui ne pouvait être celle d’un humain. Il osait, il avait osé ! Déchaîné son cœur contre une épave qui ne cessait de ressortir des confins des abysses. Il allait le tuer, le tuer pour avoir fait saigner sa vie, cette vie si faible et si fragile qui avait tant saigné par le passé. Il ne pouvait pas voir cela, il ne pouvait plus. Il allait arracher ses membres et ses yeux, se repaître des cendres qu’il laisserait derrière lui, boire son âme et enfin…

- Noon !! Arrête Érèbe ! Regarde-moi. Regarde- moi ! Regarde-moi !! s’époumonait-elle en serrant de toutes ses forces le diable contre elle .

Le silence s’écrasa de nouveau sur nos crânes abasourdis. Celui-ci délaissa brusquement le corps de Zéphyre, le laissant au sol comme un vulgaire fragment d’immondice. Il s’avança vers le mien. Moi le sang qui avait déchiré son cœur.

La lame du faucon surgit.

Kangitsar s’était matérialisé devant moi et avait profondément enfoncé son sabre dans les entrailles du monstre.

- On ne touche pas. siffla une voix glaciale.
- Là n’était point mon intention. gronda Érèbe. A moins que… Ce soit lui ? dit-il en prononçant ce dernier mot avec une curiosité malsaine dominant sa haine démentielle.
- On ne touche pas. répéta le sabre qui s’enfonça jusqu’à la garde dans la chair impassible.

Son interlocuteur retira sèchement l’arme plantée dans son abdomen en laissant couler un sang noir et opaque le long de la lame. Luscinia ne bougeait pas, paralysée pour une raison qui m’était inconnue. Ana tenta de s’interposer mais la créature l’écarta d’un murmure. Cette dernière me toisa longuement, elle semblait vouloir nier une évidence à laquelle elle ne pouvait se résoudre. D’un geste las et plein de rage, Érèbe ôta finalement son manteau.

C’était lui. L’habitant des limbes.

Non, impossible. Ma vue ne pouvait le permettre. Elle s’accrochait aux moindres détails. Bien que son teint cadavérique et l’impassibilité de ses traits correspondait en tous points à ceux du spectre, ses pupilles s’apparentait à d’autres joyaux maléfiques, des améthystes happées dans une nuit sans sommeil. Sa chevelure blanche comme les morts était plus courte et laissait entrevoir deux ailes démoniaques. Deux ouïes plus imposantes encore que celles des elfes. Son expression n’affichait pas cette cruelle sérénité : à la place régnait un chagrin immortel. Une rage et une haine sans nul autre pareil.

- Tu peux le voir… dut il admettre non sans mal. Trigon.

Ses griffes folles me soulevèrent une nouvelle fois du sol.

- Prouve le moi dans ce cas ! Prouve-moi alors que je n’étais pas fou, que nous ne l’étions pas ! Que nous ne méritions pas cela !

Les cervicales torturées. De peur ou de douleur, pour de bon, j’ai vraiment dû m’évanouir.

La nuit fut sans rêve, comme à son habitude je le crains…

Je m’étonnai de ne pas retrouver l’ancienne chambre aseptisée à mon réveil. Non. Seulement des dizaines d’aiguilles enfoncées dans mes membres.

- J’ignorais que les forgerons étaient aussi doués en acupuncture.
- C’est des clichés ça, j’ai jamais été forgeron tu sais…

Je reconnus cette voix. Un lapin était assis à mes côtés. Il m’examinait tout en se justifiant auprès de l’elfe qui l’assistait.

- Les nains ne travaillent pas tous dans les mines ou dans les forges, hein ? C’est bien le genre des elfes de raconter des trucs pareils… Et tu sais ? On ne vit pas tous dans des terriers non plus ! Nan vraiment n’importe quoi ! Pour vous on est juste de la main d’œuvre pas cher mais on commence à assurer pas mal niveau secteur agricole. Bientôt on exportera dans tous les territoires nordiques…
- De là à maîtriser cet art et cultiver des radis, il y a un gouffre…
- Il suffit des connaissances adéquates, c’est logique n’est-ce pas ? dit-il en désignant mon bras.
- Les canaux d’énergie… Le chakra, le ki… J’y ai jamais vraiment cru à ces méthodes…
- C’est plus physique que psychique à vrai dire, en dynamisant certains points vitaux, l’énergie du corps et de l’âme s’y concentreront bien mieux.

Un raclement rauque remonta dans ma gorge. Je me levais prestement tel un mort qu’une quelconque nécromancie aurait ramené à la vie. Une main me rallongea instantanément :

- Toi tu ne bouges surtout pas ! me fit comprendre Luscinia en gardant mon torse sous l’emprise de sa paume.
- Bordel, il s’est passé quoi ? Il s’est passé quoi là-bas merde ?! explosai-je.
- Il s’est rien passer, ferme les yeux et essaye de te reposer. commença l’elfe…
- Comment ça il s’est rien passé ?! Tu te fous de moi ?! S’il s’est vraiment rien passé, comment t’expliques ça alors ?!

L’imitant à la perfection, mes yeux prirent leur couleur mortuaire, ma main se déplia et le feu amer crépita en son centre. Les flammes glissèrent le long de mes doigts et s’évanouirent dans l’au-delà.

Et mon cœur s’arrêta, littéralement. Le bruit strident du moniteur cardiaque se fit entendre.
Rien qui n'aurait pu me sauver, non, vraiment rien ?

Dès lors, mes yeux téméraires décidèrent d'aller voir de l'autre côté de la lumière...


Cette nuit, Daniel Rosuae mourut sans bruit, le corps brûlé par le démon qui l'avait consumé et le visage défiguré par les cauchemars qui l'avaient trop souvent regardé.

Il gardait contre son coeur ses écrits maudits, testament que l'on avait aimé nommé dans le manoir... "conjuring book"








A SUIVRE ...