Note de la fic :
[Confédération][2] Rêves Mécaniques
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction, Action
Statut : Terminée
Chapitre 24
Publié le 16/01/2013 à 16:47:36 par Gregor
4.
— Tu es le fils de Marcus Standberg.
L'entendre aussi clairement tenait encore de l'inaudible. Un choc violent qui balayait mon corps et ma conscience, les envoyant voltiger loin au-dehors, dans ce printemps naissant qui nous narguait aux fenêtres.
— Très Saint Magister…
— Nous avons pleinement conscience de ce qu'il s'est passé, pour être tout à fait honnête Gregor, nous le savions depuis le début. Nous avons préféré le mensonge à la vérité. Non pas pour te rendre faible, mais au contraire, pour que tu supportes le choc.
Je m’agenouillais pieusement.
— Très Saint Magister, je ne suis que votre humble serviteur.
— Je le sais, Gregor. Et c'est pour ça que la responsabilité de cette révélation m'incombe, tant sur le plan politique que moral. Plus rien ne pourra être comme avant.
Keller, jusqu'alors silencieux, se révéla. En pleine lumière, dans cette ambiance si particulière, il n'était plus seulement un chef militaire craint et respecté. Il se constituait le garant de l'ordre établi, tout aussi sûrement que celui de ce dérangeant aveu. Et quel aveu.
Je prenais rapidement conscience des choix qui s'offraient à mes deux maîtres. Ma disparition pure et simple représentait une sortie acceptable, à condition qu'elle soit aussi discrète que définitive. Me tuer ici, à cet instant, relevait du possible. La suite n'en aurait été que plus simple, pour eux comme pour moi. La seconde, plus complexe et plus insidieuse, n'était ni plus ni moins que me donner un statut particulier, non plus en marge, mais au cœur du système. Me hisser au rang de héros de la Confédération, et de protecteur de l'Humanité. Non plus cette faiblesse qui m'avait dévoré de l'intérieur, muant mes convictions en doutes, mais bien celle qui portait haut les valeurs de discipline et d'ordre que le Très Saint Magister s'évertuait à dispenser à la plèbe silencieuse.
Le silence qui avait envahi la haute salle se brisa sur l'accent rocailleux du Commandus Magnus. Il ne mâchait pas ses mots.
— Gregor, te voici dans une situation bien embarrassante. Mais nous n'allons pas baisser les bras, surtout que tu es devenu Noble Clerc voilà à peine quelques heures.
— Pardonnez ma question, Commandus Magnus, mais tout ce qui s'est passé pendant ces quatre années était-il sciemment prémédité ?
Et la réponse suivit aussitôt, couperet définitif.
— Oui. Et sans aucun regret.
Je baissai davantage ma tête, en signe de respect. Je sauvais ma vie, mais je doutais que ma situation en soit plus confortable. Savoir que tout, absolument, toutes les nominations, toutes les missions plus ou moins éloignées de Civimundi, que ma mécanisation comme mon intégration était au seul bénéfice de mon génome me donna un violent vertige. Je serrai les dents, préférant rester attentif à cette discussion.
— Excusez à nouveau mon impertinence, Très Saint Magister, Commandus Magnus, mais comment avez-vous su ?
Je vis Keller se pencher vers le Très Saint Magister. Ce dernier hocha la tête à la suite des quelques mots échangés, puis reprit, grave.
— En tant que Noble Clerc, tu n'aurais de toute façon pas tarder à avoir accès à certaines données confidentielles. En temps que fils de Marcus Standberg, pleinement opérationnel au sein de la Confédération, la question est d'une stupidité confondante. Te tenir à l'écart ne ferait qu'aggraver la situation. Alors, soit.
Il entama de marcher, tranquillement, multipliant les changements de direction, choisissant de ne jamais me fixer.
— C'est lorsque tu es tombé à Édimbourg que la situation, la tienne, est clairement devenue problématique. Avant cet accrochage, tu étais un parfait inconnu. Personne n'avait pris soin de se renseigner sur toi. Tu étais parfaitement invisible. Bien sûr, au vu de la gravité des blessures que tu as reçues, tes paramètres corporels ont été calibrés, identifiés. Aucune décision n'était alors prise. Et l'information a surgi au bout de quelques heures. Un génome qui portait la trace de son géniteur, assorti de modifications assez peu banales pour attirer l'oeil. Et après confirmation, toi, l'inconnu Gregor Mac Mordan, était en toute simplicité un fils caché de ce sale traître de Marcus Standberg. J'ai aussitôt été mis dans la confidence. Et avec le Commandus Magnus, nous avons décidé de te laisser une chance de vivre. Pas la vie d'homme libre, hérétique (il sourit cyniquement) qui brouillait ta conscience aussi sûrement que la drogue que tu ingérais alors, mais une vie de serviteur sincère, et dont l'éducation serait affectée à la seule personne de confiance possible.
— Très Saint Magister, je ne pourrais jamais effacer ma dette envers vous.
— Tu l'as déjà fait, au centuple. Tes états de service sont une grande source de satisfaction, rarement vue, même si tu n'es ni un grand tacticien, ni un téméraire stupide. Et je ne doute pas que tes missions en temps que Noble Clerc me rempliront de la même fierté.
Il se rapprocha, posa une main sur mon épaule, m'invita à me relever, me contempla sans ciller. J'aurais voulu frissonner devant la puissance qu'il représentait. La vieillesse n'avait pas attaqué ces traits, il me paraissait avoir encore à peine trente ans.
— Gregor, tu ne m'a pas déçu.
— Très Saint Magister…
L'émotion brûlait mes yeux. Le soleil transperçait mon simple état de mortel. Je prenais en lui une énergie et un courage monstrueux, je buvais le calice des seigneurs, j'entrais avec fracas à la table des maîtres.
— Je ne serais pas ingrat, Gregor. Il te faudra du temps pour digérer ce qui vient de se passer, et il m'en faudra tout autant pour savoir comment je dois t'honorer, comment les Hommes doivent te vouer fidélité, au nom du Dieu-Machine.
Il me relâcha.
— Tu apprendras tout, en temps voulu.
Je compris que l'entretien était fini. En silence, je me retirai, m'inclinant avec la même dévotion au moment où la porte s'ouvrait derrière moi.
— Capitaine Mac Mordan, le transporteur est prêt. Nous décollerons dans deux minutes.
— Bien.
Je suivais le pilote en fixant le sol veiné de lézardes, détournant à peine mes pas sur les bosses conséquentes aux déformations du béton. La chaleur des réacteurs tachait de couleurs étranges le sol de l'aéroport.
Cyrill s'égayait d'une marche légère, confiante. Le trouble de son regard avait disparu. Étrangement, je m'étais persuadé qu'il savait. L'information n'avait pas du filer aussi vite, et je me garderais bien de la répandre. Le simple fait de se trouver face à ce transporteur, sous le soleil rutilant de l'après-midi de ce printemps, m'inspirait un peu trop le goût du prévisible.
Tout était prévu.
Dès l'instant où j'étais sorti de la haute salle, redressant mon dos et maintenant le poids de ma cape d'une main sûre, un caporal s'était avancé à ma rencontre avec force compliments. Il m'indiqua qu'un appareil m'attendait sur les pistes, pour un décollage imminent. Il revenait à ma charge de prévenir la seule personne que je connaissais à Istanbul. Je me fendais d'un sourire suspicieux. Sans un mot, Le Très Saint Magister et le Commandus Magnus m'avaient accordé quelques heures de répit, peut-être une journée pleine, pour revoir ma femme, clarifier mes idées et me remettre en condition avant de reprendre le chemin de ma mission. Nulle bonne intention là-dessous : je me doutais que l'éloignement de Civimundi n'était pas forcément un signe très positif. Je préférais m'accorder le bénéfice du doute, pour profiter de cette rencontre imprévue mais ô combien riche de promesses.
Até tressaillit au téléphone. Elle m'avoue que ma voix la bouleversait, que mon silence l'avait attristé, qu'elle m'attendait au plus vite. Tout allait bien pour elle. Je ne lui dis rien concernant Nielsen, Vancouver, l'entrevue à Civimundi. Moi aussi j'allais bien, et je serais avec elle d'ici une heure ou deux. Elle ferait venir un transport jusqu'à l'aéroport. Elle m'y attendrait. Au moment de raccrocher, elle m'indiqua que le major Beik était invité lui aussi, et qu'elle serait honorée de la présence de cet homme d'honneur dans la demeure familiale. Je la rassurais sur ce point, il serait bien là.
Lorsqu'elle raccrocha et que sa voix se tut, mon cœur se serra. Un goût d'adieu se suspendait dans son timbre, sa chaleur. Je secouais la tête, décidée. Le sentimentalisme ne noierait pas le chagrin, la nostalgie ne serait qu'une contrainte supplémentaire. Et il fallait absolument que je clarifie mes idées.
Cyrill patientait dans le hall. Lorsque je l'interpellai, il releva la tête, interrogateur, un sourire un coin.
— Un séjour à Istanbul ? En voilà une étrange façon de préparer un voyage vers un monde étranger…
— Ne pose pas de questions. Je n'ai de toute façon pas les réponses.
— Alors, à défaut…
Il m’emboîta le pas, comme si ce voyage relevait de la pure normalité.
Je n'avais pas pris garde au contrecoup. Il ne fallut que quelques instants, au moment du décollage, pour me retrouver face au mur sans prises de mes doutes. Rien, dans la situation présente, n'apparaissait normale. L'attitude du Très Saint Magister et du Commandus Magnus, au premier abord, ne m'avaient guère surprise. Pourtant, la banalité de leurs propos, l'évidence même du ton de cette entrevue auraient du me remettre dans l'attitude de l'attente. Comme un malaise, une vague impression de flou brouilla mes idées. Tout cela n'avait pas vraiment de sens. J'étais le fils caché du traiter qui avait contribué à ériger un empire sur la face de cette Terre. J'apprenais que je devenais l'héritier de ce pouvoir. Ma place ne serait plus celle d'un agent masqué par les ombres du pouvoir, mais celui d'un dignitaire auréolé de la lumière de la gloire. J'allais apprendre les ruses du pouvoir. Et je me trouvais là, soudain pantelant, dans ce vaisseau qui accélérait vers un soleil mordant. J'adressai une prière au Dieu-Machine, par réflexe plus que par dévotion. Avec angoisse, je reprenais ma nature d'homme. Et plus que tout, j'en étais effrayé.
Les quarante-cinq minutes de vol se déroulèrent sans encombre. Le pilote ne parlait pas, laissant au vaisseau le soin de s'exprimer à coup de jets de matières ronflants et de sifflements liés aux vitesses de déplacements. Un atterrissage sommaire, un salut aussi aride, et nous nous retrouvions sous le soleil plombé du Bosphore. L'après-midi semblait bien avancé, une lumière irréelle irisait la piste.
À deux cent mètres, la silhouette frêle s'avançait nonchalamment, une robe en imprime sur ses formes, un vent têtu dans les cheveux, et un sourire simplement divin. Até tenait les plis indisciplinés, presque trop grande sur une paire d'escarpins vernis qui luisait fantastiquement. Mais seul son visage me renvoyait à son bonheur. Je me contenais pour ne pas courir, couvrir cette distance soudain trop longue et trop chaude, sur les surplombs de la cité byzantine.
Cyrill ne rêvassait pas, j'avais cependant la désagréable sensation de le traîner. Comme si cette promesse ne devait pas tenir du réel. Ce fut pourtant sa chair contre mon corps dans cette étreinte aussi discrète que possible, un baiser sur la joue, elle tendue et moi courbé, comme un jeune couple qui n'avait pas connu la lourde séparation des jours passés. En un instant, tout volait en éclat sous la puissance de l'amour retrouvé, d'une passion qui se savait purement sentimentale, d'une tendresse inavouable. Les mots, futilités dérisoires, avaient disparu dans le mugissement sec de l'air. Cyrill hésita, toussota, presque timide. Nous nous séparâmes, retrouvions un peu de consistances, reprenions nos rôles dans cette bonne société.
— Até, voici le major inquisiteur Cyrill Beik .
Il se fendit d'une discrète courbette, elle, du même salut respectueux.
— Major, je suis ravi de vous accueillir dans notre modeste ville. Je suis sûr que le climat vous sera très agréable. Le printemps est délicieux ici.
— Je n'en doute pas, ma dame. Votre cher époux n'a pas tari d'éloges à votre égard.
Elle rougit comme une adolescente effarouchée.
Elle nous embarqua sans se départir de son sourire. Le véhicule, une antique voiture du vingtième siècle aux cuirs polis et aux chromes rutilants, nous accueillit en grinçant. Cyrill grimpa à l'avant, nous laissant une frêle intimité sur la banquette arrière. Je n'avais qu'à lui tenir la main, la regarder tant que je le pouvais, et laisser à Istanbul la pudeur de se dévoiler.
L'aéroport se situait au somment d'une colline. La vue embrassait le détroit, les toits de tuiles qui chauffaient paresseusement au soleil, les pierres antiques et les tours de verres dressées comme des trophées monumentaux. Le bourdonnement nous parvenait atténué dans l'air poussiéreux qui s'élevait de la route, à peine parti du tarmac blanc. Paysage irréel, relent d'un parfum exotique, d'un monde aussi morne qu'oublié qui me prenait à la gorge.
— C'est ma ville, déclara sobrement Até.
Quelle ville ! Istanbul ressemblait à un palais onirique, baigné par les eaux turquoises et profondes que sillonnaient quelques navires de tailles variées, escorte à un émir depuis longtemps disparu, à une république enterrée voilà quarante ans, et plus sûrement au gouverneur confédéré qui devait plonger la ville dans une ferveur froide, un labeur douloureux des âmes en peine. La nostalgie des heures perdues, pas encore passées m'étreignit plus fort encore. Je me serrais contre elle.
— Tu m’as manqué.
Elle préféra ne rien dire, simplement sourire, baisser le regard puis le détourner. La déchirure vivace suintait du sang de l'absence. Aucun instant futur ne réparerait le manque, et les enseignements de l'Inquisition ne m'éloignaient que plus du dernier lien qui me persuadait d'être Homme véritable.
Trajet silencieux, piqueté des cris et des voix chaudes de la population locale. Choc du soleil dans l'habitacle, perles de sueurs sur les tempes lisses de cette femme que j'aimais. Le pavé des rues se substituait au béton lisse et à l'asphalte rugueux. Des minutes qui s'égrenaient en succédanés bicolores sous la crudité de la lumière, rendant le voyage unique, impalpable. Je ne réalisais pas immédiatement que nous arrivions à la villa de la famille Sherazi. Le moteur hoqueta en s’arrêtant. Le chauffeur nous ouvrit avec une politesse tannée par des années d'exercice, discret et efficace.
Até semblait flotter dans sa tunique, maintenant que le vent s'était tu. Elle gratifia Cyrill d'un mot aimable, l'invita à la suivre. Il ne broncha pas, menant ses pas sur les crissements du gravillon blanc qui menaient à un escalier de calcaire monumental. Une véranda en bois peint à double niveau s'appuyait sur les lourds murs taillés de corniches et de décrochés somptuaires de la demeure. De larges fenêtres s'ouvraient sur le jardin et le Bosphore, à la mode des villas maritimes très en vogue à la fin du dix-neuvième siècle. Ce retour vers le passé fleurait un agréable parfum d'enfance perdue, de souvenirs calmes et de matins majestueux. Nous n'étions pas encore rentrés, mais je sentais d'ici la sérénité qui émanait de ce lieu, un peu hors du temps.
Até se rapprocha de moi, m'empoigna avec délicatesse.
— Entre, déclara-t-elle avec chaleur. Ma mère est au salon.
— Ne la faisons pas attendre, répondis-je avec maladresse.
Elle n'en sourit que davantage.
Les fauteuils, des répliques en bois précieux de modèles du Second Empire français, nous accueillirent avec confort. Le luxe ostentatoire de la pièce se résumait dans un ameublement somptuaire, en nombreux vases, tableaux, tapis et argenteries qui reluisaient avec insistances. Ce n'était pas vulgaire, mais au contraire, riche de goûts. L'ancien étudiant en histoire que j'avais été jadis se complaisait dans cet univers. Et au milieu de celui-ci, la mère d'Até trônait comme une déesse antique.
La coupe ample de ses vêtements tranchait avec leurs tons pastel, rehaussés de liserés dorés brodés avec soins. La brise qui s'engouffrait par les fenêtres les gonflait comme des voiles. Un châle en soie couvrait sa gorge, s’épandant en une rivière de couleurs chatoyantes. Là encore, la maîtrise de son habillement me surprit sans m'étonner davantage. Elle était femme de générale, et savait l'importance de son rang. Cette distinction me ravit, car elle avait dû savoir peu de temps auparavant que nous débarquerions de Civimundi. Un capitaine et un major, tous deux inquisiteur, et dont l'un d'entre eux était l'époux de sa fille.
Elle se redressa légèrement, une ébauche de sourire se glissa sur son visage à l'âgé incertain.
— Capitaine Mac Mordan, je suis très heureuse de vous accueillir dans notre modeste maison. Je sais que le temps vous manque, et je ne vous suis que davantage reconnaissante.
— L'honneur est réciproque madame.
— Até n'a cessé de me parler de vous, en des termes très agréables.
Si j'avais pu, j'aurais rougi.
— Je suis sur qu'elle exagère… J’accomplis simplement ma mission.
— Et vous serez promis à un grand avenir, j'en suis certain.
Sur ce point-là, elle ne se trompait pas vraiment. La conversation dura une bonne vingtaine de minutes, en futilités habituelles. Cyrill vint à ma rescousse, et la mère d'Até s'y intéressa davantage. Nous en profitions pour nous excuser et nous retirer. Deux ton de sourire sur les visages, l'un amical, l'autre mutin. Si mon compagnon avait pu, nul doute qu'il m’aurait adressé un clin d'oeil bien sentit.
La terrasse respirait. Des embruns tièdes vinrent se frotter sur la rugosité des pierres blanches, Até s'assit sur une banquette, je l'imitai. Elle ramassa ses jambes contre elle, tentant de trouver une position naturelle. Comme une évidence, nos lèvres ne tardèrent pas à se rencontre, un baiser langoureux accompagné des caresses de nos mains nous rapprochait encore. Le moment suspendait le cours du temps, délicieux. Lorsque nous reprenions nos esprits, je réprimais un violent fou rire. Elle me fixa, interrogatrice, et je dus me contenir pour reprendre la parole.
— Pire que deux enfants, Até… Nous abandonnons Cyrill à ta mère. Je pense qu'elle va changer d'idée à mon propos…
— Ne dis pas n'importe quoi Gregor… Tu sais bien qu'elle peut comprendre…
— Oui, mais…
Son doigt se posa sur es lèvres.
— Reste juste là. J'en ai besoin.
Je hochai silencieusement la tête.
La soirée s’éternisa. Le général Sherazi, par un hasard des plus discutables, avait appris notre présence dans son domicile. Il insista pour que le dîner se passe sous son toit, avec tout le protocole et les fastes qu'on pouvait attendre dans ce genre de situations. La nuit était tombe depuis un certain temps lorsque le repas fut servi. Il remarqua assez maladroitement que ni Cyrill , ni moi-même ne pouvions nous joindre à cette table. Des sourires particulièrement gênés fleurirent entre nous, une ambiance lourde s'invitant auprès des plats et des bonnes bouteilles. Le général hésitait à se servir, tandis que cela ne gênait pas particulièrement Até. Elle me décocha quelques regards relativement expressifs. Pour elle, c'était devenu une évidence : elle ne voyait pas pourquoi se montrer aussi expressive pouvait gêner qui que ce soit. Dans l'absolu, elle n'avait pas tort : personne ne finirait torturé pour un outrage aussi mineur. Nous étions des invités, et la simple odeur des mets nous remplissait de bonheur.
Le dessert fut servi. Le général piocha dans la corbeille de fruit, croquant avec avidité dans une pomme. Até s'attaqua à une grappe de raisins juteux, sa mère en fit de même. Devant notre silence, le général toussota, avant de reprendre.
— Je m'excuse encore de n'avoir pas pensé à vos statuts de serviteurs mécaniques, messieurs.
— Ce n'est rien, mon général …
Cyrill salivait. Il se contenait tant bien que mal.
— J’ose espérer que deux Inquisteurs ne me tiendront pas rigueur de nos conditions de pauvres hères aux besoins biologiques relativement vulgaires.
Inutile de répondre, cette fois-ci. Mais il continua, dérivant vers des préoccupations moins banales.
— Mon cher capitaine, j'ai cru apprendre qu'une mission se préparait vers Alioth-Vinci.
— Tout à fait, mon général.
— Comptez-vous convertir les peuples que vous y trouverez ?
— Pour être honnête, mon général, nous ne savons encore que peu de choses sur ce monde extraterrestre. Si forme de vie intelligente il y a, je pense que oui, des consignes iront dans ce sens.
— L’obscurantisme de ces barbares doit être prodigieusement intéressant.
— sans, doute, mon général.
Un lord silence encombra à nouveau la table. La stupidité du général n'avait d'égale que sa maladresse évidente. Je me demandais si cela ne relevait que de sa mission de militaire chevronné trop absent du foyer. J'espérais ne jamais le devenir.
La fin du repas fut une délivrance. Le général semblait revivre, tandis que sa femme s’éclipsait en cuisine. Un couple agencé pour le pouvoir, lui comme elle ne se serait permis aucun écart. J'espérais secrètement échapper à ce genre de futur, à voir Até enfermer dans son rôle d'épouse modèle, moi dans celui d'un étranger sous mon propre toit. Dans le même temps, vivre ce genre de quotidien aurait signifié la fin de ma carrière militaire. L'un n'était qu'une compensation de l'autre, teinté d'amertume. À y regarder de plus près, la famille Sherazi avait eu beaucoup de chance. Nous marier, Até et moi, redorait le blason quelque peu défraîchi du père de famille, général de son état, mais peu glorieux dans les faits. Un héros pour sa fille, et le prestige rejailliraient sur lui-même. Savant calcul que le Très Saint Magister avait béni sans aucune retenue.
Heureusement qu'Até était sincèrement amoureuse.
Cyrill insista pour se retirer. La délicatesse de son geste était à son honneur, et je le gratifiais silencieusement pour sa délicatesse. Les parents d'Até en firent de même. Si son père réitéra quelques paroles bien ternes, que je lui rendais avec politesse, les regards pétillants de sa mère eurent pour effet de me mettre mal à l'aise. Elle, elle savait. Elle connaissait le prix de l'amour et de l'absence. Je ne doutais pas qu'elle seule fut à l'initiative de cette désertion en rangs serrés. Et quand le silence retomba pleinement sur le salon, quand la ville reprit sa respiration dans la nuit constellée, gorgée de parfum d'épices, je compris que cet instant était un cadeau.
Une seconde fois, la terrasse nous recueillit. Une longue banquette avait été dressée pendant le dîner. Nous nous y glissions avec délice, Até se positionnant devant moi, lové comme une enfant. Nos étreintes reprirent de plus belle. Je la trouvais plus belle encore, je me délectais de ses effluves, de ses doigts subtils, de ses baisers longs et langoureux, passionnés. Je retrouvais une confiance que j'avais cru trop ternie. Tout s'oubliait dans la chaleur de son corps, dans sa souplesse, sa dévotion. L'image lointaine d'un Dieu-Machine apaisé, perfection incarnée dans le corps d'un hybride sous les traits du Très Saint Magister ouvrant ses bras, bienfaiteur, me rassura. Je ne violais aucune loi. J'accomplissais secrètement le plus noble de ses desseins.
Mais ce fut bien Até qui osa. Elle qui se décida à marcher a première, et à tracer le sillon intemporel qui nous mènerait bien trop loin. Dans l'absolu, tout avait commencé par elle.
Elle se redressa un peu. Réflexe, j'entamai de caresser les boucles détachées de sa chevelure ; mes doigts se perdaient dans la moire, mon regard dans le Bosphore. Je m'emplissais de son parfum, je savourais la gratitude de l'instant.
— Gregor, commença-t-elle, hésitante.
— Oui ma chérie ?
— Gregor, il faut que je te parle de quelque chose…
J'avais senti le trémolo, l'hésitation, la peur et l'angoisse. Je me maîtrisais. Comme une chape mon costume d'Inquisiteur me narguait, je m’empêtrais dedans, j'écoutais, trop distrait ou trop distant.
— Até, est-ce grave ?
— Je ne sais pas. Je voulais te faire une surprise, pour être tout à fait honnête. Mais je sais que tu vas repartir. Ne dis pas non. J'ai mes entrées à la Palais, je sais qui partira pour Alioth-Euclide d'ici peu.
— Je ne comprends pas…
Elle insista.
— Gregor, s'il te plaît, laisse-moi finir.
Devant mon silence, elle relança.
— Il fallait que je fasse cette demande avant. Je sais que c'est parfaitement stupide, qu'il n'y a aucune raison que je te perde. Même Inquisiteur, tu n'as pas changé. Tu es toujours cet homme merveilleux que j'ai épousé sans regret, et dont je sais que les absences me tueront à petits feux. Il n'y avait pas de déclaration d'amour entre nous, rien de bien concret, alors, voilà, j'ai franchi ce pas.
Je sentis ma peau se glacer. Sa silhouette se détacha dans le halo du phare qui balayait la ville.
— Gregor, j'ai demandé la permission d'enfanter. Et le Très Saint Magister en personne m'a donné son accord.
Un soufflet n'eut pas été moins désagréable. Je restais suspendu, livide et stupide, complètement sidéré. Je pris conscience de mon état, refermai ma bouche béante, et me forçais à articuler d'une voix relativement ridicule au final.
— Depuis quand, Até ?
— Les examens ont commencé il y a quinze jours. Tout sera prêt d'ici une semaine, dix jours tout au plus.
— Est-ce que je… Est-ce moi qui ai été choisi …
— Tu seras le père de notre enfant, Gregor.
Le choc est aussi violent. Moi qui me croyais à l'abri de ce genre de chose, je constatais avec une pointe d'amertume que mes sentiments me liaient encore trop à ce monde. Une femme, bientôt un enfant, et moi. Une famille qui serait sans doute très honorable, surtout si la mission sur Alioth se déroulait sans anicroche. Mais aurais-je le courage de replonger vers les tortures et les actes sales ? J'adressai ma supplique en silence. Les forces me manquaient, que quelque chose me vienne en aide.
— Tu es déçu, Gregor ?
Et la chute continuait, terrible et belle.
— Bien sûr que non Até… Je… Je suis juste tellement surpris… Je ne sais pas quoi dire…
— Gregor, c'est un cadeau que nous adresse le Très Saint Magister. Et il a bien dit qu'il le faisait pour toi, pour ce que tu étais, ce que tu représentais. Il m'a dt qu'il aurait pu attendre, mais que cela aurait été inutile. Il a foi en toi.
— Bénis soit-il, murmurai-je, les dents serrées.
Son discours à double sens était-il un énième test ? Il n'y avait pas vraiment de possibilités pour le savoir. L'amour me serait donné sans retenue, mais ma fidélité en serait le prix. Ma paternité et ma descendance seraient assurées, mais mon obéissance ne devrait jamais faillir. Même face au pire.
Se laisser aller à du sentimentalisme causerait ma perte. Avec regret, alors qu'Até était là, rassurante, attendant mes mots, je devais remettre ce costume gris, mortel, mais salvateur, celui du bourreau des caves de la Palais. Je devais remiser mes sentiments aux placards. Et lui prouver combien j'étais aussi décidé que terrifié au final.
— Je serais père, Até. C'est une nouvelle formidable. Et nous donnerons le plus beau des fils au Dieu-Machine.
Un sourire l'éclaira. Un sourire triste, où ses yeux pétillaient de larmes naissantes.
— Oui, Gregor.
Elle se blottit contre moi. Et avec une peine infinie, je sus que j'avais brisé le dernier de ses espoirs.
— Tu es le fils de Marcus Standberg.
L'entendre aussi clairement tenait encore de l'inaudible. Un choc violent qui balayait mon corps et ma conscience, les envoyant voltiger loin au-dehors, dans ce printemps naissant qui nous narguait aux fenêtres.
— Très Saint Magister…
— Nous avons pleinement conscience de ce qu'il s'est passé, pour être tout à fait honnête Gregor, nous le savions depuis le début. Nous avons préféré le mensonge à la vérité. Non pas pour te rendre faible, mais au contraire, pour que tu supportes le choc.
Je m’agenouillais pieusement.
— Très Saint Magister, je ne suis que votre humble serviteur.
— Je le sais, Gregor. Et c'est pour ça que la responsabilité de cette révélation m'incombe, tant sur le plan politique que moral. Plus rien ne pourra être comme avant.
Keller, jusqu'alors silencieux, se révéla. En pleine lumière, dans cette ambiance si particulière, il n'était plus seulement un chef militaire craint et respecté. Il se constituait le garant de l'ordre établi, tout aussi sûrement que celui de ce dérangeant aveu. Et quel aveu.
Je prenais rapidement conscience des choix qui s'offraient à mes deux maîtres. Ma disparition pure et simple représentait une sortie acceptable, à condition qu'elle soit aussi discrète que définitive. Me tuer ici, à cet instant, relevait du possible. La suite n'en aurait été que plus simple, pour eux comme pour moi. La seconde, plus complexe et plus insidieuse, n'était ni plus ni moins que me donner un statut particulier, non plus en marge, mais au cœur du système. Me hisser au rang de héros de la Confédération, et de protecteur de l'Humanité. Non plus cette faiblesse qui m'avait dévoré de l'intérieur, muant mes convictions en doutes, mais bien celle qui portait haut les valeurs de discipline et d'ordre que le Très Saint Magister s'évertuait à dispenser à la plèbe silencieuse.
Le silence qui avait envahi la haute salle se brisa sur l'accent rocailleux du Commandus Magnus. Il ne mâchait pas ses mots.
— Gregor, te voici dans une situation bien embarrassante. Mais nous n'allons pas baisser les bras, surtout que tu es devenu Noble Clerc voilà à peine quelques heures.
— Pardonnez ma question, Commandus Magnus, mais tout ce qui s'est passé pendant ces quatre années était-il sciemment prémédité ?
Et la réponse suivit aussitôt, couperet définitif.
— Oui. Et sans aucun regret.
Je baissai davantage ma tête, en signe de respect. Je sauvais ma vie, mais je doutais que ma situation en soit plus confortable. Savoir que tout, absolument, toutes les nominations, toutes les missions plus ou moins éloignées de Civimundi, que ma mécanisation comme mon intégration était au seul bénéfice de mon génome me donna un violent vertige. Je serrai les dents, préférant rester attentif à cette discussion.
— Excusez à nouveau mon impertinence, Très Saint Magister, Commandus Magnus, mais comment avez-vous su ?
Je vis Keller se pencher vers le Très Saint Magister. Ce dernier hocha la tête à la suite des quelques mots échangés, puis reprit, grave.
— En tant que Noble Clerc, tu n'aurais de toute façon pas tarder à avoir accès à certaines données confidentielles. En temps que fils de Marcus Standberg, pleinement opérationnel au sein de la Confédération, la question est d'une stupidité confondante. Te tenir à l'écart ne ferait qu'aggraver la situation. Alors, soit.
Il entama de marcher, tranquillement, multipliant les changements de direction, choisissant de ne jamais me fixer.
— C'est lorsque tu es tombé à Édimbourg que la situation, la tienne, est clairement devenue problématique. Avant cet accrochage, tu étais un parfait inconnu. Personne n'avait pris soin de se renseigner sur toi. Tu étais parfaitement invisible. Bien sûr, au vu de la gravité des blessures que tu as reçues, tes paramètres corporels ont été calibrés, identifiés. Aucune décision n'était alors prise. Et l'information a surgi au bout de quelques heures. Un génome qui portait la trace de son géniteur, assorti de modifications assez peu banales pour attirer l'oeil. Et après confirmation, toi, l'inconnu Gregor Mac Mordan, était en toute simplicité un fils caché de ce sale traître de Marcus Standberg. J'ai aussitôt été mis dans la confidence. Et avec le Commandus Magnus, nous avons décidé de te laisser une chance de vivre. Pas la vie d'homme libre, hérétique (il sourit cyniquement) qui brouillait ta conscience aussi sûrement que la drogue que tu ingérais alors, mais une vie de serviteur sincère, et dont l'éducation serait affectée à la seule personne de confiance possible.
— Très Saint Magister, je ne pourrais jamais effacer ma dette envers vous.
— Tu l'as déjà fait, au centuple. Tes états de service sont une grande source de satisfaction, rarement vue, même si tu n'es ni un grand tacticien, ni un téméraire stupide. Et je ne doute pas que tes missions en temps que Noble Clerc me rempliront de la même fierté.
Il se rapprocha, posa une main sur mon épaule, m'invita à me relever, me contempla sans ciller. J'aurais voulu frissonner devant la puissance qu'il représentait. La vieillesse n'avait pas attaqué ces traits, il me paraissait avoir encore à peine trente ans.
— Gregor, tu ne m'a pas déçu.
— Très Saint Magister…
L'émotion brûlait mes yeux. Le soleil transperçait mon simple état de mortel. Je prenais en lui une énergie et un courage monstrueux, je buvais le calice des seigneurs, j'entrais avec fracas à la table des maîtres.
— Je ne serais pas ingrat, Gregor. Il te faudra du temps pour digérer ce qui vient de se passer, et il m'en faudra tout autant pour savoir comment je dois t'honorer, comment les Hommes doivent te vouer fidélité, au nom du Dieu-Machine.
Il me relâcha.
— Tu apprendras tout, en temps voulu.
Je compris que l'entretien était fini. En silence, je me retirai, m'inclinant avec la même dévotion au moment où la porte s'ouvrait derrière moi.
— Capitaine Mac Mordan, le transporteur est prêt. Nous décollerons dans deux minutes.
— Bien.
Je suivais le pilote en fixant le sol veiné de lézardes, détournant à peine mes pas sur les bosses conséquentes aux déformations du béton. La chaleur des réacteurs tachait de couleurs étranges le sol de l'aéroport.
Cyrill s'égayait d'une marche légère, confiante. Le trouble de son regard avait disparu. Étrangement, je m'étais persuadé qu'il savait. L'information n'avait pas du filer aussi vite, et je me garderais bien de la répandre. Le simple fait de se trouver face à ce transporteur, sous le soleil rutilant de l'après-midi de ce printemps, m'inspirait un peu trop le goût du prévisible.
Tout était prévu.
Dès l'instant où j'étais sorti de la haute salle, redressant mon dos et maintenant le poids de ma cape d'une main sûre, un caporal s'était avancé à ma rencontre avec force compliments. Il m'indiqua qu'un appareil m'attendait sur les pistes, pour un décollage imminent. Il revenait à ma charge de prévenir la seule personne que je connaissais à Istanbul. Je me fendais d'un sourire suspicieux. Sans un mot, Le Très Saint Magister et le Commandus Magnus m'avaient accordé quelques heures de répit, peut-être une journée pleine, pour revoir ma femme, clarifier mes idées et me remettre en condition avant de reprendre le chemin de ma mission. Nulle bonne intention là-dessous : je me doutais que l'éloignement de Civimundi n'était pas forcément un signe très positif. Je préférais m'accorder le bénéfice du doute, pour profiter de cette rencontre imprévue mais ô combien riche de promesses.
Até tressaillit au téléphone. Elle m'avoue que ma voix la bouleversait, que mon silence l'avait attristé, qu'elle m'attendait au plus vite. Tout allait bien pour elle. Je ne lui dis rien concernant Nielsen, Vancouver, l'entrevue à Civimundi. Moi aussi j'allais bien, et je serais avec elle d'ici une heure ou deux. Elle ferait venir un transport jusqu'à l'aéroport. Elle m'y attendrait. Au moment de raccrocher, elle m'indiqua que le major Beik était invité lui aussi, et qu'elle serait honorée de la présence de cet homme d'honneur dans la demeure familiale. Je la rassurais sur ce point, il serait bien là.
Lorsqu'elle raccrocha et que sa voix se tut, mon cœur se serra. Un goût d'adieu se suspendait dans son timbre, sa chaleur. Je secouais la tête, décidée. Le sentimentalisme ne noierait pas le chagrin, la nostalgie ne serait qu'une contrainte supplémentaire. Et il fallait absolument que je clarifie mes idées.
Cyrill patientait dans le hall. Lorsque je l'interpellai, il releva la tête, interrogateur, un sourire un coin.
— Un séjour à Istanbul ? En voilà une étrange façon de préparer un voyage vers un monde étranger…
— Ne pose pas de questions. Je n'ai de toute façon pas les réponses.
— Alors, à défaut…
Il m’emboîta le pas, comme si ce voyage relevait de la pure normalité.
Je n'avais pas pris garde au contrecoup. Il ne fallut que quelques instants, au moment du décollage, pour me retrouver face au mur sans prises de mes doutes. Rien, dans la situation présente, n'apparaissait normale. L'attitude du Très Saint Magister et du Commandus Magnus, au premier abord, ne m'avaient guère surprise. Pourtant, la banalité de leurs propos, l'évidence même du ton de cette entrevue auraient du me remettre dans l'attitude de l'attente. Comme un malaise, une vague impression de flou brouilla mes idées. Tout cela n'avait pas vraiment de sens. J'étais le fils caché du traiter qui avait contribué à ériger un empire sur la face de cette Terre. J'apprenais que je devenais l'héritier de ce pouvoir. Ma place ne serait plus celle d'un agent masqué par les ombres du pouvoir, mais celui d'un dignitaire auréolé de la lumière de la gloire. J'allais apprendre les ruses du pouvoir. Et je me trouvais là, soudain pantelant, dans ce vaisseau qui accélérait vers un soleil mordant. J'adressai une prière au Dieu-Machine, par réflexe plus que par dévotion. Avec angoisse, je reprenais ma nature d'homme. Et plus que tout, j'en étais effrayé.
Les quarante-cinq minutes de vol se déroulèrent sans encombre. Le pilote ne parlait pas, laissant au vaisseau le soin de s'exprimer à coup de jets de matières ronflants et de sifflements liés aux vitesses de déplacements. Un atterrissage sommaire, un salut aussi aride, et nous nous retrouvions sous le soleil plombé du Bosphore. L'après-midi semblait bien avancé, une lumière irréelle irisait la piste.
À deux cent mètres, la silhouette frêle s'avançait nonchalamment, une robe en imprime sur ses formes, un vent têtu dans les cheveux, et un sourire simplement divin. Até tenait les plis indisciplinés, presque trop grande sur une paire d'escarpins vernis qui luisait fantastiquement. Mais seul son visage me renvoyait à son bonheur. Je me contenais pour ne pas courir, couvrir cette distance soudain trop longue et trop chaude, sur les surplombs de la cité byzantine.
Cyrill ne rêvassait pas, j'avais cependant la désagréable sensation de le traîner. Comme si cette promesse ne devait pas tenir du réel. Ce fut pourtant sa chair contre mon corps dans cette étreinte aussi discrète que possible, un baiser sur la joue, elle tendue et moi courbé, comme un jeune couple qui n'avait pas connu la lourde séparation des jours passés. En un instant, tout volait en éclat sous la puissance de l'amour retrouvé, d'une passion qui se savait purement sentimentale, d'une tendresse inavouable. Les mots, futilités dérisoires, avaient disparu dans le mugissement sec de l'air. Cyrill hésita, toussota, presque timide. Nous nous séparâmes, retrouvions un peu de consistances, reprenions nos rôles dans cette bonne société.
— Até, voici le major inquisiteur Cyrill Beik .
Il se fendit d'une discrète courbette, elle, du même salut respectueux.
— Major, je suis ravi de vous accueillir dans notre modeste ville. Je suis sûr que le climat vous sera très agréable. Le printemps est délicieux ici.
— Je n'en doute pas, ma dame. Votre cher époux n'a pas tari d'éloges à votre égard.
Elle rougit comme une adolescente effarouchée.
Elle nous embarqua sans se départir de son sourire. Le véhicule, une antique voiture du vingtième siècle aux cuirs polis et aux chromes rutilants, nous accueillit en grinçant. Cyrill grimpa à l'avant, nous laissant une frêle intimité sur la banquette arrière. Je n'avais qu'à lui tenir la main, la regarder tant que je le pouvais, et laisser à Istanbul la pudeur de se dévoiler.
L'aéroport se situait au somment d'une colline. La vue embrassait le détroit, les toits de tuiles qui chauffaient paresseusement au soleil, les pierres antiques et les tours de verres dressées comme des trophées monumentaux. Le bourdonnement nous parvenait atténué dans l'air poussiéreux qui s'élevait de la route, à peine parti du tarmac blanc. Paysage irréel, relent d'un parfum exotique, d'un monde aussi morne qu'oublié qui me prenait à la gorge.
— C'est ma ville, déclara sobrement Até.
Quelle ville ! Istanbul ressemblait à un palais onirique, baigné par les eaux turquoises et profondes que sillonnaient quelques navires de tailles variées, escorte à un émir depuis longtemps disparu, à une république enterrée voilà quarante ans, et plus sûrement au gouverneur confédéré qui devait plonger la ville dans une ferveur froide, un labeur douloureux des âmes en peine. La nostalgie des heures perdues, pas encore passées m'étreignit plus fort encore. Je me serrais contre elle.
— Tu m’as manqué.
Elle préféra ne rien dire, simplement sourire, baisser le regard puis le détourner. La déchirure vivace suintait du sang de l'absence. Aucun instant futur ne réparerait le manque, et les enseignements de l'Inquisition ne m'éloignaient que plus du dernier lien qui me persuadait d'être Homme véritable.
Trajet silencieux, piqueté des cris et des voix chaudes de la population locale. Choc du soleil dans l'habitacle, perles de sueurs sur les tempes lisses de cette femme que j'aimais. Le pavé des rues se substituait au béton lisse et à l'asphalte rugueux. Des minutes qui s'égrenaient en succédanés bicolores sous la crudité de la lumière, rendant le voyage unique, impalpable. Je ne réalisais pas immédiatement que nous arrivions à la villa de la famille Sherazi. Le moteur hoqueta en s’arrêtant. Le chauffeur nous ouvrit avec une politesse tannée par des années d'exercice, discret et efficace.
Até semblait flotter dans sa tunique, maintenant que le vent s'était tu. Elle gratifia Cyrill d'un mot aimable, l'invita à la suivre. Il ne broncha pas, menant ses pas sur les crissements du gravillon blanc qui menaient à un escalier de calcaire monumental. Une véranda en bois peint à double niveau s'appuyait sur les lourds murs taillés de corniches et de décrochés somptuaires de la demeure. De larges fenêtres s'ouvraient sur le jardin et le Bosphore, à la mode des villas maritimes très en vogue à la fin du dix-neuvième siècle. Ce retour vers le passé fleurait un agréable parfum d'enfance perdue, de souvenirs calmes et de matins majestueux. Nous n'étions pas encore rentrés, mais je sentais d'ici la sérénité qui émanait de ce lieu, un peu hors du temps.
Até se rapprocha de moi, m'empoigna avec délicatesse.
— Entre, déclara-t-elle avec chaleur. Ma mère est au salon.
— Ne la faisons pas attendre, répondis-je avec maladresse.
Elle n'en sourit que davantage.
Les fauteuils, des répliques en bois précieux de modèles du Second Empire français, nous accueillirent avec confort. Le luxe ostentatoire de la pièce se résumait dans un ameublement somptuaire, en nombreux vases, tableaux, tapis et argenteries qui reluisaient avec insistances. Ce n'était pas vulgaire, mais au contraire, riche de goûts. L'ancien étudiant en histoire que j'avais été jadis se complaisait dans cet univers. Et au milieu de celui-ci, la mère d'Até trônait comme une déesse antique.
La coupe ample de ses vêtements tranchait avec leurs tons pastel, rehaussés de liserés dorés brodés avec soins. La brise qui s'engouffrait par les fenêtres les gonflait comme des voiles. Un châle en soie couvrait sa gorge, s’épandant en une rivière de couleurs chatoyantes. Là encore, la maîtrise de son habillement me surprit sans m'étonner davantage. Elle était femme de générale, et savait l'importance de son rang. Cette distinction me ravit, car elle avait dû savoir peu de temps auparavant que nous débarquerions de Civimundi. Un capitaine et un major, tous deux inquisiteur, et dont l'un d'entre eux était l'époux de sa fille.
Elle se redressa légèrement, une ébauche de sourire se glissa sur son visage à l'âgé incertain.
— Capitaine Mac Mordan, je suis très heureuse de vous accueillir dans notre modeste maison. Je sais que le temps vous manque, et je ne vous suis que davantage reconnaissante.
— L'honneur est réciproque madame.
— Até n'a cessé de me parler de vous, en des termes très agréables.
Si j'avais pu, j'aurais rougi.
— Je suis sur qu'elle exagère… J’accomplis simplement ma mission.
— Et vous serez promis à un grand avenir, j'en suis certain.
Sur ce point-là, elle ne se trompait pas vraiment. La conversation dura une bonne vingtaine de minutes, en futilités habituelles. Cyrill vint à ma rescousse, et la mère d'Até s'y intéressa davantage. Nous en profitions pour nous excuser et nous retirer. Deux ton de sourire sur les visages, l'un amical, l'autre mutin. Si mon compagnon avait pu, nul doute qu'il m’aurait adressé un clin d'oeil bien sentit.
La terrasse respirait. Des embruns tièdes vinrent se frotter sur la rugosité des pierres blanches, Até s'assit sur une banquette, je l'imitai. Elle ramassa ses jambes contre elle, tentant de trouver une position naturelle. Comme une évidence, nos lèvres ne tardèrent pas à se rencontre, un baiser langoureux accompagné des caresses de nos mains nous rapprochait encore. Le moment suspendait le cours du temps, délicieux. Lorsque nous reprenions nos esprits, je réprimais un violent fou rire. Elle me fixa, interrogatrice, et je dus me contenir pour reprendre la parole.
— Pire que deux enfants, Até… Nous abandonnons Cyrill à ta mère. Je pense qu'elle va changer d'idée à mon propos…
— Ne dis pas n'importe quoi Gregor… Tu sais bien qu'elle peut comprendre…
— Oui, mais…
Son doigt se posa sur es lèvres.
— Reste juste là. J'en ai besoin.
Je hochai silencieusement la tête.
La soirée s’éternisa. Le général Sherazi, par un hasard des plus discutables, avait appris notre présence dans son domicile. Il insista pour que le dîner se passe sous son toit, avec tout le protocole et les fastes qu'on pouvait attendre dans ce genre de situations. La nuit était tombe depuis un certain temps lorsque le repas fut servi. Il remarqua assez maladroitement que ni Cyrill , ni moi-même ne pouvions nous joindre à cette table. Des sourires particulièrement gênés fleurirent entre nous, une ambiance lourde s'invitant auprès des plats et des bonnes bouteilles. Le général hésitait à se servir, tandis que cela ne gênait pas particulièrement Até. Elle me décocha quelques regards relativement expressifs. Pour elle, c'était devenu une évidence : elle ne voyait pas pourquoi se montrer aussi expressive pouvait gêner qui que ce soit. Dans l'absolu, elle n'avait pas tort : personne ne finirait torturé pour un outrage aussi mineur. Nous étions des invités, et la simple odeur des mets nous remplissait de bonheur.
Le dessert fut servi. Le général piocha dans la corbeille de fruit, croquant avec avidité dans une pomme. Até s'attaqua à une grappe de raisins juteux, sa mère en fit de même. Devant notre silence, le général toussota, avant de reprendre.
— Je m'excuse encore de n'avoir pas pensé à vos statuts de serviteurs mécaniques, messieurs.
— Ce n'est rien, mon général …
Cyrill salivait. Il se contenait tant bien que mal.
— J’ose espérer que deux Inquisteurs ne me tiendront pas rigueur de nos conditions de pauvres hères aux besoins biologiques relativement vulgaires.
Inutile de répondre, cette fois-ci. Mais il continua, dérivant vers des préoccupations moins banales.
— Mon cher capitaine, j'ai cru apprendre qu'une mission se préparait vers Alioth-Vinci.
— Tout à fait, mon général.
— Comptez-vous convertir les peuples que vous y trouverez ?
— Pour être honnête, mon général, nous ne savons encore que peu de choses sur ce monde extraterrestre. Si forme de vie intelligente il y a, je pense que oui, des consignes iront dans ce sens.
— L’obscurantisme de ces barbares doit être prodigieusement intéressant.
— sans, doute, mon général.
Un lord silence encombra à nouveau la table. La stupidité du général n'avait d'égale que sa maladresse évidente. Je me demandais si cela ne relevait que de sa mission de militaire chevronné trop absent du foyer. J'espérais ne jamais le devenir.
La fin du repas fut une délivrance. Le général semblait revivre, tandis que sa femme s’éclipsait en cuisine. Un couple agencé pour le pouvoir, lui comme elle ne se serait permis aucun écart. J'espérais secrètement échapper à ce genre de futur, à voir Até enfermer dans son rôle d'épouse modèle, moi dans celui d'un étranger sous mon propre toit. Dans le même temps, vivre ce genre de quotidien aurait signifié la fin de ma carrière militaire. L'un n'était qu'une compensation de l'autre, teinté d'amertume. À y regarder de plus près, la famille Sherazi avait eu beaucoup de chance. Nous marier, Até et moi, redorait le blason quelque peu défraîchi du père de famille, général de son état, mais peu glorieux dans les faits. Un héros pour sa fille, et le prestige rejailliraient sur lui-même. Savant calcul que le Très Saint Magister avait béni sans aucune retenue.
Heureusement qu'Até était sincèrement amoureuse.
Cyrill insista pour se retirer. La délicatesse de son geste était à son honneur, et je le gratifiais silencieusement pour sa délicatesse. Les parents d'Até en firent de même. Si son père réitéra quelques paroles bien ternes, que je lui rendais avec politesse, les regards pétillants de sa mère eurent pour effet de me mettre mal à l'aise. Elle, elle savait. Elle connaissait le prix de l'amour et de l'absence. Je ne doutais pas qu'elle seule fut à l'initiative de cette désertion en rangs serrés. Et quand le silence retomba pleinement sur le salon, quand la ville reprit sa respiration dans la nuit constellée, gorgée de parfum d'épices, je compris que cet instant était un cadeau.
Une seconde fois, la terrasse nous recueillit. Une longue banquette avait été dressée pendant le dîner. Nous nous y glissions avec délice, Até se positionnant devant moi, lové comme une enfant. Nos étreintes reprirent de plus belle. Je la trouvais plus belle encore, je me délectais de ses effluves, de ses doigts subtils, de ses baisers longs et langoureux, passionnés. Je retrouvais une confiance que j'avais cru trop ternie. Tout s'oubliait dans la chaleur de son corps, dans sa souplesse, sa dévotion. L'image lointaine d'un Dieu-Machine apaisé, perfection incarnée dans le corps d'un hybride sous les traits du Très Saint Magister ouvrant ses bras, bienfaiteur, me rassura. Je ne violais aucune loi. J'accomplissais secrètement le plus noble de ses desseins.
Mais ce fut bien Até qui osa. Elle qui se décida à marcher a première, et à tracer le sillon intemporel qui nous mènerait bien trop loin. Dans l'absolu, tout avait commencé par elle.
Elle se redressa un peu. Réflexe, j'entamai de caresser les boucles détachées de sa chevelure ; mes doigts se perdaient dans la moire, mon regard dans le Bosphore. Je m'emplissais de son parfum, je savourais la gratitude de l'instant.
— Gregor, commença-t-elle, hésitante.
— Oui ma chérie ?
— Gregor, il faut que je te parle de quelque chose…
J'avais senti le trémolo, l'hésitation, la peur et l'angoisse. Je me maîtrisais. Comme une chape mon costume d'Inquisiteur me narguait, je m’empêtrais dedans, j'écoutais, trop distrait ou trop distant.
— Até, est-ce grave ?
— Je ne sais pas. Je voulais te faire une surprise, pour être tout à fait honnête. Mais je sais que tu vas repartir. Ne dis pas non. J'ai mes entrées à la Palais, je sais qui partira pour Alioth-Euclide d'ici peu.
— Je ne comprends pas…
Elle insista.
— Gregor, s'il te plaît, laisse-moi finir.
Devant mon silence, elle relança.
— Il fallait que je fasse cette demande avant. Je sais que c'est parfaitement stupide, qu'il n'y a aucune raison que je te perde. Même Inquisiteur, tu n'as pas changé. Tu es toujours cet homme merveilleux que j'ai épousé sans regret, et dont je sais que les absences me tueront à petits feux. Il n'y avait pas de déclaration d'amour entre nous, rien de bien concret, alors, voilà, j'ai franchi ce pas.
Je sentis ma peau se glacer. Sa silhouette se détacha dans le halo du phare qui balayait la ville.
— Gregor, j'ai demandé la permission d'enfanter. Et le Très Saint Magister en personne m'a donné son accord.
Un soufflet n'eut pas été moins désagréable. Je restais suspendu, livide et stupide, complètement sidéré. Je pris conscience de mon état, refermai ma bouche béante, et me forçais à articuler d'une voix relativement ridicule au final.
— Depuis quand, Até ?
— Les examens ont commencé il y a quinze jours. Tout sera prêt d'ici une semaine, dix jours tout au plus.
— Est-ce que je… Est-ce moi qui ai été choisi …
— Tu seras le père de notre enfant, Gregor.
Le choc est aussi violent. Moi qui me croyais à l'abri de ce genre de chose, je constatais avec une pointe d'amertume que mes sentiments me liaient encore trop à ce monde. Une femme, bientôt un enfant, et moi. Une famille qui serait sans doute très honorable, surtout si la mission sur Alioth se déroulait sans anicroche. Mais aurais-je le courage de replonger vers les tortures et les actes sales ? J'adressai ma supplique en silence. Les forces me manquaient, que quelque chose me vienne en aide.
— Tu es déçu, Gregor ?
Et la chute continuait, terrible et belle.
— Bien sûr que non Até… Je… Je suis juste tellement surpris… Je ne sais pas quoi dire…
— Gregor, c'est un cadeau que nous adresse le Très Saint Magister. Et il a bien dit qu'il le faisait pour toi, pour ce que tu étais, ce que tu représentais. Il m'a dt qu'il aurait pu attendre, mais que cela aurait été inutile. Il a foi en toi.
— Bénis soit-il, murmurai-je, les dents serrées.
Son discours à double sens était-il un énième test ? Il n'y avait pas vraiment de possibilités pour le savoir. L'amour me serait donné sans retenue, mais ma fidélité en serait le prix. Ma paternité et ma descendance seraient assurées, mais mon obéissance ne devrait jamais faillir. Même face au pire.
Se laisser aller à du sentimentalisme causerait ma perte. Avec regret, alors qu'Até était là, rassurante, attendant mes mots, je devais remettre ce costume gris, mortel, mais salvateur, celui du bourreau des caves de la Palais. Je devais remiser mes sentiments aux placards. Et lui prouver combien j'étais aussi décidé que terrifié au final.
— Je serais père, Até. C'est une nouvelle formidable. Et nous donnerons le plus beau des fils au Dieu-Machine.
Un sourire l'éclaira. Un sourire triste, où ses yeux pétillaient de larmes naissantes.
— Oui, Gregor.
Elle se blottit contre moi. Et avec une peine infinie, je sus que j'avais brisé le dernier de ses espoirs.