Note de la fic :
Publié le 14/03/2014 à 18:41:57 par faces-of-truth
Je suis rentré dans le bureau du Maire, encore ébouriffé par l’accueil jovial et chaleureux des habitants du Village. Je ne m’étais vraiment pas préparé à recevoir de tels honneurs, et je devais avouer avoir été ému et légèrement intimidé par cette attention générale. Comme quoi, tout ce que j’avais vécu ne m’avait pas garanti la virilité d’un guerrier spartiate. J’ai repris mon souffle. L’heure était venue pour moi de m’entretenir avec l’homme qui détenait les clés de la maison de mes parents et – sûrement – de narrer pour la énième fois mon expérience du front.
La pièce dans laquelle j’ai pénétré n’était pas très grande ; c’était une petite salle lambrissée au parquet rayé et aux solives fragiles. Un petit meuble supportait une pile de papiers à la droite d’une vieille machine à écrire et séparait deux chaises à l’état plus que douteux. Les fenêtres étaient ouvertes et une chaude brise faisait voler les rideaux vers l’intérieur.
J’ai posé mon sac contre un mur et ai attendu que le maître des lieux me rejoigne. Je l’entendais parler à sa secrétaire mais je ne parvenais pas à comprendre le sens de leur conversation. J’ai commencé à faire les cent pas pour patienter.
J’ai fixé mon reflet dans un petit miroir fêlé. Je paraissais si jeune sans ma barbe, sans mes cernes… J’étais redevenu moi-même. Mes cheveux bruns avaient une longueur convenable, mes iris couleur noisette et mon nez aquilin me donnaient un air inoffensif, la fossette de mon menton était plus visible que jamais et ma taille moyenne achevait de faire de moi le citoyen de base. Et c’était mieux ainsi, à mon sens.
Mes yeux se sont posés sur un tableau au cadre rouillé représentant une charge napoléonienne sur un champ de bataille. J’ai contemplé le regard froid de l’Empereur qui désignait l’armée ennemie de son index tandis que ses soldats avançaient, déterminés et pugnaces, le menton levé et la fleur au fusil. J’ai repensé au caporal de mon infanterie avec son sifflet, qui nous poussait à charger, un coup de pied au cul. « Si l’un de vous fait demi-tour, c’est la cour martiale ! Alors accrochez vos couilles à vos armes et butez-moi ces enfoirés de boches ! » qu’il disait. Et on obéissait, comme des brebis talonnées par leur berger et son chien. On avait l’impression de nager à contre-courant, mais il fallait choisir entre une exécution allemande ou une exécution française. La deuxième aurait emporté notre honneur en plus de nos vies. Je m’imaginais parfois à quoi ressembleraient les tableaux de cette Guerre ? Seraient-ils glorieux et magnifiques comme les batailles de jadis ou exprimeraient-ils davantage la réalité ? La photographie favoriserait sans doute la divulgation de la vérité.
Le Maire est alors entré dans la salle en riant. Il était très guilleret, mais je préférais mettre sa bonne humeur sur le compte de l’Armistice récente. Lorsqu’on nous sort la tête de l’eau, on se sent toujours revivre.
C’était un petit homme légèrement dodu, avec de courts cheveux noirs et une épaisse moustache de la même couleur. Il portait un survêtement sombre sur une chemise blanche, un pantalon gris foncé et une paire de chaussures anthracite. Son visage joufflu parsemé de rides accusait la sentence des années qui s’accumulaient. Il m’a fixé de ses minuscules yeux en amande et m’a lancé d’un ton enjoué :
— Alors, Charles ? Heureux d’être de retour à la maison ?
Ça m’a paru tellement absurde que j’ai opté pour la carte de l’humour.
— C’est une question piège ? ai-je répondu.
Il a ri et m’a invité à m’asseoir d’un geste de la main. Il a contourné son bureau et s’est installé à sa place en face de moi. Son siège a grincé lorsqu’il a posé ses fesses dessus.
— Naturellement, a-t-il dit, c’est un immense soulagement pour le Village de vous voir sain et sauf après ce qui est arrivé. Alors, au nom de tous ses habitants, je vous dit « Bienvenue chez vous, Charles ».
J’ai souri.
— Merci, Monsieur le Maire, je suis très heureux d’être ici aujourd’hui. Mais vous savez, vous pouvez me tutoyer, comme dans le temps…
Il a retenu un gloussement.
— Si tu m’y autorises… La dernière fois que je t’ai vu, tu avais quoi ? Quinze ans ?
— Seize.
— Seize ans… Mon Dieu, tant de temps a passé…
— Oui, c’est ce que j’ai pu voir à mon arrivée.
Je pensais, bien évidemment, à Eugénie en disant cela.
— Où t’étais-tu rendu à l’époque ?
— En Bretagne, chez des cousins.
— Ah…
J’ai compris que c’était le moment pour moi d’éclaircir certaines choses.
— À la mort de ma mère, je ne savais vraiment pas comment j’allais m’en sortir, ce que j’allais devenir, ni où j’allais travailler… Je n’étais qu’un gosse, orphelin, sans frère ni sœur, et j’étais loin d’être le plus futé des garçons de mon âge. Ainsi, j’ai envoyé une lettre à ma famille dans le Nord de la France. Ils ont accepté de m’héberger et de me nourrir. Je leur dois beaucoup. Alors, je suis parti. J’ai quitté ce Village et j’ai laissé derrière moi tout ce que je chérissais et les projets que j’avais établis. Mais je savais que j’étais quelqu’un de velléitaire. Que j’avais beaucoup de volonté mais que je ne passais pas facilement à l’acte. Accepter cela m’a aidé à avancer sans me retourner. Je ne manquais rien en disparaissant à l’autre bout de la France. Ça n’a quand même pas inhibé les regrets.
J’ai avalé ma salive.
— J’ai beaucoup grandi en Bretagne. Je me suis confronté à de nouvelles mœurs, j’ai découvert des valeurs quotidiennes qui m’étaient inconnues jusque là. La vie était bien différente là-bas, et j’ai appris à m’adapter tout en continuant à mûrir. Et puis, la Guerre est arrivée.
Je me suis passé une main dans les cheveux. Le Maire n’a pas dit un seul mot.
— C’était la panique. Tout le monde pensait que notre pays allait sombrer, qu’il n’y avait aucun espoir, que ce que nous connaissions allait disparaître pour toujours… Je me souviens des mères qui pleuraient. Et des enfants à qui on racontait des mensonges pour les préserver de la vérité mais qui savaient, au fond d’eux, que ce qu’il se tramait était bien plus grave. C’était pour ainsi dire la fin d’une époque… Mes cousins avaient de l’argent. Alors, ils ont pris le large. Ils ont quitté la France. Ils disaient qu’elle était perdue. Que tout était perdu. Que la seule solution pour s’en échapper, c’était l’exil. Que je n’avais plus aucun avenir sur ces terres.
— Qu’as-tu fait, Charles ? a demandé le Maire.
— J’ai hésité dans un premier temps. Fuir me paraissait le plus judicieux. Mettez-vous à ma place, vous savez que vous allez être appelé à prendre part à un conflit dont vous n’avez rien à carrer et qui menace de prendre votre vie, et le Destin vous offre une chance d’éviter tout cela… Tout paraissait si irréel… Je ne me voyais pas prendre part à une telle aventure. C’était comme si le sort s’était arrangé pour me permettre de passer entre les mailles du filet pour que je puisse continuer à exister. Exister comme je l’avais toujours fait. Et puis, j’ai pensé à ce Village. J’ai pensé à… à ce que j’aimais. À ce que je voulais protéger. Je m’en suis voulu après, mais j’ai refusé l’offre de mes cousins. Je leur ai dit « non ». Ils ont pris un bateau et ils sont partis. Je n’ai jamais eu de nouvelles. Aucune lettre, aucun signe, rien.
J’ai fait une pause dans mon monologue. Dépité.
— Où sont-ils allés ?
— Je n’en sais rien. En Angleterre. En Amérique. À dire vrai, je n’en ai cure.
Le Maire a expiré puissamment et m’a observé avec commisération.
— Et te revoilà parmi nous.
— Et me revoilà parmi vous, oui. Aujourd’hui, j’ai vingt-quatre ans, j’ai appris à travailler, à faire des choix et à survivre. Maintenant, tout ce qui m’importe, c’est de reprendre ma vie là où je l’ai laissée en 1914, mais en revenant aux sources. Autrement dit, ici.
— Tu es devenu un homme, a conclu le Maire.
— Je n’ose le dire au risque de paraître prétentieux mais… oui, ai-je répliqué en riant.
L’homme m’a lancé un sourire bienveillant.
— Tes parents seraient fiers de toi, a-t-il déclaré.
— Tout ce que je sais, c’est que je m’en serais voulu toute ma vie si j’étais resté à l’arrière, loin du front.
Le Maire s’est tendu et s’est redressé contre le dossier de sa chaise.
— La Guerre est venue nous chercher aussi, Charles. Pendant que toi et les autres courageux rampiez dans la boue des tranchées, nous avons investi l’intégralité de notre temps à l’économie du conflit.
Il a désigné la pile de papiers devant lui avec son index.
— Tu vois ça ? a-t-il dit. Tu sais ce que c’est ?
Il a saisi un tas de feuilles au hasard et les a tendu en l’air.
— J’aimerais que ce soient des certificats de mariage, des dossiers d’identité ou des documents de naissance. J’adorerais me noyer dans la paperasse ennuyante et traditionnelle d’une mairie normale. Mais tout ça, tout ce bordel, c’est la Guerre. Ce sont les papiers administratifs où sont consignés les rendements de la fabrication d’armes et de l’agriculture. De la fabrication d’armes, oui. Alors, non, on n’a pas créé de fusils ou de pistolets en intégralité, mais nous avons fabriqué des accessoires qui ont été envoyés dans une usine, qui a elle-même expédié notre production pour concevoir les engins de mort que vous receviez au front. Si tu savais le nombre de crosses qui sont nées dans ce village…
Il s’est levé et a commencé à marcher tout en parlant.
— Les artisans ont mis leur profession en retrait pour participer à l’effort de Guerre, la moitié de notre pain a été ramassée chaque jour pour partir à l’Est, la quasi-totalité de nos récoltes a été emportée avec le reste. On s’est retrouvés à partager quelques rutabagas pendant quatre ans. Nous avons beaucoup souffert nous aussi, à notre façon.
Il était passé dans mon dos. J’entendais dans sa voix la douleur qui le prenait à la simple évocation de ces souvenirs. J’avais su en arrivant que le Village avait subi les effets de la Guerre, mais entendre ce récit me touchait profondément. J’imaginais Eugénie, affamée, contrainte de travailler en donnant son pain à une camionnette qui partait pour le donner à des personnes qu’elle ne connaissait pas.
— Et est-ce que… d’autres… sont revenus ? ai-je demandé.
Le Maire est revenu dans mon champ de vision, les mains enfoncées dans ses poches. Ses yeux fixaient le sol d’un air funeste.
— Tu es le seul, Charles.
Il a serré les dents et est allé se poser devant sa fenêtre à observer l’extérieur.
— C’est d’ailleurs un grave problème pour notre pays…
Il s’est tourné et a plongé son regard dans le mien.
— Trop peu sont revenus. Et certains sont dans un état tel qu’ils ne pourront jamais plus vivre comme avant.
— À quoi pensez-vous ?
— À la génération à venir. À sa conception. Je pense à toutes ces femmes veuves et célibataires. Au peu d’hommes qui pourront…
La fin de sa phrase s’est perdue dans un soupir.
— Nous ne nous remettrons pas facilement de cette Guerre, a-t-il achevé.
Un silence pesant s’est installé. On entendait les grillons dans les champs. Le bois du plancher a craqué.
— Je peux te poser une question personnelle ? a osé le Maire.
J’ai haussé les épaules.
— Allez-y.
— As-tu quelqu’un dans ta vie ?
J’ai dégluti.
— Quelqu’un dans ma vie ?
— As-tu une petite amie, une conquête, une demoiselle qui t’attend quelque part ?
— Euh…
J’ai émis un petit rire gêné. La seule fille avec qui j’avais eu une certaine intimité était une jeune blonde que j’avais rencontrée en Bretagne ; la veille de mon départ pour le front, elle était venue me rejoindre dans ma chambre et on s’était offert l’un à l’autre. C’était la seule fois. Et je ne l’avais jamais revue.
— Pas vraiment, non…, ai-je répondu.
— Et tu as… quelques idées ?
Bien-sûr, le visage d’Eugénie m’est apparu aussitôt. Mais j’ai préféré mettre fin à ce sujet.
— En vérité, ce qui m’importe pour le moment, c’est un peu de tranquillité et de calme, le temps que je me remette en état.
Le Maire a agité son poignet d’un air désolé.
— Oui, tu as raison, je comprends, excuse-moi de t’importuner avec ça.
— Ce n’est rien…
Il s’est rassis avec vélocité et j’ai cru que son siège allait s’effondrer sous son poids.
— Le principal, c’est que tu sois en paix à présent.
Ses yeux étaient tellement plissés que je ne pouvais dire quelle était la couleur de ses iris.
— D’ailleurs, en parlant de ça, fis-je, j’aimerais pouvoir récupérer la demeure de mes parents…
Le sourire du Maire se transforma en une petite grimace.
— Mon dieu, j’avais oublié ce détail. Je voulais t’en parler de suite, mais nous avons dév…
— Quoi, quel détail ?
Il inspira un bon coup.
— Nous avons dû bâtir des petites usines et des ateliers pour l’effort de Guerre. Certaines maisons ont été… remaniées. D’autres ont été détruites pour que l’on reconstruise par-dessus.
J’ai eu l’impression qu’une pierre venait de plomber mon estomac.
— Vous voulez dire que…
— Charles, je suis désolé.
— Où est ma maison ?
Le Maire me considéra avec peine et embarras.
— Tu n’as plus de maison.
La pièce dans laquelle j’ai pénétré n’était pas très grande ; c’était une petite salle lambrissée au parquet rayé et aux solives fragiles. Un petit meuble supportait une pile de papiers à la droite d’une vieille machine à écrire et séparait deux chaises à l’état plus que douteux. Les fenêtres étaient ouvertes et une chaude brise faisait voler les rideaux vers l’intérieur.
J’ai posé mon sac contre un mur et ai attendu que le maître des lieux me rejoigne. Je l’entendais parler à sa secrétaire mais je ne parvenais pas à comprendre le sens de leur conversation. J’ai commencé à faire les cent pas pour patienter.
J’ai fixé mon reflet dans un petit miroir fêlé. Je paraissais si jeune sans ma barbe, sans mes cernes… J’étais redevenu moi-même. Mes cheveux bruns avaient une longueur convenable, mes iris couleur noisette et mon nez aquilin me donnaient un air inoffensif, la fossette de mon menton était plus visible que jamais et ma taille moyenne achevait de faire de moi le citoyen de base. Et c’était mieux ainsi, à mon sens.
Mes yeux se sont posés sur un tableau au cadre rouillé représentant une charge napoléonienne sur un champ de bataille. J’ai contemplé le regard froid de l’Empereur qui désignait l’armée ennemie de son index tandis que ses soldats avançaient, déterminés et pugnaces, le menton levé et la fleur au fusil. J’ai repensé au caporal de mon infanterie avec son sifflet, qui nous poussait à charger, un coup de pied au cul. « Si l’un de vous fait demi-tour, c’est la cour martiale ! Alors accrochez vos couilles à vos armes et butez-moi ces enfoirés de boches ! » qu’il disait. Et on obéissait, comme des brebis talonnées par leur berger et son chien. On avait l’impression de nager à contre-courant, mais il fallait choisir entre une exécution allemande ou une exécution française. La deuxième aurait emporté notre honneur en plus de nos vies. Je m’imaginais parfois à quoi ressembleraient les tableaux de cette Guerre ? Seraient-ils glorieux et magnifiques comme les batailles de jadis ou exprimeraient-ils davantage la réalité ? La photographie favoriserait sans doute la divulgation de la vérité.
Le Maire est alors entré dans la salle en riant. Il était très guilleret, mais je préférais mettre sa bonne humeur sur le compte de l’Armistice récente. Lorsqu’on nous sort la tête de l’eau, on se sent toujours revivre.
C’était un petit homme légèrement dodu, avec de courts cheveux noirs et une épaisse moustache de la même couleur. Il portait un survêtement sombre sur une chemise blanche, un pantalon gris foncé et une paire de chaussures anthracite. Son visage joufflu parsemé de rides accusait la sentence des années qui s’accumulaient. Il m’a fixé de ses minuscules yeux en amande et m’a lancé d’un ton enjoué :
— Alors, Charles ? Heureux d’être de retour à la maison ?
Ça m’a paru tellement absurde que j’ai opté pour la carte de l’humour.
— C’est une question piège ? ai-je répondu.
Il a ri et m’a invité à m’asseoir d’un geste de la main. Il a contourné son bureau et s’est installé à sa place en face de moi. Son siège a grincé lorsqu’il a posé ses fesses dessus.
— Naturellement, a-t-il dit, c’est un immense soulagement pour le Village de vous voir sain et sauf après ce qui est arrivé. Alors, au nom de tous ses habitants, je vous dit « Bienvenue chez vous, Charles ».
J’ai souri.
— Merci, Monsieur le Maire, je suis très heureux d’être ici aujourd’hui. Mais vous savez, vous pouvez me tutoyer, comme dans le temps…
Il a retenu un gloussement.
— Si tu m’y autorises… La dernière fois que je t’ai vu, tu avais quoi ? Quinze ans ?
— Seize.
— Seize ans… Mon Dieu, tant de temps a passé…
— Oui, c’est ce que j’ai pu voir à mon arrivée.
Je pensais, bien évidemment, à Eugénie en disant cela.
— Où t’étais-tu rendu à l’époque ?
— En Bretagne, chez des cousins.
— Ah…
J’ai compris que c’était le moment pour moi d’éclaircir certaines choses.
— À la mort de ma mère, je ne savais vraiment pas comment j’allais m’en sortir, ce que j’allais devenir, ni où j’allais travailler… Je n’étais qu’un gosse, orphelin, sans frère ni sœur, et j’étais loin d’être le plus futé des garçons de mon âge. Ainsi, j’ai envoyé une lettre à ma famille dans le Nord de la France. Ils ont accepté de m’héberger et de me nourrir. Je leur dois beaucoup. Alors, je suis parti. J’ai quitté ce Village et j’ai laissé derrière moi tout ce que je chérissais et les projets que j’avais établis. Mais je savais que j’étais quelqu’un de velléitaire. Que j’avais beaucoup de volonté mais que je ne passais pas facilement à l’acte. Accepter cela m’a aidé à avancer sans me retourner. Je ne manquais rien en disparaissant à l’autre bout de la France. Ça n’a quand même pas inhibé les regrets.
J’ai avalé ma salive.
— J’ai beaucoup grandi en Bretagne. Je me suis confronté à de nouvelles mœurs, j’ai découvert des valeurs quotidiennes qui m’étaient inconnues jusque là. La vie était bien différente là-bas, et j’ai appris à m’adapter tout en continuant à mûrir. Et puis, la Guerre est arrivée.
Je me suis passé une main dans les cheveux. Le Maire n’a pas dit un seul mot.
— C’était la panique. Tout le monde pensait que notre pays allait sombrer, qu’il n’y avait aucun espoir, que ce que nous connaissions allait disparaître pour toujours… Je me souviens des mères qui pleuraient. Et des enfants à qui on racontait des mensonges pour les préserver de la vérité mais qui savaient, au fond d’eux, que ce qu’il se tramait était bien plus grave. C’était pour ainsi dire la fin d’une époque… Mes cousins avaient de l’argent. Alors, ils ont pris le large. Ils ont quitté la France. Ils disaient qu’elle était perdue. Que tout était perdu. Que la seule solution pour s’en échapper, c’était l’exil. Que je n’avais plus aucun avenir sur ces terres.
— Qu’as-tu fait, Charles ? a demandé le Maire.
— J’ai hésité dans un premier temps. Fuir me paraissait le plus judicieux. Mettez-vous à ma place, vous savez que vous allez être appelé à prendre part à un conflit dont vous n’avez rien à carrer et qui menace de prendre votre vie, et le Destin vous offre une chance d’éviter tout cela… Tout paraissait si irréel… Je ne me voyais pas prendre part à une telle aventure. C’était comme si le sort s’était arrangé pour me permettre de passer entre les mailles du filet pour que je puisse continuer à exister. Exister comme je l’avais toujours fait. Et puis, j’ai pensé à ce Village. J’ai pensé à… à ce que j’aimais. À ce que je voulais protéger. Je m’en suis voulu après, mais j’ai refusé l’offre de mes cousins. Je leur ai dit « non ». Ils ont pris un bateau et ils sont partis. Je n’ai jamais eu de nouvelles. Aucune lettre, aucun signe, rien.
J’ai fait une pause dans mon monologue. Dépité.
— Où sont-ils allés ?
— Je n’en sais rien. En Angleterre. En Amérique. À dire vrai, je n’en ai cure.
Le Maire a expiré puissamment et m’a observé avec commisération.
— Et te revoilà parmi nous.
— Et me revoilà parmi vous, oui. Aujourd’hui, j’ai vingt-quatre ans, j’ai appris à travailler, à faire des choix et à survivre. Maintenant, tout ce qui m’importe, c’est de reprendre ma vie là où je l’ai laissée en 1914, mais en revenant aux sources. Autrement dit, ici.
— Tu es devenu un homme, a conclu le Maire.
— Je n’ose le dire au risque de paraître prétentieux mais… oui, ai-je répliqué en riant.
L’homme m’a lancé un sourire bienveillant.
— Tes parents seraient fiers de toi, a-t-il déclaré.
— Tout ce que je sais, c’est que je m’en serais voulu toute ma vie si j’étais resté à l’arrière, loin du front.
Le Maire s’est tendu et s’est redressé contre le dossier de sa chaise.
— La Guerre est venue nous chercher aussi, Charles. Pendant que toi et les autres courageux rampiez dans la boue des tranchées, nous avons investi l’intégralité de notre temps à l’économie du conflit.
Il a désigné la pile de papiers devant lui avec son index.
— Tu vois ça ? a-t-il dit. Tu sais ce que c’est ?
Il a saisi un tas de feuilles au hasard et les a tendu en l’air.
— J’aimerais que ce soient des certificats de mariage, des dossiers d’identité ou des documents de naissance. J’adorerais me noyer dans la paperasse ennuyante et traditionnelle d’une mairie normale. Mais tout ça, tout ce bordel, c’est la Guerre. Ce sont les papiers administratifs où sont consignés les rendements de la fabrication d’armes et de l’agriculture. De la fabrication d’armes, oui. Alors, non, on n’a pas créé de fusils ou de pistolets en intégralité, mais nous avons fabriqué des accessoires qui ont été envoyés dans une usine, qui a elle-même expédié notre production pour concevoir les engins de mort que vous receviez au front. Si tu savais le nombre de crosses qui sont nées dans ce village…
Il s’est levé et a commencé à marcher tout en parlant.
— Les artisans ont mis leur profession en retrait pour participer à l’effort de Guerre, la moitié de notre pain a été ramassée chaque jour pour partir à l’Est, la quasi-totalité de nos récoltes a été emportée avec le reste. On s’est retrouvés à partager quelques rutabagas pendant quatre ans. Nous avons beaucoup souffert nous aussi, à notre façon.
Il était passé dans mon dos. J’entendais dans sa voix la douleur qui le prenait à la simple évocation de ces souvenirs. J’avais su en arrivant que le Village avait subi les effets de la Guerre, mais entendre ce récit me touchait profondément. J’imaginais Eugénie, affamée, contrainte de travailler en donnant son pain à une camionnette qui partait pour le donner à des personnes qu’elle ne connaissait pas.
— Et est-ce que… d’autres… sont revenus ? ai-je demandé.
Le Maire est revenu dans mon champ de vision, les mains enfoncées dans ses poches. Ses yeux fixaient le sol d’un air funeste.
— Tu es le seul, Charles.
Il a serré les dents et est allé se poser devant sa fenêtre à observer l’extérieur.
— C’est d’ailleurs un grave problème pour notre pays…
Il s’est tourné et a plongé son regard dans le mien.
— Trop peu sont revenus. Et certains sont dans un état tel qu’ils ne pourront jamais plus vivre comme avant.
— À quoi pensez-vous ?
— À la génération à venir. À sa conception. Je pense à toutes ces femmes veuves et célibataires. Au peu d’hommes qui pourront…
La fin de sa phrase s’est perdue dans un soupir.
— Nous ne nous remettrons pas facilement de cette Guerre, a-t-il achevé.
Un silence pesant s’est installé. On entendait les grillons dans les champs. Le bois du plancher a craqué.
— Je peux te poser une question personnelle ? a osé le Maire.
J’ai haussé les épaules.
— Allez-y.
— As-tu quelqu’un dans ta vie ?
J’ai dégluti.
— Quelqu’un dans ma vie ?
— As-tu une petite amie, une conquête, une demoiselle qui t’attend quelque part ?
— Euh…
J’ai émis un petit rire gêné. La seule fille avec qui j’avais eu une certaine intimité était une jeune blonde que j’avais rencontrée en Bretagne ; la veille de mon départ pour le front, elle était venue me rejoindre dans ma chambre et on s’était offert l’un à l’autre. C’était la seule fois. Et je ne l’avais jamais revue.
— Pas vraiment, non…, ai-je répondu.
— Et tu as… quelques idées ?
Bien-sûr, le visage d’Eugénie m’est apparu aussitôt. Mais j’ai préféré mettre fin à ce sujet.
— En vérité, ce qui m’importe pour le moment, c’est un peu de tranquillité et de calme, le temps que je me remette en état.
Le Maire a agité son poignet d’un air désolé.
— Oui, tu as raison, je comprends, excuse-moi de t’importuner avec ça.
— Ce n’est rien…
Il s’est rassis avec vélocité et j’ai cru que son siège allait s’effondrer sous son poids.
— Le principal, c’est que tu sois en paix à présent.
Ses yeux étaient tellement plissés que je ne pouvais dire quelle était la couleur de ses iris.
— D’ailleurs, en parlant de ça, fis-je, j’aimerais pouvoir récupérer la demeure de mes parents…
Le sourire du Maire se transforma en une petite grimace.
— Mon dieu, j’avais oublié ce détail. Je voulais t’en parler de suite, mais nous avons dév…
— Quoi, quel détail ?
Il inspira un bon coup.
— Nous avons dû bâtir des petites usines et des ateliers pour l’effort de Guerre. Certaines maisons ont été… remaniées. D’autres ont été détruites pour que l’on reconstruise par-dessus.
J’ai eu l’impression qu’une pierre venait de plomber mon estomac.
— Vous voulez dire que…
— Charles, je suis désolé.
— Où est ma maison ?
Le Maire me considéra avec peine et embarras.
— Tu n’as plus de maison.