Note de la fic :
Publié le 18/12/2015 à 16:02:23 par Sheyne
En dépit de toute logique, il ne fallut que quelques secondes au Roi pour maîtriser son nouveau corps. Après avoir clopiné une dizaine de fois, se raccrochant tant bien que mal au dos de la jeune femme (et puisque ses jambes animales ne possédaient pas de talon) il s'accorda tout seul lorsqu'il eut la brillante idée de marcher uniquement sur la pointe des pieds. Se faisant l'effet d'une fleur sautillant joyeusement, il espérait, malgré la circonstance, ne pas paraître trop ridicule. Mais ça avait le mérite de fonctionner. Qui plus est, les coussinets sous ses pattes lui procuraient une stabilité déconcertante.
Lorsqu'il se sentit prêt, il lâcha finalement la créature et tenta d'avancer. Tel un nourrisson, il venait de renaître. Il en fut rapidement grandit, au point d'enchaîner des pas plus rapides, voir un petit trot. Constatant cela, l'inconnue le rattrapa aussitôt, concluant que son entorse était passée. Sa voix féline s'éleva à travers la jungle dense :
« Contente de voir que tes jambes vont mieux. Il faut se dépêcher, t'es en état de courir ?
— Je crois... »
Le son sortant de sa gorge le dérangea. D'un signe de tête, il acquiesça sans s'arrêter de trottiner. Alors, elle se désintéressa de lui et pressa le pas. À une vitesse folle, elle passa devant et s'enfonça entre les arbres. Craignant de la perdre de vue, le Seigneur accéléra à son tour. Se propulsant du mieux qu'il pouvait, il découvrit toute la puissance de son apparence nouvelle. La sensation en fut grisante. Les troncs défilèrent, les plantes claquèrent. La détente formidable de ses jambes animales l'envoya fuser à travers la jungle. Il compta trois coups de feu, loin derrière lui, avant d’apercevoir à nouveau la jeune femme.
Si proche et pourtant à moitié invisible, elle filait entre les feuilles dans un fantastique ballet acrobatique. Cependant, bien qu'elle soit plus agile, il se sentait plus rapide (mais se faisait l'effet d'un bœuf défonçant tout sur son passage). Ainsi, en fonçant tête baissée, traversant buissons épais, s'éclatant sur des branches basses et manquant de se prendre les pieds dans les racines, il parvint tout de même à la rattraper. En l'approchant, il vit ses yeux verts perdus dans le vide, son visage teinté d'une terrible inquiétude.
Il crut d'abord qu'elle ralentissait l'allure exprès pour ne pas le semer. Mais lorsqu'il la doubla en sautant par dessus un ravin, il sut que sa vitesse prodigieuse était entièrement due à ses muscles plus puissants, typiquement masculins. Haut dans les airs, il s'écrasa souplement sur un contrebas de plusieurs mètres. Son corps félin lui sauvait la mise.
Alors, en constatant qu'il tenait la cadence, l'autre sembla revenir à elle. Ce coup-ci (à bonne distance), elle dut crier pour se faire entendre :
« Je sens de la fumée, elle doit venir du village. Je pars devant ! Essaie de tenir le rythme.
— Qu... »
Éberlué, il n'eut pas le temps de répondre. Elle prenait déjà appui sur un large rocher au milieu de deux amas végétaux et, d'un saut prodigieux, plongea la tête la première pour atterrir sur les mains. Alors les pattes arrière vinrent battre à nouveau le sol. D'une détente inouïe, elle fila à quatre pattes, semblant voler au-dessus du tapis de plantes, vrillant, cinglant à travers les arbres en sautant parfois depuis leurs troncs. Il ne fallut qu'une seconde pour qu'elle disparaisse de sa vue, avalée par la densité de la jungle profonde, et, avançant toujours sur ses deux jambes, le Seigneur se sentit aussi lent qu'abandonné. Des questions vinrent le troubler. Tout ça était trop nouveau pour lui... Trop récent pour agir sans aucune réflexion préalable.
Avisant une immense pierre plate, le Roi s'y arrêta pour réfléchir. Pourquoi la suivait-il, au juste ?! Il ne lui devait rien... Rien ! Lui courir après avait été un geste inconscient... mais il s'imaginait redevable de l'aide qu'elle lui avait apporté en le cachant. Et puis... Elle l'intriguait aussi. Il y avait également ces types armés... à travers les feuilles de leur abri, il en avait vu un passer. Doté d'un masque d'acier difforme, d'un lourd fusil de chasse et d'un genre de gros tube en métal luisant... Peut-être bien un lance-roquette. Le problème n'était pas de savoir qui ils étaient, ni ce qu'ils voulaient (c’était plutôt évident.)... Non, les questions véritables étaient bien plus simples (et se ramenaient, au final, à la même interrogation) : Que devait-il faire, quels étaient ses choix ?
Ainsi, une certitude s'imposa. Soit il mourrait, avec les risques que ça comportait, soit il s'échappait de cette jungle. Dans l'absolu, il désirait toujours rentrer chez lui... En finir avec toute cette horreur... Tout le monde devrait pouvoir avoir un foyer...
Des deux solutions possibles, ce fut la peur qui l'emporta... Elle le poussa à reprendre sa course pour survivre. Il avait beau être immortel, une terreur inouïe l'emprisonnait à chaque fois qu'il repensait à ses précédentes vies... et aux geôles. Non, il ne voulait pas mourir. De plus, la jeune femme était peut-être la seule qui pourrait lui indiquer comment quitter cet endroit. Du moins... comment le quitter sans se prendre une balle dans la tête... ou se faire manger par quelque autre bestiole. Cette jungle luxuriante semblait parfois lugubre.
Alors, bien décidé à la rattraper à quatre pattes, il tenta de l’imiter. Bondissant dans les airs, il retomba sur les mains. Celles-ci flanchèrent aussitôt. Avant même que ses pieds puissent toucher terre, sa figure s'écrasa douloureusement. Ses gestes étaient gauches et il se fit l'effet d'un incapable. La colère et la honte montèrent sans qu'il ne puisse les contrôler.
« Bordeeeel ! »
Son rugissement fut bestial... Les conséquences prodigieuses. Paniqué par sa condition et hors de lui, il put entendre au loin le bruit sourd des engrenages. Perdue entre les coups de fusil et les cris de la jungle, la machinerie cosmique s'ébroua et sa conscience fut placée entre les deux mondes. Ainsi débarrassé des doutes de son esprit humain, son corps animal s'activa d'instinct.
Sans qu'il les commande, les ligaments de ses jambes claquèrent en entraînant les muscles surpuissants. L'air cingla à ses oreilles et la selve fila. À moitié présent, le Roi observait le sol défiler à quelques centimètres de sa tête. Son cœur battait à une vitesse insoutenable, alimentant ses membres déments. Happé par une extase foudroyante, il avait l'impression de pouvoir tout faire, le sentiment de tout diriger... Mais au fond de lui, son âme humaine pensait qu'il n'en était rien.
Il voulut vérifier. Avisant une branche à quelques mètres, il tenta de sauter. Cette simple injonction entraîna la totalité du squelette. D'un bond prodigieux il vint s'y percher sans encombre. Il fila alors d'arbre en arbre, à une hauteur vertigineuse, usant tant ses muscles que ses griffes, avec une dextérité hors du commun. L'incroyable sensation de liberté le plongeait dans une allégresse sans limites.
Mais bientôt il déchanta, frappé par une nouvelle question pourtant trop évidente, et se maudit de n'y avoir songé avant. Comment retrouver la jeune femme ? Il courrait dans tous les sens... S'était-il dérouté de son chemin initial ?! Bordel ! Et si elle, elle avait bifurqué ? Comment ferait-il... Venait-il de se perdre dans la jungle ?!
Son trouble momentané le déstabilisa. Au sommet d'un arbre, il s'arrêta, par peur de s'égarer plus. Alors, son corps (qui ne s'assurait sur les branches qu'avec sa vitesse prodigieuse) perdit l'équilibre. Il tomba. Basculant en arrière, contemplant la cime, et le ciel, s'éloigner et s'imaginant le sol s'approcher dangereusement, le Roi hurla d'effroi.
Il n'en fallut pas plus pour que son instinct prenne encore le dessous. Sa longue queue fouetta l'air, son buste se retourna brusquement. Puis, face contre terre, il vit avec horreur le tapis végétal lui rentrer dedans. Dans un même temps, tous ses membres (presque tendus, à moitié rigides) tremblèrent violemment, accusant le choc. Et le Seigneur qui se croyait perdu les sentit tenir bon.
Son corps fusa à nouveau, propulsé d'un bond agile, il se précipita à travers la jungle. C'est ce moment que choisit son esprit pour humer les odeurs... Bien sûr, elles avaient toujours été là... Seulement, il n'en prenait conscience qu'à présent. Les effluves tourbillonnaient autour de lui, emportés par le déplacement d'air. L'une d'entre elles grandissait, les relents terribles d'une fumée noire, loin dans ce qu'il savait désormais être le nord. Mais une autre, plus fine et plus douce l'attirait en se démarquant des autres, comme une ficelle exotique à travers un labyrinthe de senteurs. Un point blanc sur un bain de couleur. Le parfum de la jeune femme.
Se sachant sur la bonne voie, il poursuivit se hâtant. Maîtrisant alors pleinement son apparence nouvelle il surgit dans une immense clairière. Ses yeux s'écarquillèrent. Non, ce n'était pas une clairière. Toute la jungle avait tout bonnement disparu, laissant place à une vallée colossale que dominait un village en feu. Ici, les relents de la fumée toxique étaient trop forts, ils masquaient tout. L'odeur de la créature s'était totalement volatilisée, mais il ne la voyait pas sur l'herbe verte. Aucun arbre ne pouvait la cacher, l'avait-il doublé sans s'en rendre compte ?
Debout au beau milieu du décor vide, le Seigneur commença à angoisser. Il tourna la tête en tous sens, désorienté, dans le vain espoir de retrouver celle qu'il cherchait. Alors, sans plus attendre, il se lança vers les habitations enflammées. Malgré son instinct, ce choix s'imposa comme le plus logique. Il avait tort.
Une explosion sourde déflagra, l'air siffla. Le Roi serra les dents, poussé en avant par une force incroyable. Soulevé du sol, par un gigantesque filet, il y retomba lourdement, ficelé et incapable de tout mouvement. Il eut beau se débattre dans un premier temps, il n'insista pas. Malgré son souffle coupé, il voyait clairement les attaches en plomb. C'était terminé. Son chasseur émergeait maintenant de la jungle, un énorme tube de métal vide au bras... Un lance filet et le Seigneur se maudit de son manque d'attention.
Il s'approchait dangereusement, un fusil dans l'autre main. Un casque pour toute armure, et des vêtements désaccordés en vieux tissus. Ce n'était pas un noble, ni même un bouseux... C'était un guerrier. Dans une attitude froide, le braconnier le mit en joue. Il n'eut cependant pas le loisir de tirer.
Jaillissant depuis le sommet d'un tronc massif, la jeune femme lui tomba fatalement dessus. Elle se servit du dos de sa victime comme point de réception, déchirant ses vertèbres entre les griffes de ses pattes arrière. S'écrasant en avant, l'autre hurla de surprise. Il se retourna brusquement, fusil au poing, traçant un large moulinet dans le vide. De là où il se trouvait, le Roi put voir les omoplates ensanglantées du chasseur et le corps tendu de l'assaillante. Celle-ci avait sauté en arrière, se plaquant aussitôt à terre pour esquiver la contre-attaque. Le baroudeur cria. Sa tentative pour assommer la créature fut infructueuse. À peine en retrait, elle lui bondit dessus, griffes dehors.
Alors le casque tomba et le sang coula. Frappé au visage, des lambeaux de chair volèrent, giclant dans une abominable effusion sanguine. La jeune femme, tachée d'écarlate, se paraît d'un minois monstrueux. Les traits tendus dans un sourire macabre, elle laissait entrevoir l’ivoire de ses canines. Furieuse, ses yeux de chat étaient une fenêtre vers la bestialité.
L'autre tomba à genoux, défiguré, avant de s'écrouler au sol pour ne plus se relever. Prisonnier, le Roi contemplait la créature avec une horreur mêlée d'admiration. Son visage était magnifique, même pour ses critères divins, et le devant de son corps tout autant... Dénudé, il exposait une peau nue d'un blanc pâle qui contrastait nettement avec les rayures noires. Non, la partie humaine était vraiment désirable. Seulement, tout le reste l'effrayait au plus haut point. Non pas que ce soit désagréable à la vue, mais l'inconnu fait peur. Cette race n'existait pas dans l'ancien temps, c'était une certitude. Il n'en avait jamais entendu parler, même à son époque... Il ne l'avait pas non plus vu dans les vieux bestiaires sauvegardés par ses libraires. Cette hybride mi-femme mi-animal semblait aussi belle que terrifiante... Avait-elle été créée de toute pièce ? Les modifications corporelles avaient marqué le début de la grande ruine. Ou peut-être était-ce dû aux radiations qui avaient témoigné de la fin... Comme pour la cité de Linne.
Sa réflexion s'arrêta là ; son attention se déporta ailleurs. Son regard perçant avait remarqué un changement dans son comportement. Entre ses cheveux, ses oreilles félines se tournèrent vivement. Aussitôt, elle se jeta par terre. L'endroit déflagra une nouvelle fois. Avec une violence inouïe, un filet déchira l'espace, la manquant de quelques centimètres pour se perdre dans le lointain.
Elle se releva immédiatement et une dizaine d'hommes surgirent sur leur gauche. Son intuition lui soufflait de gagner la protection du sous-bois. Elle s'y précipita en l'abandonnant à son sort. Deux nouveaux filets sifflèrent près d'elle, avant que les coups de feu n'éclatent. Le Seigneur en compta cinq. Touchée au torse, elle enchaîna encore quelques pas de plus avant de tituber. Finalement, il la vit s’immobiliser, une fléchette dans la poitrine... Elle s'effondra, foudroyée par le poison.
Au loin, des cris d'allégresse retentirent :
« Je l'ai eu ! Ouais, j'lai éclaté cette pute !
— Yes ! Bien joué !
— Bordel... cette saloperie a buté Kreig ! Mikes, viens voir ça !
— Putain !
— Non, attends... il respire encore ! »
Le groupe s'était scindé en deux. La joie qui suivit la capture de la jeune femme ne dura pas bien longtemps ; l'un des cinq hommes ayant accouru sur place avisa le cadavre mutilé de leur congénère dégénéré. Aussitôt, ils s'étaient tous déversés en jurons, fulminant dans un patois propre à tout un chacun. L'un d'entre eux, cependant, s'agenouilla aux pieds du mourant pour y poser une caisse en métal. Il en sortit des bandages et des compresses. Le Roi, dégoûté, ne perdit rien de la scène : il la regardait d'un œil expert. Les blessures étaient bien trop profondes pour qu'ils aient les moyens de le sauver. Au palais, peut-être, et encore... Il le savait bien pour avoir lui-même reçu une formation en médecine.
Et quand bien même... Qui voudrait vivre en étant défiguré ? Autant l'achever…
Mais... non ! Il repensa soudainement à son propre corps et se ravisa aussitôt. Être différent n'était absolument pas une raison pour renoncer à la vie, même en sachant qu'une nouvelle nous attendait.
« Fait chier ! -L'un d'entre eux continua- C'est cette créature de merde ! Elle lui a arraché toute la peau du visage...
— Calme-toi ! Ne fais rien de stupide ! Il connaissait les risques et je peux peut-être le soigner.
— Ah ouais ?! Et tu comptes faire quoi pour sa figure ?! Hein ?! Tu comptes faire quoi ?! Non j'vais la défoncer ! »
Furieux, le type s'éloigna vers l'orée de la jungle, dans la direction de la jeune femme, bien décidé à terminer le travail. Et tandis que le médecin improvisé arrêtait l’hémorragie, il ordonna à bout de nerf :
« Frappe-la tant que tu veux, mais n’abîmes pas la fourrure ! Il nous les faut en vie ! On ne veut pas qu'ils pourrissent pendant le transport.
— Hey ! C'lui la est encore conscient ! »
Dans l'affolement général, le Roi vit les trois types encore à porté crier, sauter en arrière et dégainer vivement. Paniqués, ils tirèrent tous en même temps. Alors, percé par une triple dose, le Seigneur sentit l’anesthésiant effacer progressivement sa conscience. Maintenant loin de toute peur, sa dernière pensée fut un amusement sans pareil. Leur ultime réaction avait été grotesque... Qu'aurait-il bien pu faire de toute manière ? Enchaîné, emprisonné comme il l'avait été tout ce temps...
Il espérait seulement que sa prochaine vie soit plus clémente... Si seulement...
Lorsqu'il se sentit prêt, il lâcha finalement la créature et tenta d'avancer. Tel un nourrisson, il venait de renaître. Il en fut rapidement grandit, au point d'enchaîner des pas plus rapides, voir un petit trot. Constatant cela, l'inconnue le rattrapa aussitôt, concluant que son entorse était passée. Sa voix féline s'éleva à travers la jungle dense :
« Contente de voir que tes jambes vont mieux. Il faut se dépêcher, t'es en état de courir ?
— Je crois... »
Le son sortant de sa gorge le dérangea. D'un signe de tête, il acquiesça sans s'arrêter de trottiner. Alors, elle se désintéressa de lui et pressa le pas. À une vitesse folle, elle passa devant et s'enfonça entre les arbres. Craignant de la perdre de vue, le Seigneur accéléra à son tour. Se propulsant du mieux qu'il pouvait, il découvrit toute la puissance de son apparence nouvelle. La sensation en fut grisante. Les troncs défilèrent, les plantes claquèrent. La détente formidable de ses jambes animales l'envoya fuser à travers la jungle. Il compta trois coups de feu, loin derrière lui, avant d’apercevoir à nouveau la jeune femme.
Si proche et pourtant à moitié invisible, elle filait entre les feuilles dans un fantastique ballet acrobatique. Cependant, bien qu'elle soit plus agile, il se sentait plus rapide (mais se faisait l'effet d'un bœuf défonçant tout sur son passage). Ainsi, en fonçant tête baissée, traversant buissons épais, s'éclatant sur des branches basses et manquant de se prendre les pieds dans les racines, il parvint tout de même à la rattraper. En l'approchant, il vit ses yeux verts perdus dans le vide, son visage teinté d'une terrible inquiétude.
Il crut d'abord qu'elle ralentissait l'allure exprès pour ne pas le semer. Mais lorsqu'il la doubla en sautant par dessus un ravin, il sut que sa vitesse prodigieuse était entièrement due à ses muscles plus puissants, typiquement masculins. Haut dans les airs, il s'écrasa souplement sur un contrebas de plusieurs mètres. Son corps félin lui sauvait la mise.
Alors, en constatant qu'il tenait la cadence, l'autre sembla revenir à elle. Ce coup-ci (à bonne distance), elle dut crier pour se faire entendre :
« Je sens de la fumée, elle doit venir du village. Je pars devant ! Essaie de tenir le rythme.
— Qu... »
Éberlué, il n'eut pas le temps de répondre. Elle prenait déjà appui sur un large rocher au milieu de deux amas végétaux et, d'un saut prodigieux, plongea la tête la première pour atterrir sur les mains. Alors les pattes arrière vinrent battre à nouveau le sol. D'une détente inouïe, elle fila à quatre pattes, semblant voler au-dessus du tapis de plantes, vrillant, cinglant à travers les arbres en sautant parfois depuis leurs troncs. Il ne fallut qu'une seconde pour qu'elle disparaisse de sa vue, avalée par la densité de la jungle profonde, et, avançant toujours sur ses deux jambes, le Seigneur se sentit aussi lent qu'abandonné. Des questions vinrent le troubler. Tout ça était trop nouveau pour lui... Trop récent pour agir sans aucune réflexion préalable.
Avisant une immense pierre plate, le Roi s'y arrêta pour réfléchir. Pourquoi la suivait-il, au juste ?! Il ne lui devait rien... Rien ! Lui courir après avait été un geste inconscient... mais il s'imaginait redevable de l'aide qu'elle lui avait apporté en le cachant. Et puis... Elle l'intriguait aussi. Il y avait également ces types armés... à travers les feuilles de leur abri, il en avait vu un passer. Doté d'un masque d'acier difforme, d'un lourd fusil de chasse et d'un genre de gros tube en métal luisant... Peut-être bien un lance-roquette. Le problème n'était pas de savoir qui ils étaient, ni ce qu'ils voulaient (c’était plutôt évident.)... Non, les questions véritables étaient bien plus simples (et se ramenaient, au final, à la même interrogation) : Que devait-il faire, quels étaient ses choix ?
Ainsi, une certitude s'imposa. Soit il mourrait, avec les risques que ça comportait, soit il s'échappait de cette jungle. Dans l'absolu, il désirait toujours rentrer chez lui... En finir avec toute cette horreur... Tout le monde devrait pouvoir avoir un foyer...
Des deux solutions possibles, ce fut la peur qui l'emporta... Elle le poussa à reprendre sa course pour survivre. Il avait beau être immortel, une terreur inouïe l'emprisonnait à chaque fois qu'il repensait à ses précédentes vies... et aux geôles. Non, il ne voulait pas mourir. De plus, la jeune femme était peut-être la seule qui pourrait lui indiquer comment quitter cet endroit. Du moins... comment le quitter sans se prendre une balle dans la tête... ou se faire manger par quelque autre bestiole. Cette jungle luxuriante semblait parfois lugubre.
Alors, bien décidé à la rattraper à quatre pattes, il tenta de l’imiter. Bondissant dans les airs, il retomba sur les mains. Celles-ci flanchèrent aussitôt. Avant même que ses pieds puissent toucher terre, sa figure s'écrasa douloureusement. Ses gestes étaient gauches et il se fit l'effet d'un incapable. La colère et la honte montèrent sans qu'il ne puisse les contrôler.
« Bordeeeel ! »
Son rugissement fut bestial... Les conséquences prodigieuses. Paniqué par sa condition et hors de lui, il put entendre au loin le bruit sourd des engrenages. Perdue entre les coups de fusil et les cris de la jungle, la machinerie cosmique s'ébroua et sa conscience fut placée entre les deux mondes. Ainsi débarrassé des doutes de son esprit humain, son corps animal s'activa d'instinct.
Sans qu'il les commande, les ligaments de ses jambes claquèrent en entraînant les muscles surpuissants. L'air cingla à ses oreilles et la selve fila. À moitié présent, le Roi observait le sol défiler à quelques centimètres de sa tête. Son cœur battait à une vitesse insoutenable, alimentant ses membres déments. Happé par une extase foudroyante, il avait l'impression de pouvoir tout faire, le sentiment de tout diriger... Mais au fond de lui, son âme humaine pensait qu'il n'en était rien.
Il voulut vérifier. Avisant une branche à quelques mètres, il tenta de sauter. Cette simple injonction entraîna la totalité du squelette. D'un bond prodigieux il vint s'y percher sans encombre. Il fila alors d'arbre en arbre, à une hauteur vertigineuse, usant tant ses muscles que ses griffes, avec une dextérité hors du commun. L'incroyable sensation de liberté le plongeait dans une allégresse sans limites.
Mais bientôt il déchanta, frappé par une nouvelle question pourtant trop évidente, et se maudit de n'y avoir songé avant. Comment retrouver la jeune femme ? Il courrait dans tous les sens... S'était-il dérouté de son chemin initial ?! Bordel ! Et si elle, elle avait bifurqué ? Comment ferait-il... Venait-il de se perdre dans la jungle ?!
Son trouble momentané le déstabilisa. Au sommet d'un arbre, il s'arrêta, par peur de s'égarer plus. Alors, son corps (qui ne s'assurait sur les branches qu'avec sa vitesse prodigieuse) perdit l'équilibre. Il tomba. Basculant en arrière, contemplant la cime, et le ciel, s'éloigner et s'imaginant le sol s'approcher dangereusement, le Roi hurla d'effroi.
Il n'en fallut pas plus pour que son instinct prenne encore le dessous. Sa longue queue fouetta l'air, son buste se retourna brusquement. Puis, face contre terre, il vit avec horreur le tapis végétal lui rentrer dedans. Dans un même temps, tous ses membres (presque tendus, à moitié rigides) tremblèrent violemment, accusant le choc. Et le Seigneur qui se croyait perdu les sentit tenir bon.
Son corps fusa à nouveau, propulsé d'un bond agile, il se précipita à travers la jungle. C'est ce moment que choisit son esprit pour humer les odeurs... Bien sûr, elles avaient toujours été là... Seulement, il n'en prenait conscience qu'à présent. Les effluves tourbillonnaient autour de lui, emportés par le déplacement d'air. L'une d'entre elles grandissait, les relents terribles d'une fumée noire, loin dans ce qu'il savait désormais être le nord. Mais une autre, plus fine et plus douce l'attirait en se démarquant des autres, comme une ficelle exotique à travers un labyrinthe de senteurs. Un point blanc sur un bain de couleur. Le parfum de la jeune femme.
Se sachant sur la bonne voie, il poursuivit se hâtant. Maîtrisant alors pleinement son apparence nouvelle il surgit dans une immense clairière. Ses yeux s'écarquillèrent. Non, ce n'était pas une clairière. Toute la jungle avait tout bonnement disparu, laissant place à une vallée colossale que dominait un village en feu. Ici, les relents de la fumée toxique étaient trop forts, ils masquaient tout. L'odeur de la créature s'était totalement volatilisée, mais il ne la voyait pas sur l'herbe verte. Aucun arbre ne pouvait la cacher, l'avait-il doublé sans s'en rendre compte ?
Debout au beau milieu du décor vide, le Seigneur commença à angoisser. Il tourna la tête en tous sens, désorienté, dans le vain espoir de retrouver celle qu'il cherchait. Alors, sans plus attendre, il se lança vers les habitations enflammées. Malgré son instinct, ce choix s'imposa comme le plus logique. Il avait tort.
Une explosion sourde déflagra, l'air siffla. Le Roi serra les dents, poussé en avant par une force incroyable. Soulevé du sol, par un gigantesque filet, il y retomba lourdement, ficelé et incapable de tout mouvement. Il eut beau se débattre dans un premier temps, il n'insista pas. Malgré son souffle coupé, il voyait clairement les attaches en plomb. C'était terminé. Son chasseur émergeait maintenant de la jungle, un énorme tube de métal vide au bras... Un lance filet et le Seigneur se maudit de son manque d'attention.
Il s'approchait dangereusement, un fusil dans l'autre main. Un casque pour toute armure, et des vêtements désaccordés en vieux tissus. Ce n'était pas un noble, ni même un bouseux... C'était un guerrier. Dans une attitude froide, le braconnier le mit en joue. Il n'eut cependant pas le loisir de tirer.
Jaillissant depuis le sommet d'un tronc massif, la jeune femme lui tomba fatalement dessus. Elle se servit du dos de sa victime comme point de réception, déchirant ses vertèbres entre les griffes de ses pattes arrière. S'écrasant en avant, l'autre hurla de surprise. Il se retourna brusquement, fusil au poing, traçant un large moulinet dans le vide. De là où il se trouvait, le Roi put voir les omoplates ensanglantées du chasseur et le corps tendu de l'assaillante. Celle-ci avait sauté en arrière, se plaquant aussitôt à terre pour esquiver la contre-attaque. Le baroudeur cria. Sa tentative pour assommer la créature fut infructueuse. À peine en retrait, elle lui bondit dessus, griffes dehors.
Alors le casque tomba et le sang coula. Frappé au visage, des lambeaux de chair volèrent, giclant dans une abominable effusion sanguine. La jeune femme, tachée d'écarlate, se paraît d'un minois monstrueux. Les traits tendus dans un sourire macabre, elle laissait entrevoir l’ivoire de ses canines. Furieuse, ses yeux de chat étaient une fenêtre vers la bestialité.
L'autre tomba à genoux, défiguré, avant de s'écrouler au sol pour ne plus se relever. Prisonnier, le Roi contemplait la créature avec une horreur mêlée d'admiration. Son visage était magnifique, même pour ses critères divins, et le devant de son corps tout autant... Dénudé, il exposait une peau nue d'un blanc pâle qui contrastait nettement avec les rayures noires. Non, la partie humaine était vraiment désirable. Seulement, tout le reste l'effrayait au plus haut point. Non pas que ce soit désagréable à la vue, mais l'inconnu fait peur. Cette race n'existait pas dans l'ancien temps, c'était une certitude. Il n'en avait jamais entendu parler, même à son époque... Il ne l'avait pas non plus vu dans les vieux bestiaires sauvegardés par ses libraires. Cette hybride mi-femme mi-animal semblait aussi belle que terrifiante... Avait-elle été créée de toute pièce ? Les modifications corporelles avaient marqué le début de la grande ruine. Ou peut-être était-ce dû aux radiations qui avaient témoigné de la fin... Comme pour la cité de Linne.
Sa réflexion s'arrêta là ; son attention se déporta ailleurs. Son regard perçant avait remarqué un changement dans son comportement. Entre ses cheveux, ses oreilles félines se tournèrent vivement. Aussitôt, elle se jeta par terre. L'endroit déflagra une nouvelle fois. Avec une violence inouïe, un filet déchira l'espace, la manquant de quelques centimètres pour se perdre dans le lointain.
Elle se releva immédiatement et une dizaine d'hommes surgirent sur leur gauche. Son intuition lui soufflait de gagner la protection du sous-bois. Elle s'y précipita en l'abandonnant à son sort. Deux nouveaux filets sifflèrent près d'elle, avant que les coups de feu n'éclatent. Le Seigneur en compta cinq. Touchée au torse, elle enchaîna encore quelques pas de plus avant de tituber. Finalement, il la vit s’immobiliser, une fléchette dans la poitrine... Elle s'effondra, foudroyée par le poison.
Au loin, des cris d'allégresse retentirent :
« Je l'ai eu ! Ouais, j'lai éclaté cette pute !
— Yes ! Bien joué !
— Bordel... cette saloperie a buté Kreig ! Mikes, viens voir ça !
— Putain !
— Non, attends... il respire encore ! »
Le groupe s'était scindé en deux. La joie qui suivit la capture de la jeune femme ne dura pas bien longtemps ; l'un des cinq hommes ayant accouru sur place avisa le cadavre mutilé de leur congénère dégénéré. Aussitôt, ils s'étaient tous déversés en jurons, fulminant dans un patois propre à tout un chacun. L'un d'entre eux, cependant, s'agenouilla aux pieds du mourant pour y poser une caisse en métal. Il en sortit des bandages et des compresses. Le Roi, dégoûté, ne perdit rien de la scène : il la regardait d'un œil expert. Les blessures étaient bien trop profondes pour qu'ils aient les moyens de le sauver. Au palais, peut-être, et encore... Il le savait bien pour avoir lui-même reçu une formation en médecine.
Et quand bien même... Qui voudrait vivre en étant défiguré ? Autant l'achever…
Mais... non ! Il repensa soudainement à son propre corps et se ravisa aussitôt. Être différent n'était absolument pas une raison pour renoncer à la vie, même en sachant qu'une nouvelle nous attendait.
« Fait chier ! -L'un d'entre eux continua- C'est cette créature de merde ! Elle lui a arraché toute la peau du visage...
— Calme-toi ! Ne fais rien de stupide ! Il connaissait les risques et je peux peut-être le soigner.
— Ah ouais ?! Et tu comptes faire quoi pour sa figure ?! Hein ?! Tu comptes faire quoi ?! Non j'vais la défoncer ! »
Furieux, le type s'éloigna vers l'orée de la jungle, dans la direction de la jeune femme, bien décidé à terminer le travail. Et tandis que le médecin improvisé arrêtait l’hémorragie, il ordonna à bout de nerf :
« Frappe-la tant que tu veux, mais n’abîmes pas la fourrure ! Il nous les faut en vie ! On ne veut pas qu'ils pourrissent pendant le transport.
— Hey ! C'lui la est encore conscient ! »
Dans l'affolement général, le Roi vit les trois types encore à porté crier, sauter en arrière et dégainer vivement. Paniqués, ils tirèrent tous en même temps. Alors, percé par une triple dose, le Seigneur sentit l’anesthésiant effacer progressivement sa conscience. Maintenant loin de toute peur, sa dernière pensée fut un amusement sans pareil. Leur ultime réaction avait été grotesque... Qu'aurait-il bien pu faire de toute manière ? Enchaîné, emprisonné comme il l'avait été tout ce temps...
Il espérait seulement que sa prochaine vie soit plus clémente... Si seulement...
Commentaires
- Droran
16/01/2016 à 22:23:53
Graouh, ils sont dans de beaux draps. : 3