Note de la fic : :noel: :noel: :noel:

Le Péché selon Jack


Par : SyndroMantic
Genre : Horreur, Nawak
Statut : Abandonnée



Chapitre 3 : La traversée


Publié le 31/10/2010 à 17:52:30 par SyndroMantic

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Les flots clapotaient sous le mouvement mélancolique de ma perche, dans le sillage de notre embarcation. L'instrument de bois disparaissait sous le sombre liquide, à la recherche d'un fond que nul oeil n'avait jamais perçu. Par l'intermédiaire de cet objet, cependant, je le sentais vaseux et craquelé, nourri d'un dépôt que certains auraient dit abominable, et moi juste... plus torturé que la moyenne. Partout, la tristesse nous enveloppait de son manteau glacial. Des vapeurs nauséabondes flottaient jusqu'à nous, et l'on n'y voyait pas plus loin qu'à dix mètres de nos regards pessimistes.

La barque voguait à travers les brumes telle une ombre sans but, un cercueil errant, dans les aléas du monde d'en bas. Confortablement installé à sa proue, Jack se prélassait sur la coque les bras derrière la tête, un mollet sur le genou et les yeux tournés vers le ciel noir de nuages. Il n'était pas le premier à se sentir bercé par les vagues, dans ce calme ambiant. C'était une des rares jouissances que je pouvais encore promettre à mes clients, lorsqu'ils embarquaient à mon bord. Durant ces instants, le damné rêva tout seul, absorbé par ses douces sensations.

« J'ai jamais été en bâteau, avant, m'apprit-il, un sourire léger au coin de la joue. Y paraît qu'j'y ai d'jà mené plein d'gens, à c'qu'on m'a dit, mais moi j'ai jamais su c'que ça f'sait d'vraiment y aller... C'est marrant. On dirait qu'j'suis bourré. Y a l'décor qui s'brouille et qui s'met à tanguer, comm'quand j'en pouvais plus et qu'j'me vautrais dans un canapé du pub, le soir, à l'heure de fermeture. C'tait d'belles nuits, ah, putain... Irréelles... Tranquilles... Un peu comme celle-là, j'pensais. 'fin, j'sais pas s'y fait nuit, là, mais en tout cas, ça fait un peu l'même effet, ta barcasse. J'aime bien...

De nombreux médecins m'avaient rapporté cette anecdote, comme quoi il était courant chez eux de droguer un patient juste avant une opération douloureuse (parfois mortelle). "Une dernière cigarette", comme ils l'appelaient souvent.

- Quelque part, la pièce que j't'ai donnée, continuait Jack, c'est un peu pour la mêm'chose que tout'les fois qu'j'ai donné une pièce, final'ment. Pour m'saouler, quoi. Et tu t'es pas foutu d'ma gueule, sur ce coup, j'dois r'connaître...

Tant mieux pour lui, pensais-je. Ce n'était pas intentionnel, mais avec tout ce qui devait l'attendre, je pouvais bien lui permettre cette dernière faveur. De plus, il n'y a rien d'aussi comique que l'ironie d'une âme remerciant son futur bourreau.

- Ouais... J'aime bien... répéta-t-il songeur, mais quelque peu préoccupé tout de même. Hmmm... j'aime bien, à part que... A part que j'trouve qu'la musique, elle est vach'ment bizarre, ici. Tu sais, celle qu'on entends, de loin, là... Le son clair, les notes un peu aïgues, comme une genre de guitare, et puis la mélodie avec... J'sais pas, elle est... pas comme d'habitude. 'fin, c'est pas pour dire qu'j'entends jamais d'trucs bizarres quand j'suis bourré, hein, mais là... Nan, là, c'est vraiment pas pareil. D'habitude, avec moi, c'est un bruit d'vache qui hurle, puis qui chuchote, puis qui hurle encore, et puis qui chuchote à nouveau,... et ainsi d'suite jusqu'à c'qu'une voix d'gamine me dise un truc en polonais que j'comprends pas et dont j'arrive jamais à me souv'nir. Une sorte d'intro, juste avant qu'une troupe de saltimbanques fasse du tam-tam sur des légumes. A part ça, le truc qu'on entends, là, j'ai jamais entendu un truc aussi bizarre... J'vois vraiment pas quel style de musique ça peut bien être...

Il s'agissait de rock. Ce genre musical qui était né dans nos tréfonds depuis peu, et auquel tous nos sujets, pratiquement, étaient déjà addictifs. Un viol au rythme binaire, du blues par le country, énergiquement fouetté par des accents folk et classiques. Une trouvaille que, bien sur, de même que le sexe et la drogue, nous avions bien l'intention d'introduire un jour dans leur monde, tôt ou tard. Argesh en était ici-bas l'un des plus fameux interprètes, pour le talent qu'il y démontrait comme pour sa personnalité capricieuse d'éternel romantique. Une fois tous les deux jours, victime d'une nouvelle de ses crises existentielles dont nous seuls avions le secret, il se laissait promener sur le Styx durant des heures, de deux à quinze à mètres au-dessus de sa surface, jouant ses plus tristes morceaux à travers tout le fleuve, dissimulé dans le brouillard. C'était l'un de mes fantômes préférés. J'en aurais bien parlé à mon hôte, qui devant moi me fixait d'un air curieux, mais la perche, à ce moment, m'occupait trop les mains pour cela. De plus, il n'y avait rien d'aussi agréable alors que le silence dont il faisait preuve, dans cette attente. Je me contentai donc de hausser les épaules, dédaigneux, en espérant que mon manque de conversation finirait par décourager sa langue, et me laisserait jouir encore de la magnifique mélopée de notre musicien. Cet espoir, hélas, fut vain, car plutôt que de subir un mutisme collectif, Jack préféra, tant pis, se réserver la parole à lui tout seul, déclarant bientôt :

- Tiens, ça m'fait penser à une histoire qui m'est arrivée, y a trente piges, faut qu'j'te la raconte... C'était au pub, en automne. J'étais pépère en train d'boire une chope de bière, quand soudain un mec me réveille en m'levant par les ch'veux et m'éclate la mâchoire sur le comptoir sans qu'j'ai eu l'temps d'rien dire. Ce con, il m'a ouvert la lèvre et pété une dent, en f'sant ça. Et le pire, c'est qu'j'savais mêm'pas qui c'était, tu t'rends compte ? Il arrivait d'nulle part, comm'ça, sans rien, et v'là qu'y s'prend l'envie d'me bastonner. Du coup, j'me retourne et vais pour le... 'fin... Non. Avant, j'ai quand même regardé à qui j'avais affaire, 'suis pas fou, oh. Donc le gars, j'le regarde, et vois qu'y fait trois têtes de plus que moi, avec des épaules carrées, un coup d'taureau, des bras d'grizzly, tu vois l'genre... Le gros molosse, quoi. Sur ce, j'vais pour lui foutre une beigne droit dans l'costard noir qu'y portait, histoire d'quand même me venger, mais là, il m'chope par la gorge et m'soulève à un mètr' du sol, sans broncher, tranquille, à deux centimètres de sa gueule de ricain. Et... hum... burp... attends, deux s'condes, j'vais gerber... huh... Ah ben non... Non, ça va. Bon, donc j'reprends. Et alors le type, tu sais pas c'qu'y m'sort, avec sa grosse voix grave ? Que c'est le Diable ! T'imagines ? Le Diable en personne qui vient m'voir... Moi, franch'ment, j'l'aurais pas pris au sérieux, s'y m'avait pas fait un truc avec ses yeux qui d'viennent tout rouges et mon coeur qui commence à cramer. Juste pour voir ma tronche, de c'que j'ai eu l'impression, quand il a arrêté... Après, y m'a dit qu'j'étais l'genre d'personne qui lui plaisait beaucoup. J'y ai dit "j'suis pas pédé !". Et là, y m'a dit qu'y s'en foutait. Que tout c'qui l'intéressait, en fait, c'était... mon "âme".

Le Maître avait parfois cette méthode d'approche des nouvelles recrues, en effet.

- Bon, là, normal, poursuivit Jack, j'commence à m'dire qu'j'suis sévèr'ment mal barré, tu comprends pourquoi. Mon âme, j'me fais une p'tite idée d'ce qu'il va en foutre, le Diable... Et puis traiter avec un inconnu, ça m'disait vraiment rien. Alors d'un coup, y m'vient une combine. J'lui d'mande, ou plutôt j'lui siffle, parce que pendant c'temps y m'avait toujours pas lâché l'cou, c't'enfoiré, s'il aurait quand mêm'pas une p'tite piècette pour qu'j'aille m'beurrer la gueule, en échange. Et comme j'm'y attendais, l'idée lui a pas déplu. Le problème, c'est que le Diable, il avait pas am'né d'oseille sur lui, vu qu'y s'en servait jamais. Donc il a dû lui-même s'changer en pognon, ce jour-là. Pouf ! Et une pièce de six pence qui tombe sur l'parquet, une ! Donc, j'me grouille de choper la monnaie, et appelle Ray pour qu'y m'resserve un coup. Mais attention ! Pas de bière, c'te fois ! J'lui ai d'mandé s'y pouvait m'filer une bouteille de whisky, celle que j'voyais sur l'étagère avec une croix sur l'étiquette. Et là, juste au moment où il la pose sur l'comptoir, je jette la pièce à travers l'goulot. Plouf ! Comm'ça, à cause de l'image sur l'étiquette, y peut plus en sortir, le sal'bouc ! Alors, profitant d'l'avoir à ma merci, j'tourne la bouteille du coté transparent et ordonne au Diable de plus venir m'casser les couilles pendant au moins dix piges, avec mon âme. Pour tout'réponse, j'vois un doigt d'honneur apparaître sur une face de la pièce, à travers l'liquide. J'sais pas comment 'fallait l'interprèter, mais d'façon j'ai pas eu le temps, parce que pile à c'moment, Ray me r'prend la bouteille et m'dit qu'j'ai l'air assez bourré pour ce soir, que plus, c'est vraiment pas raisonnable.

Cette histoire, en revanche, jamais je n'en avais entendu parler...

- J'ai jamais su exactement comment il s'en est sorti, le loustic, reprit mon client. J'imagine que quelqu'un a fini par avoir une p'tite soif de whisky, quelques jours ou quelques mois après, et s'est payé une grosse surprise dans le pub de Ray. Sa dernière, peut-être... 'fin bon, toujours est-il que dix ans plus tard, toujours en automne, il est rev'nu m'voir, toujours pour la mêm'chose. J'étais dégouté, en plus c'était une journée vach'ment sympa... J'me baladais à la campagne, en quête d'un p'tit coin où j'puisse crêcher la nuit suivante, quand soudain le ciel commence à s'couvrir. J'entends des bruits d'pas dans mon dos, j'me r'tourne, et c'est là qu'je vois le Diable dans son mêm'costard et son mêm'corps de lutteur, qui m'explose la bouche à coups d'poing, et m'projette à vingt mètres contre un pommier. A peine le temps que j'aie compris c'qui m'arrivait, il s'ramène vers moi, m'donne un shoot dans l'bide, se baisse et m'tire par le col comme on l'fait pour montrer qu'on plaisante pas.

Ce me semblait étrange que cette aventure lui fût arrivée si longtemps avant d'atterrir dans ma barque...

- Et là, continua le damné, y m'dit presque en rugissant "dix ans, misérable... Dix ans que tu m'as fait cette farce dans le pub ! Dix ans que j'attends de te rendre enfin la monnaie de ta pièce ! Ah, si tu savais comme j'ai hâte que tu rejoignes le reste de mes disciples... Jack !" Toujours mon âme, quoi. C'coup-là, j'ai vraiment cru que j'm'en sortirais pas. Mais tout à coup, j'aperçois une pomme sur une branche du pommier, juste au-d'ssus d'la tête de mon adversaire. Et là, 'me revient un souv'nir d'un des rares passages de la Bible qui m'ait intéressé, une histoire de femme fatale qui s'habille rien qu'avec une feuille de chêne... et avec une pomme. Du coup, j'saute sur l'occasion et lui dis "hé, le Diable, j'me sens pas assez vilain pour aller en enfer... Steuplé, avant, tu voudrais pas juste me débaucher bien comm'y faut en m'faisant goûter la pomme que y a dans l'arbre, là ? Tu sais, le truc avec le péché originel, tout ça... Après tout, c'est pas toi qu'on appelle Le Serpent ? Allez, sois fun..." L'imbécile a accepté.

Il me semblait d'autant plus étrange d'entendre ce surnom venir de lui en parlant d'un autre.

- Donc, le Diable se lève, acheva le moulin à parole, et grimpe sur le grand arbre. Moi, direct, tant qu'il voit pas, j'sors un couteau d'ma poche... et taille une croix sur l'écorce du pommier. Dès c'moment, alors qu'le salopard atteint les haut'branches, celles-ci l'ensserrent d'façon à c'qu'il puisse plus r'descendre de l'arbre. Et rebelote ! J'le somme de plus venir m'faire chier avec son enfer pendant au moins dix piges. C'qu'il m'accorde, entre autres insultes et crachats. Sur ce, j'le laisse en plan et fais demi-tour, tandis qu'il gueule mon nom à travers tout'la campagne.

Je devais tout de même avouer qu'une telle fourberie m'impressionnait, de sa part.

- Longtemps, me dit la petite crapule, j'me suis langui d'la prochaine fois qu'je lui jouerais un tour. Mais malheureus'ment, y a jamais eu d'prochaine fois. Dix, vingt ans après... toujours rien. D'un coté, c'tait pas bien étonnant. Le Diable, il est pas très apprécié, chez nous. Alors pour peu qu'on ait r'marqué la croix qu'j'ai faite, qu'c'est pas banal d'être ligoté par un pommier, et qu'sa gueule nous soit pas r'venue,... bah il a du s'faire repérer. Et j'vois mal, à c'moment là, qui aurait eu l'idée d'le libérer... Nan, j'pense qu'il a du crever sur cet arbre, le gus. Dommage... Il avait du potentiel...

Il ne me semblait jamais avoir eu vent de la mort d'un quelconque Diable, dans ce cas remplacé par un deuxième, mais ce fantasque roman, de toute façon, ne m'inspirait guère confiance. Le mensonge aussi est un péché, un péché passible de damnation. J'avais, par conséquent, déjà rencontré d'illustres baratineurs durant ma carrière, et n'étais pas démon à se faire mystifier dès la première tirade. D'autre part, cet individu avait tout de l'ivrogne type, dont la lucidité et la perception des évènements n'avaient jamais été un exemple pour personne. Ainsi, je me concentrai de nouveau sur mon activité, oubliant rapidement cette longue et futile parenthèse.

- Eh, au fait, machin, ça dure encore longtemps, ton tour en barcasse ? m'interrogea mon client d'une voix plutôt détachée. Simple information...

Je lui fis non de la tête. Cela me paraissait être une information suffisamment simple. Aussi simple que le léger agacement que je sentais alors poindre en moi depuis plusieurs minutes. Jack faisait décidément partie de ces damnés que je ne regretterais pas, là où je l'emmenais dans la brume. Je crois que ce qu'il fit juste après me confirma plus que tout dans cette impression.

- J'demandais ça parce que... dit-il, j'vois qu'la musique s'est arrêtée, et c'est un peu balo, quand même... Presque, ça m'fait encore plus bizarre quand elle est plus là, t'sais quoi... J'trouve qu'ça fait vide... Voire même trop vide... En cas, j'crois qu'j'vais chanter un coup, pour compenser. C'est c'que font tous les marins... Ça t'dérange pas, au moins ? Comment ça, "oui" ? Donc ça t'dérange pas, c'est bien ça... Okay, no problem, alors j'y vais... euh... Un... Deux... Je suis là-d'ssus ! Monte là-d'ssus ! Les troupeu sont t'en feu ! Tu sais qu'j'ai b'soin d'ça, bien plus près ! Je néégoociie juuste uun peuu plus... Marche là-d'ssus ! Viens là-d'ssus ! Les troupeu sont t'en feu ! Je suuiiis plus profond, un dormeur, qu'y attends pour le trip finaaal ! Viens là-d'ssus ! Mont' là-d'ssus ! Je prépare uneu lettreu piégée, tell'ment j'en ai b'soin, comme une potion ! Ces drogues sont juste à une heure d'ici ! Mont' là-d'ssus ! Viens là-d'ssus ! Uneu puteu polyphoniqueu ! Le moteur... est t'en feu... Un messie pour les animaux ! Aaaaaaaaaaaaaaaahhh ! Aaaaaaaaaaaaahhh ! Oh, avaaance ! On est dos au muuur ! Oooh, continue ! Et faiiis gaffe ! Quand tu dis qu'on va tous les buteeer ! Aaaaaaahhh ! J'suis là-d'ssus ! Monte là-d'ssus ! Les troupeu sont t'en feu ! Je suuiiis plus profond, un dormeur, qu'y attends pour le trip finaaal ! March' là-d'ssus ! Viens là-d'ssus ! C'est entraînant, hein ? Tu trouves que j'chante comment ? Grimp' là-d'ssus...

Je levai une main où mon index touchait mon pouce, écartant au-dessus les trois autres doigts. Zéro. Et c'était encore bien noter la déjection qu'il venait de m'offrir.

- Sérieux ? souffla Jack. Ouaiiis, mais là j't'ai pas chaud... D'abord, ça fait un moment qu'j'ai rien bu, et ensuite j'donne rien d'potable avant une demie-heure de chant non stop. Mais j'te jure, un d'ces quatre, on fait un concours, j'te mets la misère ! Pas maint'nant parc'que là, j'ai plus d'voix...

Je ramenai, poing fermé, le coude vers ma hanche avec énergie. La nouvelle me réjouissait.

- Quoi ? Qu'est-ce que t'as ? On est arrivés ? demanda l'ingénu, se contorsionnant alors pour regarder devant la barque. Ah non... Bon... C'est quand même un peu long, ta balade, là. J'en ai presque envie d'bâiller... Oh, et puis j'vais pioncer, tiens. Tu m'réveilleras quand on arrivera... »

De mieux en mieux. Le damné ferma les paupières et se laissa aller dans ses songes, tandis que j'appréciais le retour du silence, parmi les brumes du fleuve sinistre. Quelques minutes de deuil au coeur de la nuit funèbre... jusqu'à la dramatique révélation : Jack ronflait comme un régiment.

Ma patience commença à manquer, lorsque je l'entendis, et doucement vint en moi le projet de me débarrasser de ce gêneur, qui s'obstinait manifestement à me déplaire, depuis le début. Perdu au milieu des eaux, je pouvais le jeter par-dessus bord, avec la possibilité bénie qu'il s'y noyât, et que plus jamais son corps ne fût retrouvé. Aussi, je pouvais éventuellement lui coudre les lèvres, tant qu'il n'y prêtait pas attention, avec un hameçon et une ficelle que je portais toujours sur moi en cas d'ennui. Ou bien je pouvais lui dévisser la tête, en un instant, pour que sa trachée fût si serrée qu'aucun air n'y passât plus, ni n'en sortît. L'autre alternative pouvait aussi se faire, que trop y circulât après que je lui eusse percé la gorge d'une de mes griffes. Je pouvais également vite élaborer une petite catapulte improvisée avec mon bâton, à l'aide de laquelle j'aurais envoyé ce bonhomme chez nos amis les fantômes, ou dans le postérieur du Christ, ou n'importe où, cela m'était égal, tant que c'était loin de ma connaissance. Ainsi, voguant à travers les paisibles flots stygiens, je m'égarais en ces morbides scénarii, jusqu'à ce que la seule et unique chose pouvant m'en désintéresser apparût dans le brouillard... Les lueurs de la ville.



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Des flambeaux se distinguèrent au loin, par dizaines, du haut des sombres murailles infernales. Bientôt, la brume se dissipa. La couleur de l'eau s'empourpra, et je vis alors devant moi les remparts se dessiner, sous le ciel enflammé de Pandemonium. Le tonnerre grondait, là-bas. Des colonnes de fumée s'élevaient, depuis les grands fourneaux et brasiers qu'incubes et diablotins attisaient sans répit. L'air, quant à lui, sentait le souffre et la chair brûlante. Tout n'était là-bas que feu et sang. Haine et souffrance. Par delà les murs de pierre calcinée, des lamentations déchirantes résonnaient de tous les enfers, ultime expression de vie d'âmes poussées aux limites de leur corps. Rares étaient les peintres, musiciens et poètes, quelle que fût leur dépression ou leur maladie mentale, qui fournirent de leur vivant aussi terrible vision de notre monde. Les murailles, que nous approchions alors, étaient imprégnées de cendres, noires de malheur. Par flots, des orifices creusés sur leurs derniers niveaux versaient dans le fleuve des squelettes roussis, encore sifflants de leur bûcher. Des cadavres à demi dissous croisaient notre barque, flottant avec peine au-dessus de la surface. Leur odeur, elle, était proprement écoeurante. Je ne sais si ce fut à cause de cela, ou des cris de douleur qui depuis avaient triplé de volume, mais ce fut à ce moment-là, que Jack se réveilla, les yeux bouffis et fatigués, puis regarda derrière lui notre point d'arrivée.

Je ne prête jamais attention à la façon dont mes clients réagissent, en voyant l'enfer pour la première fois. Celle-ci se répète presque toujours. Vomissement. Évanouissement. Peureux qui se ment... Je ne voyais pas grand intérêt à vérifier la face de ces damnés, quand il se détournaient de la mienne pour la contemplation de leur future demeure. Toujours persuadé de la connaître. Mais ce qu'il dut y avoir, dans l'esprit de cet individu qui m'avait tant dérangé précédemment, et qui me tournait alors le dos, je n'en avais aucune idée. Je le croyais peut-être, mais je n'en avais aucune idée...


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