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[Confédération][2] Rêves Mécaniques


Par : Gregor
Genre : Science-Fiction, Action
Statut : Terminée



Chapitre 29


Publié le 19/01/2013 à 13:48:34 par Gregor

3. (1/2)

La matinée se déroula avec toute l'étrangeté qu'avait pu créer la scène. Comme dans un cocon qui m'éloignait de la réalité, j'avais suivi les gardes du Très Saint Magister, jusque dans un bureau anonyme ou m'attendait un autre Inquisiteur, débusqué en urgence dans le labyrinthe du bâtiment. Mécaniquement, j'avais alors débité tous mes titres, d'un ton monocorde, émoussé.
— Capitaine-Inquisiteur Gregor Mac Mordan, membre de l'Ordre Inquisitorial du Dieu-Machine, héros de guerre des missions extrasolaires Rectitude et Armada, Grand Seigneur de l'ordre méritoire du Très Saint Magister Kristian, Gouverneur titulaire du protectorat d'Istanbul. Je vous écoute, lieutenant.
Je n'avais pas cherché à contester l'interrogatoire, ni le fait que celui-ci était mené par un officier moins gradé. Je ne pouvais pas vraiment lutter, ni réfléchir. L'image apaisé du Commandus Magnus me troublait. Je repoussai des sanglots, ma gorge nouée me semblant soudain devenir muette.
— Mon capitaine, si vous permettez …
— Je …
Un malaise intense plomba la pièce. Je sentis que les gardes détournaient le regard. Le lieutenant semblait tout aussi perdu que moi, et il lui fallu de longues secondes pour raccrocher la discussion.
— Mon capitaine, sachez que les analyses vidéos vous mettent toutes hors de cause. Nous ne cherchons pas à vous inculper, nous savons que le meurtrier était un serviteur converti du nom d'Edemund Ross. Nous voulons comprendre ce qu'il s'est passé quand le Commandus Magnus a demandé à se connecter à vous.
— Je … C'était … Je ne …
Les mots se bousculaient en vagues, déferlants sur ma conscience. Je ne pouvais plus ordonner mes idées, un bouillon tumultueux s'agitait et renversait chaque tentative désespérée que je prenais pour m’accrocher à quelque chose de tangible. Mais je ne trouvais aucune prise. Mon esprit dérivait, l'inquisiteur me fixait. Sous le masque placide, je percevais une jeunesse flétrie. Un masque d'émotion sur un visage sans implant, rond, pataud. L'espace d'un instant, les traits du Commandus Magnus s'y superposèrent.
— Vous pouvez pleurer, mon capitaine.
Mêmes les larmes refusèrent de sortir. Je ne pouvais que constater l'échec de ma situation, de la cruauté qui s'était répandu par l'intermédiaire d'un cyborg contre son maître. J'avais vu le sabre trancher l'acier d'un plastron, j'avais vu le dernier regard. Douloureusement, la scène qui s'était jouée au coeur du Rezo refit surface. Les éclairs et les fissures, cette sensation de fin du monde, tout m'étrangla.
— Il … Le Commandus Magnus … Il voulait que je l'accompagne une dernière fois pour que … pour qu'il puisse partir.
Ma voix hachait les mots. Le rythme précipité fit froncer un sourcil de mon interlocuteur, qui nota à la volée ce que je déclarais. Je tentais d'inspirer, me rappelant que cela ne servait à rien. De dépit, je repris.
— Le … Le Dieu-Machine est apparu … Il l'a enlevé … Le Commandus Magnus s'est envolé … Il y a eu cette lumière, ce grondement gigantesque, comme un ronflement de la terre … Il y a eu cette lumière … Et puis je … Et puis je suis revenu.
— Et vous l'avez retrouvé mort. Vous avez retrouvé le Commandus Magnus mort.
Nouvel assaut des larmes. L'une d'elle s'écrasa sur la table. Je hochai la tête.
— Mon capitaine, sachez que je suis personnellement attristé par la nouvelle … Nous le sommes tous. J'ai du mal à croire que cela se soit passé, il y a moins d'une heure. Nous connaissions vos rapports avec le Commandus Magnus, et nous pouvons comprendre que …
Je fit signe que tout irait bien. Je me repris, imposant à mes émotions de retourner dans cet état de léthargie que j'avais ressenti au combat. Lentement, la fraîcheur du calme procuré par les implants m'envahis. Mon esprit s'éclaircit. Je redevais une machine sans sentiment, apaisé malgré l'atrocité. Le Commandus Magnus été mort, assassiné par un traître. J'intégrai l'information longuement, au fer rouge, et je ne ressentis pas de tristesse. Ce n'était qu'un fait stocké dans une banque de donnée. Conclusion importante : la place vacante pouvait engendrer une instabilité dans les affaires politiques de la Confédération. Seconde conclusion : je perdais un allié certain en rapport avec ma position actuelle. Troisième conclusion : le Très Saint Magister devrait reprendre temporairement la charge, ce qui pouvais accroître son influence mais aussi donner un prétexte puissant à la rébellion pour agir. Quatrième conclusion : l'Inquisition devrait batailler pour retrouver un poids politique en perdant sa tête pensante.
— Mon capitaine ?
— Poursuivez lieutenant.
— Vous êtes sûrs que …
— Poursuivez, coupai-je d'une voix atone.
Il s'éclaircit la voix, très mal à l'aise. Mon attitude indifférente avait du le perturber.
— Le corps du Commandus Magnus sera conservé cinq jours au sein du Temple Central. En temps qu’inquisiteur officiant, je me permets de vous rappeler vos obligations morales envers le Commandus Magnus. Le respect et la dévotion envers notre défunt mentor doivent rester une priorité.
— Je m'y rendrais, lieutenant.
— Dans ce cas, je pense que nous pouvons lever la séance. Merci beaucoup pour votre coopération, mon capitaine.
Je me relevai, le saluai brièvement. Il s'éclipsa sans demander son reste. Je remarquai avec froideur que ni Flinn, ni Cyrill n'étaient au sein de la petit assemblée de soldats qui se tenaient dans le bureau. En voyant repartir l'Inquisiteur avec une mine perplexe, quelques un d'entre eux me dévisagèrent avec étonnement, et s’inquiétèrent de mon état.
— Je prends de la distance, répliquai-je de façon systématique.
Tous comprirent ce que signifiaient réellement ces quelques mots. Cette distance n'était que le terme policé pour indiquer que je laissais refluer mes émotions loin, très loin au fond de mon être, et que la façade calme n'était dû qu'à de savants calculs débités par les implants cybernétiques qui à cet instant contrôlaient réellement les flux impitoyables de ma pensée. Ce genre d'exercice s'approchait vaguement de ce que pouvait vivre un individu pleinement converti. Je n'aimais pas y avoir recours, mais je ne pouvais pas non plus m'effondrer en public. La partie était trop importante pour que je me laisse aller.
J'ai eu la surprise de voir le lieutenant faire demi-tour et revenir vers moi, visiblement gêné.
— On vient de me confirmer que le Très Saint Magister souhaitant s'entretenir avec vous maintenant.
J’acquiesçai. Il reprit sa route, je lui emboîtais le pas.

Son œil organique était rougi, ses narines dilatés, mais son attitude statique et son port de tête indiquaient clairement que lui non plus ne pouvait pas céder en publique. Lorsque je m'inclinai respectueusement face à lui, je compris que la réunion serait particulière.
— Capitaine, je suis heureux de pouvoir compter sur votre présence.
— Très Saint Magister.
Il s'approcha doucement de moi, et s'agenouilla. Il me regarda droit dans les yeux. Je baissai le regard.
— Dites moi que c'est un cauchemar, murmura-t-il. Dites le moi, capitaine.
— Très Saint Magister … Je …
A son tour, il détourna ses yeux vers la gigantesque vitre donnait sur une cour. Il se redressa vivement.
— Dites moi que c'est un mauvais rêve, capitaine. Dites moi que ça ne s'est jamais passé comme ça … Que le Commandus Magnus n'est pas mort … Je vous en supplie Gregor, dites moi qu'il n'est pas mort.
Je compris la difficulté de ma position. Mais je ne pouvais pas me permettre d’apparaître faible.
— Je suis sincèrement navré, Très Saint Magister, déclarai-je d'une voix douce, mais ferme, la tête toujours courbée.
Il me fit signe de me relever, je m’exécutai.
— Ça ne devait pas arriver … Ça ne pouvait pas arriver.
— Il n'a pas souffert, Très Saint Magister. Et à présent, il veille sur nous …
— C'est un mauvais, très mauvais rêve.
— Le Commandus Magnus est décédé ce matin à six heures cinquante-sept, Très Saint Magister. Je suis profondément désolé.
Il essuya furtivement une larme.
— Capitaine …
Il s'avança vivement vers moi. Il s'arrêta à moins d'un mètre, me toisa encore. Ses bras suspendus esquissaient l'ombre de l'étreinte qu'il aurait voulu. Son mentor avait également disparu. Son mentor et son guide, son idéal. Le roc sur lequel il avait pu se construire venait de se disloquer. Et la construction qui s'y accrochait se lézardait dangereusement.
Mais il ne put franchir le pas. Le protocole rigide qu'il tenait à respecter ne pouvait pas être abattu si facilement. Le Commandus Magnus l'aurait très peu toléré. Le Très Saint Magister laissa ses bras fléchirent, les épaules baissée, abattu.
— Capitaine, répéta-t-il.
Il était redevenu l'enfant chétif qui un jour avait assisté à une conversion. La timidité griffait ses traits. L'espace d'un instant, j'ai cru qu'il allait vaciller. Très naturellement, je m'agenouillais à nouveau. M'appuyant sur mon genoux droit, je baissai à nouveau la tête, récitant pieusement ce serment qui prenait encore tout son sens.
— Je servirais le Dieu-Machine dans la force et dans l'honneur. Le Très Saint Magister est mon maître, et j'en suis à jamais le fidèle serviteur.
Il m'observa d'un œil vide. Et avec la rapidité de l'éclair, une lueur que je lui connaissais bien reprit substance. Un frêle sourire creva le rictus glacé sur ses lèvres.
— Merci beaucoup, capitaine.

 Il ne lui fallut pas plus de quelques minutes pour regagner cette prestance qui le caractérisait habituellement. Son regard se durcit, l'encoignure de ses lèvres se détendit, et les ailes de son nez cessèrent de frémirent. Un calme tout en finesse avait saisi son être, et il rayonnait à nouveau. Le Très Saint Magister me scruta avec attention, un maigre rictus fendit son masque retrouvé.
— Capitaine Mac Mordan.
— Très Saint Magister.
— Capitaine … Je pense que vous pouvez imaginer ce qui nous attend.
Les cérémonies et la pompe allait recouvrir d'un linceul sombre la cité pendant des semaines. L'image du Commandus Magnus perdurerait longtemps encore après sa disparition. Et je me prenais à croire que son éclat rejaillirait, suffisant à protéger la Confédération de tout acte de rébellion.
— Très Saint Magister, vous pourrez compter sur mon soutien.
Nouveau rictus, plus ironique.
— Je n'en attendais pas moins de la part du dernier apprenti de mon propre mentor. Votre loyauté vous honore, capitaine.
— Je ne suis que votre humble serviteur, Très Saint Magister.
Il se détourna vers le fenêtre, me présentant son dos. La cape qui le couvrait pendait noblement en plis et vagues d'ombres, agité par les mouvements de bras de son propriétaire.
— Il faudra être solide, Gregor. Nous ne pourrons plus échapper à notre destin.
— Qu'entendez-vous par là, Très Saint Magister ?
— La mort du Commandus Magnus va nous amener sur des terrains dangereux. Des teritoires où nous serons obligés d'assumer l'héritage que nous avons reçu de celui qui finalement avait construit ce monde tel que nous le connaissons. Un monde d'ordre et de rigidité, ou la liberté est un luxe que nous ne pouvons nous permettre. Et votre soutien sera essentiel, capitaine. Ton soutien, Gregor.
— Je suis l'outil de votre volonté, Très Saint Magister.
— Il ne s'agira plus d'agir, Gregor. Il faudra que tu apprennes à faire régner mon nom.
Je m'inclinais à nouveau.
— En mon nom et en celui des hommes que je commande, nous porterons hautes les bannières de votre puissance, Très Saint magister.
— Parfait.

La teneur de cet entretien me troubla. Rien d'extraordinaire n'en était ressorti. Le Très Saint Magister avait jaugé la force de mon engagement, et n'ayant trouvé qu'une dévotion complète, il en tirait des conséquences logiques. S'appuyer sur ma personne et mon prestige allait sans doute être une clef dans la réussite de son maintien. Une clef d'or, qui se révéla après quelques heures de calme la plus précieuse des reliques d'un monde passé.
La mort du Commandus Magnus enflamma les couloirs de la Palais. Je vis passer les visages graves de quelques techno-moines, le pas rapides, les mines figés, endoloris. Des larmes s'étaient écrasées, sur le sol, y compris au sein de quelques cercles d'officiers. Plusieurs inquisiteurs vinrent me trouver dans un bureau qu'on m'avait assigné en attentes d'ordres plus formels. J'y patientais calmement, l'esprit taraudé par cette vérité incandescente. Le Commandus Magnus était mort. La Confédération allait peut-être jouer son avenir.
Dans la présence de Flinn et de Cyrill , je trouvai un réconfort certain. La nouvelle avait profondément affecté Cyrill , et il réprima à grand peine un sanglot sourd, profond. Je lui avait adressé pour seule consolation un sourire et une accolade amicale, franche. Il l'avait accepté sans ciller, remisant un instant sa fierté et son mépris pour les sentiments trop humains. Une réelle tristesse faisait ployer sa carcasse, et je m'étonnai même de le voir si triste. Flinn, quant à lui, n'affichait qu'un visage profondément fermé, interrogateur et sombre à la fois. Si son affection pour le Commandus Magnus était toute relative, son analyse de la situation ne pouvait que l'inquiéter. Inquiétude légitime, lorsqu'au bout de quelques heures, la nouvelle de la mort s'échappa du Palais.
Le fait était inévitable. Secrètement, beaucoup avait espéré pouvoir contenir un temps la disparition du Commandus Magnus. Mais face à Civimundi, l'ordre établi n'avait pu que ralentir, avant de ployer sous le choc de la situation. Vers midi, une foule compacte, et silencieuse avait envahit le parvis face au corps central du Palais. Calme et ordonnée, elle n'avait pas gênée l'activité frénétique qui avait recouvert le centre du pouvoir d'une chape de plomb bouillonante. Les allées et venues incessantes d'officiers en charge de la communication achevait de créer ce climat étrange, entre le recueillement et l'action directe.
Le soir-même, la Sibérie s'embrasa comme un feu de joie. Socrate gagnait sa première manche.

Les rues s'encrassaient d'une poussière rouge, abrasive. L'oxyde de fer d'un chargement maritime affrété récemment embaumait l'air d'une note grasse, rauque, violente. La ville respirait au rythme de son commerce, étalant sa richesse en maison closes, bouteilles d'alcools forts et arrières-cours teintés de sang. Paradis d'un crime organisé qui trouvait en extrême orient sa dernière tanière, Vladivostok s'endormait doucement dans une nouvelle nuit de débauche.
Une bourrasque souleva un peu plus de poussière, occultant le champ visuel de la caméra. Les silhouettes présentes dehors se pressaient d'un pas rapide, nuques et visages protégés par de longs foulards colorés. Les yeux des hommes et de femmes se levaient vers l'optique, certains pointaient un doigt accusateur sur celle-ci. Un individu plus agressif que les autres découvrit son visage, hurla dans une langue que la machine n'enregistra pas, faute de micro. L'agitation gagna la petite masse d'une trentaine de personnes qui se tenaient là, et des pierres commencèrent à voler. Au bout d'une dizaine de seconde, le signal s'interrompit, laissant pour ultime image celle d'une foule colérique, enragée, prête à tuer.
— Combien de temps depuis que la situation nous a été rapporté, lieutenant ?
— Trente-sept minutes, mon capitaine.
Je me crispai, mon visage se contracta de dépit.
— Les mauvaises nouvelles voyagent vite.
— J'en ai bien peur, mon capitaine.
Je me laissai quelques secondes de répit. Trente-sept minutes depuis le premier signalement d'une émeute sur le protectorat de Sibérie Orientale. Cent quatre-vingt neuf depuis celle de la mort du Commandus. Deux cent douze depuis que j'avais perdu son contact.
— Le Très Saint Magister est-il au courant ?
— Nous ne savions pas comment …
— Laissez, coupai-je. Je m'en occupe.
— Bien, mon capitaine.
Je visionnai à nouveau la bande. J'enregistrai chaque trait de chaque visage, autant de flèches empoisonnés qui se dressaient dans le carquois d'un guerrier prêt à décocher ses munitions. Le carquois était cette ville industrieuse, et l'homme, ce ramassis d'imbécile que Socrate avait si bien su guider vers l'hérésie de la liberté. Plus je m'enfonçai dans cette vidéo, dans son grain orangé et suave, dans son message sans mots, et plus je remuai le marais bourbeux de ma colère. Socrate. Intelligence artificielle crée par mon père pour détruire mon neveu. Danger pour l'Humanité, catastrophe future pour la Terre. Idées nauséabondes de liberté, de libre-arbitre, de choix. Ennemi du pouvoir et de l'ordre établi. La dualité de la situation ressemblait à un trop mauvais cliché pour être simplement remise en doute. Les ombres subtiles de cette scène vivante m'échappaient encore, mais je saisissais trop facilement ses grandes lignes.
— Nos forces en présence sont-elles toujours opérationnelles ?
— Le signal avec le quartier général militaire de Vladivostok nous signale quelques troubles parmi les personnels convertis sur le terrain.
— Vous avez pu dresser une liste précise de ces soldats ?
— Nous sommes en train, mon capitaine.
— Je suppose qu'il ne s'agit que de serviteurs et de chair à canon relativement fraîches ?
S'il était choqué par mon propos, il n'en afficha rien.
— Il semblerait que …
— Des faits et des certitudes lieutenant, repris sèchement.
— Dix-sept soldats de première classe, quarante-huit de seconde.
— Et les serviteurs ?
— Centre trente-neuf.
— La totalité ?
Il marqua un temps d'arrêt.
— La totalité, lieutenant ? Répétai-je
— Oui, finit-il par lâcher d'une voix peu assurée.
— Très bon travail, lieutenant. Dressez moi quelque chose de convenable pour que je présente cela au Très Saint Magister. Vous avez dix minutes.
Il hocha la tête, et se tut jusqu'à ce que le précieux compte-rendu s'échoue sur mon terminal com. Je le décryptais en une poignée de secondes, remerciai son auteur, et m'échappai du bureau des communications. La pièce n'avait rien d'un endroit crasseux et renfermé. Des dizaines et des dizaines d'officiers s’alignaient sur des machines et des serveurs si complexe que je n'en saisissais que l'architecture extérieure. De gros cubes plus hauts qu'un homme, pulsant d'une lueur bleutés, constellés de câbles divers qui se déversaient sur une grande quantité de sièges à connectiques dont la majorité était occupé. La lumière du soleil inondait le tout, largement distribué par une volée de fenêtre longilignes. Un endroit apaisant qui ne m'inspirait pour le moment que perplexité et calculs rapides.
Le Très Saint Magister m'avait demandé un rapide exposé de la situation dès que les circonstances le permettraient. Il avait craint ce type de débordement dans une région reculé, mal intégrée, et Vladivostok semblait le lieu le plus approprié pour ce type d'émeutes. La Confédération n'y était synonyme que de répression et de servitude pour bon nombre d'hommes. La corruption qui y existait n'avait été laissé en place que pour assurer un ordre relatif. Mais les sept millions d'individus peuplant de la cité constituaient à présent le terreau fertile d'une situation explosive.

Dix heures sonnèrent sur la ville. La chaleur montante de la matinée avait envahit jusqu'à ce toit. Je surplombais les alentours dans un silence relatif, debout, le regard dur. Ma cape s'agita sous le coup d'une brise aussi rapide qu'imprévue, avant de s’immobiliser à nouveau. Seul, perdu dans mes pensées, j'attendais.
Le Très Saint Magister vit une cour de fidèles et de charognards défiler dans son bureau, ce matin-là. Conseillers et hauts-officiers se succèdent tant pour présenter leurs condoléances qu'inciter, chacun à leur manière, leur maître à agir dans des intérêts qui devaient les servir. Avec une pointe de cynisme, je m’imaginais la nature de la scène qui se déroulait sous moi, cette moiteur des sentiments et cette débauche de mots souvent hypocrites, parfois sincères, toujours calculés. Les serviteurs allant et venant, présentant et raccompagnant d'un ton monotone les mêmes personnages, aux noms différents mais aux idées vaguement similaires. Dans ce flot poisseux, seul l'image que renvoyaient les Cinq Colonels pouvaient s'échapper du lot de la platitude, de la fadeur. Leurs simples aura les rendaient plus brillants, moins ternes. Moins avides aussi, plongés dans cet univers depuis des décennies et suffisamment habile pour qu'ils en réchappent avec éclat. La Confédération avait amolli certains hommes, mais aucun d'entre eux. L'armée comptait encore un temps d'avance sur les autres forces du maintien de l'ordre. La mort du Commandus Magnus rappelaient à quel point l'Inquisition, ô combien efficace, se dévoilait fragile dans sa hiérarchie.
Vladivostok ne faisait qu'attiser la braise rougeoyante du chaos. Vladivostok et ses émeutiers puants, besogneux, gras et insipides. A bien des égards, ils ressemblaient à ses officiers vaniteux qui salissaient les murs du Palais de leur présence, mais qui encore nécessaire ou en attente d'un jugement définitif s'exhibaient comme des paons.
Un ordre devrait se rétablir. La figure de Javier Keller laissait tout à la fois un vide et une opportunité capitale. Un vide pour cette image de loi et de soumission au Dieu-Machine, au Très Saint Magister, et à toute cette mécanique sombre que constituaient les différents organes qu'il avait crées, dirigés, façonnés. Mais aussi cette possibilité presque invisible tant elle s'échappait dans les hauteurs, sous l'abri d'une lueur intense, complaisante, cette lumière qu'était le pouvoir absolu, au sommet d'un système qui m'avait façonné et que j'avais appris à reconnaître sous un jour nouveau quelques mois auparavant. En devenant le fils de Marcus Standberg, bâtard légitimé par le poids du sang et de la politique, j'avais mis le doigt sur quelque chose de plus profond mais tout aussi icapital. Ma place ne serait jamais confortable, tant que je déciderai de rester dans l'ombre d’un poste subsidiaire, très loin des enjeux du Très Saint Magister. Malgré tout l'amour et la fidélité que je lui portai, je constatai ce matin là dans la tiédeur envoûtante qui illuminait cette terrasse que je ne représentais plus pour lui qu'une menace. Une menace forgée par la gloire des exploits, la rectitude de la morale et la loyauté des actes. L’héroïsme faisait fi des chefs. Et bien souvent, les héros occultaient le nom de ceux-ci. S'il fallait que je prenne ce titre pour pouvoir continuer à monter, pour calmer cette pulsion qui naquit à cet instant précis, alors je m'inclinais volontiers pour saisir cette chance.
La disparition de mon mentor fut la plus belle occasion que je pus saisir. La seule aussi que je trouvais suffisamment grande pour honorer, cyniquement, sa mémoire.
Je souris. Sourire à la ville et au monde, au temps passé, présent, et futur qui s'ouvrait face à ce choix. Face au renoncement de la facilité, de la crédulité aussi. Je me surprenais à penser plus fort et décider plus fermement sans perdre cette flamme sacrée qu'avait allumé en moi la foi envers le Dieu-Machine. Je sus que j'aimerais toujours le Très Saint Magister, et que je ne pourrais pas le tuer. Et pourtant, dans une certaine mesure, pour le bien commun, je devrais le poignarder au cœur. Cette terrasse serait l'engagement que je portais face à tous, surtout à moi-même. Ne pas renoncer, quelque soit le prix, quelqu’un soit la raison. Ne jamais lâcher la moindre idée, la moindre parcelle de volonté. Apprendre à dissimuler pour mieux revenir à la charge. Dernière leçon de mon maître, première de ma nouvelle vie. Acte ultime de l'apprentissage de mon rôle, et curieuse mise en scène qui me grisait. Je m'avançai vers le bords de la plate forme en surplomb, saisis la rambarde.
J'avais pris ma décision. Le sauveur de la Confédération serait Gregor Mac Mordan. Et rien ne viendrait s'y opposer. Jamais.

La journée s'avança avec une lenteur insupportable. Je dus patienter plus longtemps que prévu, laissant filer l'après-midi comme un bateau ivre qui voguait sur l'Histoire qui se gravait à l'encre du sang. Comme un navire à la dérive, le Palais voguait en eaux troubles, mêlant Hommes et Machines dans un voyage infernal plombé par l'angoisse de l'attente. L'immobilisme s'était imposé comme le choix le plus raisonnable. Observer pour mieux comprendre, pour mieux réagir sans doute. Réaction passéiste face à l'urgence du vivre et du combattre. Sidération par la situation et fascination pour le mal naissant, gluant et glauque comme un poison sombre.
L'après-midi fila, comme un bateau ivre sans ancre ni route à suivre. Les rochers d'un récif nommé Danger se précisaient dans la lumière déclinante et la fraîcheur tranquille d'une soirée calme, bien trop calme. Civimundi se jouait de la tragédie comme d'un détail. Quand bien même ruine et chaos s'annonçaient aussi sournoisement qu'une épidémie couvante, la ville entendait bien jouir de son droit le plus absolu : celui de vivre et de respirer, d'avancer dans le temps et dans l'espace, de grandir tout simplement.
— Maitre ?
Flinn arriva au moment précis ou le dernier arc du soleil caressa l'horizon déchiqueté des toits. Il portait son habituelle livrée grise, dissimulant partiellement son armure aux regards. Il me tira doucement de la contemplation qui avait habité ma journée. Je reprenais pied avec une forme de réalité tangible, suspendue l'espace de quelques heures.
— Me cherchais-tu, Flinn ?
— Le Major Beik me fait savoir qu'une réunion extraordinaire du chapitre inquisitorial aura lieu cette nuit.
— J'y suis convié, n'est-ce-pas ?
Il hocha la tête.
— Fait savoir au major que je me joindrais à eux.
— Je m'en charge immédiatement, maître.
— Ne traîne pas en route.
— Pourquoi ?
Je déplaçai de quelques centimètres mon regard, pour cueillir plus profondément son attention.
— Le Très Saint Magister m'a convoqué pour vingt-deux heures. Et je souhaiterais te présenter.
Il s'inclina avec déférence, un sourire discret éclairant son visage.
— Ce sera un immense honneur, maître.
— Alors file.
Il s'éclipsa aussi rapidement qu'il était arrivé.

La rencontre eut lieu à l'heure prévue dans un lieu moins formelle que l'immense bureau du Très Saint Magister. Un jardin fermé agrémenté de quelques orangers et du bruissement discret d'une fontaine illuminé de projections dorées nous accueillit avec le calme et la fraîcheur que l'automne naissant daignait nous offrir. Le Très Saint Magister, habituellement seul, était cette fois accompagné de deux soldats mécanisés à un stade très avancé, dissimulant leur visages sous un agrégat de métal et de carbone qui les rendaient presque inhumains. Mesure de sécurité évidente qui faisait suite au meurtre du matin. L’événement dramatique semblait presque lointain, improbable même. J'avais encore beaucoup de difficultés à y accorder une importance réelle. Le Très Saint Magister se tourna vers moi, la fatigue ayant gravé son visages de cernes lourdes et sombres.
— Je vous écoute, capitaine.
Je pris bien soin de peser ce que j'allais dire. Je n'aurais pas d'autre tentatives.
— La situation est très grave en Sibérie Orientale, Très Saint Magister.
— Doux euphémisme, coupa-t-il.
Je fis mine de n'avoir rien entendu, et poursuivis.
— Au cours de la journée, la plus grosse partie de nos soldats et de nos serviteurs convertis de force se sont retournés contre leurs frères d'armes, d'une façon relativement similaire à ce qu'il s'était passé sur Bételgeuse. La grande différence réside dans le mode d'action utilisé : pas de meurtres de masses, mais une « contamination » des plus fidèles éléments par ces individus détournés du Dieu-Machine.
— Je connais ces éléments, capitaine.
— Il me semblait important de le repréciser.
— Venez en aux faits, cela suffira.
— A l'heure actuelle, près de mille cinq cent ressortissants mécanisés ne répondent plus à nos appels. Mille cinq cents cyborgs, Très Saint Magister. Le chiffre est colossal.
— Et la situation est critique. Je le sais, Gregor.
— C'est pour cela que je demande votre autorisation pour aller régler la situation.
Il cessa de marcher, interloqué.
— Je vous demande pardon, capitaine ?
— Je me porte volontaire pour mater la situation en Sibérie, Très Saint Magister. Je ne souhaite que vous servir.
Il posa son regard d'hybride sur le bassin qui se trouvait à quelques mètres. Le chant délicat des gouttes sur la surface coloré de l'eau troublé résonna de longues secondes. Le Très Saint Magister croisa sa main et sa pince dans son dos, puis se retourna vers moi.
— C'est une décision courageuse, Gregor. Un courage et une loyauté qui me flatte et qui vous honore. Mais je ne peux décemment pas accepter pareille proposition.
— Très Saint Magister, si vous permettez …
— Que se passera-t-il si mon héritier légitime s'y fait surprendre ? S'il est tué ? Que devient la Confédération si la situation fini par être véritablement explosive ? Je ne peux pas donner mon accord pour un pari aussi risqué. Je ne remets pas en doute vos capacités, capitaine, loin de là. Mais je ne peux accepter.
— Avec tout le respect que je vous dois, Très Saint Magister, permettez moi au moins d'exposer mes arguments.
— Si ce n'était pas Gregor Mac Mordan que j'avais à mes cotés, l'infortuné se serait vu signifier la fin de l'entretien. Mais je vous accorderais cinq petites minutes.
— Je vous remercie de votre patience, Très Saint Magister.
Flinn marcha d'un pas plus sec qui brisa le rythme. Le Très Saint Magister braqua son attention sur lui, et mon protégé s'inclina jusqu'à terre en répétant d'une voix presque silencieuse le serment que tous avaient appris ici.
— Et lorsque vous en aurez fini, je voudrais que nous discutions un peu plus longuement de votre nouvelle recrue, Gregor.
— Ce sera un honneur, Très Saint Magister.
— Alors reprenons.
— J'ai pu discuter avec le Colonel Jurdard de mon projet et de mon intention. Au début réticent , il a finalement jugé ma proposition recevable et même logique.
— Comment l'avez-vous convaincu ?
— Je lui ai proposé de partir avec un contingent militaire de dix à quinze mille hommes, accompagnés par une centaine d'Inquisiteurs, et plus si possible. L'idée principale de mon raisonnement consistait à utiliser la force vive de l'Inquisition pour nettoyer en profondeur ce secteur, avant que la vermine ne se propage davantage. Il m'a rétorqué sur un point sensible : si la « peste de la foi » se répandait si bien, que pouvaient faire quelques Inquisiteurs supplémentaires pour rendre à Vladivostok et ses alentours sa quiétude relative ?
— Je serais curieux de connaître la réponse, admit mon interlocuteur.
— Il ne s'agit que de mener une politique de terreur. Répondre au mal par une violence plus grande. Laisser à l'Inquisition des pleins pouvoirs temporaires sur cette région, pour en faire un exemple.
— Et ne craignez-vous pas que cela suscite au contraire un embrasement généralisé ?
— Argument valide, Très Saint Magister. Mais il me semble que cela reste la seule option envisageable. Une politique de la Terreur.
Un sourire anima un coin de ses lèvres.
— Je n'en attendais pas moins d'un homme aussi dévoué que vous capitaine. Et je dois bien avouer que l'idée est séduisante. Je serais presque tenté de revenir sur ma décision, à une seule condition.
— Laquelle, Très Saint Magister ?
— Votre fils, Gregor. Si vous disparaissez, votre fils deviendra mon héritier dès sa naissance.
Je n'hésitai pas une seule seconde. Le risque existait, et le prix en cas d'échec serait terriblement lourd, surtout pour Até. Mais pour un temps, je décidai de remettre cet amour plus loin dans mes considérations. Je m'inclinai poliment, ajoutant d'un ton résolu.
— Qu'il soit fait selon vos volontés, Très Saint Magister.
La suite de notre conversation s'allongea de longues minutes au cours desquelles Flinn fut le centre de l'attention. Je contais son intelligence et son évolution favorable, appuyé par quelques hochements de tête approbateur de mon maître. Flinn, quant à lui, se contentait de rester silencieux, répondant de façon monosyllabique lorsqu'il le fallait. Après avoir salués avec déférence le Très Saint Magister, mon élève et moi nous retirâmes dans nos quartiers, patientant jusqu'à l'aube en discussion orientée sur le récit de ma propre histoire et sur mes suppositions face à l'avenir.

Civimundi bouillonna tôt, ce matin-là. Quelques sirènes hurlèrent dans le lointain, et on annonçait une nouvelle manifestation en hommage à la mort du Commandus Magnus. Je n'avais plus le temps d'accorder d'importance au monde extérieure, à sa belle cruauté. D'autres enjeux accaparaient mon esprit.
La décision du Très Saint Magister fut validé dès le lendemain, lors d'une réunion extraordinaire réunissant les plus hauts gradés des armées et de l'Inquisition. J'y fus naturellement convié, afin d'exposer plus en détail mes idées et la façon avec laquelle je comptais les appliquer.
Le petit monde fermé, pieu et calculateur des instances pensantes de la Confédération débattit avec force arguments et exemples sur la validité ou non de l'envoi de force mêlées. Les Cinq Colonels, exceptionnellement rassemblés, s'appuyaient sur l'essence même de l'Inquisition. La nature des éléments évoluant au sein de celle-ci contredisait toute action d'équipes. A mon tour j'avançai l'importance du rôle de l'Inquisition et l'efficacité de ses serviteurs face à l'hérésie constituée par Socrate. Face à la violence de la menace, la réponse ne pouvait souffrir d'aucune faiblesse, d'aucun contresens ou interprétations douteuses sur la nature de la Confédération. Les impies seraient châtiés, sans la moindre once de pitié. L'épée de l'autorité se devait de trancher la force vive des rebelles.
Jurdard fut le premier à abonder dans mon sens. Il mit à ma disposition ses hommes. Presque aussitôt, Derne'ch approuva à son tour, suivit des trois derniers que je ne connaissais que de vue.
Eldward, Colonel chargé de la flotte spatiale, engoncé dans une armure rutilante qui sublimait ses traits taillés à la serpe, son regard perçant et ses manières fraîches. Il accepta sans condition aucune le plan, et serait prêt à faire intervenir les croiseurs spatiaux si le besoin s'en faisait sentir.
Di Funto, Colonel chargé des affaires maritimes. Il avalisa l'accord en l'assortissant d'une note similaire à celle d'Eldward. Son visage de quadragénaire dynamique tranchait avec l'âge avancé des décideurs. Je notai dans un coin de ma mémoire ce détail.
Wolson, Colonel en charge du génie militaire, m'informa de la disponibilité de son corps d'ici à quarante-huit heure. Le meilleur de ses troupes pourrait intervenir rapidement pour mettre, si besoin était, Vladivostok en état de siège. La platitude de son ton n'avait d'égal que son regard apathique, mais la violence des scarifications qu'il avait imposé à son visage me dissuadait de le considérer comme placide. Il affichait son fanatisme envers le Dieu-Machine avec une évidence peu commune, et j'aurais pu sans mal le qualifier de dévot.
Face au monde militaire, le monde religieux semblait presque terne. Les représentants temporaires de l'Inquisition, dans l'attente de la nomination d'un nouveau Commandus Magnus, s'étaient sans surprise rangés à mon avis. La silhouette rabougri du co-légat Grant agita une main en l'air en signe d’approbation. Une main artificielle, saillie de composants mécaniques que les écritures de nombreux serments et prières avaient quelque peu terni. Son second, le co-légat Daïhan, se contenta d'un hochement silencieux, qui laissait luire deux implants oculaires verts émeraudes sous la pénombre d'une capuche pourpre rabattu sur une silhouette nettement plus massive. Leurs attitudes suggéraient sans détour l'origine plus religieuse que civile de leur tâche. Et dans le regard de Grant, je pus lire un mélange de curiosité mêlé de crainte. Le mot « abominable » devait également lui torturer l'esprit, à l'image de ces jeunes techno-moines que j'avais croisés, et dont je gardais gravé dans quelques souvenirs ténus les moues désapprobatrices malgré l'age juvénile qu'ils semblaient avoir. Inquisiteur forcé, je représentais une faction encore minoritaire dans les rangs de la Sainte Cléricature. Une faction qui considérait la loi au dessus de la foi, et le service du Dieu-Machine non comme une soumission, mais davantage comme une invitation ouverte à l'honneur. Un service fait d'actes et de gestes forts, pas de courbettes et de paroles au sens plus symbolique qu'utiles. Mais pour l'espace de quelques semaines, ces différences seraient aplanis. Et je pourrais compter sur leur soutien face au poids écrasant de ma mission.
La réunion fut terminée au bout d'une petite heure. Les détails techniques resteraient le soin d'un groupe de tacticiens et de cybernautes qui assureraient la coordination finale. Je n'aurais qu'à superviser les manœuvres d'un œil plus externe, pouvant éventuellement donner d’autres consignes d'ordre générale que ces hommes adapteraient aussitôt aux réalités du terrain.
L'opération de reconquête de Vladivostok débuterait soixante-douze heure plus tard.

— Et qu'allons-nous faire jusqu'au départ, maître ?
Flinn jouait distraitement avec un stylet gravé de figures végétales, taillés dans la masse uniforme de l'arme affûté. Le bruit strident de l'acier contre l'acier perturbait régulièrement le calme du bureau.
— Tu n'a vraiment pas la moindre idée de ce qui nous attend ?
— Eh bien … Les hommes vont être rapatriés vers les astroports, le matériel et l'armement sera embarqué sur des transporteurs et de grosses navettes …
— Des cargos, rectifiai-je.
— Oui, pardon maître, des cargos, reprit le jeune Naneyë d'un ton très naturel. Et puis les officiers embarqueront pour Vladivostok, vous à leur tête.
— Tu as oublié une chose.
— Les inquisiteurs ?
J’acquiesçai.
— Ils ne prennent pas les même transports de troupes ?
— Flinn, imagines-tu un seul instant qu'un homme comme le Major Beik serait à son aise avec les plus sages soudards de la Confédération ? Rappelles moi ce que sont en majorité les soldats du rang ?
— Des convertis, maître.
— Chasseurs et proies dans un même panier ne conduiraient pas à une fin très heureuse, ajoutai-je. Je considère avec beaucoup de respect ceux qui ont pu trouver leur salut et la paix intérieure sous le mandat du Dieu-Machine, mais ils ont perdu une part de cette humanité que les Inquisiteurs, eux, portent intact.
— L'amour ?
Je souris.
— Pas l'amour, mais la foi. La foi totale en ce qu'ils font. Et ils sont trop précieux pour les mélanger à de simples soldats. C'est pour ça qu'ils auront leurs propres transports et leurs propres quartiers. Et en parlant des Inquisiteurs, il y a un sujet que je souhaitais aborder avec toi.
Il cessa son jeu avec le stylet, et tourna son regard curieux vers moi. Sa mâchoire semblait s'être épaissie en quelques mois de présence sur Terre, mais je savais que c'était uniquement du à la richesse de son régime alimentaire.
— Quel sujet, maître ?
— Je n'ai pas connu d'autre apprenti que toi. Tu m'a souvent surpris, mais jamais déçu. Malgré nos débuts quelques peu chaotiques et la haine que tu portais à mon encontre … Non Flinn, ne secoue pas la tête, je sais ce que tu ressentais et c'était légitime. J'avais fait de ton père aimant un individu froid, transformé pour parti en une machine de guerre redoutable. Mais tu as pu passer outre, et je sais que ta fidélité à la Confédération est désormais acquise. Je voudrais te garder auprès de moi pour cette mission, mais j'estime qu'il est temps que tu fasses tes preuves auprès de tes frères d'armes.
— Vous souhaitez m'envoyer avec d'autres Inquisiteurs ?
— Exact. Mais je sais que quelques préjugés à mon égard -et au tien— courent parmi les rangs de certaines mouvances inquisitoriales. Tu n’iras pas avec n'importe qui.
— Le Major Beik ? Demanda-t-il avec une pointe d'espoir.
— Des confrères du major, précisai-je. Je n'irais pas jusqu'à dire des amis, mais des hommes qui partagent sa foi en étant relativement ouvert sur la façon de servir le Dieu-Machine. Ils ne te rejetteront pas, bien au contraire. Ils m'ont affirmé être ravi et honoré d'accueillir dans leur rang un jeune xeno.
— Nous reverrons nous, maître ?
— Il ne s'agit que de quelques semaines, Flinn. Le temps que tu fasses tes armes, que tu vois ce qu'il se passe au quotidien quand le seul instrument qui soit efficace est le rétablissement du culte mécaniste. Lorsque tu auras fait tes preuves, je te reprendrais à mon service, sois en assuré.
Il rangea le coutelas, et se présenta face à moi, me dépassant d'une bonne tête. Avec respect il s'inclina.
— J'écouterai vos consignes, maître.
— Je n'en doute pas, Flinn. Alors va préparer tes affaires. Tu intègres ta cohorte dans trois heures.

Pas d'adieux déchirants. Flinn se comporta avec toute la noblesse que son espèce déployait, cette attitude aristocrate et pourtant simple, vraie, qui le couvrait d'honneur. Je lui avais donné mes dernières recommandations face à ce monde étrange qu'était l'Inquisition. Ne pas se faire remarquer, obéir, accepter la défiance des autres, asseoir ses idées de façon discrète. Je le contacterais régulièrement, il était hors de question de le laisser totalement seul face à la difficulté qu'il s’apprêtait à affronter.
Cyrill le guida jusqu'au transporteur, l'abreuvant lui aussi de paroles pleines de bon sens. Je ne sus pas ce qu'il ressortait avec exactitude de cette conversation, mais lorsque la porte du sas décolla et que mon comparse se retourna, un sourire apaisé brillait sur son visage fatigué.
— Nous n'aurons pas de soucis à nous faire, Gregor.
— Espérons le.
Après l’intermède de ce départ, nos activités préparatoires reprirent un rythme plus soutenues. Une dizaine de réunions de nature diverses m'occupèrent l'esprit pendant plus de trente six heures. Préparations du terrain, chargement logistique, tactique avancée et autres gestions d'armureries se succédèrent, avec leur cortèges de comptes-rendus projetés, de questions sceptiques et d'ajustement mineurs, à la dernière minute. Je me contentai de rester silencieux la plupart du temps, n'usant pas de mon pouvoir décisionnel de façon trop abusive. Cyrill , plus intéressé que jamais par la perspective d'une vengeance par procuration face à la rébellion, ressemblait davantage à un roc inébranlable et silencieux qu'à un aide de camp avilisé à des tâches ingrates. De part la nature et la lourdeur de ma mission, une pléiade de serviteurs et de sous-officiers se chargeaient de la rédaction des rapports et de la transmission des ordres. Cyrill s'en accommodait avec un réel plaisir, pouvant dès lors se concentrer sur ce qui allait se passer à Vladivostok.
Les huit dernières heures des préparatifs furent étrangement calme. Ma présence n'étant plus requise pour régler les points de détails, je me retirais dans l'appartement mis à ma disposition, où j'avais connu ces heures heureuses au coté d'Até. Le gratte-ciel, en cette soirée de septembre, offrait à voir le réseau complexe, irisé de lumières des lampadaires et des véhicules, cet assemblage qui distillait sa beauté propre avec une évidente indifférence. Civimundi vivait, en dépit des heures sombres. La masse de ses citoyens vaquait à leurs occupations quotidienne. Dans ce paysage sublime et familier, une tâche tremblotante attira mon regard. Je fixais mon attention plus en avant, vers cette place anonyme bordé d'immeubles cossues et de platanes roussis. La lueurs de centaines de lumignons de toutes tailles et d'une infinité de couleurs rendait l'atmosphère plus palpable. Le recueillement de dizaines de passants fit vibrer en moi la présence du vide, la vertigineuse absence du Commandus Magnus que j'avais pu oublier un certain temps. Tout était parti de ce fait si banal et si cruel. Je ne devais pas l'oublier. Je ne devais plus l'oublier.
— Drôle de spectacle, commenta d'une voix douce Cyrill . Il a sans doute pesé lourdement sur leur vie, et ils ne dansent pas, ne se réjouissent pas. Les hommes et les fils de nombreux d'entre eux sont sans doute entré au service du Dieu-Machine en laissant famille et amis derrière eux, mais aucun ne se révolte.
Il fit jouer ses épaules, lâchant un semblant de soupir.
— Pourquoi, Gregor ? Pourquoi l'Homme ne cessera-t-il jamais de me surprendre ?
— Je n'ai pas la réponse.
— Pourquoi tout n'est pas si simple ? Pourquoi faut-il combattre parfois, tandis que des temps de paix s'ouvrent là où on ne les attendaient pas ? Regarde cette foule, Gregor. Elle vient pleurer sur la dépouille de ce qu'ils appelaient un tyran. Un massacreur de peuples et de liberté.
— Peut-être faut-il y voir l'accomplissement du travail du Commandus Magnus, Cyrill ? La liberté qui finit par s'éteindre pour le bien commun, la soumission comme révolution de la société.
— Ça n'a pas de sens.
— C'est bien le propre de l'Humanité de ne pas avoir de sens.
— Sans doute, concéda-t-il platement.
Nous restâmes ainsi, de longues minutes, à observer cette scène simple et profonde, cet hommage silencieux d'un peuple à son créateur. Je gravais cette image rassurante dans ma mémoire. Et l'espace d'un instant, je m'imaginais à la place de Javier Keller. Face à cet amour des vivants donné sans partage aux morts.

Le spatiport de Civimundi-Sud se trouvait être le seul à pouvoir accueillir la masse de dix-sept milles hommes pour un embarquement de plusieurs heures. Les énormes cargos enfournaient leur ration de soldats, le bruit de milliers de bottes grondant dans l'air saturé de poussière, le sable se levant de temps à autre sous l'effet d'une rafale de vent. Du haut de la tour d'aiguillage, je contemplais l'ordre établi remplir sur vingt-cinq vaisseaux de tailles et de classes hétéroclites la force vive de la Confédération. Du simple transporteur flambant neuf qui m'attendait jusqu'au monumental Colosus capable de déplacer deux mille soldats, chacun trouvait sa place dans cette organisation millimétré. Trois heures pour embarquer ce monde vers un destin moins agréable que la douce langueur de Civimundi. Trois heures pour embarquer vers la mort et la désolation. Trois heures pour embarquer les souvenirs et l'espoir de rentrer indemne, pas trop secoué par ce qui se passerait dans cet ailleurs.
— Mon capitaine ? Osa un des aiguilleurs.
— Oui, sergent ?
— Les généraux Fenuitias et Badmund me font savoir que votre présence est requise sur le tarmac.
— Merci, sergent.
Il reprit son contrôle minutieux, tandis que je me dirigeais d'un pas alerte vers le sol, dans l'étroit boyaux d’escaliers en colimaçon. Une poignée de minutes plus tard, je marchais avec rapidité vers les deux hauts-officiers. Loin de l'attitude pédante de l'amiral Sullivan, ils affichèrent deux francs sourires en me voyant arriver à leur coté.
— Messieurs, entamai-je.
— Capitaine, poursuivirent-ils.
— On m'a fait savoir que ma présence est indispensable auprès de vous.
— En effet capitaine. Quelques détails d'ordres techniques. Nous avions besoin de votre aval pour l'ordre de vol de certains des astronefs censés protéger les flancs. Nous pensions que le Pilate et le Hérode pourraient partir en tête, appuyés par des unités de soutien plus petites.
— Cela me semble un bon choix, général Badmund.
Il hocha la tête.
— D'autres choses ?
— On me signale quelques cas de malaises parmis les soldats, il y aune dizaine de minutes.
— Des convertis ?
— Un ou deux. Mais surtout une dizaine de première classes volontaires pris de nausées.
— Les cybernautes s'en occupent ?
— Affirmatif, capitaine.
Je restais suspicieux face à la perversité dont pourrait faire preuve Socrate. Vladivostok tombé, Keller tué, rien n'indiquait qu'il était incapable de prendre à revers nos hommes jusqu'ici.
— Je veux les voir
— Capitaine, n'est-ce-pas un peu dangereux ? Remarqua Fenutias, le sourcil droit plié sous un angle tortueux.
— J'ai quelques doutes concernant la nature des troubles de ces soldats. Un inquisiteur m'accompagnera, de toute façon.
— Le major Armestri ?
— Tout à fait. Sa présence me suffira pour comprendre ce qu'il se passe. Dernière petite question : ils font tous parti du même transport de troupes ?
— Oui, capitaine.
— Espérons qu'il ne s'agisse que d'un bonne indigestion.

À mon grand soulagement, je constatais que les hommes en question avaient étaient contaminés par une simple intoxication alimentaire. Ajouté au stress du départ, ils avaient rendu tripes et boyaux dans un déluge de bile que quelques infirmiers épongeaient sans répit. Après un examen rapide avec les onze individus volontaires et non encore mécanisés, je m’intéressais davantage au seul Converti du petit groupe. Un homme de trente-trois ans, le regard aussi vide que pouvait le permettre un traitement radical. Il s'inclina jusqu'au sol lorsque je me présentai, et d'une voix atone répondit sans détour à mes questions, ponctuant de « monseigneur » chacune d'entre elles. J'appris qu'il avait été condamné pour tentative de sabotage voilà quelques mois, et qu'il avait intégré l'armée après sa mécanisation partielle. Il ne portait qu'un simple implant oculaire et deux mains artificielles, mécaniques et brillantes sous la lueur tamisée du bloc médical du Colosus. Lui aussi avait ingéré cette nourriture contaminée, mais je demeurais circonspect. L'explication me paraissait trop simple, trop évidente. Et je voulais pouvoir prévenir tout risque face à l'armada. Je le fis isoler pour quarante-huit heures, avec pour consignes de le maintenir déconnecte dans une geôle de l'astroport où il patienterait. Face à la quarantaine que je prescrivais, il ne broncha pas , me remerciant même de le considérer en dépit de la différence entre nos positions sociales. Je le quittai à peine plus rassuré, mais mon inquiétude naturelle toujours aux abois.
Cyrill , resté en retrait, avait distraitement discuté avec les hommes volontaires. Sous le vernis de questions anodines, il avait sondé la réalité de leur engagement, et découvrit avec soulagement qu'aucun ne semblait perverti par quelques idées hérétiques. Il les quitta en bon terme, et lorsque je le retrouvai dans le sas du vaisseau, c'était sa mine confiante qui m’accueillit à nouveau.
— Rien de mon coté, annonça-t-il. Ils sont tous de fidèles serviteurs confédérés. Pas l'ombre d'un petit doigt de traître ou de quoi que ce soit qui s'en approche.
— Idem.
— Que fait-on ?
— On retourner vers le transporteur et on attend le départ.
— Et c'est tout ?
— Quoi d'autre, Cyrill ? Il n'y a aucune raison de s'inquiéter pour le moment.
— Je ne suis pas tranquille, Gregor, me confia-t-il d'une voix réduite à un filet. Il faudra songer à les mécaniser en rentrant.
— Sympathique, comme récompense.
— Que faire d'autre ?
Je haussai les épaules. Deux précautions valaient mieux qu'une seule, et Cyrill savait se montrait persuasif.


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