-Matthieu ?
-Oh putain Sylvie !
-Ça va ?
-Oui, j’ai fait un cauchemar…
-J’imagine.
-Qu’est-ce que tu fais sur mon lit à… à huit heures du mat’ ? Où est Maman ?
-Elle est partie au travail.
-Ah. Et toi ?
-Moi quoi ?
-Comment ça se fait que quand je me réveille je te trouve assise sur mes draps à m’espionner ? Tu me regardes dormir ?
-C’est ce que je fais depuis deux heures…
-Putain.
-Tu as eu un sommeil agité.
-Forcément, les jeunes filles en pyjama blanc qui regardent les gens dormir sont celles que j’ai vues dans les films d’horreur japonais !
-Pardon de t’avoir effrayé…
-Passons, tu vas peut-être finir par m’expliquer ce que tu fous là ?
-Je voulais te parler.
-L’ibuprofène est dans les chiottes.
-Matthieu, je suis sérieuse !
-Mais qu’est-ce que tu veux à la fin… ? J’ai un mal de crâne, c’est magique…
-Ça c’est l’effet de la vodka.
-…
-Matthieu ?
-C’est toi qui l’as prise, pas vrai ?
-Effectivement.
-Et alors ?
-Et alors quoi ?
-Bah t’es contente ? Tu comptes en faire quoi ?
-Je ne sais pas encore… Je voulais t’en parler avant tout.
-Parler de quoi ?
-De cette bouteille. De ce que tu comptais en faire…
-Et donc ?
-Et donc je voudrais savoir.
-Savoir quoi ?
-Bon sang, Matthieu !!! Pourquoi tu veux tuer notre mère ???
-Ecoute, je sais que c’est dur à concevoir, mais Maman… Putain ma tête… Maman est loin d’être apte à prendre soin de nous. Encore moins demain qu’aujourd’hui.
-Mais pourquoi… ?
-Tu veux que je t’explique ??? Alors ta gueule et laisse moi en placer une pour une fois ! Maman est une femme bien, mais elle n’a aucunement les capacités de s’occuper de nous correctement ; c’est le genre de femme qui doit être couplée à un homme. Seule, elle ne peut que nous enfoncer. Je ne veux pas me rappeler de mon enfance dans dix ans comme d’une sale période, je veux vivre ! En abandonnant Papa, elle NOUS a abandonnés. Tous les deux. Nous sommes ses prisonniers. On est son divertissement, des bouche-trous, elle n’en a que faire de nous en réalité ; je ne crois pas à ses mensonges. Tu lui fais confiance, toi ?
-Oui…
-Tu lui fais confiance ? Eh bah écoute ça : Maman ne nous a pas dit toute la vérité. J’ai appris récemment un secret qu’elle nous cache et elle ne se doute pas que je suis au courant. Elle a osé nous mentir !!!
-Chacun a droit à son jardin intime…
-Mais pas ça…
-Et c’est quoi ?
-Une raison suffisante pour tenter trois fois de l’éliminer.
-Trois fois ?
-Oui… La dernière fois… Ce que j’ai mal… La dernière fois, tu m’as surpris en flagrant délit… Je voulais… Oh, j’en reviens pas que je raconte tout ça… Je voulais faire exploser la plaque de cuisson…
-Ça devait être stressant…
-Tu imagines pas.
-Tu es bien courageux, Matthieu…
-Pardon ?
-Je t’admire… Tout ce que tu as vécu…
-Tu… tu…
-Je… ?
-Tu ne m’en veux… pas… ?
-Tu es mon frère…
-Oui, mais… certes…
-Comment va ta tête ?
-Sur le point d’éclater.
-C’est la surtension, tu as besoin de te détendre. Allonge-toi, je vais te sucer.
-HEIN ???
Sylvie se penche alors. Ses cheveux d’or tombent sur son visage. Je ne la vois pas retirer les draps et attraper mon caleçon. La chanson Happy Together des Turtles se fait entendre.
-Sylvie !
Elle lève ses yeux vers moi. Ils sont d’un bleu océan, magnifiques, et expriment un certain amusement.
-Ne t’inquiète pas, me répond-elle avec un sourire.
Ses lèvres sont légèrement maquillées, elles sont excitantes. Ses dents sont d’un blanc troublant, celui qui vous fait prendre conscience que vous lavez les vôtres comme une bite depuis que vous avez commencé. Sa langue que j’entrevois à peine finit d’allumer en moi des feux que je ne connaissais pas encore. Je veux qu’elle me fasse cette pipe. Ce sera notre secret.
Elle repousse plusieurs mèches derrière l’une de ses oreilles, comme si elle voulait que je voie tout. Ça tombe bien, c’est ce que je veux. Elle balance mon sous-vêtement dans les airs. Elle se lèche lentement la lèvre supérieure.
-C’est la gaule matinale ou c’est moi ça ? demande-t-elle en gloussant.
Pour toute réponse, je déglutis.
-Parce que je te jure, tu bandes comme un âne, ça m’excite.
Elle tend sa main vers mon membre éveillé, le saisit et le dresse vers elle.
-Dis, ça t’embête si j’avale ?
Je passe mes mains sur mes yeux. Putain, qu’est-ce qu’on fait ? Si Maman apprend ça, on est morts. Non, elle n’en saura rien ; après tout, ce n’est qu’une fellation, on n’a pas eu de rapports plus « importants ».
Sylvie s’amuse de mon état. Elle commence à me branler. Il est encore temps de la repousser. Je peux toujours lui dire de s’en aller. Merde, c’est ma sœur…
Elle s’approche. Elle ouvre sa bouche. Je mets ma main sur ses cheveux. Et j’appuie.

Mes yeux s’ouvrirent subitement. Mon cœur battait la chamade. Mon corps était en sueur et dans un état d’excitation intense. Où étais-je ? Où était Sylvie ? C’était le matin. J’étais dans ma chambre. Dans mon lit. Seul. Pfou. Ce n’était qu’un rêve. De ceux que l’on regrette d’avoir fait une fois que l’on émerge.
Je me pliai en deux puis inspirai et expirai puissamment afin d’attendrir les vagues de volupté qui menaçaient de déverser leur frustration hors de leur prison. Je commençais juste à discerner les deux mondes : maintenant, où j’étais dans la merde, et dix secondes plus tôt, quand ma sœur m’avait littéralement incendié. Le songe s’était achevé juste avant que l’action ne débute. Il paraît que nous ne pouvons rêver du vrai sexe qu’une fois celui-ci expérimenté, et qu’auparavant, nous n’en avons que des représentations illusoires, comme une sensation de frottement au niveau de l’entre-jambes. A présent, j’étais conscient de la réalité. La bien angoissante réalité. Sylvie me surveillait toujours, et ma situation était plus délicate que jamais. Mon imagination m’avait joué un joli coup de pute.
Au bout d’un petit moment, les pulsions et les saccades se calmèrent et mon membre se détendit. Les draps avaient eu chaud. Je virai les couvertures pour évacuer la chaleur. J’avais un fond de migraine et l’esprit toujours obsédé par ce mirage du sommeil. Je ne risquais pas de l’oublier celui-là.
En effet, je réalisais deux choses : la première, c’était que me confier à quelqu’un (même si ce n’était que dans ma tête) m’avait fait un bien fou. Tout déballer à ma frangine m’avait donné une impression de délivrance, de reprise de confiance, de soutien. Ma première confession. Qu’est-ce que c’était bon… Et quand elle m’avait dit que ça ne la choquait pas, je nous avais vus préparer des plans tous les deux, comme des complices. Ça m’inquiétait. J’étais du genre solitaire pur et dur. La coopération n’était pas mon fort. Jamais je n’avais accepté de partenaire pour quoi que ce soit (pour l’instant).
La deuxième : ma réaction face au comportement obscène de Sylvie. J’avais une bonne excuse, c’était un rêve, et j’étais tout sauf conscient. En temps normal, je ne me serais jamais laissé autant approcher par ma sœur. Mais je devais reconnaître qu’au moment de me réveiller, je m’étais senti envahi par une vive déception. Déception par rapport au retour à la réalité, et déception car le fantasme s’était éteint trop tôt à mon goût.
Je me levai alors, me saisis de mon peignoir et quittai ma chambre. Il devait être huit heures, car les couleurs étaient assez chaudes et le soleil encore bas. Je descendis les escaliers. En passant devant la porte de chez Sylvie, j’avais songé à regarder où elle avait caché la vodka. Mais j’avais de suite repoussé cette idée. Mieux valait me faire le plus discret possible.
Lorsque j’arrivais à la cuisine, je découvris avec horreur Maman en pleine discussion avec ma sœur. A ma vue, cette dernière se tut. L’autre me lança son regard habituellement inexpressif et me souhaita le bonjour d’un ton plus neutre que de l’eau. Sylvie avait-elle parlé ?
-Bonjour, dis-je à l’attention des deux.
Mon aînée se contenta de souffler quelque chose en guise de réciproque. Notre mère finit d’avaler un café et se leva. La radio était allumée. De la confiture avait débordé sur la nappe. Croquette grignotait des bouts de pain grillé tombés par terre. Un auditeur se plaignait de son salaire jugé trop bas malgré ses deux ans d’études. Une mouche se collait à la vitre à la recherche d’une sortie. Sylvie me regardait.
-Tu ne travailles pas aujourd’hui ? demandai-je à la madre.
Le chat remarqua l’insecte volant et miaula.
-Non, ils forment des stagiaires toute la journée, répondit-elle sans même me regarder. On m’a gentiment offert un week-end de trois jours.
-C’est cool, tu vas pouvoir te reposer, fis-je afin de positiver.
-Oui, j’en avais besoin, ça fait du bien.
Mon aînée me fixait toujours. Le comportement de la maternelle était tout à fait normal, je n’avais rien à craindre.
-Donc aujourd’hui Maman, c’est férié, tu fais rien ; on va préparer à manger et toi tu restes…
-Ça va pas non ? coupa ma mère. Pas question que tu nous prépares une pizza dégueulasse, je fais un vrai repas à midi, c’est tout.
Mon ego en prit un coup. J’essayais d’être aimable et je me faisais rembarrer direct. Putain, les malheurs de la vertu. Je te saignerais bien volontiers Maman pour l’occasion. Mais je devais rester inactif pendant quelques temps. J’étais sur trop haute surveillance. D’ailleurs, en parlant de ça, je contemplai Sylvie se lever et aller poser son bol vide et sa cuillère dans le lave-vaisselle. Elle se pencha et leva son fessier. Mon pouls s’accéléra. Merde, j’avais la trique ! Elle pivota et me regarda. Merde, merde, elle allait me voir !! Je pris la fuite et partis me réfugier aux toilettes.
« Mais qu’est-ce qui m’arrive ? »
Quel bordel. Ce rêve m’avait tellement remué que quand je voyais ma sœur, mon bâton de vie faisait le cobra. Manquait plus que ça. Quelle journée de chiasse. Et elle ne faisait que commencer…

Le matin, j’avais disparu dans le parc puis avais visité le quartier afin de fuir la maison. Il fallait que je réfléchisse au calme. Seul. Bon, Sylvie savait. Elle avait pris la bouteille de vodka et l’avait gardée, cachée ou jetée. Peut-être me menacerait-elle de s’en servir comme preuve ? Mais après tout, qui me disait qu’elle était bien en sa possession ? Et si c’était Maman ? Non. Elle nous aurait presque torturés pour qu’on lui révèle qui en était le propriétaire. Son absence de réaction était la preuve qu’elle n’était au courant de rien, ce n’était pas une femme qui cachait ses colères. Mais alors que faire avec Sylvie ? Je jetai sans arrêt des coups d’œil en arrière pour vérifier que l’on ne me filait pas, et crus même apercevoir des ombres cachées derrière des buissons, mais ce n’était que des chats ou des chiens… ou des pervers, et là j’avais intérêt à déguerpir. Je devais faire une pause dans mes projets pendant quelques temps, que cette histoire se termine. Je ne devais pas offrir à Sylvie l’occasion de m’avoir sur un coup de précipitation. D’autant plus que j’étais en panne d’inspiration à trouver une nouvelle technique pour tuer Maman. Mais l’heure n’était plus à la recherche ou à l’observation. Je devais protéger mes arrières.
Parfois, je me sentais médiocre, voire honteux d’avoir autant échoué. Trois tentatives. Trois échecs. J’avais touché au but. Et j’avais perdu. Toujours. Mais réflexion est mère de reconquête. J’avais mis toute mon intelligence, toute mon ingéniosité dans ces tentatives. Cependant, force était de constater qu’ôter une vie n’était pas si simple. S’il suffisait de réfléchir, de préparer, et d’agir, tout aurait été déjà terminé depuis un bail. Mais tuer, ce n’était pas ça. J’avais peu de moyens, et une volonté de fer, je finirais bien par réussir. Cela prendrait du temps, mais j’y parviendrais. Néron était un tyran qui avait tous les pouvoirs et tous les droits. Il avait dû s’y prendre à deux fois avant de réussir à refroidir sa génitrice sans se faire passer officiellement pour coupable (même si tout le monde savait que c’était lui, mais passons) : il avait fait organiser un faux naufrage et la garce s’en était tiré, puis il avait choisi une méthode plus radicale : « Bon, les mecs, elle me les brise, allez la voir et butez-la cash ». C’était à peu près ça, mais en latin. Alors les sbires de l’empereur avaient entouré le lit d’Agrippine, et lorsque le triérarque lui avait foutu son bâton dans la gueule, elle avait compris qu’elle n’en réchapperait pas. Alors elle avait mis sa main sur son bide et avait déclaré au centurion Ventrem feri ce qui veut dire « Frappe au ventre », et il l’avait achevée de plusieurs coups de glaive.
Outre élargir d’un picomètre ma culture générale, cette histoire m’avait fait comprendre que je n’étais pas dans une affaire désespérée. Je n’en étais qu’à trois essais. Un meurtre est un acte complexe, et pour le réussir, il faut se tuer à la tâche. Et je n’avais pas d’hommes sous mes ordres. J’étais donc l’architecte et l’ouvrier des travaux.

Dans l’après-midi, un orage se déclara et nous nous retrouvâmes, Maman, Sylvie et moi réunis dans le salon. Les éclairs illuminaient la maison comme des flashs d’appareils photos, puis étaient de suite suivis par le tonnerre, qui faisait vibrer les murs. La tempête était juste au-dessus de nous. Le ciel était noir, et la maison était plongée dans l’ombre si bien que l’on dût allumer les lumières pour y voir correctement. Des abats d’eau puissants s’acharnaient sur les fenêtres. De véritables cours d’eau filaient le long des caniveaux. Croquette se cachait sous le buffet, effrayé par le grondement du ciel.
J’aimais bien les orages, j’y retrouvais une certaine beauté : celle d’un monde qui montrait tous ses maux et toutes ses souffrances par le biais de la Nature et le royaume d’en haut qui déversait sa rage. Une Apocalypse d’un instant. Mais je les préférais la nuit, quand j’étais au chaud dans mon lit, à m’imaginer les clochards qui devaient supporter le froid, la pluie et le vent. C’était dans ces instants-là que je réalisais le plus mon confort. La journée, c’était chiant, on ne pouvait ni regarder la télé, ni glander sur l’ordi.
La madre était assise sur le sofa occupée à lire un livre ; à sa droite, Sylvie feuilletait une revue tout en me jetant des regards noirs. Je m’installai sur le fauteuil de l’autre côté de la table basse, leur faisant face. J’avais dans les mains mon bouquin de maths. Il était plein de poussière. A la vue de ma sœur, je sentis une raideur dans mon entre-jambes. Il fallait que cela cesse !
-Maman, appelai-je pour penser à autre chose. Ça fait longtemps que je t’ai pas vu fumer. Tu arrêtes ?
C’était stupide, mais si ça pouvait m’empêcher de bander.
-Oui, répondit-elle.
Sérieux ? Alors ça ! A sa mine ahurie, je vis que Sylvie était aussi surprise que moi.
-C’est vrai ? demanda-t-elle.
-Je n’ai pas le droit… d’empoisonner les autres avec ces conneries…, acheva notre maternelle.
-Je suis fière de toi ! s’exclama ma frangine.
Cette phrase fit plaisir à Maman, car elle sourit.
-Merci, ma puce.
-Eh moi aussi, je te félicite ! dis-je tout haut, pour rappeler ma présence.
C’était tout de même moi qui avais lancé le sujet.
-Oui, murmura Maman, émue. Merci.
-Oui, c’est vrai que tu es là aussi, cracha l’autre.
Le ton agressif dans sa voix n’échappa pas à notre mère et elle nous étudia l’un après l’autre.
-Qu’est-ce qui ne va pas encore tous les deux ? s’énerva-t-elle.
-Euh… Rien, osai-je, redoutant ce qu’allait ajouter Sylvie.
Celle-ci me fixa d’un air accusateur.
-Non…, fit-elle.
Un duel visuel s’engagea alors, mais je me couchai aussitôt. Mieux valait ne pas jeter de l’huile sur le feu. Mon érection était complète. Pourquoi ça me faisait ça… ?
Au bout d’un moment, Maman se mit à rire. On la questionna du regard et elle lut à haute voix :
-« Ils nous ont tout pris, mais ils ont été volés. Les voleurs ont abandonné leur butin, puis les seconds propriétaires de ce-dernier l’ont récupéré. Ils l’ont avili, abimé et usé à mauvais escient et de manière inadéquate. A la fin, nous avons récupéré notre bien, mais celui-ci était devenu mal et corruption. Que veulent les hommes ? »
-De l’or, des terres, des femmes, répondit Sylvie.
-Cette question va au-delà du domaine physique, chérie, affirma la madre, ce que le narrateur demande c’est « Qu’est-ce que cherche un être humain dans sa quête, dans sa vie ? ».
Ma sœur exprima une moue d’ignorance.
-Le bonheur ? tenta-t-elle.
-Qu’est-ce que le bonheur pour toi, mon ange ?
Sylvie feuilleta son magazine à la recherche d’une image et la montra à sa mère.
-Ça ! dit-elle en souriant en désignant la photographie d’une magnifique brune qui se déhanchait face au photographe.
-C’est ton bonheur, ça ? fit ma mère d’une voix aigüe.
-Eeeeh, non ! Je parle pour les mecs.
-Mais mon cœur, quand on dit « hommes » c’est dans le sens générique, on pense aux femmes aussi.
-Ah, bah, je sais pas… Le bonheur c’est… c’est… c’est quand on a atteint le but ultime dans sa vie, et aussi quand on cherche à l’atteindre et que tout va bien dans ce sens.
-On avait eu une discussion intéressante avec ton frère à ce sujet l’autre soir, tu te souviens ? me demanda Maman.
Le regard glacial de Sylvie se posa sur moi.
-Oui, je-je m’en souviens, répondis-je.
-Vraiment ? s’intéressa mon aînée. Et alors ? Matthieu est-il aussi bon penseur qu’il complote ?
Mon cœur remonta jusqu’à ma gorge et retomba à sa place dans ma poitrine. A quoi jouait-elle ? Notre maternelle n’avait pas relevé le sous-entendu.
-Il réfléchit bien, expliqua cette-dernière tout en lisant son bouquin.
-Oui, c’est vrai que pour certaines choses, il sait se servir de son cerveau…
Je devais la dévier de sa ligne de tir.
-Et qu’en penses-tu, Maman ? Les hommes veulent quoi au juste ?
-Qu’en penses-tu, toi ?
-Les hommes ? Ils sont faibles, ils cherchent la facilité, le vice gratuit et la récompense offerte. Tout ce qui les intéresse, c’est s’enrichir sur le dos des autres, épuiser les ressources de la Nature et prétendre être bons et généreux alors qu’ils savent même entre eux que ce sont tous des monstres. Ils sont beaucoup à critiquer les généraux mais peu à faire entendre leur voix, ils sont nombreux à clamer haut et fort qu’ils veulent du franc-parler alors qu’ils ne se bercent qu’à la démagogie. Parce qu’ils veulent entendre ce qu’ils veulent entendre. Les hommes parlent mais n’agissent pas. Ils s’enfoncent dans leur merde, et ne pensent à en sortir que quand ils s’étouffent. C’est le cas avec l’économie, le nucléaire, les rapports internationaux… Parce que ce système, même s’il périclite, leur donne ce qu’ils veulent de suite et maintenant. Les hommes vivent mieux qu’ils ne le devraient, ils s’habituent trop bien à ce rythme de vie, et, même s’ils savent qu’ils contribuent à l’affaiblissement de l’environnement, ils persistent car ils ont la flemme de bouger et n’acceptent de changer de mode de vie que centimètre par centimètre…
-Tout ça me paraît bien prétentieux venant d’un gosse de l’Occident comme toi, me coupa Sylvie. Tu dis sans arrêt « ils » mais toi, tu ne te comptes pas là-dedans ?
-Si. Je suis dans le lot. Je nous inclus tous. Même toi.
-Tu as quelque chose à me reprocher ?
-Bah je sais pas, tu réagis comment quand tu lis qu’il va manquer d’eau dans dix ans.
-Je me dis que tu ne devrais pas laisser autant couler le robinet.
En parlant de robinet, le mien commençait à se détendre.
-Tu prends des douches qui durent trois plombes, articulai-je d’un ton strict pour qu’elle comprenne bien ce que je lui disais.
-Oh oui, c’est vrai, tu es si économe. Tu dois être content, maintenant que la plaque ne marche plus.
Silence. Elle me disait de ne pas la gonfler, et je comptais bien lui obéir.
-A ce propos, il faut que j’appelle le réparateur, nota notre mère.
-Je pense que les hommes, reprit Sylvie, veulent toucher leur bonheur du doigt, et que ce bonheur est en fait le palier ultime de leur évolution dans la vie. On a l’éducation, les études, la famille… Et quand on a fini de gravir tous les échelons dans tous les domaines, là on est au point culminant de notre existence. Je ne sais pas si on peut y arriver, ou du moins si on peut tous l’atteindre, mais cette quête, ce chemin, c’est l’Etoile du Berger de tout homme. On la suit, on choisit nos voies pour la saisir plus ou moins rapidement. C’est le vœu ultime d’un humain. Homme ou femme.
-Pourquoi pas ? fis-je.
-Oui, pourquoi pas ? interrogea ma frangine.
-A toi de me le dire. L’un des intérêts de la philosophie est de trouver soi-même des contre-exemples à ses propres arguments.
Sylvie s’esclaffa.
-Attends, tu penses faire de la philosophie, là ? Laisse-moi rire. Mais dis-moi, je ne me souviens pas t’avoir entendu contre-dire tes propos, toi.
-Tu en veux ? Okay. Il existe des hommes, c’est vrai, qui sont au-dessus de tout ça et qui défendent la terre tout en dénonçant le tempérament consommateur de leurs pairs. Ce sont eux que l’on écoute à la télé, à la radio.
-Des hommes comme toi ?
-Et malgré cela, la majorité préfère les ignorer et se dire « oh oui c’est grave, il a raison, c’est vrai ce qu’il dit » mais sans agir…
-Des hommes comme toi ? insista Sylvie.
-Eh, t’arrête ta fixette sur moi, je te prie, tu commences à me les brouter.
-Matthieu, intervint Maman.
-Excuse-moi, mon frère, je m’assure juste que tu ne fasses pas de bêtises.
Je ravalai ma colère, et me couchai de nouveau. Elle voulait me faire sortir de mes gonds.
-Ne vous chamaillez pas, s’il vous plait, demanda notre mère, exaspérée.
-Ne t’en fais pas, Maman, il n’en sera rien, assura mon aînée.
-Alors ? repris-je. Ton contre-exemple ?
-Je sais pas, dit-elle en levant les yeux. Certains hommes ont un but dans la vie. Mais ce n’est pas leur Etoile du Berger… Ils ont un projet plus personnel, qui prend tout leur temps. Ils s’y attèlent avec zèle et intérêt, et regardent leurs compagnons grimper à leurs échelles respectives pendant qu’eux s’obstinent dans leur chemin. Ils travaillent à autre chose. Mais ils n’avancent pas, du moins pas comme ils le devraient, donc ils stagnent, et ils sont persuadés de progresser comme il le faudrait, que c’est le but de leur vie. Mais en fait, ils ont tort. Leur but, c’est de faire du mal. D’empêcher les autres de trouver leur Etoile. Certains sont prêts à tout, même à faire du mal chez eux, à leurs proches…
J’entendais ses mots sortir de sa gorge alors que ses lèvres disaient mon prénom. Un éclair illumina le visage sévère de Sylvie.
-Ces gens-là sont dangereux.
Silence.
-Et toi, Matthieu, acheva-t-elle, quelle est ton Etoile du Berger ?
L’orage tonna si fort que je crus que le ciel venait de fendre. Le tonnerre avait couvert ses dernières paroles mais je les avais comprises. Il n’en semblait pas de même pour Maman. Je sautai sur l’occasion.
-Et toi alors ? Que répondrais-tu à cette problématique ?
Notre maternelle inspira, sembla réfléchir pour assembler ses mots dans sa tête, posa son livre ouvert sur son genou et s’exprima :
-Vous avez tous les deux très bien répondu, et je ne peux pas compléter vos opinions car ils sont très suffisants mais surtout totalement indépendants. Je dirai que, à mon sens, et donc ça n’engage que moi, les hommes, comme tu l’as dit Matthieu, sont attirés par la simplicité, la proximité et la disponibilité en masse, et qu’ils aiment cet état. Parce qu’ils ont un pouvoir que les autres animaux ne peuvent se targuer d’avoir… Tu vois de quoi je parle ?
-Mmh, répondis-je. La puissance, je suppose.
-Non, Matthieu, ce à quoi je pense la leur donne justement, ça en est la source.
-L’intelligence ? La technologie ? La démographie ?
-Non, mon fils, je parle du choix… On a tous le choix de ce que l’on veut manger à tel moment n’importe où. On peut manger une pizza extrêmement complexe sur un fleuve le soir à n’importe quelle heure : il suffit de le demander. On a tous le choix d’aller où l’on veut. Je sais que financièrement parlant, beaucoup de gens vont me contre-dire, mais on a cette possibilité, nous, l’espèce humaine, de pouvoir faire et prendre tout ce que nous convoitons, tu saisis ? Les hommes vivent de leur appétit. Aussi, comme l’a très bien expliqué Sylvie, nous avons tous une Etoile du Berger sur laquelle nous fondons tous nos espoirs. On la cherche, on la rêve, on l’imagine… Tu as mis le doigt sur quelque chose de vrai, ma puce, certains ne parviennent jamais à l’atteindre, mais ont-ils échoué pour autant ? Ils ont vécus, non ? Ils l’ont désirée et ont cherché à l’atteindre ; n’est-ce pas cela vivre, justement ? Je pense que les hommes ne veulent rient d’autre que vouloir, c’est ce qui donne un sens à chaque vie. Certains en deviennent même dépendants, ils abandonnent tout pour recommencer. Depuis la nuit des temps, l’être humain détruit pour construire par-dessus.
Ma sœur et moi nous échangeâmes un regard. Nous seuls comprenions ses dires dans un certain contexte.
-Et qu’en est-il de ceux qui n’ont pas d’Etoile… ? demandai-je.
Maman avala sa salive ; elle semblait se reconnaître dans cette question.
-Demande-toi plutôt : qu’en est-il de ceux qui n’en ont plus ? dit-elle.
-Ils fixent celles de leurs enfants, déclarai-je.
-Exactement.
-Et ceux qui sont totalement seuls, sans descendance? intervint Sylvie.
-Ils sont perdus… Sans âme…
Je redressai mon buste. L’orage s’éloignait, ma gaule s’était estompée et la pluie se faisait plus calme. Je me levai pour partir dans ma chambre et aperçus Maman, qui avait repris son livre, répéter à voix basse : « Ils fixent celles de leurs enfants ».
Je montai les escaliers et filai dans ma chambre.
Je jetai mon livre de maths dans un coin. Maman était-elle mon Etoile ? Etais-je quelqu’un de mal ? Ne vivais-je que pour assassiner ma mère ? Il était vrai que mon aventure donnait un sens à mon existence actuellement. Mais une fois mon épreuve finie, me retrouverais-je comme ceux qui n’ont pas d’âme ? Je n’avais pas d’enfant, je n’avais aucun proche à qui vouer ma vie. Que deviendrais-je quand tout ceci se terminerait ? Quand l’orage est passé, que reste-t-il de ceux qui ont utilisé la foudre ?
Des bruits de pas dans mon dos. Je me retournai. Sylvie me faisait face. L’heure de la confrontation avait sonné.
-Oui ? fis-je.
Elle garda le silence et pénétra dans la chambre ; c’était la première fois depuis belle lurette. Ses yeux bleus brillaient, ses cheveux blonds semblaient apporter de la lumière dans la pièce, ses lèvres pulpeuses étaient d’un sensuel inouï. Je détestais ma sœur, je haïssais son visage, je la trouvais laide. Et pourtant, je sentais mon membre se durcir. Elle ne devait surtout rien remarquer.
-Oui ? répétai-je.
Elle plongea son regard dans le mien comme si elle me passait les menottes.
-J’ai ramassé ta bouteille dans la cuisine, je pense que tu dois le savoir, cracha-t-elle. Enfin bref, je vais être claire avec toi, je sais pas depuis combien de temps tu prépares ton coup, mais je tiens à ce que tu saches une chose : je suis au courant.
Mon cœur s’arrêta de battre. Je m’attendais à ce discours, mais l’entendre en vrai était pire que dans mon imagination.
-Je sais tout, je sais ce que tu cherches à faire et je sais (elle marqua une pause) ce que tu as tenté de faire hier, et que je t’ai empêché d’accomplir. Je sais que c’est toi qui as démoli cette plaque de cuisson.
Je gardais le silence, j’écoutais jusqu’à ce qu’elle finisse, comme un chien qui attendait que son maître eût fini de le battre. Je comprenais bien que j’étais cuit. Je me disais même qu’il n’y aurait pas d’autre chance pour attaquer Maman. Mon histoire s’achevait donc.
-Je sais que tu t’es servi du couteau fin pour déglinguer les sorties de gaz, que tu voulais y déverser de la vodka pour que ça explose…
C’en était trop.
-Mais qu’est-ce que tu veux à la fin ??? criai-je.
Maman avait dû nous entendre, mais je n’en avais cure. Tout était fini de toute façon.
-Ce que je veux ? répéta Sylvie.
Ma trique était redescendue, j’étais mort de peur. Ma sœur était plus grande que moi, elle me dépassait et baissait légèrement la tête pour me fixer dans les yeux. J’étais soumis.
-J’ai ta bouteille, j’ai toutes les preuves qu’il me faut pour prouver ce que je dis. J’ai gardé le couteau, ne cherche même pas à le chercher à la cuisine. J’ai tout contre toi.
Je dus faire un effort considérable, serrer mes poings à m’y planter les ongles et enfoncer mes pieds dans le sol pour ne pas pleurer. J’étais abattu.
-Dis…, murmurai-je.
Ma sœur me lança un regard cruel. Elle consulta sa montre et me fixa de nouveau.
-Il est seize heures. Tu as jusqu’à demain midi pour aller voir Maman et tout lui avouer. Si tu ne le fais pas, je m’en chargerai, c’est clair ? Je te laisse du temps pour préparer ton argumentation, il parait que tu réfléchis bien, mais pour ce genre de choses, je pense que même les meilleurs doivent se préparer méthodiquement.
Elle pivota sur elle-même et quitta ma chambre, me laissant sans voix. Au seuil de ma porte, elle ajouta :
-Vingt heures. Je vais pas te lâcher d’une semelle d’ici là. Bonne chance.
Et elle disparut. Alors ça devait finir ainsi ? Je m’écroulai au sol et fondis en larmes. Je n’avais pas pleuré depuis des années, et ça me fit bien bizarre tout à coup. J’étais à la merci de la peur et du désespoir. Tous mes plans révélés. Mes projets abandonnés. Ma vie finie. Je serais l’opprobre ultime. La honte de Maman. Même Papa ne voudrait plus de moi. Tout le monde me détesterait. Je devais faire face à mes responsabilités, les assumer. J’avais peur. Eh merde… PUTAIN DE BORDEL DE MERDE !!!!! PUTAIN !!! MERDE, MERDE, MERDE, MERDE, MERDE !!!!!!!!!!
Vingt heures. C’était assez pour me pendre. Non… J’étais trop lâche pour ça… Il n’y avait rien à faire. Je devais me ressaisir.
Si je devais affronter cette situation, je le ferais. Je respirai fortement et ravalai mes larmes du mieux que je pouvais. J’aurais échoué, mais dans l’honneur. Je ne devais pas déroger à cette règle : on se tue à la tâche. Dans la réussite comme dans l’échec. Allez debout, Matthieu ! C’était ce qui distinguait les vrais combattants des simulateurs. Je n’étais pas un simulateur. Je refusais d’en devenir un. Sylvie m’avait vaincu. Bien joué. Tu avais sauvé Maman, soeurette. La balle était dans mon camp.
Et si… ? S’il restait quelque chose à faire ? Quoi donc ? Si… Il restait une solution. Un problème qui s’ajoutait à mon entreprise, comme une bactérie à un organisme. Mais tous les plans, même les mieux préparés, se retrouvent face à des embûches. Il suffit juste de les affronter. Le mien était remarquablement bien conçu. Je me relevai. Je devais faire face aux difficultés.
Sylvie était un obstacle à mes projets. Et je n’avais pas l’intention de tout abandonner à cause d’elle. Elle avait prit l’initiative de me prévenir. Grave erreur. Si je devais passer des barrières pour atteindre mon Etoile, je le ferais.
Je n’avais plus le choix, je devais me débarrasser de Sylvie.