Note de la fic :
Publié le 21/07/2012 à 08:34:04 par Warser
Entrant dans la crevasse, Tsvao mit la main au sabre. Par habitude. Et puis, l'ambiance n'était pas vraiment rassurante. Le tunnel était sombre, malgré la phosphorescence de la pierre dans lequel il était creusé. S'enfonçant dans la falaise, Tsvao arriva devant une longue rivière souterraine, au courant torrentiel, entourée de rochers menaçants. Elle semblait s'engouffrer dans un tunnel étroit, de la circonférence d'un homme.
Il savait ce qu'il avait à faire. Se jeter dans la rivière, et ne pas lutter. Se laisser porter. Mais c'était toujours aussi difficile. Comme si les démons des eaux à l'entrée de la crique ne suffisaient pas pour protéger la demeure D'Eagal... Prenant une longue inspiration, il détendit ses muscles, et se jeta dans les flots du torrent souterrain. Emporté par le courant, il heurta un rocher, se blessant à la tête. L'eau entrait dans ses narines, dans sa bouche, il étouffait. La rivière n'existe pas, les rochers n'existent pas, la douleur est une illusion, se répéta Tsvao, les yeux fermés et les dents serrées. Après quelques interminables secondes, il tomba, tête la première, dans un petit bassin vert émeraude. Se frayant rapidement un chemin vers la surface, le jeune homme prit une longue goulée d'air. Par réflexe, il porta la main à sa tête. Pas de sang. Juste un souvenir de douleur. Mais il était toujours trempé. Sortant de l'eau, il s'allongea sur le sol de marbre vert. Un peu tape-à-l'½il, la décoration... Des stalactites de cristal, reflétant une lumière blanche et claire, recouvraient le plafond de forme incurvée. Tsvao, toujours secoué et étourdi par son passage dans la rivière souterraine, se traîna vers la lourde porte de pierre qui était apparue devant lui et frappa deux coups au heurtoir.
- Gwaar ! Ouvre, c'est Tsvao.
Pas de réponse. L'intendant devait s'affairer à une quelconque tâche à l'autre bout de l'immense donjon qui servait de demeure à Eagal. Essorant ses manches, Tsvao jura tout bas. Eagal se plaignait parfois de sa solitude, mais il la méritait vraiment. Si rendre visite à un vieil ami était toujours aussi éprouvant... Soupirant, il frappa à nouveau. Les verrous coulissèrent, la porte s'ouvrit lentement. S'attendant à voir le visage bonhomme du vieil intendant, Tsvao s'avança pour le saluer. Mais, en lieu et place du visage ridé et avenant de Gwaar, se tenait une magnifique jeune fille aux cheveux noirs, vêtue de rouge. Faisant un pas en arrière, il manqua de trébucher, interloqué. Il pouvait sentir son coeur battre, et sa vision devenir floue, alors que le sang qui lui montait à la tête le grisait. Regardant au fond des yeux flamboyants de sa splendide hôtesse, il crût tomber dans un gouffre sans fond. Il oubliait tout, le coffre, le vaisseau, les nobles. Ses désirs de vengeance, ses regrets. Son être entier semblait se plonger dans la contemplation de cette déesse, de cet ange descendu du ciel.
Alors qu'elle éclatait de rire, il manqua de perdre conscience. Ce fut la voix forte et rieuse d'Eagal qui le ramena à la réalité.
- Mais c'est qu'il serait prêt à s'évanouir ! Allons, Erena, laisse nous. Tu es incorrigible.
- Et toi, tu n'es pas drôle, rétorqua la jeune fille avec une petite moue désappointée.
- Oh, tu auras tout le temps de t'amuser cette nuit. Parce que, j'espère que notre ami ici présent reste au moins pour la nuit. lança Eagal en se retournant vers Tsvao.
Tsvao, qui rouvrait à peine les yeux, reprit contenance et serra la main que lui tendait Egaal. Alors que la jeune fille lui souriait, il se força à détourner son regard.
- Erena, je t'en prie. C'est sans doute quelque chose d'important qui amène Tsvao pour qu'il vienne comme ça à l'improviste. Et puis, il doit se sécher.
- Oh, moi ça ne me dérange pas de le laisser comme ça ! répondit-elle avant de se volatiliser dans un éclat de rire.
- Alors, ça y est, tu retrouves tes esprits? Dis moi, tu te fais rare. Comment vont les affaires ?
Tsvao retrouvait effectivement ses souvenirs et sa raison alors que les charmes d'Erena se dissipaient. Eagal se tenait devant lui, vêtu d'une longue robe de chambre vieillie à carreaux bleus, un petit sourire au lèvres, sa chevelure noire en bataille, arborant comme à son habitude une barbe de trois jours. Il portait de vieilles pantoufles noires, qu'il faisait négligemment traîner sur le sol.
- Oh ça va, bredouilla-t-il. C'est justement pour ça que je viens te voir. Dis... C'est normal qu'elle me fasse toujours autant d'effet?
Le mage éclata de rire, alors qu'ils entraient dans un long couloir.
- Le charme des succubes est beaucoup plus puissant si ça fait longtemps que tu ne l'as pas expérimenté, c'est comme tout ! Allons, tu ne va pas rester devant la porte. Entre.
- Je ne me souvenais pas qu'elle était brune... ajouta Tsvao d'un air rêveur.
Le regard d'Eagal se chargea d'une légère inquiétude.
- C'est plus grave ce que je pensais, dit-il en marchant d'un bon pas. Tu sais très bien qu'elle change tout le temps de couleur de cheveux, et d'apparence en général, d'ailleurs. Bon, tu vas prendre un verre avec moi. Malgré toutes mes recherches, je n'ai jamais trouvé meilleur remède à un charme de succube qu'un bon hydromel du nord vieilli en fût. Nous parlerons affaires pendant le dîner.
Le mage entraîna Tsvao dans un couloir sombre. L'intérieur de la demeure jurait avec le luxe tapageur de l'antichambre. Le sol était à présent de pierre grise commune, et le plafond vouté était juste plus haut qu'un homme de taille normale. Hereusement, Tsvao n'était pas particulièrement grand.
- Oh, et puis, il va falloir te sécher. Erena aurait pu le faire, mais visiblement elle ne sait pas attendre.
S'arrêtant brutalement, Eagal leva sa main droite d'un air excessivement solennel, et une flamme bleutée enveloppa Tsvao, qui sursauta sur le coup, manquant de tomber à nouveau sur le sol dur et froid.
- Cabotin... marmonna ce dernier en soupirant.
- Je pensais que ça te réveillerait.
Enfin, il n'avait pas tort. Tsvao se sentait mieux à présent, dans des vêtements chauds et secs.
- Vraiment, la prochaine fois que tu me rends visite, préviens moi, reprit le mage. J'irai te chercher sur la crique. Pas besoin de te mouiller et de passer par la rivière souterraine. Et puis, je demanderai à Erena de se tenir un peu ! ajouta-t-il avec un clin d'oeil.
- Facile à dire ! s'indigna Tsvao. Tu es proprement injoignable. Les orbes de visions que tu me donnes ne servent pas à grand chose, si tu n'es jamais à l'autre bout.
Ignorant la remarque, Eagal entraîna Tsvao vers ce qui semblait être une petite bibliothèque, à la porte entrouverte. S'installant sur un des deux sièges qui se trouvaient au centre de la pièce, Eagal débarrassa le petit bureau de bois précieux d'un revers de main. Les quelques rouleaux, livres et plumes qui s'y trouvaient allèrent s'échouer au sol, un peu plus loin. La pièce était imprégnée d'une odeur entêtante d'encre vieillie et de parchemins moisis, une odeur qui était familière à Tsvao.
Il avait souvent tenu de longues conversations avec son ami dans cette petite salle de travail, tranquille et confortable. C'était le temps où Tsvao, inexpérimenté, devait parfois trouver refuge dans un lieu isolé et sûr pour échapper aux hommes de main des nobles. A présent, les gardes du roi n'avaient plus aucune chance de mettre la main sur lui. Ou du moins, il aimait à le croire. De fait, il avait presque perdu contact avec Eagal au cours des derniers mois. Au moins, pas grand chose n'avait changé. Le donjon sous la falaise serait toujours ce petit havre de paix dont il avait parfois besoin. Son ami un peu cynique et bavard. Erena, égale à elle-même, toujours aussi belle. Même cette pièce, qui recelait toujours le même désordre chronique, la même odeur de poussière, semblait ne jamais devoir être altérée.
- Gwaar? lança Eagal d'une voix forte
Dans l'embrasure de la porte, apparût la silhouette du vieux majordome. Toujours vêtu de son inimitable costume rouge-orangé, parfaitement démodé, Il exécuta une courte révérence. Si son chapeau à plume d'Aracoa, et les couleurs vives de son habit juraient avec la solennité de sa fonction, Gwaar n'avait rien à envier aux serviteurs des meilleures familles de la capitale, du moins pour ce qui était des manières et du service.
- Apporte-nous une bonne bouteille d'hydromel. Je dirais... celle que m'a offert Kazrhak à ma dernière visite.
Le regard du serviteur se posa alors sur Tsvao, comme s'il venait de remarquer sa présence.
- Votre invité reste-il à diner ce soir, monsieur ?
- Oui, Gwaar. Prépare un repas pour deux, et sers le dans le petit salon de l'aile droite.
S'inclinant légèrement, le serviteur s'éclipsa.
- Kazrhak? demanda Tsvao. Qui est-ce ?
- Un chaman des terres de l'est. Leur magie est étrange, mais leur hydromel est excellent. Bien meilleur que la liqueur horriblement sucrée qu'on nous sert parfois à Isgaar.
- Oui... Peut être..
Tsvao s'indignait silencieusement contre cette insulte à l'alcool Isgaari. Il avait eu d'excellentes expériences dans des tavernes du nord ou de l'ouest du royaume. Eagal semblait oublier parfois que Isgaar ne se résumait pas au port d'Oïs... Les ruches d'Orah et de Sextine étaient reconnues pour produire un excellent miel, parfaitement propice à la création d'un alcool savoureux sans être trop sucré.
Le jeune homme fut interrompu dans ses réflexions de gourmet par le retour de Gwaar dans l'embrasure de la porte. Il portait un plateau d'argent, sur lequel trônaient deux verres de cristal et une gourde allongée, qui semblait être un simple assemblage de peaux de bêtes.
Gwaar retira révérencieusement le bouchon, et entreprit de verser la liqueur d'une belle robe dorée.
- Erena insiste pour servir le dîner, monsieur, commenta l'intendant de sa voix lente et calme, alors qu'il s'affairait.
- Que suis-je pour refuser ce plaisir à notre invité ! s'exclama Eagal avec un petit sourire moqueur. Joignons donc l'agréable à l'agréable. Mais alors, nous ferions mieux de parler affaires maintenant, ajouta Eagal à l'adresse de Tsvao. Tant que tu es encore lucide. Enfin... A ta santé !
Alors que Gwaar disparaissait à nouveau dans l'ombre d'un des multiples couloirs, Eagal et Tsvao levèrent leur verre.
Buvant sa première gorgée, Tsvao ne sentit rien d'extraordinaire. Du miel de fleurs sauvages, sans doutes, ce qui donnait à la boisson un petit caractère. Eagal n'avait jamais eu particulièrement bon goût pour les alcools, cela non plus n'avait pas changé.
- Alors, c'est autre chose que ce qu'on boit à Oïs, hein? lança le mage d'un air triomphant.
- Ah, autre chose, c'est sûr. Un peu... sauvage, si tu veux mon avis. Mais je pense que c'est ce à quoi on doit s'attendre en buvant l'alcool des barbares de l'est !
Visiblement un peu déçu par la réaction de Tsvao, Eagal posa son verre et reprit un ton sérieux.
- Bien. Alors, pourquoi cette visite à l'improviste?
S'enfonçant dans son fauteuil, Tsvao but une nouvelle gorgée. Si cet hydromel n'était pas délicieux, il était corsé, et contrebalançait parfaitement ce qui restait de l'influence d'Erena dans son esprit.
- Je ne sais pas si tu es au courant, mais un convoi entrera demain matin au port d'Oïs. En toute discrétion. Avec des bandes de mercenaires de l'est pour le garder. Des nobles sont venus les récupérer. Il doit transporter quelque chose de très précieux.
Adossé à son siège, le mage semblait pensif. Il avait perdu son éternel sourire.
- Oui, je l'ai senti. Erena aussi. Et ça, Tsvao, c'est mauvais signe. Ma succube est un démon supérieur, particulièrement puissant, que j'ai moi-même du mal à contrôler. Elle m'a confié qu'elle se sentait oppressée. Comme si d'anciennes chaînes venaient à nouveau la contraindre. Ce que transporte ce convoi, c'est un pouvoir bien au delà de ma compréhension.
Tsvao avait du mal à contrôler son enthousiasme. Une occasion rêvée pour faire un pied de nez à la noblesse. Cet objet, si puissant, il les en priverait. Mais il devait rester calme. L'aide de son vieil ami était indispensable.
- Écoute. Tu laisserais un pouvoir de cette envergure entre les mains des nobles d'Akhyat ? Tu ne penses pas qu'il serait plus en sécurité entre nos mains? Et puis, cet objet quel qu'il soit, tu pourras l'étudier...
- J'imagine que tu as raison. Tout de même, Tsvao, ça ne me plaît pas. Il y a des puissances avec lesquelles on ne doit pas jouer.
Le jeune homme s'engouffra immédiatement dans l'ouverture que laissait son ami. Ah, il voulait parler devoir et mesure, hein?
- Et depuis quand Eagal, mage d'Oïs, se soucie de jouer avec le feu? Je ne te connaissais pas si rangé ni sérieux. J'ai l'impression d'entendre un de ces bigots qui prient Shay'la chaque jour.
Le mage accusa le coup. Touché. Il ne supportait pas qu'on le compare aux prêtres Wei-Shay'la, considérant leur magie comme soumise à des forces surhumaines, dont les intérêts étaient inconnus. Si Shay'la était déesse de la vie et souveraine des cieux, ses voies n'étaient pas toujours favorables à l'humanité...
- Nous en parlerons pendant le dîner. Je vais t'aider, mais il va falloir que tu me promettes une chose. Quoique nous trouverons, tu me laisseras d'abord découvrir sa nature. Et si je te dis que c'est dangereux, et que tu dois t'en débarrasser, tu t'exécuteras, sans poser de questions, d'accord? Cette fois, ce n'est pas une banque que nous cambriolons, je peux te l'assurer. Alors, promets.
Tsvao comprit que le mage serait intraitable, et que cette assertion était une condition sine qua non à son aide. Il se fichait bien de l'objet. Il voulait la vengeance. Contre un ordre qui lui avait tout pris. Plutôt voir le contenu du convoi en miettes devant ses yeux, qu'entre les mains du roi et de ses larbins.
- Au nom de notre amitié Eagal, Je te le jure.
- Parfait, alors.
Reprenant son expression joviale, le mage claqua des doigts
- Dis moi, tu ne commences pas à avoir faim? Gwaar ! Où en est ce repas?
L'intendant apparut immédiatement derrière la porte.
- Les entrées vous attendent au petit salon, messieurs.
Se levant de leurs sièges, les deux amis suivirent le majordome vers l'aile droite du donjon creusé dans la roche. Après avoir traversé quelques couloirs creusés dans le granit, éclairés par des torches, Ils arrivèrent devant une large porte de bois blanc aux ornements dorés. L'intendant ouvrit, et s'effaça, laissant passer Tsvao et Eagal.
- Si vous m'en donnez l'autorisation, monseigneur, je vais retourner au travail que vous m'aviez confié ce matin. Erena s'occupera de vous.
- Faites, faites, lança Eagal en renvoyant son majordome d'un geste de la main.
Après une nouvelle réverence, ce dernier se volatilisa.
La pièce n'était pas beaucoup plus grande que la bibliothèque, mais certainement plus éclairée. Deux immenses lustres baroques surplombaient la table recouverte d'un tissu blanc. Tsvao s'attabla devant une des deux assiettes de friture. Il avait l'eau à la bouche. Non seulement il n'avait pas eu de vrai repas depuis quelques jours, mais Gwaar était excellent cuisinier. D'autant que si l'on savait faire une chose, à Oïs, c'était pêcher et faire cuire le poisson.
Il savait ce qu'il avait à faire. Se jeter dans la rivière, et ne pas lutter. Se laisser porter. Mais c'était toujours aussi difficile. Comme si les démons des eaux à l'entrée de la crique ne suffisaient pas pour protéger la demeure D'Eagal... Prenant une longue inspiration, il détendit ses muscles, et se jeta dans les flots du torrent souterrain. Emporté par le courant, il heurta un rocher, se blessant à la tête. L'eau entrait dans ses narines, dans sa bouche, il étouffait. La rivière n'existe pas, les rochers n'existent pas, la douleur est une illusion, se répéta Tsvao, les yeux fermés et les dents serrées. Après quelques interminables secondes, il tomba, tête la première, dans un petit bassin vert émeraude. Se frayant rapidement un chemin vers la surface, le jeune homme prit une longue goulée d'air. Par réflexe, il porta la main à sa tête. Pas de sang. Juste un souvenir de douleur. Mais il était toujours trempé. Sortant de l'eau, il s'allongea sur le sol de marbre vert. Un peu tape-à-l'½il, la décoration... Des stalactites de cristal, reflétant une lumière blanche et claire, recouvraient le plafond de forme incurvée. Tsvao, toujours secoué et étourdi par son passage dans la rivière souterraine, se traîna vers la lourde porte de pierre qui était apparue devant lui et frappa deux coups au heurtoir.
- Gwaar ! Ouvre, c'est Tsvao.
Pas de réponse. L'intendant devait s'affairer à une quelconque tâche à l'autre bout de l'immense donjon qui servait de demeure à Eagal. Essorant ses manches, Tsvao jura tout bas. Eagal se plaignait parfois de sa solitude, mais il la méritait vraiment. Si rendre visite à un vieil ami était toujours aussi éprouvant... Soupirant, il frappa à nouveau. Les verrous coulissèrent, la porte s'ouvrit lentement. S'attendant à voir le visage bonhomme du vieil intendant, Tsvao s'avança pour le saluer. Mais, en lieu et place du visage ridé et avenant de Gwaar, se tenait une magnifique jeune fille aux cheveux noirs, vêtue de rouge. Faisant un pas en arrière, il manqua de trébucher, interloqué. Il pouvait sentir son coeur battre, et sa vision devenir floue, alors que le sang qui lui montait à la tête le grisait. Regardant au fond des yeux flamboyants de sa splendide hôtesse, il crût tomber dans un gouffre sans fond. Il oubliait tout, le coffre, le vaisseau, les nobles. Ses désirs de vengeance, ses regrets. Son être entier semblait se plonger dans la contemplation de cette déesse, de cet ange descendu du ciel.
Alors qu'elle éclatait de rire, il manqua de perdre conscience. Ce fut la voix forte et rieuse d'Eagal qui le ramena à la réalité.
- Mais c'est qu'il serait prêt à s'évanouir ! Allons, Erena, laisse nous. Tu es incorrigible.
- Et toi, tu n'es pas drôle, rétorqua la jeune fille avec une petite moue désappointée.
- Oh, tu auras tout le temps de t'amuser cette nuit. Parce que, j'espère que notre ami ici présent reste au moins pour la nuit. lança Eagal en se retournant vers Tsvao.
Tsvao, qui rouvrait à peine les yeux, reprit contenance et serra la main que lui tendait Egaal. Alors que la jeune fille lui souriait, il se força à détourner son regard.
- Erena, je t'en prie. C'est sans doute quelque chose d'important qui amène Tsvao pour qu'il vienne comme ça à l'improviste. Et puis, il doit se sécher.
- Oh, moi ça ne me dérange pas de le laisser comme ça ! répondit-elle avant de se volatiliser dans un éclat de rire.
- Alors, ça y est, tu retrouves tes esprits? Dis moi, tu te fais rare. Comment vont les affaires ?
Tsvao retrouvait effectivement ses souvenirs et sa raison alors que les charmes d'Erena se dissipaient. Eagal se tenait devant lui, vêtu d'une longue robe de chambre vieillie à carreaux bleus, un petit sourire au lèvres, sa chevelure noire en bataille, arborant comme à son habitude une barbe de trois jours. Il portait de vieilles pantoufles noires, qu'il faisait négligemment traîner sur le sol.
- Oh ça va, bredouilla-t-il. C'est justement pour ça que je viens te voir. Dis... C'est normal qu'elle me fasse toujours autant d'effet?
Le mage éclata de rire, alors qu'ils entraient dans un long couloir.
- Le charme des succubes est beaucoup plus puissant si ça fait longtemps que tu ne l'as pas expérimenté, c'est comme tout ! Allons, tu ne va pas rester devant la porte. Entre.
- Je ne me souvenais pas qu'elle était brune... ajouta Tsvao d'un air rêveur.
Le regard d'Eagal se chargea d'une légère inquiétude.
- C'est plus grave ce que je pensais, dit-il en marchant d'un bon pas. Tu sais très bien qu'elle change tout le temps de couleur de cheveux, et d'apparence en général, d'ailleurs. Bon, tu vas prendre un verre avec moi. Malgré toutes mes recherches, je n'ai jamais trouvé meilleur remède à un charme de succube qu'un bon hydromel du nord vieilli en fût. Nous parlerons affaires pendant le dîner.
Le mage entraîna Tsvao dans un couloir sombre. L'intérieur de la demeure jurait avec le luxe tapageur de l'antichambre. Le sol était à présent de pierre grise commune, et le plafond vouté était juste plus haut qu'un homme de taille normale. Hereusement, Tsvao n'était pas particulièrement grand.
- Oh, et puis, il va falloir te sécher. Erena aurait pu le faire, mais visiblement elle ne sait pas attendre.
S'arrêtant brutalement, Eagal leva sa main droite d'un air excessivement solennel, et une flamme bleutée enveloppa Tsvao, qui sursauta sur le coup, manquant de tomber à nouveau sur le sol dur et froid.
- Cabotin... marmonna ce dernier en soupirant.
- Je pensais que ça te réveillerait.
Enfin, il n'avait pas tort. Tsvao se sentait mieux à présent, dans des vêtements chauds et secs.
- Vraiment, la prochaine fois que tu me rends visite, préviens moi, reprit le mage. J'irai te chercher sur la crique. Pas besoin de te mouiller et de passer par la rivière souterraine. Et puis, je demanderai à Erena de se tenir un peu ! ajouta-t-il avec un clin d'oeil.
- Facile à dire ! s'indigna Tsvao. Tu es proprement injoignable. Les orbes de visions que tu me donnes ne servent pas à grand chose, si tu n'es jamais à l'autre bout.
Ignorant la remarque, Eagal entraîna Tsvao vers ce qui semblait être une petite bibliothèque, à la porte entrouverte. S'installant sur un des deux sièges qui se trouvaient au centre de la pièce, Eagal débarrassa le petit bureau de bois précieux d'un revers de main. Les quelques rouleaux, livres et plumes qui s'y trouvaient allèrent s'échouer au sol, un peu plus loin. La pièce était imprégnée d'une odeur entêtante d'encre vieillie et de parchemins moisis, une odeur qui était familière à Tsvao.
Il avait souvent tenu de longues conversations avec son ami dans cette petite salle de travail, tranquille et confortable. C'était le temps où Tsvao, inexpérimenté, devait parfois trouver refuge dans un lieu isolé et sûr pour échapper aux hommes de main des nobles. A présent, les gardes du roi n'avaient plus aucune chance de mettre la main sur lui. Ou du moins, il aimait à le croire. De fait, il avait presque perdu contact avec Eagal au cours des derniers mois. Au moins, pas grand chose n'avait changé. Le donjon sous la falaise serait toujours ce petit havre de paix dont il avait parfois besoin. Son ami un peu cynique et bavard. Erena, égale à elle-même, toujours aussi belle. Même cette pièce, qui recelait toujours le même désordre chronique, la même odeur de poussière, semblait ne jamais devoir être altérée.
- Gwaar? lança Eagal d'une voix forte
Dans l'embrasure de la porte, apparût la silhouette du vieux majordome. Toujours vêtu de son inimitable costume rouge-orangé, parfaitement démodé, Il exécuta une courte révérence. Si son chapeau à plume d'Aracoa, et les couleurs vives de son habit juraient avec la solennité de sa fonction, Gwaar n'avait rien à envier aux serviteurs des meilleures familles de la capitale, du moins pour ce qui était des manières et du service.
- Apporte-nous une bonne bouteille d'hydromel. Je dirais... celle que m'a offert Kazrhak à ma dernière visite.
Le regard du serviteur se posa alors sur Tsvao, comme s'il venait de remarquer sa présence.
- Votre invité reste-il à diner ce soir, monsieur ?
- Oui, Gwaar. Prépare un repas pour deux, et sers le dans le petit salon de l'aile droite.
S'inclinant légèrement, le serviteur s'éclipsa.
- Kazrhak? demanda Tsvao. Qui est-ce ?
- Un chaman des terres de l'est. Leur magie est étrange, mais leur hydromel est excellent. Bien meilleur que la liqueur horriblement sucrée qu'on nous sert parfois à Isgaar.
- Oui... Peut être..
Tsvao s'indignait silencieusement contre cette insulte à l'alcool Isgaari. Il avait eu d'excellentes expériences dans des tavernes du nord ou de l'ouest du royaume. Eagal semblait oublier parfois que Isgaar ne se résumait pas au port d'Oïs... Les ruches d'Orah et de Sextine étaient reconnues pour produire un excellent miel, parfaitement propice à la création d'un alcool savoureux sans être trop sucré.
Le jeune homme fut interrompu dans ses réflexions de gourmet par le retour de Gwaar dans l'embrasure de la porte. Il portait un plateau d'argent, sur lequel trônaient deux verres de cristal et une gourde allongée, qui semblait être un simple assemblage de peaux de bêtes.
Gwaar retira révérencieusement le bouchon, et entreprit de verser la liqueur d'une belle robe dorée.
- Erena insiste pour servir le dîner, monsieur, commenta l'intendant de sa voix lente et calme, alors qu'il s'affairait.
- Que suis-je pour refuser ce plaisir à notre invité ! s'exclama Eagal avec un petit sourire moqueur. Joignons donc l'agréable à l'agréable. Mais alors, nous ferions mieux de parler affaires maintenant, ajouta Eagal à l'adresse de Tsvao. Tant que tu es encore lucide. Enfin... A ta santé !
Alors que Gwaar disparaissait à nouveau dans l'ombre d'un des multiples couloirs, Eagal et Tsvao levèrent leur verre.
Buvant sa première gorgée, Tsvao ne sentit rien d'extraordinaire. Du miel de fleurs sauvages, sans doutes, ce qui donnait à la boisson un petit caractère. Eagal n'avait jamais eu particulièrement bon goût pour les alcools, cela non plus n'avait pas changé.
- Alors, c'est autre chose que ce qu'on boit à Oïs, hein? lança le mage d'un air triomphant.
- Ah, autre chose, c'est sûr. Un peu... sauvage, si tu veux mon avis. Mais je pense que c'est ce à quoi on doit s'attendre en buvant l'alcool des barbares de l'est !
Visiblement un peu déçu par la réaction de Tsvao, Eagal posa son verre et reprit un ton sérieux.
- Bien. Alors, pourquoi cette visite à l'improviste?
S'enfonçant dans son fauteuil, Tsvao but une nouvelle gorgée. Si cet hydromel n'était pas délicieux, il était corsé, et contrebalançait parfaitement ce qui restait de l'influence d'Erena dans son esprit.
- Je ne sais pas si tu es au courant, mais un convoi entrera demain matin au port d'Oïs. En toute discrétion. Avec des bandes de mercenaires de l'est pour le garder. Des nobles sont venus les récupérer. Il doit transporter quelque chose de très précieux.
Adossé à son siège, le mage semblait pensif. Il avait perdu son éternel sourire.
- Oui, je l'ai senti. Erena aussi. Et ça, Tsvao, c'est mauvais signe. Ma succube est un démon supérieur, particulièrement puissant, que j'ai moi-même du mal à contrôler. Elle m'a confié qu'elle se sentait oppressée. Comme si d'anciennes chaînes venaient à nouveau la contraindre. Ce que transporte ce convoi, c'est un pouvoir bien au delà de ma compréhension.
Tsvao avait du mal à contrôler son enthousiasme. Une occasion rêvée pour faire un pied de nez à la noblesse. Cet objet, si puissant, il les en priverait. Mais il devait rester calme. L'aide de son vieil ami était indispensable.
- Écoute. Tu laisserais un pouvoir de cette envergure entre les mains des nobles d'Akhyat ? Tu ne penses pas qu'il serait plus en sécurité entre nos mains? Et puis, cet objet quel qu'il soit, tu pourras l'étudier...
- J'imagine que tu as raison. Tout de même, Tsvao, ça ne me plaît pas. Il y a des puissances avec lesquelles on ne doit pas jouer.
Le jeune homme s'engouffra immédiatement dans l'ouverture que laissait son ami. Ah, il voulait parler devoir et mesure, hein?
- Et depuis quand Eagal, mage d'Oïs, se soucie de jouer avec le feu? Je ne te connaissais pas si rangé ni sérieux. J'ai l'impression d'entendre un de ces bigots qui prient Shay'la chaque jour.
Le mage accusa le coup. Touché. Il ne supportait pas qu'on le compare aux prêtres Wei-Shay'la, considérant leur magie comme soumise à des forces surhumaines, dont les intérêts étaient inconnus. Si Shay'la était déesse de la vie et souveraine des cieux, ses voies n'étaient pas toujours favorables à l'humanité...
- Nous en parlerons pendant le dîner. Je vais t'aider, mais il va falloir que tu me promettes une chose. Quoique nous trouverons, tu me laisseras d'abord découvrir sa nature. Et si je te dis que c'est dangereux, et que tu dois t'en débarrasser, tu t'exécuteras, sans poser de questions, d'accord? Cette fois, ce n'est pas une banque que nous cambriolons, je peux te l'assurer. Alors, promets.
Tsvao comprit que le mage serait intraitable, et que cette assertion était une condition sine qua non à son aide. Il se fichait bien de l'objet. Il voulait la vengeance. Contre un ordre qui lui avait tout pris. Plutôt voir le contenu du convoi en miettes devant ses yeux, qu'entre les mains du roi et de ses larbins.
- Au nom de notre amitié Eagal, Je te le jure.
- Parfait, alors.
Reprenant son expression joviale, le mage claqua des doigts
- Dis moi, tu ne commences pas à avoir faim? Gwaar ! Où en est ce repas?
L'intendant apparut immédiatement derrière la porte.
- Les entrées vous attendent au petit salon, messieurs.
Se levant de leurs sièges, les deux amis suivirent le majordome vers l'aile droite du donjon creusé dans la roche. Après avoir traversé quelques couloirs creusés dans le granit, éclairés par des torches, Ils arrivèrent devant une large porte de bois blanc aux ornements dorés. L'intendant ouvrit, et s'effaça, laissant passer Tsvao et Eagal.
- Si vous m'en donnez l'autorisation, monseigneur, je vais retourner au travail que vous m'aviez confié ce matin. Erena s'occupera de vous.
- Faites, faites, lança Eagal en renvoyant son majordome d'un geste de la main.
Après une nouvelle réverence, ce dernier se volatilisa.
La pièce n'était pas beaucoup plus grande que la bibliothèque, mais certainement plus éclairée. Deux immenses lustres baroques surplombaient la table recouverte d'un tissu blanc. Tsvao s'attabla devant une des deux assiettes de friture. Il avait l'eau à la bouche. Non seulement il n'avait pas eu de vrai repas depuis quelques jours, mais Gwaar était excellent cuisinier. D'autant que si l'on savait faire une chose, à Oïs, c'était pêcher et faire cuire le poisson.