Note de la fic :
Six semaines en Allemagne | Réécriture |
Par : Non-Lus
Genre : Réaliste
Statut : C'est compliqué
Chapitre 8 : Hérésie
Publié le 15/11/2016 à 21:31:55 par Non-Lus
Ils s'étaient habitués à ce sentiment de solitude, si singulier, qui planait au fond de leur gouffre. L'un comme l'autre, se toléraient, en regardant attentivement les scènes du vrai monde sur l'écran de télévision. Celui qui était apparu ici en dernier, avait une fascination certaine par tout ce qui étaient en train d'arriver, au point même, d'adresser la parole à son camarade.
— Intéressant, n'est-ce pas « Florian-1 » ?
Contre le mur, comme à son habitude, son interlocuteur fronça les sourcils. Il avait appris à reconnaître ce ton provocateur, mais ne comprenait pas où il voulait en venir.
— Comment m'as-tu appelé ?
— Et bien, Florian-1 ! Tu es le premier qui est tombé ici.
— Donc, toi tu serais... « Florian-2 » ?
Sans répondre, il fit quelques pas vers lui. Puis, posa un genou à terre pour se mettre à sa hauteur. Il était déroutant, pour Florian-1, de remarquer à quel point il ressemblait à son homologue du vrai monde. Depuis que ce dernier avait décidé de porter des lentilles, ils étaient devenus presque identiques, du moins physiquement. Les hésitations intérieures du Florian réel allaient encore dans son sens, ce qui le rassurait.
Cependant, il ne pouvait masquer sa méfiance, palpable dans son regard, même à travers ses grosses lunettes. Pourquoi n'était-il pas seul ici ? Quel était le but de ce jumeau arrogant ? Il avait du mal à concevoir l'idée même de son apparition, si soudaine. C'était pour cela, selon lui, qu’il fallait limiter toute interaction.
— Récemment, je me suis rendu compte que j'avais accès à la totalité de tes souvenirs. Mieux que ça, en fait...
Mais voilà, l'autre ne l'entendait pas de cette oreille. Il se releva et s'avança vers l'un des murs latéraux. Pour lui, le mutisme de Florian-1 n'était pas un problème. Seul l'écran de télévision comptait. Pourtant, aujourd'hui, il tenait à lui montrer quelque chose.
— Cet endroit, aussi sombre soit-il, réverbère les fantômes du passé.
Lentement, il déposa ses doigts sur la paroi.
— Regarde !
Leur entourage prit soudain une teinte blanche, immaculée. On ne distinguait plus le sol des murs. Florian-1 observait son jumeau peindre un monde nouveau, sous sa simple volonté.
— Où sommes-nous !?
— A la même place. Ce que tu vois est trompeur...
Une route apparue sous leurs pieds. Autour d'elle, des bâtiments résidentiels s'élevaient, accompagnés d'arbres, de buissons et de grands lampadaires. Au plafond, se dessinait un ciel bleu, dénué de nuages. Et un soleil, resplendissant, s'attelait à éclairer les environs.
— Tu reconnais ?
— C'...C'est... Mon quartier...
D'une cour, à côté d'eux, jaillirent deux petits garçons. Ils couraient à toute vitesse, en traversant même Florian-1. Ils se cachèrent ensuite derrière un buisson. Quelques secondes plus tard, un troisième enfant s'avança, avec une expression agressive qui les terrorisait.
— Je m'en souviens. On se cachait, avec un ami, parce que lui voulait nous frapper.
Florian-1 pointait du doigt le troisième enfant, qui semblait décidé à les retrouver. Les chuchotements des deux autres retentirent à proximité. Florian, enfant, fixait son assaillant à travers le feuillage du buisson.
— Si on fonce sur lui, et qu'on le fait tomber, on aura le temps de s'enfuir ailleurs !
Il se dégagea légèrement du buisson, mais son acolyte le retenu par le bras, apeuré. Sur son visage, se dessinait la frustration de devoir se cacher. Mais sans l’appui de son ami, il se résolut à rester là. Le ciel s'obscurcit alors. Le quartier s'estompa. La pénombre reprit sa place. Sortis de l’illusion, les deux Florian se retrouvèrent à nouveau au fond de leur gouffre, les poignets enchaînés.
— Comment t'as fait ça !!?
L'écran de télévision siffla les voix de Nicolas et Seb, qui rigolaient fort. L'occasion, pour son interlocuteur, d'ignorer la question et de reprendre sa place de téléspectateur.
…
Je terminai la cigarette tant bien que mal, pendant que nous retournions vers l'école. Près de cette dernière, se tenait un petit stand où une femme, forte, servait des nouilles au poulet tous les midis. Le problème, c'est que ces plats étaient gavés d'huile. On pouvait la voir se déverser sur sa louche, et même parfois déborder du plat.
« La haute gastronomie allemande », me lança Seb, en commandant un menu. J'arrivai devant le stand et, bien trop intrigué, en commandai aussi. Quelle erreur ! Je n'avais jamais été autant dégouté de toute ma vie : ces nouilles et son gras avaient le potentiel de nourrir l'humanité tout entière pendant des années. Nicolas et Seb éclatèrent de rire en me voyant grimacer. Ils m'expliquèrent qu'ils s'étaient habitués à l'endroit, bien moins cher que les restaurants alentours. Le plus inquiétant, c'était finir par apprécier le plat, après quelques bouchées volumineuses. Heureusement pour nous, la seconde partie du cours d'allemand était parfaite pour digérer ces maudites nouilles au poulet.
À la fin de la journée, nous nous retrouvions devant la cour. Gilles était à nouveau parmi nous, comme si de rien n'était. Enthousiaste, il prit la parole.
— Alors les gars, vous vous êtes décidés pour samedi !?
Nicolas et Seb s'échangèrent un regard. Puis, Seb haussa les épaules.
— On serait con de pas y aller.
Ils me regardèrent tous, attendant une réaction. N'étant pas vraiment habitué à ce qu'on m'accorde la moindre bienveillance, je voulus directement sortir une excuse pour rentrer à la maison. Sauf qu'en l'occurrence, « la maison », c'était Friedrich. Pas besoin d'en expliquer davantage. Remarquant mes hésitations, Seb se décida à me « raconter une histoire », enfin non, « raconter notre exploit ! », corrigea Nicolas.
— La semaine passée, on s'est amusé à demander le numéro de toutes les filles de cette putain de ville.
— C'était marrant !
— Ta gueule Gilles.
— Je reprends. En fait, on s'est fait jeter par toutes les filles, ou presque. Jusqu'à qu'on tombe sur deux bombes sexuelles.
« Ouais, enfin, abuse pas », corrigea encore Nicolas.
— Ok. Une 6 sur 10 et une 7 sur 10.
Nicolas et Gilles acquiescèrent.
— En gros, on a dit qu'on était super riche et qu'on voulait faire la fête. Elles ont dit qu'elles savaient où étaient les endroits stylés dans la ville. Alors on a pris leurs numéros et on va tous les voir ce week-end !
Seb me regardait fièrement. Pourtant, je ne voyais pas pourquoi il se vantait. Ce plan avait l'air plus que foireux.
Et... j'avais cette impression étrange. Celle, de tromper tout le monde. Etait-ce si facile ? Suffisait-il de porter des lentilles pour devenir quelqu'un d'autre ? J'étais pourtant le même : un adolescent perdu, qui n'avait toujours pas la moindre idée de ce que ce qu'il venait faire ici. Eux, en revanche, semblaient ravi à l'idée d'ajouter ma présence à leur bande.
Ne le savaient-ils pas ? Un perdu à une fête... Avec des filles en plus !? C'était une hérésie !
— Florian ? Tu viens alors !?
Malgré cela, il m'était impossible de refuser. Je ne connaissais personne ici. Aucune excuse valable. Alors je me contraignis à accepter.
Un sourire de satisfaction s'invita alors sur le visage de mes trois camarades. En y repensant, je n'avais jamais eu ces privilèges. Les fêtes. L'alcool. S'amuser. On m’avait fait comprendre que toutes ces choses ne m’étaient pas réservées…
Mais, au milieu de ces gens, j'étais quelqu'un d'autre. Pendant que nous marchions vers la gare, je remarquai ma présence s'ajouter peu à peu à la leur, formant ainsi un tout. Ma case et ses inconvénients avaient disparu.
Chacun devait prendre un bus pour rejoindre leur famille d'accueil. Ils avaient tous la chance d'habiter en ville. Après avoir salué tout le monde, je rejoignis l'un des wagons du train, en destination du village lointain de Friedrich. Sur les rails, à vitesse moyenne, les noms d'arrêts imprononçables se succédaient. Où devais-je m'arrêter ? J'avais oublié. Lorsque je me décidai enfin à descendre du wagon, j'atterris dans un endroit inconnu, au milieu de plaines, d'une forêt et de petites maisons à l'horizon. Il faisait presque nuit et les lentilles commençaient à me faire sérieusement mal aux yeux.
Je réussis à repérer un panneau, avec le nom de la localité. J'appelai alors Friedrich, en passant de longues minutes à lui expliquer ma position. Visiblement, ma prononciation laissait à désirer. Après avoir épelé chaque lettre, il finit par comprendre. Foutu Friedrich. Quinze minutes plus tard, je l’aperçus, dans sa voiture au style très rétro. Il me fit signe de rentrer. À l'intérieur, j'entendis une musique, en français. Friedrich en profita pour me parler en allemand.
— C'est en français ! Tu connais ?
Je reconnus instantanément la voix de Vanessa Paradis, et son « Joe le taxi ». Un peu honteux, je préférai lui répondre négativement. Qu'est-ce qu'ils avaient, ces Allemands, à écouter un truc pareil !?
Lorsque nous arrivâmes enfin au bon endroit, ma famille d'accueil m'attendait, le dîner déjà prêt. Sa femme avait l'habitude de cuisiner tôt. Comme à son habitude, elle ne manqua pas de me servir son fameux jus de pomme au gaz, à mon grand désespoir. Il fallait que je trouve un moyen d'éviter cette boisson à l'avenir. Et la voiture de Friedrich, aussi.
Toute la famille me posa des questions sur mon premier jour à l'école. Mon niveau d'allemand, bien trop faible, ne suffisait pas à me faire clairement comprendre. Ils semblaient pourtant satisfaits des trois pauvres phrases que j'avais réussi à sortir. Etrange. A la fin du repas, je les remerciai tous et me levai vers la salle de bains.
C'était le moment d'enlever mes lentilles et de me redécouvrir avec des grosses lunettes. Je voyais, ainsi, les verres rendre mes yeux minuscules et déformer mon visage. La différence était impressionnante, je devais l'admettre. Je me demandai alors, comment les choses se seraient déroulées si j'avais décidé de les prendre avec moi. Tout aurait été différent, sans doute.
De retour à ma chambre, je me laissai tomber sur le lit. La fatigue gagnait lentement l'entier de mon corps. Je fermai les yeux.
J'y songeai : peut-être que c'était ça, l'importance d'avoir « un style ». Porter un masque de protection et diffuser l'illusion, de ce qu'on ne sera jamais. Mais... Comment pouvait-on apprécier n'être qu'une version tronquée de soi ?
— Intéressant, n'est-ce pas « Florian-1 » ?
Contre le mur, comme à son habitude, son interlocuteur fronça les sourcils. Il avait appris à reconnaître ce ton provocateur, mais ne comprenait pas où il voulait en venir.
— Comment m'as-tu appelé ?
— Et bien, Florian-1 ! Tu es le premier qui est tombé ici.
— Donc, toi tu serais... « Florian-2 » ?
Sans répondre, il fit quelques pas vers lui. Puis, posa un genou à terre pour se mettre à sa hauteur. Il était déroutant, pour Florian-1, de remarquer à quel point il ressemblait à son homologue du vrai monde. Depuis que ce dernier avait décidé de porter des lentilles, ils étaient devenus presque identiques, du moins physiquement. Les hésitations intérieures du Florian réel allaient encore dans son sens, ce qui le rassurait.
Cependant, il ne pouvait masquer sa méfiance, palpable dans son regard, même à travers ses grosses lunettes. Pourquoi n'était-il pas seul ici ? Quel était le but de ce jumeau arrogant ? Il avait du mal à concevoir l'idée même de son apparition, si soudaine. C'était pour cela, selon lui, qu’il fallait limiter toute interaction.
— Récemment, je me suis rendu compte que j'avais accès à la totalité de tes souvenirs. Mieux que ça, en fait...
Mais voilà, l'autre ne l'entendait pas de cette oreille. Il se releva et s'avança vers l'un des murs latéraux. Pour lui, le mutisme de Florian-1 n'était pas un problème. Seul l'écran de télévision comptait. Pourtant, aujourd'hui, il tenait à lui montrer quelque chose.
— Cet endroit, aussi sombre soit-il, réverbère les fantômes du passé.
Lentement, il déposa ses doigts sur la paroi.
— Regarde !
Leur entourage prit soudain une teinte blanche, immaculée. On ne distinguait plus le sol des murs. Florian-1 observait son jumeau peindre un monde nouveau, sous sa simple volonté.
— Où sommes-nous !?
— A la même place. Ce que tu vois est trompeur...
Une route apparue sous leurs pieds. Autour d'elle, des bâtiments résidentiels s'élevaient, accompagnés d'arbres, de buissons et de grands lampadaires. Au plafond, se dessinait un ciel bleu, dénué de nuages. Et un soleil, resplendissant, s'attelait à éclairer les environs.
— Tu reconnais ?
— C'...C'est... Mon quartier...
D'une cour, à côté d'eux, jaillirent deux petits garçons. Ils couraient à toute vitesse, en traversant même Florian-1. Ils se cachèrent ensuite derrière un buisson. Quelques secondes plus tard, un troisième enfant s'avança, avec une expression agressive qui les terrorisait.
— Je m'en souviens. On se cachait, avec un ami, parce que lui voulait nous frapper.
Florian-1 pointait du doigt le troisième enfant, qui semblait décidé à les retrouver. Les chuchotements des deux autres retentirent à proximité. Florian, enfant, fixait son assaillant à travers le feuillage du buisson.
— Si on fonce sur lui, et qu'on le fait tomber, on aura le temps de s'enfuir ailleurs !
Il se dégagea légèrement du buisson, mais son acolyte le retenu par le bras, apeuré. Sur son visage, se dessinait la frustration de devoir se cacher. Mais sans l’appui de son ami, il se résolut à rester là. Le ciel s'obscurcit alors. Le quartier s'estompa. La pénombre reprit sa place. Sortis de l’illusion, les deux Florian se retrouvèrent à nouveau au fond de leur gouffre, les poignets enchaînés.
— Comment t'as fait ça !!?
L'écran de télévision siffla les voix de Nicolas et Seb, qui rigolaient fort. L'occasion, pour son interlocuteur, d'ignorer la question et de reprendre sa place de téléspectateur.
…
Je terminai la cigarette tant bien que mal, pendant que nous retournions vers l'école. Près de cette dernière, se tenait un petit stand où une femme, forte, servait des nouilles au poulet tous les midis. Le problème, c'est que ces plats étaient gavés d'huile. On pouvait la voir se déverser sur sa louche, et même parfois déborder du plat.
« La haute gastronomie allemande », me lança Seb, en commandant un menu. J'arrivai devant le stand et, bien trop intrigué, en commandai aussi. Quelle erreur ! Je n'avais jamais été autant dégouté de toute ma vie : ces nouilles et son gras avaient le potentiel de nourrir l'humanité tout entière pendant des années. Nicolas et Seb éclatèrent de rire en me voyant grimacer. Ils m'expliquèrent qu'ils s'étaient habitués à l'endroit, bien moins cher que les restaurants alentours. Le plus inquiétant, c'était finir par apprécier le plat, après quelques bouchées volumineuses. Heureusement pour nous, la seconde partie du cours d'allemand était parfaite pour digérer ces maudites nouilles au poulet.
À la fin de la journée, nous nous retrouvions devant la cour. Gilles était à nouveau parmi nous, comme si de rien n'était. Enthousiaste, il prit la parole.
— Alors les gars, vous vous êtes décidés pour samedi !?
Nicolas et Seb s'échangèrent un regard. Puis, Seb haussa les épaules.
— On serait con de pas y aller.
Ils me regardèrent tous, attendant une réaction. N'étant pas vraiment habitué à ce qu'on m'accorde la moindre bienveillance, je voulus directement sortir une excuse pour rentrer à la maison. Sauf qu'en l'occurrence, « la maison », c'était Friedrich. Pas besoin d'en expliquer davantage. Remarquant mes hésitations, Seb se décida à me « raconter une histoire », enfin non, « raconter notre exploit ! », corrigea Nicolas.
— La semaine passée, on s'est amusé à demander le numéro de toutes les filles de cette putain de ville.
— C'était marrant !
— Ta gueule Gilles.
— Je reprends. En fait, on s'est fait jeter par toutes les filles, ou presque. Jusqu'à qu'on tombe sur deux bombes sexuelles.
« Ouais, enfin, abuse pas », corrigea encore Nicolas.
— Ok. Une 6 sur 10 et une 7 sur 10.
Nicolas et Gilles acquiescèrent.
— En gros, on a dit qu'on était super riche et qu'on voulait faire la fête. Elles ont dit qu'elles savaient où étaient les endroits stylés dans la ville. Alors on a pris leurs numéros et on va tous les voir ce week-end !
Seb me regardait fièrement. Pourtant, je ne voyais pas pourquoi il se vantait. Ce plan avait l'air plus que foireux.
Et... j'avais cette impression étrange. Celle, de tromper tout le monde. Etait-ce si facile ? Suffisait-il de porter des lentilles pour devenir quelqu'un d'autre ? J'étais pourtant le même : un adolescent perdu, qui n'avait toujours pas la moindre idée de ce que ce qu'il venait faire ici. Eux, en revanche, semblaient ravi à l'idée d'ajouter ma présence à leur bande.
Ne le savaient-ils pas ? Un perdu à une fête... Avec des filles en plus !? C'était une hérésie !
— Florian ? Tu viens alors !?
Malgré cela, il m'était impossible de refuser. Je ne connaissais personne ici. Aucune excuse valable. Alors je me contraignis à accepter.
Un sourire de satisfaction s'invita alors sur le visage de mes trois camarades. En y repensant, je n'avais jamais eu ces privilèges. Les fêtes. L'alcool. S'amuser. On m’avait fait comprendre que toutes ces choses ne m’étaient pas réservées…
Mais, au milieu de ces gens, j'étais quelqu'un d'autre. Pendant que nous marchions vers la gare, je remarquai ma présence s'ajouter peu à peu à la leur, formant ainsi un tout. Ma case et ses inconvénients avaient disparu.
Chacun devait prendre un bus pour rejoindre leur famille d'accueil. Ils avaient tous la chance d'habiter en ville. Après avoir salué tout le monde, je rejoignis l'un des wagons du train, en destination du village lointain de Friedrich. Sur les rails, à vitesse moyenne, les noms d'arrêts imprononçables se succédaient. Où devais-je m'arrêter ? J'avais oublié. Lorsque je me décidai enfin à descendre du wagon, j'atterris dans un endroit inconnu, au milieu de plaines, d'une forêt et de petites maisons à l'horizon. Il faisait presque nuit et les lentilles commençaient à me faire sérieusement mal aux yeux.
Je réussis à repérer un panneau, avec le nom de la localité. J'appelai alors Friedrich, en passant de longues minutes à lui expliquer ma position. Visiblement, ma prononciation laissait à désirer. Après avoir épelé chaque lettre, il finit par comprendre. Foutu Friedrich. Quinze minutes plus tard, je l’aperçus, dans sa voiture au style très rétro. Il me fit signe de rentrer. À l'intérieur, j'entendis une musique, en français. Friedrich en profita pour me parler en allemand.
— C'est en français ! Tu connais ?
Je reconnus instantanément la voix de Vanessa Paradis, et son « Joe le taxi ». Un peu honteux, je préférai lui répondre négativement. Qu'est-ce qu'ils avaient, ces Allemands, à écouter un truc pareil !?
Lorsque nous arrivâmes enfin au bon endroit, ma famille d'accueil m'attendait, le dîner déjà prêt. Sa femme avait l'habitude de cuisiner tôt. Comme à son habitude, elle ne manqua pas de me servir son fameux jus de pomme au gaz, à mon grand désespoir. Il fallait que je trouve un moyen d'éviter cette boisson à l'avenir. Et la voiture de Friedrich, aussi.
Toute la famille me posa des questions sur mon premier jour à l'école. Mon niveau d'allemand, bien trop faible, ne suffisait pas à me faire clairement comprendre. Ils semblaient pourtant satisfaits des trois pauvres phrases que j'avais réussi à sortir. Etrange. A la fin du repas, je les remerciai tous et me levai vers la salle de bains.
C'était le moment d'enlever mes lentilles et de me redécouvrir avec des grosses lunettes. Je voyais, ainsi, les verres rendre mes yeux minuscules et déformer mon visage. La différence était impressionnante, je devais l'admettre. Je me demandai alors, comment les choses se seraient déroulées si j'avais décidé de les prendre avec moi. Tout aurait été différent, sans doute.
De retour à ma chambre, je me laissai tomber sur le lit. La fatigue gagnait lentement l'entier de mon corps. Je fermai les yeux.
J'y songeai : peut-être que c'était ça, l'importance d'avoir « un style ». Porter un masque de protection et diffuser l'illusion, de ce qu'on ne sera jamais. Mais... Comment pouvait-on apprécier n'être qu'une version tronquée de soi ?