Note de la fic : :noel: :noel: :noel:

Le Péché selon Jack


Par : SyndroMantic
Genre : Horreur, Nawak
Statut : Abandonnée



Chapitre 4 : Un quart d'heure à Pandemonium


Publié le 16/02/2011 à 16:58:17 par SyndroMantic

http://www.deezer.com/listen-1126334



Ainsi, nous arrivâmes dans le port infernal, où je garai ma barque avant de monter sur le quai. Ceci fait, je me retournai vers Jack, qui pendant ce temps me regardait avec un semblant de crainte.

« Euh... Non. Next, demanda-t-il naïvement.

Je lui agrippai le tricot et le jetai hors de mon embarcation, sur les dalles incandescentes. Le bonhomme racla le sol de ses dents, puis tenta de se relever malgré son tournis, la bouche en sang. Après quelques secondes, il retrouva l'usage de sa langue et me réprouva :

- Sans dec, 'faudra investir dans un moyen d'entrée et d'sortie plus cool, de ta barcasse, là ! Parce que vraiment, ça craint ! J'sais pas, une portière... Ou des p'tites marches...

Posté devant lui, je brandis mon doigt loin à l'écart, signifiant au damné mon vif souhait qu'il s'en allât prestement d'ici. Ce dernier suivit des yeux la direction que j'indiquais, et resta un moment hébété à la vue des immeubles en décomposition et des obscures ruelles, derrière une grande arche, où plusieurs démons étaient en train de violer un pauvre hère solitaire. Les volets, aux fenêtres, étaient maculés de sang. Des crânes étaient incrustés un peu partout, dans les murs. D'autres encore y avaient laissé leur empreinte creuse. Depuis que nous étions arrivés aux remparts, Les gémissements n'avaient pas cessé une seule seconde. Et le ciel, tout là-haut, était caché par une chape de cendres...

L'enfer, tout simplement. Tandis que mon client s'y rendait avec peu d'enthousiasme, là-bas vers cette grande arche, je m'occupai de l'amarrage de ma barque à un pilotis, grâce à une corde qui m'était réservée en ces lieux. Il ne m'était pas déplaisant de savoir que je n'en aurais plus besoin pour la journée. Celle-ci, dans ma tête, allait bientôt se terminer dans mon petit logis, installé dans mon petit fauteuil, et un petit livre satanique dans les mains, jusqu'à ce que le sommeil m'emportât, tranquillement... Une fois l'amarrage terminé, je me relevai et fis à mon tour volte-face vers l'arche d'entrée, d'un pas rapide.

Soudain, je manquai de trébucher sur Jack, qui, tout durant, n'avait pas encore fait ne fût-ce que la moitié d'un mètre. L'énergumène faillit chavirer sous mon poids, mais je me redressai juste à temps pour l'éviter, et m'immobilisai quelques secondes, au bord de la réprimande.

- Eh, ça vaaa, derrière ! râla de nouveau l'individu. C'est pas la peine de pousser !

Je l'éjectai de ma perche sur le coté, puis continuai ma route d'un pas dynamique. Il ne me fallut guère longtemps pour mettre une distance considérable entre nous deux, ce qui, de loin, le fit m'appeler de sa voix glaireuse, sujet à une détresse subite.

- Attends, machin ! Attends ! m'implora-t-il. J'arrive pas à t'suivre ! »

Voilà qui était une incroyable surprise, ironisais-je en pensée. Sans me retourner, je lui montrai ma main passant par-dessus ma tête, là où me passaient tous ses propos désormais. Quelques secondes plus tard, j'étais sous l'arche de pierre, saluant deux démons que je connaissais bien via mon travail. L'un s'appelait Zorgul, et était habillé d'un pantalon raccourci aux chevilles et d'un gilet dépourvu de manche, afin de pouvoir exhiber les tatouages runiques qu'il avait sur les bras. L'autre, Dénocifer, n'avait qu'une seule corne, après qu'une bagarre avec un chef spartiate lui eût rompu la seconde, et était vêtu d'une chemise en lambeau ainsi que d'un pantalon large. A sa main gauche, il tenait Cerbère en laisse, ce chien mutant que l'on avait trouvé sur une île perdue quelques millénaires plus tôt.

« Alors, Charon, qu'est-ce que tu nous amènes, aujourd'hui ? m'interrogea le premier démon, intrigué.

Je basculai mon crâne vers l'arrière et y fis couler un liquide imaginaire, par mon pouce dégagé de mon poing. Cette imitation était très médiocre, mais tout le monde la comprenait.

- Un alcoolo ? interpréta Zorgul. Tiens, ça faisait longtemps, ça... Bon, on s'en occupe. A la prochaine ! »

J'acquiesçai d'un hochement de tête, puis traversai la grande arche avec un certain soulagement. Une bonne soirée s'annonçait, à priori. Derrière moi, les deux individus s'approchaient de mon ancien client tous crocs dehors, ce qui n'eut pas l'air de le rassurer. Le diablotin à la corne unique fit sentir aux trois nezs de Cerbère une odeur de papier, avant de diriger ses têtes vers Jack. De ce que je savais du personnage, il m'aurait fortement étonné que celui-ci eût amené un livre au-delà de la frontière. L'absence d'aboiement de la part du chien monstrueux, comme de hurlement supplicié de la part de la nouvelle recrue, me parut le confirmer, cependant que je m'éloignais de la scène en leur tournant le dos.

« Allez, viens, petite vermine ! ordonna Dénocifer à Jack sur un ton méprisant. On t'emmène voir le Maître !

Dès lors, quiconque eût été préoccupé de son sort pouvait officialiser son deuil. Il était, comme on disait, "fini".

Plus loin, le port de Pandemonium donnait sur le quartier dit "de la Sauvagerie", là où résidaient les créatures les plus bestiales de notre royaume. Les chimères, les loups-garous et les dragons s'y côtoyaient, entre autres monstres de la même pire espèce. Des rugissements et des grognements résonnaient entre les bâtiments, mais ce fut une tout autre voix qui m'interpela soudain.

- Mais... ! Bordel, tu vas la lâcher, cette barque, oui ou non ? s'énervait derrière moi Zorgul.

Je me retournai brusquement, inquiet que l'ivrogne abimât ma propriété. Heureusement, j'en fus bien vite rassuré. Les démons avaient réussi à s'emparer de Jack, et le tenaient maintenant par les deux bras en dépit de ses gesticulations désespérées, ma barque demeurant indemne. Brièvement, j'eus l'impression que le damné me foudroyait du regard, ses yeux plissés comme ceux d'un faucon dans ma direction... avant de me raisonner et de comprendre qu'il essayait juste, alors, de mieux distinguer la tâche noire que je représentais à cette distance, pour sa piètre vue. Plus pour longtemps, d'ailleurs.

Dans l'ombre des rues étroites et oppressantes, je me laissai avaler. Il faisait une chaleur terrible, sur ce chemin large d'un mètre et demi seulement. Lorsque j'en atteignis la sortie, une vision de carnage m'apparut sur la place commune du quartier, inondée d'hémoglobine, de sueur et de larmes. Vers le centre, un énorme lion dévorait la tête d'un cul-de-jatte manchot. Une femme nue se faisait, un peu plus loin, tordre le buste par les deux mains d'un cyclope couvert de blessures. Un essaim de guêpes s'acharnait sur un enfant à la peau boursouflée, recroquevillé près d'une maison. Le crâne percé par ses quatre crocs, un homme étouffait dans les anneaux d'un grand python aux écailles métalliques et tranchantes. Pendant ce temps, je traversai cette affreuse cour et me dirigeai dans une rue emplie de fumée.

Des filets de sang ruisselaient dans les rigoles. Le corps dont ils étaient issus gisait même parfois dans l'allée, dévoré par un guépard errant. Des âmes couraient un peu partout, désorientées, fuyant leurs tortionnaires dans la panique la plus totale. C'était à mon goût un endroit très animé, et je me satisfaisais d'habiter un quartier beaucoup plus calme, pour ma part. Cela m'évitait de devoir, comme ici, envoyer à terre un maladroit qui dans sa course était sur le point de me bousculer, avant qu'un démon ne lui arrachât les jambes. Plus tard, j'arrivai au bout de l'allée où se situait la boulangerie diabolique de Mezzian. J'ouvris lentement la porte et pénétrai à l'intérieur.

Une clochette retentit à mon arrivée. Devant le comptoir, un skaven attendait déjà qu'on le servît. Le boulanger revint des fourneaux avec trois baguettes grillées, tira la manivelle d'une machine installée sur le comptoir, attendit qu'une série de mécanismes se fût terminé, avant d'annoncer son prix. Trente pièces d'or. L'être hybride lâcha la monnaie dans sa main velue, prit son dû, et se dirigea enfin vers la sortie. Le commerçant, rangeant son argent, me demanda comment j'allais, ce à quoi je répondis par un haussement d'épaules et des oscillations de main, la tête légèrement penchée. Hélas, la journée n'avait pas été très lucrative, cette fois-là, et je ne parlais même pas des désagréments de mon dernier trajet. Mais rien de grave, néanmoins, cela était vrai. Le démon-ours me répartit qu'en ce qui le concernait, la boutique marchait très fort et que sa fortune ne cessait de grandir. Cinq milles pièces d'or par jour. J'en lâchai mon bâton.

Alors, le boulanger me demanda quel était l'objet de ma visite. De mes mains, je lui mimai par des mouvements d'allers et venus un objet long et cylindrique, un peu arrondi au bout, et fis comme si je le mettais dans la bouche afin de le mâcher. La créature démoniaque me connaissait suffisamment pour savoir à quoi je faisais allusion.

- Ah, une baguette ? devina-t-il, ce à propos de quoi je hochai de la tête. Bien sûr ! Et tu en veux combien ?

Je lui montrai sept de mes doigts. Mezzian s'en alla de ce pas dans la salle des fourneaux, et revint quelques minutes plus tard avec sept baguettes complètement carbonisées. De nouveau, il tira la manivelle, attendit la fin du mécanisme, et prit soudain un air dépité. Deux pièces d'or. Enfin un peu de chance aujourd'hui, me dis-je en lui tendant l'argent. Puis je sortis de la boulangerie après un dernier échange de politesse.

Ce fut juste lorsque, dehors, j'escomptais rentrer à mon chaleureux domicile, le coeur enfin soulagé, qu'une masse inconnue atterrit soudain sur mes épaules avant que j'eusse eu le temps de rien comprendre. Je tombai sur les genoux, et toutes mes baguettes volèrent en éclats sur les dalles. Chance trop infernale pour durer... C'est souvent comme cela que nous fonctionnons. Moi-même, je ne cache pas avoir eu l'idée d'odieusement contrebalancer celle de l'énergumène qui m'avait valu cette chute quand, alors, je reconnus ce qui venait de me heurter.

« Eh ! Doucement, Charon ! C'est moi ! Zorgul ! Ne me fais pas de mal... ! s'exclama le démon dont je tenais le col d'une main, l'autre prête à le dépecer sur place.

Je le repoussai à l'écart et lui exprimai ma surprise. Le diablotin se releva, le visage contrit. Mon poing refermé, je fis semblant de me tourner le nez à main nue, comme si j'étais ivrogne, et répétai mon désarroi.

- Écoute, je sais pas ce qui s'est passé avec le nouveau ! répondit-il, presque paniqué. Je l'emmenais vers le donjon sans trop de problème, à part ses remarques débiles, pendant que Dénocifer surveillait l'arche. Mais d'un coup, le bonhomme s'est mis à tirer de toutes ses forces sur son bras pour l'enlever de mes griffes. Du coup, moi, j'ai tiré dans l'autre sens. Et c'est là qu'il m'a poussé en arrière et que je me suis retrouvé dans un vortex dimensionnel... avant d'atterrir ici !

Saugrenue histoire que celle-ci, me dis-je. Ses mots peinaient à me convaincre. Je levai alors le regard au-dessus de l'entrée du bâtiment, juste avant qu'un portail maléfique ne s'y volatilise. Ainsi mon collègue disait vrai. C'était effectivement de cette manière qu'il était venu me percuter. Mais encore restait-il à établir que ce fut là un mauvais tour de Jack lui seul. Pas plus qu'à ce dernier, en effet, je ne pouvais faire confiance à mes semblables. N'ayant point l'esprit, hélas, assez vif pour comprendre ce qui m'aurait valu un mensonge du gardien, je tus mon scepticisme et hochai de la tête en signe de crédulité, puis l'emmenai avec moi sur le chemin du retour au port.

Notre trajet ne fut pas plus chaotique que mon précédent, à la nuance près que, cette fois, un repas de mon compère irrita quelque peu mon ouïe, traîné à notre suite. Je n'avais pas, pour ma part, le goût de choses aussi criardes et assourdissantes. Il me fallut donc trouver de la patience par d'autres moyens, autres encore que ceux des regrets tournés vers mes deux pièces d'or tantôt éclatées, indigestes, sur le pavage de la rue. A cette fin, les membres accrochés aux murs sur les cotés étaient beaucoup plus plaisants à compter. Ils furent, je crois, au nombre de quinze ou vingt, trente en comptant ceux qui allaient pour l'être, lorsque nous arrivâmes sur les lieux de la soi-disant fourberie.

A peine y fûmes-nous arrêtés qu'un sombre individu apparut de sous terre, tel un jeune spectre égaré, découvrant par erreur la surface de Pandemonium sous son étrange casque moyenâgeux. Zorgul le reconnut très rapidement, malgré sa carence en matérialité, non sans d'ailleurs un certain mécontentement.

- Sahyren ? Oh nan, me dis pas que c'était toi !

Le spectre lévita quelques centimètres au-dessus du sol, avant de soudain prendre devant nous une meilleure consistance, qui bien sûr le fit brutalement retomber sur la terre ferme. Je pus de la sorte mieux distinguer les traits sérieux de son visage, maquillé selon une de ses obscures coutumes, tandis qu'il répondait d'une voix sentencieuse :

- Sera... Était... Je ne suis jamais que maintenant, tout postulat énonçant une hypothétique permanence de l'être se fourvoie lui-même.

Un instant, je restai bouche bée devant une telle démonstration de parole aussi vaporeuse que les corps flottant dans l'air. Malgré toutefois un sophisme évident.

- C'est bon, ferme là, j'ai compris... se mit à râler Zorgul. Il recommence à se passer n'importe quoi en ville, et tu vas encore nous faire le tour de l'autruche ? Me dire, peut-être, que y a rien qui cloche ? C'est dans l'ordre des choses ? Petit branleur, va !

- Le monde est voué au chaos, prophétisa le dénommé Sahyren, c'est la raison même pour laquelle cette...

- M'en fous, l'interrompit le démon. Viens, Charon, on se casse !

Je ne partageais point ce manque d'intérêt pour les élucubrations du mystérieux personnage. Mais un damné était alors en liberté, et l'heure n'était guère à la récréation. Encore une fois, pour autant, je pensais n'avoir aucun souci à me faire quant à la possibilité de réitérer bientôt cette rencontre, lorsque cette histoire aurait pris fin. Mon collègue n'eut donc pas besoin de beaucoup tirer ma longue manche noire avant que je le suivisse à l'écart. Derrière nous, Sahyren créait dans une de ses mains une poupée diablement réaliste, puis dans l'autre un jeu d'au moins dix clous acérés.

Le heaume dont il était coiffé, hérissé de quatre cornes symétriques, ne montrait que ses yeux clos et son épaisse barbe brune, tâchée de sang par endroits. Ses épaules étaient enveloppées dans une ample cape de couleur mauve, sous laquelle quantités de fioles et de talismans divers clinquaient avec symphonie. Un tel attirail ne pouvait appartenir qu'à un des rares mages noires encore en service dans les enfers, et je me permis de supposer que celui-ci appartenait effectivement à son énigmatique porteur. C'était en tout cas ce que sa dématérialisation précédente confirmait. Autant dire qu'il y avait de quoi plaindre le sosie de la poupée qu'il éventrait maintenant, tripes et foie compris, dans une chorégraphie sauvage et possédée, le visage beuglant vers le ciel de cendre.

- C'est qu'il est franchement lourdingue, à la fin, continuait de grogner mon compagnon de marche, lorsque nous eûmes franchi quelques mètres. La dernière fois, il a bien dû téléporter trois trolls à cinq kilomètres de Pandemonium, en pleine cambrousse. Et la fois d'avant, c'était une vieille amie à lui qu'il a balancé directement dans le Styx, comme ça. Franchement j'ai eu du bol de pas être envoyé trop loin, ou trop haut, moi, et même de survivre, avec ses conneries.

Je secouai faiblement la tête dans un rictus un peu décontenancé, levant des mains en manque d'explications.

- Ben le truc, m'apprit le démon, c'est que le voyage dans la matière, Sahyren, il sait pas encore bien le maitriser. Du coup, chaque fois qu'il se transforme en spectre, il largue à chaque coup un portail dimensionnel derrière lui, et ça reste pendant une bonne minute dans l'air avant de disparaître. Et on peut jamais prévoir où il nous envoie nous faire foutre, ce portail. Et c'est pas la première fois que ça se retourne contre nous. Donc nan, marre, à la fin !

Ma surprise demeura modérée, cette fois-ci. Chacun a ses problèmes, à tous les niveaux, à tous les endroits. En ce qui me concernait, je ne vivais tout simplement pas assez sur la terre ferme pour en avoir eu ouï dire. C'était par ailleurs la seule fois que ce genre d'incident éclaboussait ma profession. Néanmoins, si j'avais déjà l'habitude de partir chercher une nouvelle recrue au tempérament fugueur, la chose me fut encore plus aisée pour ce qui était de chercher la direction que Jack avait pu prendre. L'odeur d'alcool empestait déjà dans les ruelles depuis dix bons mètres. Le pauvre dépendant n'avait pas pu la manquer.

La taverne du Rat Casse-Jambes était à trois minutes de là, nichée dans une impasse à laquelle toutes les rues conduisaient à un moment ou un autre. Son entrée était désormais nue, libre aux manchots, depuis qu'un minotaure un peu pressé avait, un soir, oublié qu'elle avait une porte. La musique du claveçin des premiers âges avait été remplacée par une chorale de cris et de furieuses vociférations. A part cela, aucune pancarte n'indiquait la nature ou le genre de cet établissement. Le nom qu'on lui avait donné se trouvait le plus facilement du monde quelques minutes, en moyenne, après que l'on y fût entré. En victime ou en tortionnaire, mais on le trouvait. Heureusement, Jack avait dans ma mémoire une si fébrile carrure qu'il ne serait probablement pas difficile à porter jusqu'au donjon.

Nous pénétrâmes sans tarder à l'intérieur, cherchant des yeux la première trace de blancheur qui dépasserait de la folle clientèle. De même, autant que je me souvienne, pas une fois je ne suis allé au Rat Casse-Jambes sans qu'un pugilat collectif n'y ait eu lieu. Ici, c'était d'ailleurs le principal critère, sinon le seul, qui vaille le nom de "taverne" à la maison, cet endroit où l'on pouvait se souler encore et encore jusqu'à la plus brutale animalité. Le patron y acceptait même la présence des ruinés et des endettés, sans qu'ils n'aient à commander la moindre goutte d'alcool, tant qu'ils avaient le poing leste ou les os ludiques.

Jack avait beau n'avoir que ces derniers, ainsi que des dettes de bienvenue infligées d'office, il parut que l'intensité, proche du zéro absolu, de son charisme joua pour lui le rôle d'un parfait camouflage, confondu avec le décor, une chaise, un tabouret, peut-être. Quelque chose de suffisamment lent et insignifiant, en tout cas, pour qu'aucune créature n'y attache l'importance d'une cible. Ainsi trouvai-je presque miraculeusement le nabot arrivé au comptoir, prêt à commander ce que le tavernier lui imposerait, et à entendre, on pouvait encore l'espérer de lui, un prix qu'il devrait certainement ajouter à ses dettes. "Je", au fait, parce que Zorgul avait pendant ce temps oublié d'amener de l'argent sur lui. Je fus donc seul à me débrouiller pour agripper le col de l'ivrogne et le tirer vers la sortie, payant la note d'une commande dont un inconnu saurait bien profiter, longtemps avant que le patron ait seulement remarqué notre passage.

Tout à coup, une vampire empoigna la cheville du malingre damné et le lança vivement à travers une vitre en visant un assassin situé contre le mur extérieur. C'est-à-dire, et cela je l'avais oublié, qu'un tabouret peut encore présenter l'intérêt d'un projectile, lors d'une bagarre. Cela étant, je connaissais un certain commerçant qui lui n'oublierait pas la dette de l'énergumène ayant laissé son front casser sa fenêtre.

Dehors, je retrouvai Jack étalé au milieu des bris de verre, et le levai debout par les cheveux, selon la tradition personnelle à laquelle il avait failli échapper aujourd'hui. Ce bonhomme n'attendit même pas d'avoir repris son aplomb pour, à ma vue, lâcher une vilaine insulte au sujet de ma nuisance, celle de l'avoir privé de sa dose journalière. Sûrement avait-il négligé la berceuse, la sorte d'ivresse, qu'il me devait tantôt sur le Styx. On pouvait néanmoins lui en trouver une excuse du coté de la perturbation physique qu'il venait juste de subir. Sa figure faisait drôlement pitié à voir. Les cheveux encore plus désordonnés que dans les limbes, la lèvre fendue, un bleu sous l'oeil droit, gonflé entre de multiples coupures. Le voilà qui était tout préparé pour sa rencontre avec le Maître. Rares étaient ceux que j'avais conduit aussi présentables. Il était vraiment grand temps, enfin, de nous mettre en route.


Ce fut pendant ce même trajet que je trouvai ma préférée des solutions, au problème de l'agaçante voix continuelle de Jack. Une solution absolument toute simple. Un poing dans la bouche. Le meilleur, peut-être, des baillons. De plus, cette méthode me permettait également de le transporter avec facilité au bout de mon bras. Je ne l'eus donc pas laissé prononcer un seul mot, le temps de parvenir jusqu'au centre de la ville, où siégeait le terrible donjon du Grand Révolté. Satan.

Une ceinture de flammes gigantesques léchait ses parois de briques incandescentes. Son toit pointu se perdait dans les nuages bruns, frappé à chaque seconde par des dizaines d'éclairs aveuglants. Jamais je n'ai su s'ils étaient à l'origine du grondement permanent qui résonnait depuis les meurtrières illuminées, mais il n'y avait pas de doute qu'il n'était de bon augure pour personne. Ici encore, l'on pouvait voir, et par la même occasion sentir, du sang couler de la gueule des neuf gargouilles sculptées à son sommet. Le vent tourbillonnait autour de ses murs courbes, un vent plus chaud que le pire souffle d'un volcan. La température était, cela va de soi, en ces lieux plus insupportable que nulle par ailleurs. Tandis que de monstrueuses statues les scrutaient de leur regard noir par dessus une nouvelle arche, beaucoup plus large et imposante que celle du port, cinq gardes se tenaient alertes près du feu démoniaque. Chacun était équipé d'une fourche et de couteaux légers, sauf un qui tenait contre son épaule une longue hache, et des écailles brûlantes protégeaient à tous leur corps puissant. J'avais la chance d'être l'un des rares infernaux qu'ils ne pourfendaient à vue, muni de la raison ultime pour m'approcher de Son Immondice. Du moins en apparence.

Les créatures en armes s'écartèrent doucement, signe de la plus angoissante invitation que Jack recevrait jamais. Le regard du pauvre humain, empressé, voltigea dans toutes les directions, mais je savais à présent que ce n'était en rien lié à un quelconque nouveau trouble de l'esprit. La fatalité voulait cependant que cette zone, comme on pouvait l'imaginer, soit la seule à ne comporter absolument aucune échappatoire. Il fallut donc à l'énergumène se résigner tôt ou tard à son sort manifeste, quoique cruel. Sans la moindre cérémonie, je le poussai de mon bâton vers la gueule du plus sanguinaire loup de l'univers, anticipant avec lui les atroces blessures que ses sbires lui infligeraient en cas de traîne. Étrangement, il ne fut pas si long à le comprendre, et d'un pas las avança jusque sous l'arche, à partir d'où on le conduit merveilleusement hors de ma vue. Nos adieux muets étaient passés.

Après quelques secondes de calme jouissance intérieure, je fis demi-tour et, enfin, m'en allai en direction de ma maison. Je n'eus pourtant pas fait deux mètres qu'un énorme, colossal, phénoménal bruit de flatulence ébranla soudain mes arrières. Un séisme fit jaillir des nués de poussières depuis le palais monstrueux, et alors un tabouret indistinct atterrit devant moi avec fracas. Une espèce de tabouret parlant dont je compris alors que j'avais lourdement sous-estimé la ténacité.

Jack n'arrêterait pas si tôt de se fourrer entre mes pattes.

Mais la plus horrible révélation que j'eus à ce moment, hélas, n'était pas le possible futur que je partagerais, malgré moi, avec ce nabot. Non, c'était une révélation beaucoup plus grande et terrifiante qui me vint en cet instant. Il n'y avait que cette explication-là. Le fait devait être admis : Jack n'avait pas menti. Et finalement c'était bien là que résidait la morbide réalité de sa corruption. Il avait effectivement par deux fois trompé le Maître, et la rancoeur de ce dernier venait juste d'apparaître sous la forme du plus vulgaire de tous les bannissements. Du paradis et de l'enfer, Jack était maintenant exilé. Lui, l'ivrogne, l'avare, le laid, la tâche, le boulet, le crétin,... Lui, le seul être humain a avoir jamais fait chié le Diable lui-même.




[c]
~ :mort: ~

[/c]


Commentaires

Aucun commentaire pour ce chapitre.