Note de la fic :
L'Echiquier de Papier
Par : Roi_des_aulnes
Genre : Réaliste
Statut : Terminée
Chapitre 5 : Journal noir, p568
Publié le 04/03/2012 à 18:45:14 par Roi_des_aulnes
«12 décembre 2007,
J'en ai assez.
Cela fait maintenant un peu plus d'un an qu'elle a disparue sans explication. Je croyais avoir passé le cap douloureux de l'anniversaire, mais c'est faux. Tout me mine. Lentement, mais sûrement.
C'est un sentiment commun dont je vais te parler, cher journal. Un sentiment que déteste mon idéal. Je voudrais haïr la faiblesse et la mépriser, du plus profond de mon être. Je voudrais être saisi du feu sacré de la cause et oublier ses conséquences. Une ambition pure, la capacité de me dépasser moi-même et me vaincre, me réduire à néant, et reconstruire sur les cendres une personnalité nouvelle et géniale.
Mais parfois, c'est trop. Et j'ai l'impression d'une injustice profonde. Ce monde est désespérément absurde, certes, et je sais que je n'ai pas été parfait moi non plus. Mais serais-ce trop demander quelques rétributions, quelques aides ? Je voudrais des mains, des sourires, quelque chose qui me permette de me rassurer, de me dire que... que tout ce que je fais n'est pas en vain, que les efforts insurmontables que je fais pendant des nuits et des nuits ne sont pas inutiles. Je regarde ces imbéciles qui parlent forts et qui ont déjà tout, qui ne connaissent pas la pauvreté et l'horrible solitude. Alors oui, il y a des continents entiers qui meurent de faim, des montagnes de cadavres d'enfants innocents, et des océans de larmes inutiles. Mais moi aussi, j'ai le droit de dire, et de clamer : tout cela est injuste. Et le suicide psychologique que lentement je prépare depuis maintenant un an ne changera rien.
Alors oui, moi aussi, j'ai le droit de vivre. J'ai appris tout cela en regardant mon passé, et toutes ces souffrances. La plume les a ressuscité, et chaque douleur a été appuyée, disséquée sous l'effet désinfectant de l'encre noire. Mes yeux effarés se sont introduis dans le couloir des traumatismes,
ont contemplés mon monde, et leurs pupilles dilatés ont pleurés jusqu'au sang.
J'ai le droit au bonheur. J'ai le droit à l'échec. J'ai le droit de me lamenter sur mon sort, et de chercher, en me couchant, les larmes pour pouvoir enfouir mon malheur. En cachant, en mentant sur mes doutes, sur mes faiblesses, je pensais m'étendre, devenir meilleur. Nier les choses pour les rendre moins réelles. Mais je n'en peux plus. J'avais oublié sans doute l'une des premières fonctions d'un journal intime : servir d'élément cathartique, de défouloir. Il y a désormais une totale fracture entre le monde et l'échiquier, et j'ai l'impression que continuer à mentir ne peut que me tuer sans permettre la résurrection souhaitée.
Racontons la vérité. Disons à quel point je suis ignoble. Ou plutôt non. Racontons l'horrible vérité de ce monde extérieur, celui qui se cache derrière ces murs de papiers. Détruisons l'ombre qui l'entoure, n'était-ce pas l'objectif autrefois ? En lisant le journal blanc, je ne vois que les crachats pitoyables d'un homme qui refuse sa situation. Moi, je veux avoir le droit au présent, je veux croire en ma force. J'en ai assez de changer, de devoir mentir sur ma situation. Il est temps que j'accepte les choses.
Mais je ne suis pas stupide non plus. Je sais que la réalité sera toujours biaisée. Et je me méfie d'un autre effet terrifiant de la littérature, qui est l'effet de mise en fiction. Il est tellement simple de se tenir comme le héros d'un roman. Parce que l'écrit, tel que le pensais le journal blanc, tel que je le pensais, ne devais être que ça, la narration d'une gigantesque histoire dont j'étais le protagoniste premier et final, le dieu unique, le focus ultime, le centre d'un univers en blanc et en noir, d'un effrayant échiquier où le seul joueur était moi-même et où les adversaires n'étaient pas le monde, mais les parties les plus sombres de moi-même.
Alors certes, je vais dire la réalité, je vais raconter l'absurde vie du monde. Mais je veux le vivre non pas comme un seul élément, mais comme un kaléidoscope. Ce sera un moyen de ne rien oublier, de vivre le moment comme peut le vivre le temps lui-même. C'est le seul moyen de créer la vérité. Je suis navré, cher journal, mais toi aussi, je vais devoir te sacrifier pour créer une variété infinie de journaux différents. Un moyen d'amortir ma chute en avant en analysant, selon les miroirs, mes différentes vies, les différents sens qu'ils peuvent donner. Alors oui, je donnerais une place particulière à la tristesse et l'injustice : ce soir, je n'ai envie d'écrire que cela. Mais aussi à l'espoir, à l'amour. Je veux être l'humain froid que j'incarne dans le journal blanc, mais je veux être plus, et plus nombreux encore. Je veux être un poète maudit qui déteste l'avenir, je veux être l'aventurier solitaire qui va toujours plus loin. Je veux être le souvenir de Sani Ubraa, la seule personne qui, dans dix ou mille ans, se souviendra encore de son parfum et de son sourire, où qu'elle soit aujourd'hui. Je veux être tout cela et tellement plus à la fois ; je veux être un millier d'yeux qui me scrutent et m'observent.
A partir de demain, j'arrêterais de mentir, et je choisis d'être multiple. C'est le seul objectif auquel je me tiendrais. Parce que je suis moi, et parce que ce que j'ai découvert dans ces grands moments de désespoir, c'est peut-être qu'il y a bel et bien quelque chose à sauver de moi. Mes pions, un jour, deviendrons des reines. Et je leur fait confiance pour triompher des forces de l'ombre, dans le grand échiquier de mon désespoir.
Comment bien expliquer ce qui m'est arrivé ? Il va bien falloir parler de Sani, une nouvelle fois. [...] »
J'en ai assez.
Cela fait maintenant un peu plus d'un an qu'elle a disparue sans explication. Je croyais avoir passé le cap douloureux de l'anniversaire, mais c'est faux. Tout me mine. Lentement, mais sûrement.
C'est un sentiment commun dont je vais te parler, cher journal. Un sentiment que déteste mon idéal. Je voudrais haïr la faiblesse et la mépriser, du plus profond de mon être. Je voudrais être saisi du feu sacré de la cause et oublier ses conséquences. Une ambition pure, la capacité de me dépasser moi-même et me vaincre, me réduire à néant, et reconstruire sur les cendres une personnalité nouvelle et géniale.
Mais parfois, c'est trop. Et j'ai l'impression d'une injustice profonde. Ce monde est désespérément absurde, certes, et je sais que je n'ai pas été parfait moi non plus. Mais serais-ce trop demander quelques rétributions, quelques aides ? Je voudrais des mains, des sourires, quelque chose qui me permette de me rassurer, de me dire que... que tout ce que je fais n'est pas en vain, que les efforts insurmontables que je fais pendant des nuits et des nuits ne sont pas inutiles. Je regarde ces imbéciles qui parlent forts et qui ont déjà tout, qui ne connaissent pas la pauvreté et l'horrible solitude. Alors oui, il y a des continents entiers qui meurent de faim, des montagnes de cadavres d'enfants innocents, et des océans de larmes inutiles. Mais moi aussi, j'ai le droit de dire, et de clamer : tout cela est injuste. Et le suicide psychologique que lentement je prépare depuis maintenant un an ne changera rien.
Alors oui, moi aussi, j'ai le droit de vivre. J'ai appris tout cela en regardant mon passé, et toutes ces souffrances. La plume les a ressuscité, et chaque douleur a été appuyée, disséquée sous l'effet désinfectant de l'encre noire. Mes yeux effarés se sont introduis dans le couloir des traumatismes,
ont contemplés mon monde, et leurs pupilles dilatés ont pleurés jusqu'au sang.
J'ai le droit au bonheur. J'ai le droit à l'échec. J'ai le droit de me lamenter sur mon sort, et de chercher, en me couchant, les larmes pour pouvoir enfouir mon malheur. En cachant, en mentant sur mes doutes, sur mes faiblesses, je pensais m'étendre, devenir meilleur. Nier les choses pour les rendre moins réelles. Mais je n'en peux plus. J'avais oublié sans doute l'une des premières fonctions d'un journal intime : servir d'élément cathartique, de défouloir. Il y a désormais une totale fracture entre le monde et l'échiquier, et j'ai l'impression que continuer à mentir ne peut que me tuer sans permettre la résurrection souhaitée.
Racontons la vérité. Disons à quel point je suis ignoble. Ou plutôt non. Racontons l'horrible vérité de ce monde extérieur, celui qui se cache derrière ces murs de papiers. Détruisons l'ombre qui l'entoure, n'était-ce pas l'objectif autrefois ? En lisant le journal blanc, je ne vois que les crachats pitoyables d'un homme qui refuse sa situation. Moi, je veux avoir le droit au présent, je veux croire en ma force. J'en ai assez de changer, de devoir mentir sur ma situation. Il est temps que j'accepte les choses.
Mais je ne suis pas stupide non plus. Je sais que la réalité sera toujours biaisée. Et je me méfie d'un autre effet terrifiant de la littérature, qui est l'effet de mise en fiction. Il est tellement simple de se tenir comme le héros d'un roman. Parce que l'écrit, tel que le pensais le journal blanc, tel que je le pensais, ne devais être que ça, la narration d'une gigantesque histoire dont j'étais le protagoniste premier et final, le dieu unique, le focus ultime, le centre d'un univers en blanc et en noir, d'un effrayant échiquier où le seul joueur était moi-même et où les adversaires n'étaient pas le monde, mais les parties les plus sombres de moi-même.
Alors certes, je vais dire la réalité, je vais raconter l'absurde vie du monde. Mais je veux le vivre non pas comme un seul élément, mais comme un kaléidoscope. Ce sera un moyen de ne rien oublier, de vivre le moment comme peut le vivre le temps lui-même. C'est le seul moyen de créer la vérité. Je suis navré, cher journal, mais toi aussi, je vais devoir te sacrifier pour créer une variété infinie de journaux différents. Un moyen d'amortir ma chute en avant en analysant, selon les miroirs, mes différentes vies, les différents sens qu'ils peuvent donner. Alors oui, je donnerais une place particulière à la tristesse et l'injustice : ce soir, je n'ai envie d'écrire que cela. Mais aussi à l'espoir, à l'amour. Je veux être l'humain froid que j'incarne dans le journal blanc, mais je veux être plus, et plus nombreux encore. Je veux être un poète maudit qui déteste l'avenir, je veux être l'aventurier solitaire qui va toujours plus loin. Je veux être le souvenir de Sani Ubraa, la seule personne qui, dans dix ou mille ans, se souviendra encore de son parfum et de son sourire, où qu'elle soit aujourd'hui. Je veux être tout cela et tellement plus à la fois ; je veux être un millier d'yeux qui me scrutent et m'observent.
A partir de demain, j'arrêterais de mentir, et je choisis d'être multiple. C'est le seul objectif auquel je me tiendrais. Parce que je suis moi, et parce que ce que j'ai découvert dans ces grands moments de désespoir, c'est peut-être qu'il y a bel et bien quelque chose à sauver de moi. Mes pions, un jour, deviendrons des reines. Et je leur fait confiance pour triompher des forces de l'ombre, dans le grand échiquier de mon désespoir.
Comment bien expliquer ce qui m'est arrivé ? Il va bien falloir parler de Sani, une nouvelle fois. [...] »