Note de la fic :
Publié le 20/02/2014 à 13:08:26 par faces-of-truth
Le coup de sifflet a retenti. J’ai aussitôt eu l’impression que mon estomac venait de grimper le long de mon thorax et que j’allais le vomir. Une vague de chaleur m’a submergé et un grand frisson m’a fait trembler de la tête aux pieds. J’ai jeté un coup d’œil rapide autour de moi. Les autres étaient dans le même état. En soit, cela me rassurait. Je n’étais pas la bleusaille qui chouinait et qui hérissait le poil de tout le régiment ou le type désespéré qui s’attirait les foudres de la hiérarchie à cause de ses monologues séditieux – j’avais pu voir ce qui était réservé à ceux qui montraient trop explicitement leurs émotions, et c’était pas beau à regarder. Mais d’un autre côté, voir que la peur hantait également mes camarades de tranchée me rappelait à cette bien atroce réalité : j’allais encore risquer ma peau, et ce n’étaient pas des paroles en l’air. Merde, je voulais vraiment pas y retourner sur ce putain de champ de bataille. Je n’arrivais déjà pas à comprendre comment j’avais pu survivre jusqu’ici, alors qu’allait-il arriver aujourd’hui ? Et qu’adviendrait-il demain… ?
Je ne parvenais même pas à marcher deux mètres sans risquer de me casser la gueule en avant. Il avait plu pendant une semaine et notre ligne de campement était devenue une rigole de boue dans laquelle gisaient les cadavres de rats à moitié dévorés. Oui, on avait très faim. Ça puait la mort et la pourriture. On s’était pourtant habitués à l’odeur nauséabonde, mais même nos nez domptés ne supportaient pas certains endroits où des tripes à l’air libre avaient dû s’assécher à côté de leur propriétaire. C’était une des choses que la Guerre m’avait appris : inutile de chercher, il existe toujours pire plus loin.
J’ai fixé les barbelés en haut de ma tranchée. J’ai serré ma baïonnette contre ma poitrine et j’ai senti mon cœur battre contre le manche, comme si mon engin de mort prenait vie. Peut-être cette chose aspirait-elle les âmes de ceux qu’elle prenait ? Ben voyons. Encore une superstition de soldat.
J’ai observé le gars à ma droite. On se ressemblait tous en fait. On était habillés pareil, on avait la même barbe, les mêmes cheveux sales sûrement pleins de poux et d’autres saloperies. Ce n’était plus la terre, ce n’était plus le sol que j’avais arpenté dans ma vie passée. Ici, nous étions en Enfer. Et Dieu sait que Satan devait se languir de son spectacle. Quelle ironie…
Alors que les coups de canons et les cris de guerre résonnaient au-dessus de moi, j’ai ressenti cette boule dans ma gorge. Cette même boule qui m’étouffait à chaque début d’assaut. Et pourtant, j’avais l’impression de la découvrir à chaque fois. Mon esprit se tiraillait en deux : et si je pouvais y passer ? Et si seulement un de ces foutus boches pouvait viser mon crâne et m’exploser le caisson ? On n’en parlerait plus. Fin de l’histoire. Rideau. Mourir serait peut-être la meilleure solution. Après tout, combien de temps pouvais-je encore tenir ? On nous avait dit que ça durerait deux mois à notre arrivée. Et j’avais vitupéré parce que ça paraissait déjà bien trop long. Merde, aujourd’hui j’avais arrêté de compter les couchers de soleil. En même temps, on le voyait pas souvent celui-là. Oui, si je pouvais avoir la chance de mourir vite… Mais le problème était là. Mourir vite. Un luxe que peu d’entre nous pouvions nous payer. Parce qu’une fois sur le champ de bataille, survivre n’était même plus à l’ordre du jour en réalité. Je l’avais compris quand j’avais pesté intérieurement en voyant un de mes partenaires tomber en arrière à la suite d’un impact et fermer les yeux pour toujours. Je m’étais dit « bien joué, enfoiré ». A cet instant, j’avais vraiment réalisé que les récits de guerre héroïques que je lisais quand j’étais gosse, c’était des belles conneries. Et pourtant, malgré tout ça, je voulais vivre aussi… Je rêvais de revoir mon chez-moi, de recommencer à lire, de voir la mer et la montagne, de dormir en paix… En vérité, il y avait deux batailles qu’un soldat vivait : celle du terrain et celle de l’esprit. Et là, j’avais cette putain de boule dans la gorge qui m’étouffait.
J’ai levé les yeux au ciel. Un éclair a déchiré les nuages noirs. Le sifflet a retenti de nouveau. Le tonnerre a grondé. Une pluie rouge s’est abattue sur moi. Tout le monde avait disparu. J’étais seul, au milieu d’un terrain sombre et fumant. Puis le cadavre d’un homme s’est levé en face de moi. Il lui manquait un œil. Il s’est avancé dans ma direction en boitant. J’étais pétrifié. Du sang a coulé de sa bouche quand il a dit d’une voix calme :
— Monsieur ?
Mon cœur s’est emballé.
— Monsieur ? On est arrivé…
J’ai ouvert les paupières. J’avais froid et une goutte de sueur perlait sur mon front.
— Je… J’arrive, excusez-moi, ai-je dit.
Le chef de gare m’a lancé un regard plein de commisération en pinçant ses lèvres et est sorti du compartiment. Je suis resté immobile quelques instants, le temps qu’il s’éloigne. J’ai levé mes fesses du siège confortable sur lequel je m’étais assoupi et me suis étiré les membres. Mon cœur, qui avait semblait-il été lui-même berné par mon rêve, peinait à retrouver son calme. J’ai inspiré une bonne gorgée d’air et ai observé mon reflet dans la vitre devant moi. Rasé. Peigné. Comme si de rien n’était. Seul cadeau de l’armée qui ne semblait pas assumer le nom attribué à ses hirsutes combattants. Du moment qu’il nous restait nos deux jambes et nos deux bras, que notre visage était entier et que nous pouvions toujours parler correctement, les généraux s’assuraient de nous « rendre » à la société dans le meilleur état possible. Une séance chez le coiffeur et le barbier pourrait-elle gommer les stigmates du front ? Nous allions bien voir, mais j’étais pessimiste.
J’ai pris le grand sac qui contenait – ce qu’il restait – de mes affaires et suis allé dans l’allée centrale du train. J’étais le dernier passager encore à bord. Je suis descendu de la rame et ai posé mes chaussures usées sur les solides carreaux froids du quai. Aucun risque de m’enfoncer. Les autres combattants autour de moi étaient dans les bras de leur mère, leur femme, leurs enfants, leurs frères et leurs sœurs. Des larmes. Des cris. Encore des larmes. Et encore des cris.
C’était à cet instant précis que j’ai vraiment réalisé ce qu’il était en train de se passer. J’étais revenu. J’avais survécu. Et là, je me suis surpris à pleurer à mon tour. Sauf que personne n’est venu me serrer contre lui.
La Guerre était finie. L’Alliance avait gagné et nous étions libres de retourner chez nous et de pleurer nos amis défunts en paix. Paix. Paix. Paix. Ce mot était devenu le préféré de mon lexique. En voyant un grand brun soulever sa fiancée bouleversée pour l’embrasser, j’ai aussitôt pensé à Eugénie. Son souvenir m’avait hanté sans jamais me quitter tout le long de ces années dans les tranchées.
Nous étions quelques uns à attendre comme des cons, seuls, les yeux embués, alors que nos frères d’armes partaient avec leur famille qu’ils ne pensaient plus jamais revoir. Alors on s’est étreints entre nous. Nous avions besoin de contact, de chaleur. Nous n’étions plus des soldats. Nous étions redevenus des hommes. De simples hommes. Et ça, nous l’avions bien compris.
Des inconnus sont venus nous chercher. Chacun nous ramenait en voiture à notre village. On s’est séparés dans une ultime accolade et on est tous allés dans une direction différente. Mon chauffeur avait une bonne bouille. Il devait avoir dans les soixante ans et portait une chemise blanche à carreaux noirs, une casquette trouée et un pantalon gris. Il avait aussi une drôle de moustache qui lui donnait comme un second sourire. Il a insisté pour prendre mon sac, mais j’ai préféré le garder avec moi.
Je l’ai suivi jusqu’en dehors de la gare. Le soleil cognait. Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas vu une si belle journée. Quatre ans, pour être précis.
Il m’a montré son véhicule du doigt. Celui-ci bordait une route qui disparaissait dans la campagne. Je suis monté à l’arrière et ai posé mes affaires à ma droite. Le chauffeur s’est installé à son tour et a enclenché le moteur. Avions. Un bref coup d’œil au ciel, et je m’assurais que j’aurais sûrement besoin de temps pour redevenir le grand tranquille que j’étais autrefois. On était partis.
J’observais les paysages défiler à travers ma vitre. Une curieuse impression de ne pas voir de désolation ou de déchéance m’a frappé. Tout semblait si… intact. Ce n’était pas naturel. En fait, je n’avais plus vraiment la même approche que les gens normaux avaient du monde. Je n’étais plus vraiment normal en somme. Je l’avais accepté. Les lueurs grisâtres et le brouillard d’un champ de barbelés m’était plus familier que la brillance du soleil ou la clarté vespérale d’une soirée printanière. Mais cela ne m’ôtait pas le droit d’être heureux. Du moins, je l’espérais.
Le chauffeur m’a regardé dans son rétroviseur.
— J’ai beau chercher, je ne vois pas de barbe, a-t-il dit en riant.
— Pardon ? ai-je fait.
— La barbe, a-t-il répété. Elle est où ? Je la vois pas.
— Voyez plutôt la route, s’il vous plait, je n’ai pas envie de mourir alors que je suis sur le chemin du retour.
Nous avons éclaté de rire à l’unisson. Ça aussi, ça m’avait manqué. Rire.
— Non, pour être sérieux, ai-je repris, on s’est arrangé pour que nous soyons comme neufs pour notre retour.
J’ai vu ses petits yeux pétillants se plisser.
— Le résultat est réussi. Vous êtes prêt pour le bal de ce soir.
— Le… Pardon ?!
— Non, je plaisante, il n’y a rien, m’a-t-il rassuré. Du moins, à ma connaissance.
— J’aimerais autant, avouai-je, je n’ai pas entendu de musique depuis mon départ pour le front. Je n’ose même pas imaginer ma prestation…
Je l’ai entendu glousser.
— Ça vous reviendra, je ne m’en fais pas pour vous.
— Honnêtement, ce que je voudrais pour ce soir, c’est un bon vrai repas. Du chaud. Avec du goût. Comme dans le temps.
— Vous avez une Maman qui vous attend avec un bon gâteau à la maison ? a demandé le chauffeur.
J’ai avalé ma salive.
— Mes parents sont morts avant la Guerre, ai-je déclaré.
J’ai cherché quoi ajouter, mais je n’ai pas su quoi dire de plus. Y avait-il vraiment matière à épiloguer là-dessus ? Assurément non, mais je voyais bien que mon nouvel ami était embarrassé et j’aurais voulu détendre l’atmosphère avec les bons mots. Mais rien ne m’est venu. Apprendre à dialoguer, à revoir également.
— Désolé, a dit l’homme.
— Y a pas de mal.
Nous avons roulé plusieurs kilomètres avant d’arriver au Village. Je le revoyais enfin. Il était comme quand je l’avais quitté. Un petit havre de paix préservé de l’horreur de la Guerre. J’ai senti une vague de chaleur croître en moi et je me suis retenu de ne pas pleurer encore.
J’étais de retour.
J’ai ouvert la portière de la voiture et suis descendu en tirant mon sac avec moi. Mes semelles abimées se sont posées sur un fin gravier. À ma grande surprise, tout m’est paru tellement familier que j’ai eu l’impression de n’être jamais parti. Je reconnaissais les odeurs, les bruits, les maisons. J’ai mis ma main sur mes yeux pour me protéger du soleil. Et là, je les ai tous vus. Les habitants du Village. J’avais à peine réalisé qu’ils se sont mis à applaudir et à pousser des cris de joie.
Ça a été le bain de foule pour moi. J’étais touché, mais je n’étais pas particulièrement ravi d’être au centre de toutes les attentions. Oui, j’aurais préféré un retour discret et calme. Saluer un par un mes anciens voisins. Revisiter les ruelles et la petite place. Marcher dans les champs de blé en savourant le silence et la tranquillité. Et retourner dans la maison de mes parents. Voilà un moment que je n’y étais pas allé. Elle devait être pleine de poussière et de toiles d’araignée. C’était probablement une demeure à l’agonie qui ne demandait qu’à être rénovée. J’allais pouvoir m’occuper à la restaurer et à lui rendre son aura d’antan. Au moins, ça me changerait les idées ; au pire, ça m’occuperait l’esprit.
Les visages s’étaient ternis, par l’âge ou la fatigue. J’ai alors réalisé que, si les fondations ne laissaient rien entrevoir, la Guerre était passée ici aussi mais d’une autre manière.
J’ai serré des mains, embrassé des joues, caressé des chiens et des chats… et puis je l’ai vue.
Elle avait changé, forcément.
Ce n’était plus la même que la dernière fois. Elle était devenue une sublime jeune femme. Eugénie. Bon sang. Elle avait de magnifiques cheveux bruns bouclés, des yeux marron qui brillaient au soleil, un petit nez en trompette, de belles lèvres charnues et un grand corps fin.
J’ai réalisé qu’elle était la plus belle chose que j’avais vue depuis longtemps. Elle m’a souri, avec un petit air triste, et est venue me voir, les deux mains jointes. On aurait dit qu’elle se balançait quand elle marchait, ce qui lui donnait un petit air attendrissant. Je reconnaissais bien la fille dont j’étais éperdument amoureux.
Elle s’est posée juste en face de moi, je ne la dépassais que de quelques centimètres.
— Eugénie, ai-je dit, ça me fait vraiment plaisir de te revoir, tu sais…
Ses yeux étaient humides. Elle avait dû pleurer. Qu’est-ce qu’elle était belle… Et puis, elle m’a répondu, de sa voix claire et envoutante.
— Moi aussi, ça me fait plaisir de te revoir. Tu es revenu. Je suis vraiment heureuse pour toi, Charles.
Je ne parvenais même pas à marcher deux mètres sans risquer de me casser la gueule en avant. Il avait plu pendant une semaine et notre ligne de campement était devenue une rigole de boue dans laquelle gisaient les cadavres de rats à moitié dévorés. Oui, on avait très faim. Ça puait la mort et la pourriture. On s’était pourtant habitués à l’odeur nauséabonde, mais même nos nez domptés ne supportaient pas certains endroits où des tripes à l’air libre avaient dû s’assécher à côté de leur propriétaire. C’était une des choses que la Guerre m’avait appris : inutile de chercher, il existe toujours pire plus loin.
J’ai fixé les barbelés en haut de ma tranchée. J’ai serré ma baïonnette contre ma poitrine et j’ai senti mon cœur battre contre le manche, comme si mon engin de mort prenait vie. Peut-être cette chose aspirait-elle les âmes de ceux qu’elle prenait ? Ben voyons. Encore une superstition de soldat.
J’ai observé le gars à ma droite. On se ressemblait tous en fait. On était habillés pareil, on avait la même barbe, les mêmes cheveux sales sûrement pleins de poux et d’autres saloperies. Ce n’était plus la terre, ce n’était plus le sol que j’avais arpenté dans ma vie passée. Ici, nous étions en Enfer. Et Dieu sait que Satan devait se languir de son spectacle. Quelle ironie…
Alors que les coups de canons et les cris de guerre résonnaient au-dessus de moi, j’ai ressenti cette boule dans ma gorge. Cette même boule qui m’étouffait à chaque début d’assaut. Et pourtant, j’avais l’impression de la découvrir à chaque fois. Mon esprit se tiraillait en deux : et si je pouvais y passer ? Et si seulement un de ces foutus boches pouvait viser mon crâne et m’exploser le caisson ? On n’en parlerait plus. Fin de l’histoire. Rideau. Mourir serait peut-être la meilleure solution. Après tout, combien de temps pouvais-je encore tenir ? On nous avait dit que ça durerait deux mois à notre arrivée. Et j’avais vitupéré parce que ça paraissait déjà bien trop long. Merde, aujourd’hui j’avais arrêté de compter les couchers de soleil. En même temps, on le voyait pas souvent celui-là. Oui, si je pouvais avoir la chance de mourir vite… Mais le problème était là. Mourir vite. Un luxe que peu d’entre nous pouvions nous payer. Parce qu’une fois sur le champ de bataille, survivre n’était même plus à l’ordre du jour en réalité. Je l’avais compris quand j’avais pesté intérieurement en voyant un de mes partenaires tomber en arrière à la suite d’un impact et fermer les yeux pour toujours. Je m’étais dit « bien joué, enfoiré ». A cet instant, j’avais vraiment réalisé que les récits de guerre héroïques que je lisais quand j’étais gosse, c’était des belles conneries. Et pourtant, malgré tout ça, je voulais vivre aussi… Je rêvais de revoir mon chez-moi, de recommencer à lire, de voir la mer et la montagne, de dormir en paix… En vérité, il y avait deux batailles qu’un soldat vivait : celle du terrain et celle de l’esprit. Et là, j’avais cette putain de boule dans la gorge qui m’étouffait.
J’ai levé les yeux au ciel. Un éclair a déchiré les nuages noirs. Le sifflet a retenti de nouveau. Le tonnerre a grondé. Une pluie rouge s’est abattue sur moi. Tout le monde avait disparu. J’étais seul, au milieu d’un terrain sombre et fumant. Puis le cadavre d’un homme s’est levé en face de moi. Il lui manquait un œil. Il s’est avancé dans ma direction en boitant. J’étais pétrifié. Du sang a coulé de sa bouche quand il a dit d’une voix calme :
— Monsieur ?
Mon cœur s’est emballé.
— Monsieur ? On est arrivé…
J’ai ouvert les paupières. J’avais froid et une goutte de sueur perlait sur mon front.
— Je… J’arrive, excusez-moi, ai-je dit.
Le chef de gare m’a lancé un regard plein de commisération en pinçant ses lèvres et est sorti du compartiment. Je suis resté immobile quelques instants, le temps qu’il s’éloigne. J’ai levé mes fesses du siège confortable sur lequel je m’étais assoupi et me suis étiré les membres. Mon cœur, qui avait semblait-il été lui-même berné par mon rêve, peinait à retrouver son calme. J’ai inspiré une bonne gorgée d’air et ai observé mon reflet dans la vitre devant moi. Rasé. Peigné. Comme si de rien n’était. Seul cadeau de l’armée qui ne semblait pas assumer le nom attribué à ses hirsutes combattants. Du moment qu’il nous restait nos deux jambes et nos deux bras, que notre visage était entier et que nous pouvions toujours parler correctement, les généraux s’assuraient de nous « rendre » à la société dans le meilleur état possible. Une séance chez le coiffeur et le barbier pourrait-elle gommer les stigmates du front ? Nous allions bien voir, mais j’étais pessimiste.
J’ai pris le grand sac qui contenait – ce qu’il restait – de mes affaires et suis allé dans l’allée centrale du train. J’étais le dernier passager encore à bord. Je suis descendu de la rame et ai posé mes chaussures usées sur les solides carreaux froids du quai. Aucun risque de m’enfoncer. Les autres combattants autour de moi étaient dans les bras de leur mère, leur femme, leurs enfants, leurs frères et leurs sœurs. Des larmes. Des cris. Encore des larmes. Et encore des cris.
C’était à cet instant précis que j’ai vraiment réalisé ce qu’il était en train de se passer. J’étais revenu. J’avais survécu. Et là, je me suis surpris à pleurer à mon tour. Sauf que personne n’est venu me serrer contre lui.
La Guerre était finie. L’Alliance avait gagné et nous étions libres de retourner chez nous et de pleurer nos amis défunts en paix. Paix. Paix. Paix. Ce mot était devenu le préféré de mon lexique. En voyant un grand brun soulever sa fiancée bouleversée pour l’embrasser, j’ai aussitôt pensé à Eugénie. Son souvenir m’avait hanté sans jamais me quitter tout le long de ces années dans les tranchées.
Nous étions quelques uns à attendre comme des cons, seuls, les yeux embués, alors que nos frères d’armes partaient avec leur famille qu’ils ne pensaient plus jamais revoir. Alors on s’est étreints entre nous. Nous avions besoin de contact, de chaleur. Nous n’étions plus des soldats. Nous étions redevenus des hommes. De simples hommes. Et ça, nous l’avions bien compris.
Des inconnus sont venus nous chercher. Chacun nous ramenait en voiture à notre village. On s’est séparés dans une ultime accolade et on est tous allés dans une direction différente. Mon chauffeur avait une bonne bouille. Il devait avoir dans les soixante ans et portait une chemise blanche à carreaux noirs, une casquette trouée et un pantalon gris. Il avait aussi une drôle de moustache qui lui donnait comme un second sourire. Il a insisté pour prendre mon sac, mais j’ai préféré le garder avec moi.
Je l’ai suivi jusqu’en dehors de la gare. Le soleil cognait. Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas vu une si belle journée. Quatre ans, pour être précis.
Il m’a montré son véhicule du doigt. Celui-ci bordait une route qui disparaissait dans la campagne. Je suis monté à l’arrière et ai posé mes affaires à ma droite. Le chauffeur s’est installé à son tour et a enclenché le moteur. Avions. Un bref coup d’œil au ciel, et je m’assurais que j’aurais sûrement besoin de temps pour redevenir le grand tranquille que j’étais autrefois. On était partis.
J’observais les paysages défiler à travers ma vitre. Une curieuse impression de ne pas voir de désolation ou de déchéance m’a frappé. Tout semblait si… intact. Ce n’était pas naturel. En fait, je n’avais plus vraiment la même approche que les gens normaux avaient du monde. Je n’étais plus vraiment normal en somme. Je l’avais accepté. Les lueurs grisâtres et le brouillard d’un champ de barbelés m’était plus familier que la brillance du soleil ou la clarté vespérale d’une soirée printanière. Mais cela ne m’ôtait pas le droit d’être heureux. Du moins, je l’espérais.
Le chauffeur m’a regardé dans son rétroviseur.
— J’ai beau chercher, je ne vois pas de barbe, a-t-il dit en riant.
— Pardon ? ai-je fait.
— La barbe, a-t-il répété. Elle est où ? Je la vois pas.
— Voyez plutôt la route, s’il vous plait, je n’ai pas envie de mourir alors que je suis sur le chemin du retour.
Nous avons éclaté de rire à l’unisson. Ça aussi, ça m’avait manqué. Rire.
— Non, pour être sérieux, ai-je repris, on s’est arrangé pour que nous soyons comme neufs pour notre retour.
J’ai vu ses petits yeux pétillants se plisser.
— Le résultat est réussi. Vous êtes prêt pour le bal de ce soir.
— Le… Pardon ?!
— Non, je plaisante, il n’y a rien, m’a-t-il rassuré. Du moins, à ma connaissance.
— J’aimerais autant, avouai-je, je n’ai pas entendu de musique depuis mon départ pour le front. Je n’ose même pas imaginer ma prestation…
Je l’ai entendu glousser.
— Ça vous reviendra, je ne m’en fais pas pour vous.
— Honnêtement, ce que je voudrais pour ce soir, c’est un bon vrai repas. Du chaud. Avec du goût. Comme dans le temps.
— Vous avez une Maman qui vous attend avec un bon gâteau à la maison ? a demandé le chauffeur.
J’ai avalé ma salive.
— Mes parents sont morts avant la Guerre, ai-je déclaré.
J’ai cherché quoi ajouter, mais je n’ai pas su quoi dire de plus. Y avait-il vraiment matière à épiloguer là-dessus ? Assurément non, mais je voyais bien que mon nouvel ami était embarrassé et j’aurais voulu détendre l’atmosphère avec les bons mots. Mais rien ne m’est venu. Apprendre à dialoguer, à revoir également.
— Désolé, a dit l’homme.
— Y a pas de mal.
Nous avons roulé plusieurs kilomètres avant d’arriver au Village. Je le revoyais enfin. Il était comme quand je l’avais quitté. Un petit havre de paix préservé de l’horreur de la Guerre. J’ai senti une vague de chaleur croître en moi et je me suis retenu de ne pas pleurer encore.
J’étais de retour.
J’ai ouvert la portière de la voiture et suis descendu en tirant mon sac avec moi. Mes semelles abimées se sont posées sur un fin gravier. À ma grande surprise, tout m’est paru tellement familier que j’ai eu l’impression de n’être jamais parti. Je reconnaissais les odeurs, les bruits, les maisons. J’ai mis ma main sur mes yeux pour me protéger du soleil. Et là, je les ai tous vus. Les habitants du Village. J’avais à peine réalisé qu’ils se sont mis à applaudir et à pousser des cris de joie.
Ça a été le bain de foule pour moi. J’étais touché, mais je n’étais pas particulièrement ravi d’être au centre de toutes les attentions. Oui, j’aurais préféré un retour discret et calme. Saluer un par un mes anciens voisins. Revisiter les ruelles et la petite place. Marcher dans les champs de blé en savourant le silence et la tranquillité. Et retourner dans la maison de mes parents. Voilà un moment que je n’y étais pas allé. Elle devait être pleine de poussière et de toiles d’araignée. C’était probablement une demeure à l’agonie qui ne demandait qu’à être rénovée. J’allais pouvoir m’occuper à la restaurer et à lui rendre son aura d’antan. Au moins, ça me changerait les idées ; au pire, ça m’occuperait l’esprit.
Les visages s’étaient ternis, par l’âge ou la fatigue. J’ai alors réalisé que, si les fondations ne laissaient rien entrevoir, la Guerre était passée ici aussi mais d’une autre manière.
J’ai serré des mains, embrassé des joues, caressé des chiens et des chats… et puis je l’ai vue.
Elle avait changé, forcément.
Ce n’était plus la même que la dernière fois. Elle était devenue une sublime jeune femme. Eugénie. Bon sang. Elle avait de magnifiques cheveux bruns bouclés, des yeux marron qui brillaient au soleil, un petit nez en trompette, de belles lèvres charnues et un grand corps fin.
J’ai réalisé qu’elle était la plus belle chose que j’avais vue depuis longtemps. Elle m’a souri, avec un petit air triste, et est venue me voir, les deux mains jointes. On aurait dit qu’elle se balançait quand elle marchait, ce qui lui donnait un petit air attendrissant. Je reconnaissais bien la fille dont j’étais éperdument amoureux.
Elle s’est posée juste en face de moi, je ne la dépassais que de quelques centimètres.
— Eugénie, ai-je dit, ça me fait vraiment plaisir de te revoir, tu sais…
Ses yeux étaient humides. Elle avait dû pleurer. Qu’est-ce qu’elle était belle… Et puis, elle m’a répondu, de sa voix claire et envoutante.
— Moi aussi, ça me fait plaisir de te revoir. Tu es revenu. Je suis vraiment heureuse pour toi, Charles.