Note de la fic :
[Confédération][2] Rêves Mécaniques
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction, Action
Statut : Terminée
Chapitre 21
Publié le 03/01/2013 à 16:45:56 par Gregor
2.
Até s'était levée vers les cinq heures du matin. La lumière rasante de l'aurore, succession d'instants fragiles où le ciel semblait prendre un volume infini, multiplié par l'éclat du gris et du mauve, du jaune et de l'orangé, cette lumière vint jusqu'à moi. J'avais bien essayé de dormir un peu, du fermer les yeux, de me déconnecter de la réalité des flux qui me traversait maintenant de façon permanente, mais je n'avais gagné qu'un répit court et entrecoupé, rythmique en kaléidoscope noir et blanc où le souffle de cette femme parfois se faisait entendre dans la pièce.
Elle regardait droit devant la lumière. Je ne voyais plus que son dos, tout en courbe et en contre-jour habiles. Les mains tendues sur le verre des vitres, je pouvais sentir ce calme habiter nos deux êtres, la pièce, et peut-être même la cité entière. Ses respirations rythmaient la naissance de l'astre solaire, invitation douce à la poésie, presque surréaliste. Até entrait en résonance avec ce monde au matin de cette journée, comme le symbole même de la perfection qui prend pied et qui s'enracine dans les cœurs.
Je me retournai, fixai le plafond. C'était avec elle que je venais de reprendre un peu de courage. C’était avec elle que j'ai attrapé cette corde qu'on pourrait appeler une réalité sanitaire, pragmatique et courageuse. Quand Alexeï est tombé, son visage trop surpris pour véritablement changer d'expression, je ne pus m'empêcher de penser que tout était vraiment terminé. Que grâce à l'insistance d'Até, j'avais pu aller au fond du problème, voir et comprendre comment passer par dessus ce problème qu'était devenue la présence de cet être froid et purulent.
Apaisé certes, mais encore miné par les suppositions. Comment être sûr que tout était terminé, que j'avais définitivement laissé Alexeï dans un passé froid et révolu, et non pas quelque part caché, encore tendu comme le piège qu'il avait déjà préparé ? Le vide n'était la preuve que de son silence consenti, peut-être. Je ne pouvais pas rester ainsi. Apaisé, mais certainement pas définitif, totalement rassuré, et donc totalement inapte à opérer, paradoxalement.
— Gregor ?
Até s'était finalement retournée. Il y avait de l'incompréhension mêlée dans de tendresse en guise de l’assurance qui veillait hier encore dans son regard.
— Gregor, continua-t-elle, pour hier soir, je...
Je m'approchai d'elle, me redressai, et m'appuyai conte son épaule. Elle frissonna, effleura l'acier de la structure sphérique, et décida de me fixer.
— Até, je comprends que tu sois encore sous le choc. C'est très improbable, sans doute trop violent pour toi, je ne voudrais pas que tu...
— Merci, coupa-t-elle dans un souffle.
— Merci ?
— Merci de m'avoir donné ta confiance, Gregor. Je sais que cela a dû te demander des efforts. Je ne serai pas ingrate, sois-en sûr…
Elle tendit son frêle cou pour rapprocher son visage du mien. Nos lèvres se trouvèrent encore, en un sourire complice, presque trop léger. Até posa une main sur mon crâne et fit jouer ses doigts habiles sur la toison rase qui en ornait encore les reliques cutanées.
Dans la douce chaleur de la matinée, tandis que nous rêvassions encore un peu, Até s'était persuadée de ma souffrance. Si elle avait fait mouche sur son indiscutable présence, elle amplifiait de façon presque romanesque son poids, son intensité. Elle ne comprenait pas vraiment comment j'avais pû resté ainsi près d'un mois, ni comment j'avais trouvé la force de passer à l'acte et de tuer virtuellement l'instigateur de ces pensées fugaces. En lieu de délire, la seule cible que j'avais vue, c'était lui. Lui, et les scènes de Prima. Parfois aussi, Johan resurgissait, mais je doutais de le revoir à présent une seule fois. Son souvenir s’apaisait presque, comme si son visage, ses traits, se mêlaient à ceux d'Até, promesse perdue d'un objet retrouvé. La tendresse me transportait et me terrifiait à la fois. Je n'en ressortais que plus désorienté.
La solution était apparue très simplement, alors qu'Até et moi-même nous apprêtions à laisser la chambre, soigneusement abandonnée, les draps défaits et les fenêtres ouverts. Nous nous étions assis une dernière fois au bord du lit, et j'avais entamé de remettre en place la pince qui siégeait habituellement à mon poignet gauche. D'abord étonnée, Até avait posé ses doigts sur le métal, et, souriante, me regardait d'un air doux et rassurant.
— Ça ne me fait pas peur, Gregor… J'en ai vu d'autres, tu sais.
— Je n'aime pas me retrouver ainsi. Je préfère avoir mes deux mains, même si elles sont artificielles.
— C'est pourtant un attribut d'honneur et une grande marque de reconnaissance.
Je restai perplexe, remuai les lèvres dans une grimace peu convaincante.
— Je ne remets pas en doute l'importance de… de ça (je fixai la pince, la fis claquer comme pour la faire taire), mais je ne pourrais jamais oublier que j'avais deux mains bien souples avant. Un peu calleuses, c'est vrai…
— Vois ça comme une chance, Gregor. Beaucoup d'hommes rêveraient d'être ainsi gratifiés. Beaucoup d'hommes tueraient pour ce privilège, mais aussi pour le pouvoir que cela représente. La marque des serviteurs fidèles au Dieu-Machine. Les esprits les plus nobles et les plus courageux.
— C'est peut-être ça le problème, Até… J'ai bien l'impression de n'avoir rien fait d'extraordinaire pour la mériter.
Elle soupira, posa ses mains sur mon dos, les fit glisser.
— Disons que… C'était une récompense par anticipation. Et tu la mérites plus que jamais, crois-moi, Gregor… Si tu préfères avoir tes deux mains lorsque nous sommes ensemble, libre à toi. Mais ne te sens pas forcé, vraiment...
— Até … Je …
Elle posa ses mains sur l'artefact, et puis, d'un geste doux, attrapa ma main droite et m'invita à me lever, puis à la suivre.
Personne n'avait eu pour consigne de venir nous chercher, au pied du palais. Nous laissions les souvenirs d'une nuit à part derrière la lourde porte en bois, que je faisais grincer en la refermant. Le bleu passé qui ornait ses pans tombait en écailles, quelqu’un échouèrent sur mes épaules, ce qui fit rire Até aux éclats. Je m'inquiétais bien un peu de savoir comment finirait par arriver le peu d'affaire que nous avions pris, notamment les vêtements et les bijoux luxueux que nous arborions la veille au soir. Até repoussa la question d'un sourire franc, solaire, et d'un pas ferme mais détendu qui nous amenait vers le site d’atterrissage des transporteurs confédérés.
Nous marchions depuis une dizaine de minutes quand la situation commença à m'échapper. Par les ruelles étroites et les ponts aussi légers que du papier fait dentelle de pierre, Até menait la cadence. Elle me tenait fermement la main, comme pour appuyer la force de sa conviction et son empressement à aller plus en avant. La troublante expérience de la nuit était dépassée pour elle. Pour moi hélas, cela restait un point flou, le relent d'un orage dans un ciel d'été bleu et pur. En y repensant, je mêlais cette histoire sans récit à cet anecdotique oubli de nos effets personnels. Sans réfléchir davantage, je tentais de contacter le service des communications chargé des affaires courantes sur Venise. La réponse fut rapide, indiquant qu'une équipe de nettoyage et de rapatriement avait été organisé pour éviter aux officiers d'avoir à se tracasser d'activités aussi futiles. La note était sommaire, elle clignota à peine quelques secondes dans mon champ de vision. Je gardai l'information pour moi, bien conscient qu'Até avait raison. Lui indiquer n'aurait pas servi à quoi que ce soit, hormis contribuer à tendre l'ambiance. Je n'avais pas besoin de ça.
Ce fut très exactement quand l'information reflua vers les chemins rectilignes du réseau com que la situation se distordit. Le terme paraissait bien flou, pourtant, il correspondait totalement à la réalité. Les murs des demeures nous entourant, l'eau des canaux, et même Até, tout trouvait un point de fuite au milieu de mon champ de vision, dans une tête d'épingle située à quelques mètres devant nous. Nous nous approchions, je me taisais, concentrant mes pensées sur mes pas, tentant de me défaire de cette atroce vision. La tête d'épingle se déforma à notre passage, centrée sur un relais physique de réseau. La sensation s'amplifia. Trop désorienté, je m'arrêtai soudainement. Até, quelques pas en avant, se retourna. Son visage se contracta en une série de plis, reflet de son inquiétude soudaine. Je soupçonnais mon visage d’apparaître bien plus tendu que je ne le ressentais. Elle passa une main dans mon dos, je me courbais, me dirigeais vers le premier banc que nous trouvions.
- Ca ne vas pas, Gregor
Je secouais la tête.
— Gregor, je vais tâcher de contacter des secours … C'est anormal, je …
— je crois bien que c'est le Rezo, Até, m'empressais-je de répondre en portant une main à mon front.
Une série de pulsation émanait de mon champ de vision. Le monde m'apparaissait au travers d'une bulle souple, transparente, où l'écho des communications grondait de plus en plus, devenant assourdissant. Une vague sonore déferlait, se rapprochant comme le raz-de-marée d'un îlot encore vierge et tranquille.
— Até …
Je sentis sa volonté s’étioler le long des fils immatériels du Rezo. Je pouvais toucher du bout de ma conscience les paquets informels qui se déformaient en une longue échelle de creux et de bosses. J'aurais pu fracasser l'étrange assemblage, je le laissais filer comme une eau vive plus froide et plus brûlante que n'importe quelle glace et n'importe quelle lave. Je la vis aussi fixer son esprit vers moi, retour en forme d'aura bleuté, inquiétude palpable. Elle m'apparut dédoublée dans le maelström des lignes brisées, repère fugace et si vivant, si intact, que je tendais les bras, conscient de faire une erreur, car elle était et n'était pas là à la fois.
Je la sentis crier, comme si une dynamique s'était brisée en elle, la fendant en deux, cristal limpide irisé par la lumière du soleil, trop mûr et trop lourd. Je sentais moi-même que je n'avais plus vraiment contact avec une réalité double, trouble, presque ailleurs. Je percevais seulement ce mouvement ascendant des informations qui continuaient leur route, rectilignes, auxquelles je décidai finalement de m'accrocher fermement.
Até fut surprise, me rejeta violemment en arrière. Je gémis. Une douleur insupportable vrilla mes sens, je me cambrais à l'extrême, incapable de la supporter. Pire qu'une aiguille ou un marteau, c'est le poids d'un monde entier qui soudain forçait un passage le long des fils informes et raides. La plus petite information se transformait en planète géante, incapable de se trouver un peu d'espace dans ma boite crânienne. Je posais deux mains sur mes genoux, serrais les dents. Depuis quand n'avais-je pas eu mal à un tel point ? Il fallait que je remonte loin, bien trop loin pour que l'idée émergente devienne une réalité concrète. Impossible d'y penser, de voir plus loin que la sensation infinie, impressionnante, définitive qui recouvrait chaque centimètre de peau et de métal, filet physique plus coupant qu'un millier de lames.
Les minutes filaient étrangement. Le cours du temps s'était accéléré au delà du possible. Pour être plus exact, il n'avait plus l'apparence d'un film continu, simplement celui de courtes scènes de quelques secondes, coupées, sans rapports, et où l'absence occupait une place majeur. L'impression de mélange des genres et des images me donnait la nausée, et savoir que je ne pourrais pas vomir ne m'aidait pas. Até, puis les pierres du palais, un pavé, un éclat sur le canal en face, la rambarde du banc en forme d'arabesque sophistiqué, un pigeon trop gras et trop curieux, un officier au visage grave. Une main sur le dos, sous le bras. Les pierres, les fenêtres, kaléidoscope de visage s'empilant et se succédant au rythme des souvenirs et du vague de la réalité. Nouvel arrêt, autre banc, autres arabesques. Até, dont le visage finissait par se stabiliser malgré le flou persistant de ses contours, le vague creux de ses yeux, l'austérité de sa bouche. Nouvel officier, silencieux, m'aidant à avancer dans un palais sombre. Escaliers, marche en buté, faux-pas, manque d'équilibre. Pièce haute, stuc blanc, miroirs anciens, globes de cristal blanc. S’asseoir, sentir la poigne décidé de l'officier me retenir, sentir la froideur sur ma nuque, entendre le chuintement sans réagir.
Les sons, j'en prenais soudain conscience, n'existaient plus. Jusqu'au moment où la trode racla l'acier sec du port sur ma nuque, le silence mou et amorphe avait pris une existence énorme, presque gigantesque et universelle.
A ce moment là, tout rentra dans l'ordre, très subitement.
J'avais le regard rivé sur l'officier. Les images se recoupèrent une dizaine de secondes, avant de retrouver une consistance normale, palpable, en même temps que la douleur s'évanouissait et refluait en une marée fantomatique et insaisissable. Les sons retrouvèrent une consistance réaliste dans le même laps de temps. Eux aussi hésitèrent un peu, avant de bourdonner, s'envoler, emportant le souvenir du silence comme l'abeille d'un essaim grouillant et frémissant.
— Capitaine Mac Mordan ?
— Où je…
— Restez tranquille, capitaine… Vous risquez de vous faire plus mal encore.
Les mots me paraissaient amusants, presque déplacés. Étais-je redevenu un enfant pour qu'il s'adresse à moi ainsi ? J'avais l'intime conviction que oui. Toute mon autonomie, ma liberté d'être, semblait perdue avec les images et les sons déformés.
— Que s'est-il passé… mon commandant ?
Je fixai avec insistance la pièce métallique où l’assemblage de lignes sanglantes formait son grade. Le rectangle, plat, n’excédait pas quelques centimètres. C'était pourtant sur lui que je décidai de me fixer, sans chercher à voir autre chose de l'homme. Ce grade était devenu ce commandant, avec ses lignes rouges, presque vivantes, agitées par les restes trémmulants de la peur.
Até devait penser que nous avions eu de la chance d'avoir rencontré un Inquisiteur. Le mot m'effrayait. Un… Un Inquisiteur, comme ça, de but en blanc, qui m'avait ramassé, branché, sans doute examiné, bien que je ne le sache jamais. Il ne m'en laissa pas l'occasion. Ses mains agiles glissèrent sur ma nuque, attentives, bienveillantes. La peur s'effondrait, tour de Babel aux idées noires qu'un vent du désert effilochait.
— Capitaine Mac Mordan, je crois pouvoir dire sans me tromper qu'il s'est passé quelque chose d'anormal.
— Vous… Vous connaissez sans doute mieux que moi mon statut… mon commandant…
— C'est certainement cela le problème majeur.
Nulle trace d'Até. Je me décidai à voir plus en détail où nous nous trouvions réellement. La pièce ressemblait à la chambre du palais, un lit en moins, un lourd serveur informatique en plus. Une cheminée de marbre se dressait le long d'un des murs en stuc, dominée par une immense glace moulurée. Une fenêtre s'ouvrait sur la ville, juste en face. Et, naturellement, le commandant Inquisiteur, dont la présence ne m'était plus insultante ni gênante. Non, en réalité, je voulais lui faire confiance, me laisser guider par ses paroles, ses gestes. Il avait l'air si tranquille et si sûr de lui.
— Quel problème ?
— Difficile de vous expliquer cela en détail, capitaine. Pour être honnête, je ne pensais pas qu'un confédéré aussi peu converti que vous puisse arriver à un tel état de perception.
Le cœur de l’énigme se dessinait enfin. Sa réticence également. Le temps des illusions se terminait. Je tournai la tête vers lui.
— J'ai fait quelque chose de grave, mon commandant ?
— Je ne sais pas ce qu'il s'est passé en détail. Mademoiselle Sherazi, qui vous accompagnait, ne m'a pas guidé davantage. C'est très délicat.
— Cela un lien avec elle ?
— Je suis sûr que non. L'avoir emmené avec vous dans ce « voyage » nocturne au cœur de vos pensées aurait pu déclencher ce phénomène de distorsion et d'agrandissement des perceptions psychonumériques, mais étonnamment, ce n'est pas ça du tout.
Je me souvins brutalement de la rue. Du banc, et surtout, de l'attitude anxieuse, de ce besoin de réassurance que j'avais placidement voulu contourner en cherchant des informations. Les informations, était-ce vraiment ça la clef ?
— Mon commandant, tentai-je, malhabile. Je me souviens de cette sensation étrange… Quand j'ai tenté de prendre contact avec un des services du réseau de communication civil, il s'est passé une chose étonnante.
— Laquelle ?
Il m'écoutait avec attention. Il avait daigné poser une de ses mains sur le bureau qui se devinait à son côté droit.
— Le signal… Il s'est « matérialisé ». J'ai vu les fils blancs et torsadés qui ondulaient et restaient rectilignes. C'est après ça que j'ai eu cette nausée, ces vertiges, cette vision défaillante. C'était très près du relais de réseau de communication, mon commandant.
— Oui, ça correspond assez bien à certains signes physiques d'un contact précoce avec Notre Seigneur, capitaine… Je m'étonne que vous ayez eu cette réaction maintenant, et pas avant.
Il réfléchit de longues secondes, silencieux.
— Vous n'aviez pas vu qu'autres Inquisiteurs avant moi, capitaine ?
— Non, mon commandant. Pour être honnête, je n'en ai jamais fréquenté avant la mission sur Bételgeuse-Euclide.
— La mission avec le major Inquisiteur Beik , n'est-ce pas ?
Il savait déjà ? Je m'en étonnai fortement. Je m'étonnais plus encore du grade qu'avait acquis Cyrill . Je n'avais pas eu de nouvelles de lui depuis notre retour sur Terre.
— Ne vous inquiétez pas, capitaine. Je n'ai fait que prendre connaissance de son rapport à l'instant. Je sais aussi que vos relations étaient conflictuelles, ce qui est totalement compréhensible au vu de vos tempéraments respectifs. Vous pensiez sans doute que nous étions aussi dévoués que le major Beik . Hélas, je suis la preuve vivante que non…
Il ne put s'empêcher de sourire.
— Mon commandant, je ne voudrais surtout pas porter atteinte à votre pouvoir ou quoique ce soit qui puisse nuire au Dieu-Machine.
— Je le sais bien capitaine. Nous avons tous une façon propre de Le servir. Vous avez d'autant plus de mérite que vous l'avez fait pendant bien longtemps en restant la proie du doute. Et malgré l'immense sagesse du Commandus Magnus que nous ne pouvons que suivre en exemple, il est impossible de surmonter simplement ce genre de situation. Bételgeuse-Euclide vous a donné cette opportunité de passer par delà, pardon, de briser le mur entre le service subit et le service choisi du Dieu-Machine. Et c'est exactement là où je veux en venir.
— Je ne… Mon commandant…
Il se leva de la chaise qu'il occupait jusqu'à présent, révélant sous la lourde cape qui couvrait son corps la nature totalement mécanique de celui-ci. Je remarquais aussi la pince qui avait remplacé sa main gauche, et l’œil artificiel à droite de son visage. Il avait plus de cinquante ans, mais paraissait déterminé. Les rides profondes qui sillonnaient sa peau, l'épaisseur de sa barbe et la blancheur de celle-ci, l'éclat froid de son regard, tout cet ensemble achevait de lui donner une attitude digne, noble, magnifique. Je ne pouvais pas me défaire de l'idée que nous étions très semblables, trop semblable.
— Capitaine Mac Mordan, je pense qu'il est temps pour vous de rejoindre les rangs de la sainte Cléricature. Non pas parce que vous devez vous ranger sous la Sainte Docte, mais parce que votre esprit a choisi de servir pleinement le Dieu-Machine.
— Ce serait un immense honneur, mon commandant, enchaînai-je avec empressement.
— Ce n'est pas à moi que revint la décision, capitaine. Aussi vous suggéré-je de rentrer rapidement à Civimundi. Je contacterais moi-même le siège de l'Ordre Inquisitorial pour que votre commandement prenne des dispositions concernant vos éventuelles missions.
Il me fit signe de me lever. En me redressant, je constatai avec soulagement qu’aucun vertige ne m'étranglait. L'air avait retrouvé une consistance normale, invisible.
— Mon commandant…
— Capitaine Mac Mordan…
J'effectuai un impeccable salut. Il posa une main sur mon épaule.
— Bonne chance, capitaine. Et que le Dieu-Machine vous garde.
Le commandant Seyrat Uzul n'était pas homme à mentir. Même s'il me fallut de longues semaines pour m'en apercevoir, je n'oubliais jamais cette première rencontre dans la poussière et les ors flétris de Venise. Je n’oubliai pas non plus notre congé, digne et sobre. Je n'oubliais pas davantage la redécouverte presque éclatante d'Até, morte d'inquiétude, qui respirait à nouveau et m'étreignait en tremblant comme une feuille. Sa peur me surprit en même temps que ses bras s’agrippaient à mon dos, et que je portais une main sur ses épaules, en la caressant doucement.
— Ça va aller, Até… Tout va bien, je suis là.
Elle préféra ne rien dire. Elle ne bougea pas non plus, restant suspendue de longues secondes. Je m'interdisais de briser sa joie et son soulagement mêlé de peur. Quelques passants déambulèrent dans la rue, tandis que nous restions ainsi. Je pouvais sentir des regards se poser, parfois réprobateurs.
Mais il n'y avait que nous deux. Nous et nos peurs, nos espoirs, des désillusions qui traînaient déjà dans la boue.
– Gregor ?
– Oui Até ?
– Il… Non… Ma question est ridicule.
– Aucune question n'est ridicule… Et puis, tu es plus ou moins en état de choc... Laisse-toi le temps de reprendre tes esprits.
– Tu as raison... Je suis désolée... je...
Je posai un doigt sur ses lèvres, lui souris. Je ne pensai pas la voir ainsi désemparée, perdue, hésitante. Je devais la laisser parler, la laisser déverser son inquiétude, mais surtout ne pas arrêter ce qui était en train de se mettre en place. Notre histoire devait s'écrire ainsi.
– Até, nous devons rentrer sur Civimundi.
– Maintenant ? Il n'y a pas de risques ?
– Je te l'ai dit : tout va bien. Je piloterais moi-même le vaisseau pour nous y mener.
– Mais… il y a des soldats pour assurer les transports... Et puis, te laissera-t-on faire ?
– Si on me refuse l'accès, j'obéirais. Mais j'en doute fortement. Des ordres prioritaires me concernant doivent déjà filer un peu partout entre ici et les centres de commandements.
À peine avais-je dit cela qu'un message m'invitant à rejoindre l'aire d’atterrissage des transporteurs s'échoua sur mon terminal com. Une missive courte, polie, mais claire. Nous ne devions plus nous attarder.
– Oui... Je viens de recevoir un message...
– Raison de plus pour y aller.
Il nous fallut une petite demi-heure pour nous retrouver aux abords de l'ancienne gare de la Cité des Doges. Le lourd bâtiment restait inutilisé, des terrains ayant été aménagés à ses abords pour accueillir des transports légers. Nous présentions au point de contrôle principal, que nous passions sans difficulté. Le sous-officier chargé de la gestion du parc de véhicule nous adressa vers un autre militaire, qui nous conduisit en personne vers un transporteur flambant neuf. L'appareil n'avait du transporteur que le nom. Son carénage évoquait davantage un vaisseau subspatial aux lignes dures et aux aciers rutilants sous le soleil de la fin de matinée. Le sas d'entrée s'ouvrit devant nous, le sous-officier demanda simplement si un pilote s'assurait du service de vol. Je lui indiquai tout aussi simplement que je m'en chargeais, il ne broncha pas, me communiqua le plan de vol, et nous souhaita bon voyage. Nous ne nous éternisions pas sur la décoration sommaire de la soute, qui pouvait contenir une trentaine d'hommes sur trois bancs rudimentaires. Nous nous engagions vers le cockpit, Até se montrant plus tendue. Elle m'assura qu'elle se sentait très bien, mais serait plus sereine une fois arrivée à destination. Lorsqu'elle s'assit dans l'un des deux sièges de copilotage, je la sanglai fermement, pour lui montrer qu'elle n'avait rien à craindre. Elle savait que je pilotais depuis de longues années ce type d'engin sans difficulté aucune, et que mes compétences étaient régulièrement testées et adaptées.
– La technologie du Rezo possède bien plus d'avantages qu'il n'y parait.
Elle avait souri. Je m'étais installé à mon tour, positionnant solidement le harnais. Je lançais les procédures d'allumages, vérifiais machinalement les divers systèmes d'alimentation du moteur et de prise de commandes. Je décidais de ne pas me servir des outils physiques de pilotage, et branchai ma pince sur un port particulier qui me mettait en contact avec l'I.A. Celle-ci se montra ravie, mais surprise de ma décision. Je lui répondais que j'avais besoin de calme pendant le vol. Elle ne broncha pas et lança le décollage. La structure vibra, avant de s'élever d'un mouvement régulier, puis de s'écarter et de prendre de la vitesse. Les contrôles aériens étaient totalement coordonnés, tous les ordres validés. L'I.A m’indiqua docilement qu'il restait environ trente à quarante minutes de vol, et justifia le trajet : le transporteur grimperait jusqu'à une altitude de cinquante-cinq kilomètres, avant de retomber vers le lieu d’atterrissage. La constitution de ce dernier permettait ce genre de voyage vertical et beaucoup plus rapide. Até en serait quitte pour quelques frissons. C'était presque parfait.
Elle se tordait les mains, tentait de redresser son corps dans le siège moulé à ses formes, mais ne parvenait qu'à tirer légèrement la tête vers l'énorme baie en verre traité du cockpit. Ses yeux s'écarquillaient devant la rotondité surréaliste de la terre et la nitescence des étoiles visibles au dessus du bandeau mince d'atmosphère. Un premier contact auprès des étoiles faisait à Até le même effet qu'une douche glaciale et brûlante, source de vertige et de fascination.
– C'est… C'est incroyable Gregor, parvint-elle à articuler.
Je soulevai un coin de lèvre, imitation fade d'un sourire esquissé.
– C'est une banalité qui ne lasse jamais. La Terre est toujours belle vu d'ici.
– Oui, en effet...
Elle était ailleurs. Captivée par le spectacle. Je demandais à l'I.A de me laisser les commandes quelques minutes, et stabilisait le vol de façon à ralentir notre chute prochaine. Le temps s'étira, juste assez pour que ma main et celle d'Até se croisent, se serrent, que nos regards se perdent l'un dans l'autre, et que nous retrouvions.
Un vent brûlant charriait des relents amers. Quelques grains cristalins voletaient dans le courant du sirocco, nourrissant le sentiment d'une anomalie intangible. Là, sur le tarmac jauni comme une vieille photographie, je ne pouvais pas m'empêcher de serrer à nouveau la main d'Até. Nous nous tenions dans le sas, encore protégé de la furie qui s'annonçait malgré l'éclat du soleil, trop blanc et trop acide. Até avait entouré le châle qui couvrait ses épaules sur son visage, ne laissant paraître que ses deux yeux limpides à la merci des éléments.
Quelques détails animaient le bruit blanc du vent : allées et venues de pilotes, mouvement de transporteur en préparation de décollage, atterrissage et ouverture de sas. Le tout baignait dans cette ambiance tendue, si caractéristique d'une tempête de sable en approche. Le souffle irait crescendo, se tairait un instant, avant de reprendre de plus belle en soulevant des tonnes de silice et empêchant tout mouvement d’appareil pendant de longues heures. Même s'ils étaient habitués à des conditions si rudes, les engins risquaient de souffrir de l’apocalypse temporaire en approche. En y regardant de plus près, les hommes au sol s'activaient surtout à ancrer solidement les transporteurs présents, les décollages se faisaient plus pressants, les arrivants se hâtaient de sortir.
Quelques semaines avant, c'était la neige qui disputait la partie. Le réchauffement brutal en plein milieu d'un mois de février trop clément, remplit de relent d'été les abords de Civimundi. Les caprices météorologiques se montraient fréquents, trop fréquent depuis quelques années. L'instabilité qui s'établissait donnait aux officiers de vol beaucoup trop d'angoisses et de risques. Des projets concernant l'installation de gigantesque champ déflecteur sur et autour des aéroports et astroport de la zone étaient en préparation, mais ils ne seraient sans doute pas opérationnels avant deux, voire trois ans. Un laps de temps suffisamment long pour observer encore quelques fois des phénomènes aussi incongrus que celui-ci.
Até se détourna du spectacle.
– Allons-y.
Je ne me fis pas prier.
Nous filions vers l'abri relatif qu'était le point de contrôle. Une grande coque vide, d'acier poli et de verre grêlé du sable impur qui caressait sa peau arrondie. Le dôme couvrait une surface de près de deux hectares, dans laquelle se massait une activité bien plus frénétique qu'à l’extérieur. Tout respirait cependant l'ordre, et malgré l'agitation, nous arrivions en quelques minutes auprès d'un sous-officier en charge des vérifications usuelles. Identifications réservées aux officiers, bien plus par tradition que par sens pratique, car plus d'une dizaine de messages transitant sur mon terminal com avait notifié mon arrivée. Até elle-même en avait eu conscience, sans rien en dire. Sa présence de civile aurait pu nous faire avancer plus vite, mais il était inutile de nous précipiter. Prendre le luxe du temps, celui des battements de cils et des crispations de doigts, était un trésor trop précieux alors que sa conclusion se devinait déjà. Il n'en fallait pas moins pour justifier la faible attente que nous eûmes à vivre.
Le sous-officier se présenta hélas trop vite à mon goût. Les formalités consistaient en une signature psychique d'un registre, d'un mot de remerciement, et d'un agrément de voyage vers Civimundi.
Nous nous dirigions ensuite vers les lourdes portes qui clôturaient le dôme, pour nous retrouver à nouveau à l'extérieur. Pour mieux admirer cette ville atmosphérique qu'était devenue l'ancienne capitale de France.
Civimundi s’étalait là, un jour de tempête. Até aimait ça. Moi aussi.
L'astroport était éloigné du centre de la cité d'une vingtaine de kilomètres. Un important réseau de métro et de transport suburbain tissait une toile dense, dont l'un des accès se trouvait au sein du dôme. Quelques autres étaient disséminés en extérieurs, aux abords de la place qui s'ouvrait devant nous. Loin, très loin des images propres et sèches de l’ordonnancement architectural qui sévissait dans les quartiers centraux de Civimundi, la périphérie offrait une complexité héroïque. Des logements ternes, vieillissants côtoyaient de somptueux bâtiments comme le commandement militaire central du secteur français qui se dressait face au dôme. Il s'agissait d'une tour couverte d'une carapace de verre intelligent, dont la couleur changeait comme un message invisible dans l'air lourd, et dont les deux-cents mètres cylindriques s'inclinaient très légèrement vers le Nord. La comparaison avec un sceptre dressé dans le sable était saisissante, et renforcée par les amoncellements blanchâtres qui gangrenaient ses premiers niveaux. Le hall était d'ailleurs condamné depuis longtemps déjà, inutilisable. Ce même sable balayait la place, recouvrant d'une brume piquante l'atmosphère, et nous décida à emprunter les escaliers conduisant au métro.
Até me confirma qu'elle ne l'avait pris que rarement. Si son père officiait souvent à Civimundi lorsqu'il n'était pas en mission, elle, en revanche, se tenait loin de l'agitation capricieuse des aléas du pouvoir central. Elle gardait le plus souvent son domicile, tout du moins celui qu'elle partageait avec sa mère, sur les bords du Bosphore, et qui se résumait en une villa cossue au charme passéiste. Elle m'y inviterait à l'occasion. Je ne doutais pas de sa bonne foi.
Nous ne traînions pas dans le métro. La sécurité avait beau être certaine et le confort des carrés réservés aux officiers bien réels, nous n'avions que l'envie de retourner à la surface. Nous passions la vingtaine de minutes du trajet cote à côté dans un wagon quasi désert, main dans la main, et silencieux. Il m’apparaissait évident que cette situation ne durerait pas. Les consignes militaires qui me parvenaient se faisaient de plus en plus précises. La seule constante était le lieu de notre destination : le Palais, que j'avais quitté voilà peu, et qui se dessinaient déjà dans mes pensées.
La tempête s’était avancée jusqu'ici, mais ne constituait plus qu'un amusement tant sa force était atténuée. Souffle chaud encanaillé de quelques grains frivoles, elle esquissait une brume trouble, qui voltigeait en tourbillons incertains sur la structure monolithique du Palais. Le dais de verre et de béton formait une muraille de quinze étages, dévorant de sa hauteur les immeubles qui se pressaient autour. Les arbres encore bourgeonnants et les passants s'agitaient sans rythme sur les trottoirs. Spectacle court et intense, précédant mon accueil au sein des bâtiments confédérés. Cette visite n'était que les prémices d'une nouvelle mission, la déchirure de la séparation avec Até n'en fut pas moins douloureuse. Il fallait pourtant taire les sentiments, et ne pas l'embrasser. Nos regards, encore une fois, qui se croisèrent à distance, et puis se tourner, saluer avec une raideur toute protocolaire le Colonel qui s'était personnellement déplacé pour moi. L’honneur était édifiant, écrasant, sa stature correspondait à cette terreur qu'il semblait prendre plaisir à distiller. La musique de son art ressemblait à une symphonie grondante, assourdissante, et m'incliner ne me semblait pas superflu.
— Relevez-vous capitaine, vous n'avez pas à vous mettre en scène devant moi, chuchota Léo Jurdard.
Son nom avait traversé l'espace de la planète et de toute la sphère des Hommes. C'était une bannière sans toile qui couvrait des lieux reculés et austères. Le luxe discret du Palais pesait sur lui et sa cape comme une anachronie qu'il tenait mal. L'image de mon supérieur hiérarchique indirect restait gravée, son sourire et sa calvitie prononcés en premier.
— Mon colonel, commençai-je, je suis trop honoré de votre présence.
— Pas de ça entre nous, Mac Mordan, coupa-t-il. Nous avons beaucoup de travail. Je ne pourrais pas vous en dire plus pour le moment, alors veuillez me suivre.
— Oui, mon colonel.
Nos pas claquèrent sur le béton lisse du hall gigantesque, et se perdaient en un écho surnaturel.
Son bureau était vaste, bien plus vaste que n'importe quelle pièce dont un officier pouvait rêver avoir à disposition. Son statut de commandant en chef des forces armées terrestres lui octroyait ce droit, mais il ne l'exploita pas dans les proportions qu'on pouvait en attendre. La pièce était certes vaste, mais désertique. L’austérité qui se dégageait du rare mobilier rendait davantage compte du gigantisme ambiant. La table de conférence supportait quelques projecteurs holo et interfaces de communication, entourées de chaises simplistes, copies rajeunies d’une œuvre de Le Corbusier, savamment disposées de façon à profiter de l'éclairage extérieur. La totalité d'un mur haut de cinq mètres et long de vingt s'ouvrait sur une des cours intérieures de la Palais, balayée par le caprice des éléments.
Il choisit de s'installer sur une de ces chaises, face à cette table, unique distraction du vide gris et blanc, contemplant quelques instants la tempête qui à présent faisait rage et assombrissait la lumière du soleil.
— Gregor, permettez-moi d'abord de m'excuser d'avoir interrompu votre permission.
— Rien ne m'honore plus que de vous servir, mon Colonel.
Il sourit tristement.
— Je le sais, et cela m'ennuie d'autant plus. Mademoiselle Sherazi est une femme fascinante avec qui vous vous entendrez très bien.
Il se redressa un peu plus dans la chaise et m'invita à m’asseoir face à lui.
— Nous n'avons plus hélas le temps de parler de banalités. Vous avez été victime d'un « accident » de rencontre ce matin. Une entrevue étrange avec le Dieu-Machine dans le monde physique. Je ne vous cache pas que cela aurait pu très mal se terminer sans les soins du commandant inquisiteur Uzul. Ses traitements vous ont rapidement remis d'aplomb. Je suis certain que tout va bien, mais je voulais m'en assurer en personne avant de prendre quelque décision que ce soit.
— C'est le cas, mon colonel. Je suis en pleine forme.
— Gregor, il est inutile de mentir pour me faire plaisir. Je sais ce qu'il s'est passé sur Prima. J'ai aussi été un soldat du rang, avant même l’avènement du Dieu-Machine et du Très Saint magister Kris. Je connais la violence du choc, des convalescences, le poids des souvenirs. Je ne veux en aucun cas que votre état ne vous mette face à d'autres difficultés. Est-ce clair ?
— C'est très clair, mon colonel.
— Dans ce cas, permettez-moi de répéter ma question : est-ce que tout va bien, capitaine Mac Mordan ?
— Tout va bien, mon colonel.
— Bien.
Il se détourna légèrement, et d'un geste de la main, activa le projecteur holo. Un portrait de Cyrill en trois dimensions se dessina. Ce n'était plus le Cyrill d'avant, celui de notre première rencontre ni même de notre première mission. C'était le visage osseux d'un homme qui avait connu un châtiment pire que la mort et qui était revenu au monde des vivants au prix de sacrifices douloureux. Ses deux yeux noirs, cyniques, s'étaient vus substitués par des implants luisants, atones. Trois plaques de métal recouvraient l'arrière de son crâne. Et je devinais un implant auditif lové au creux de son oreille droite. Je n'osais penser à ce qu'était devenu le reste de son corps.
— Le major-inquisiteur a servi avec vous lors de cette mission sur Prima. Il été durement touché par une exposition à des rayonnements exotiques qui ont affecté son métabolisme. Il s'en est fort heureusement remis, grâce aux compétences de nos cybernautes.
— Il est ici ?
— Je l'ai contacté dès que j'ai reçu le rapport du commandant inquisiteur Uzul. Il a accepté sans hésitation de vous rencontrer le plus tôt possible.
Cyrill , désormais inquisiteur. L'idée de le revoir à nouveau me crispa sans douceur.
— Il me semblait judicieux que vous le rencontriez avant d’entamer quoi que ce soit. Je ne vous mentirais pas non plus sur le fait que je suis très favorable à votre éventuelle intégration dans les corps inquisitoriaux du Dieu-Machine.
— Mon colonel ?
— Oui, Gregor ?
— Je pense que vous n'êtes pas sans comprendre les difficultés que nous avons pu rencontré lors de notre mission. Des difficultés d'ordres personnelles. Il me semble délicat de me… soumettre à son autorité.
Jurdard laissa passer un rire discret.
— Il n'est nullement question de quelques soumissions que ce soit. Uniquement une rencontre de courtoisie afin d'échanger sur ce qu'il s'est passé à Venise. Votre intégration et votre formation en temps que futur Inquisiteur ne se ferait qu'auprès d'un supérieur hiérarchique, pour éviter tout conflit larvé. Y voyez-vous une objection, Gregor ?
— Non, mon colonel.
— Parfait. Major inquisiteur Beik ?
Il avait haussé le ton de sa voix. Une voix aimable, mais puissante qui résonna quelques secondes, suspendue dans un air soudain épaissi.
— Oui, mon colonel ?
La voix claire de Cyrill rebondit sur les murs et me frappa comme un coup de poing. La même qu'avant, à peine modifié par les implants subvocaux qu'on avait du lui poser.
— Major inquisiteur, le capitaine Mac Mordan est disposé à entretenir avec vous. Vous pouvez entrer.
— Bien, mon colonel.
Il ne se passa pas plus d’une seconde entre la disparition de la projection holo et l'entrée de Cyrill .
Il portait une longue cape, trop épaisse par cette chaleur. On devenait le pantalon et la tunique austère des corps inquisitoriaux, presque informes, et les bottes reluisantes en cuirs qui tapaient contre le sol avec un rythme cadencé. Il salua le colonel, ne me dévisagea pas comme j'aurais pu m'y attendre, et se tint légèrement en retrait.
— Messieurs, profitez de cette heure pour faire avancer la situation.
— Oui, mon colonel, répondis-je de concert avec Cyrill .
Il ne resta plus de Jurdrad qu'une cape traînante et une porte qui se fermait, nous laissant face à face avec nos rancœurs et nos non-dits.
Il ne me harcela pas. Il ne sourit pas non plus. Je le trouvais troublé, presque ému.
— Gregor.
Il s'avança raidement. Je lui proposais de me serrer la main, il préféra une franche accolade, qui me laissa stupéfait.
— Je suis tellement heureux de te revoir ici, Gregor. Je dirais presque que tu m'as manqué.
— À ce point, Cyrill ? Demandais-je en l’étreignant à mon tour. Où est passée ton ironie ?
Il resta silencieux, préféra se desserrer et s'asseoir. Je l'imitai, choisissant cette fois me mettre à côté de lui, en égal. Je ne pouvais pas détacher mon regard de ses yeux sphériques, comme perpétuellement exorbités et vidés de toute vie en même temps. Il semblait avoir vieilli de vingt ans, bien plus que ne le laissait à penser la projection holo qui quelques minutes auparavant flottaient sur le marbre noir et luisant de la table.
— Gregor… Je tiens à te présenter mes plus plates excuses concernant ce qui est arrivé sur Prima. Je suis profondément désolé de t'avoir soupçonné de traîtrise et de complaisance avec l'ennemi… J'avais totalement tort.
— Cyrill …
— Laisse-moi finir, s'il te plaît, insista-t-il… C'est important pour moi.
Il se leva d'un seul geste, presque un bond, et se dirigea vers la baie.
— Il serait cliché de dire que les opérations m'ont ouvert l'esprit, et donné un regard nouveau. Ce serait cliché, et de très mauvais goût.
Il ricana.
— Je ne sais pas si j'ai tant changé que ça, Gregor… Je m'étais simplement trompé à ton compte. Avoir sali ton honneur sera la pire de mes fautes à ton égard. Je m’en couvre de honte, et je comprendrais que tu ne veuilles pas me pardonner.
Je détournai mon regard vers son visage. Il semblait sincèrement affecté.
— Cyrill , il n'est pas question de te dédouaner de quoi que ce soit… La mission était importante, tu étais sans doute impatient… Tu n'as pas forcément eu conscience de ton… indélicatesse.
— Ne sois pas tendre à mon égard. Je ne l'ai pas été avec le tien.
— Il n'y a pas d’indulgence Cyrill . Il faut que nous passions à autre chose si nous voulons que cette histoire se termine.
Il s'avança vers moi, et s’agenouilla. J'étais dérangé par l'idée de ce qu'il manigançait.
— Capitaine Mac Mordan, acceptez cette preuve de ma bonne foi et de ma repentance à votre égard.
— Cyrill …
Nous restions muets de longues minutes. Nous nous fixions, les images de Prima en tête et la violence des propos que nous avions tenus. Je n'étais pas non plus un modèle de calme. Je m'estimais aussi fautif que lui dans cette histoire. Les piques sèches n'étaient sans doute qu'un moyen pour lui de s'assurer de ma loyauté et de mes réactions face à cette inconnue que représentait cette mission. Et puis, revoir les images de son corps cadavérique au sein du secteur médical de l'Aube. Il était clairement temps de tourner la page.
— Capitaine, s'il vous plaît.
— Je suis gêné de cette preuve de bonne foi, Cyrill . S’il te plait, relève-toi.
- Capitaine Mac Mordan, le Dieu-Machine m’est témoin du traitement infâme que je vous ai fait subir. Puisse-t-il accorder sa sagesse à régler cette situation.
Coincé, je cédais.
- Je t'excuse pour tout Cyrill , mais au nom du Dieu-Machine, relève-toi, je t'en prie.
Il ne se fit pas prier, et se rassit dans la foulée.
— Merci, souffla-t-il. Tu m'enlèves un poids des épaules.
— Pourtant, elles sont plus puissantes qu'avant, nous ? plaisantai-je.
— C'est vrai. Mais autant ne pas en abuser.
C'était vrai qu'il était bon de ne pas en abuser. Un poids énorme s'envola des miennes, me laissant apaisé et confiant.
Cyrill se montra attentif et profondément concentré par ce que je lui rapportai de ma mésaventure à Venise. Les vertiges, les troubles visuels, les cordes qui se dessinaient devant moi, les paquets d'informations qui devenaient tangibles. Je le devinais pensif, presque perdu dans ses réflexions, et bien après que j'eus achevé mon récit, il se redressa, entamant d'un ton très neutre et cependant très digne.
— C'est une manifestation très rare et très troublante, en effet. Je ne peux que partager l'avis du commandant inquisiteur Uzul. Il t'a visiblement remis d'aplomb très rapidement.
— Penses-tu, en temps qu'Inquisiteur officiant, que je dois me joindre à « vous » ?
J'avais mimé deux guillemets de façon très maladroite. Cyrill sourit, avant de retrouver son sérieux.
— Je ne vois pas comment tu pourrais continuer à servir autrement que sous la bannière du Dieu-Machine et de son culte, Gregor. Je ne suis pas le meilleur modèle à suivre parce que je suis parfois trop… impliqué sur un plan émotionnel. Mais oui, à mon avis, tu devrais rejoindre la Sainte Cléricature, si telle est ta question.
— J'ai bien peur de ne pas être à la hauteur de cette tâche… Je ne suis pas converti comme tu le sais sans doute, et cela risque peser fortement.
— C'est une peur compréhensible. Mais très peu d'Inquisiteurs sont pleinement convertis. Leur foi passe par leur totale et libre adhésion au service du Dieu-Machine. J'en suis la preuve vivante.
— Le commandant inquisiteur Uzul aussi, complétai-je pensivement.
Il se releva, fit jaillir ses mains sur la table. Deux ensembles de doigts chromés s'agitèrent en un cliquetis synchrone, produisant une mélodie glacée.
— À mon sens Gregor, il n'y a rien qui ne t'empêcherait de rejoindre les rangs de l'Inquisition dès demain.
— Un détail peut-être.
— Ah oui ? Et lequel ? Je serais très curieux de le savoir.
— Elle s’appelle Até Sherazi.
Il sourit, laissant découvrir des dents à peine jaunies. Un sourire presque carnassier pour être honnête, légèrement intrigant
— L'homme n'a pas résisté à ses pulsions on dirait.
— Il n'y a rien de sexuel dans cette histoire… C'était prévu de longue date par le Très Saint Magister et le Commandus Magnus.
— Un présent pour ta loyauté et le succès de la mission ? Oui, c'est plausible, logique même.
— Nous allons nous marier. Très rapidement. Sans doute dans les quelques jours à venir.
— Une décision très sage, Gregor… Je pense que vous n'aurez pas l'occasion de la mettre en œuvre plus tard.
— Une autre mission dont j'ignorerais beaucoup ?
— Non, rien d'étonnant. Intégrer le corps Inquisitorial te volera surtout du temps et de l'attention. Voilà tout le mystère.
— Tu penses qu'elle l’acceptera ?
— Gregor… Je pense qu'elle a déjà répondu à cette question.
Je restai interdit de longues secondes.
— Elle t'a contacté ?
— L'idée de cette entrevue est toute autant de son initiative que de la mienne. Elle a eu une intuition très positive je dois l'avouer. Et de la même façon, j'imagine très bien quel serviteur du Dieu-Machine tu seras capable d'incarner. Un Homme droit, loyal, avec un sens aigu de l'honneur. Un archétype du devoir bien accompli et du sens commun.
— Inutile de nous lancer des fleurs Cyrill …
— je ne lance aucune fleur. Je suis très sincère.
— Assez pour me dire le fond de ta pensée ?
Il opina du chef, avant de reprendre.
— Je contacterais moi-même le commandant inquisiteur Uzul. Il ferrait un bon maître. Vous vous ressemblez beaucoup dans votre approche du monde. Ce serait quelque chose de positif pour toi.
— Le connaissais-tu ?
Un sourire intrigué se posa sur son visage.
— C'était mon mentor, Gregor. Celui à qui je dois tout.
Il préféra garder le silence par la suite. Nous nous étions tout dit, il était parfaitement inutile d'ajouter quoi que ce soit. Nous nous séparâmes avec une sécheresse assez artificielle après la teneur de nos échanges, et je me retrouvais dans les couloirs de la Palais. Até avait patienté dans le hall, et je la rejoignais avec un plaisir réel. Un plaisir entaché d’une seule question.
Pourquoi avait-elle contacté Cyrill ?
Até s'était levée vers les cinq heures du matin. La lumière rasante de l'aurore, succession d'instants fragiles où le ciel semblait prendre un volume infini, multiplié par l'éclat du gris et du mauve, du jaune et de l'orangé, cette lumière vint jusqu'à moi. J'avais bien essayé de dormir un peu, du fermer les yeux, de me déconnecter de la réalité des flux qui me traversait maintenant de façon permanente, mais je n'avais gagné qu'un répit court et entrecoupé, rythmique en kaléidoscope noir et blanc où le souffle de cette femme parfois se faisait entendre dans la pièce.
Elle regardait droit devant la lumière. Je ne voyais plus que son dos, tout en courbe et en contre-jour habiles. Les mains tendues sur le verre des vitres, je pouvais sentir ce calme habiter nos deux êtres, la pièce, et peut-être même la cité entière. Ses respirations rythmaient la naissance de l'astre solaire, invitation douce à la poésie, presque surréaliste. Até entrait en résonance avec ce monde au matin de cette journée, comme le symbole même de la perfection qui prend pied et qui s'enracine dans les cœurs.
Je me retournai, fixai le plafond. C'était avec elle que je venais de reprendre un peu de courage. C’était avec elle que j'ai attrapé cette corde qu'on pourrait appeler une réalité sanitaire, pragmatique et courageuse. Quand Alexeï est tombé, son visage trop surpris pour véritablement changer d'expression, je ne pus m'empêcher de penser que tout était vraiment terminé. Que grâce à l'insistance d'Até, j'avais pu aller au fond du problème, voir et comprendre comment passer par dessus ce problème qu'était devenue la présence de cet être froid et purulent.
Apaisé certes, mais encore miné par les suppositions. Comment être sûr que tout était terminé, que j'avais définitivement laissé Alexeï dans un passé froid et révolu, et non pas quelque part caché, encore tendu comme le piège qu'il avait déjà préparé ? Le vide n'était la preuve que de son silence consenti, peut-être. Je ne pouvais pas rester ainsi. Apaisé, mais certainement pas définitif, totalement rassuré, et donc totalement inapte à opérer, paradoxalement.
— Gregor ?
Até s'était finalement retournée. Il y avait de l'incompréhension mêlée dans de tendresse en guise de l’assurance qui veillait hier encore dans son regard.
— Gregor, continua-t-elle, pour hier soir, je...
Je m'approchai d'elle, me redressai, et m'appuyai conte son épaule. Elle frissonna, effleura l'acier de la structure sphérique, et décida de me fixer.
— Até, je comprends que tu sois encore sous le choc. C'est très improbable, sans doute trop violent pour toi, je ne voudrais pas que tu...
— Merci, coupa-t-elle dans un souffle.
— Merci ?
— Merci de m'avoir donné ta confiance, Gregor. Je sais que cela a dû te demander des efforts. Je ne serai pas ingrate, sois-en sûr…
Elle tendit son frêle cou pour rapprocher son visage du mien. Nos lèvres se trouvèrent encore, en un sourire complice, presque trop léger. Até posa une main sur mon crâne et fit jouer ses doigts habiles sur la toison rase qui en ornait encore les reliques cutanées.
Dans la douce chaleur de la matinée, tandis que nous rêvassions encore un peu, Até s'était persuadée de ma souffrance. Si elle avait fait mouche sur son indiscutable présence, elle amplifiait de façon presque romanesque son poids, son intensité. Elle ne comprenait pas vraiment comment j'avais pû resté ainsi près d'un mois, ni comment j'avais trouvé la force de passer à l'acte et de tuer virtuellement l'instigateur de ces pensées fugaces. En lieu de délire, la seule cible que j'avais vue, c'était lui. Lui, et les scènes de Prima. Parfois aussi, Johan resurgissait, mais je doutais de le revoir à présent une seule fois. Son souvenir s’apaisait presque, comme si son visage, ses traits, se mêlaient à ceux d'Até, promesse perdue d'un objet retrouvé. La tendresse me transportait et me terrifiait à la fois. Je n'en ressortais que plus désorienté.
La solution était apparue très simplement, alors qu'Até et moi-même nous apprêtions à laisser la chambre, soigneusement abandonnée, les draps défaits et les fenêtres ouverts. Nous nous étions assis une dernière fois au bord du lit, et j'avais entamé de remettre en place la pince qui siégeait habituellement à mon poignet gauche. D'abord étonnée, Até avait posé ses doigts sur le métal, et, souriante, me regardait d'un air doux et rassurant.
— Ça ne me fait pas peur, Gregor… J'en ai vu d'autres, tu sais.
— Je n'aime pas me retrouver ainsi. Je préfère avoir mes deux mains, même si elles sont artificielles.
— C'est pourtant un attribut d'honneur et une grande marque de reconnaissance.
Je restai perplexe, remuai les lèvres dans une grimace peu convaincante.
— Je ne remets pas en doute l'importance de… de ça (je fixai la pince, la fis claquer comme pour la faire taire), mais je ne pourrais jamais oublier que j'avais deux mains bien souples avant. Un peu calleuses, c'est vrai…
— Vois ça comme une chance, Gregor. Beaucoup d'hommes rêveraient d'être ainsi gratifiés. Beaucoup d'hommes tueraient pour ce privilège, mais aussi pour le pouvoir que cela représente. La marque des serviteurs fidèles au Dieu-Machine. Les esprits les plus nobles et les plus courageux.
— C'est peut-être ça le problème, Até… J'ai bien l'impression de n'avoir rien fait d'extraordinaire pour la mériter.
Elle soupira, posa ses mains sur mon dos, les fit glisser.
— Disons que… C'était une récompense par anticipation. Et tu la mérites plus que jamais, crois-moi, Gregor… Si tu préfères avoir tes deux mains lorsque nous sommes ensemble, libre à toi. Mais ne te sens pas forcé, vraiment...
— Até … Je …
Elle posa ses mains sur l'artefact, et puis, d'un geste doux, attrapa ma main droite et m'invita à me lever, puis à la suivre.
Personne n'avait eu pour consigne de venir nous chercher, au pied du palais. Nous laissions les souvenirs d'une nuit à part derrière la lourde porte en bois, que je faisais grincer en la refermant. Le bleu passé qui ornait ses pans tombait en écailles, quelqu’un échouèrent sur mes épaules, ce qui fit rire Até aux éclats. Je m'inquiétais bien un peu de savoir comment finirait par arriver le peu d'affaire que nous avions pris, notamment les vêtements et les bijoux luxueux que nous arborions la veille au soir. Até repoussa la question d'un sourire franc, solaire, et d'un pas ferme mais détendu qui nous amenait vers le site d’atterrissage des transporteurs confédérés.
Nous marchions depuis une dizaine de minutes quand la situation commença à m'échapper. Par les ruelles étroites et les ponts aussi légers que du papier fait dentelle de pierre, Até menait la cadence. Elle me tenait fermement la main, comme pour appuyer la force de sa conviction et son empressement à aller plus en avant. La troublante expérience de la nuit était dépassée pour elle. Pour moi hélas, cela restait un point flou, le relent d'un orage dans un ciel d'été bleu et pur. En y repensant, je mêlais cette histoire sans récit à cet anecdotique oubli de nos effets personnels. Sans réfléchir davantage, je tentais de contacter le service des communications chargé des affaires courantes sur Venise. La réponse fut rapide, indiquant qu'une équipe de nettoyage et de rapatriement avait été organisé pour éviter aux officiers d'avoir à se tracasser d'activités aussi futiles. La note était sommaire, elle clignota à peine quelques secondes dans mon champ de vision. Je gardai l'information pour moi, bien conscient qu'Até avait raison. Lui indiquer n'aurait pas servi à quoi que ce soit, hormis contribuer à tendre l'ambiance. Je n'avais pas besoin de ça.
Ce fut très exactement quand l'information reflua vers les chemins rectilignes du réseau com que la situation se distordit. Le terme paraissait bien flou, pourtant, il correspondait totalement à la réalité. Les murs des demeures nous entourant, l'eau des canaux, et même Até, tout trouvait un point de fuite au milieu de mon champ de vision, dans une tête d'épingle située à quelques mètres devant nous. Nous nous approchions, je me taisais, concentrant mes pensées sur mes pas, tentant de me défaire de cette atroce vision. La tête d'épingle se déforma à notre passage, centrée sur un relais physique de réseau. La sensation s'amplifia. Trop désorienté, je m'arrêtai soudainement. Até, quelques pas en avant, se retourna. Son visage se contracta en une série de plis, reflet de son inquiétude soudaine. Je soupçonnais mon visage d’apparaître bien plus tendu que je ne le ressentais. Elle passa une main dans mon dos, je me courbais, me dirigeais vers le premier banc que nous trouvions.
- Ca ne vas pas, Gregor
Je secouais la tête.
— Gregor, je vais tâcher de contacter des secours … C'est anormal, je …
— je crois bien que c'est le Rezo, Até, m'empressais-je de répondre en portant une main à mon front.
Une série de pulsation émanait de mon champ de vision. Le monde m'apparaissait au travers d'une bulle souple, transparente, où l'écho des communications grondait de plus en plus, devenant assourdissant. Une vague sonore déferlait, se rapprochant comme le raz-de-marée d'un îlot encore vierge et tranquille.
— Até …
Je sentis sa volonté s’étioler le long des fils immatériels du Rezo. Je pouvais toucher du bout de ma conscience les paquets informels qui se déformaient en une longue échelle de creux et de bosses. J'aurais pu fracasser l'étrange assemblage, je le laissais filer comme une eau vive plus froide et plus brûlante que n'importe quelle glace et n'importe quelle lave. Je la vis aussi fixer son esprit vers moi, retour en forme d'aura bleuté, inquiétude palpable. Elle m'apparut dédoublée dans le maelström des lignes brisées, repère fugace et si vivant, si intact, que je tendais les bras, conscient de faire une erreur, car elle était et n'était pas là à la fois.
Je la sentis crier, comme si une dynamique s'était brisée en elle, la fendant en deux, cristal limpide irisé par la lumière du soleil, trop mûr et trop lourd. Je sentais moi-même que je n'avais plus vraiment contact avec une réalité double, trouble, presque ailleurs. Je percevais seulement ce mouvement ascendant des informations qui continuaient leur route, rectilignes, auxquelles je décidai finalement de m'accrocher fermement.
Até fut surprise, me rejeta violemment en arrière. Je gémis. Une douleur insupportable vrilla mes sens, je me cambrais à l'extrême, incapable de la supporter. Pire qu'une aiguille ou un marteau, c'est le poids d'un monde entier qui soudain forçait un passage le long des fils informes et raides. La plus petite information se transformait en planète géante, incapable de se trouver un peu d'espace dans ma boite crânienne. Je posais deux mains sur mes genoux, serrais les dents. Depuis quand n'avais-je pas eu mal à un tel point ? Il fallait que je remonte loin, bien trop loin pour que l'idée émergente devienne une réalité concrète. Impossible d'y penser, de voir plus loin que la sensation infinie, impressionnante, définitive qui recouvrait chaque centimètre de peau et de métal, filet physique plus coupant qu'un millier de lames.
Les minutes filaient étrangement. Le cours du temps s'était accéléré au delà du possible. Pour être plus exact, il n'avait plus l'apparence d'un film continu, simplement celui de courtes scènes de quelques secondes, coupées, sans rapports, et où l'absence occupait une place majeur. L'impression de mélange des genres et des images me donnait la nausée, et savoir que je ne pourrais pas vomir ne m'aidait pas. Até, puis les pierres du palais, un pavé, un éclat sur le canal en face, la rambarde du banc en forme d'arabesque sophistiqué, un pigeon trop gras et trop curieux, un officier au visage grave. Une main sur le dos, sous le bras. Les pierres, les fenêtres, kaléidoscope de visage s'empilant et se succédant au rythme des souvenirs et du vague de la réalité. Nouvel arrêt, autre banc, autres arabesques. Até, dont le visage finissait par se stabiliser malgré le flou persistant de ses contours, le vague creux de ses yeux, l'austérité de sa bouche. Nouvel officier, silencieux, m'aidant à avancer dans un palais sombre. Escaliers, marche en buté, faux-pas, manque d'équilibre. Pièce haute, stuc blanc, miroirs anciens, globes de cristal blanc. S’asseoir, sentir la poigne décidé de l'officier me retenir, sentir la froideur sur ma nuque, entendre le chuintement sans réagir.
Les sons, j'en prenais soudain conscience, n'existaient plus. Jusqu'au moment où la trode racla l'acier sec du port sur ma nuque, le silence mou et amorphe avait pris une existence énorme, presque gigantesque et universelle.
A ce moment là, tout rentra dans l'ordre, très subitement.
J'avais le regard rivé sur l'officier. Les images se recoupèrent une dizaine de secondes, avant de retrouver une consistance normale, palpable, en même temps que la douleur s'évanouissait et refluait en une marée fantomatique et insaisissable. Les sons retrouvèrent une consistance réaliste dans le même laps de temps. Eux aussi hésitèrent un peu, avant de bourdonner, s'envoler, emportant le souvenir du silence comme l'abeille d'un essaim grouillant et frémissant.
— Capitaine Mac Mordan ?
— Où je…
— Restez tranquille, capitaine… Vous risquez de vous faire plus mal encore.
Les mots me paraissaient amusants, presque déplacés. Étais-je redevenu un enfant pour qu'il s'adresse à moi ainsi ? J'avais l'intime conviction que oui. Toute mon autonomie, ma liberté d'être, semblait perdue avec les images et les sons déformés.
— Que s'est-il passé… mon commandant ?
Je fixai avec insistance la pièce métallique où l’assemblage de lignes sanglantes formait son grade. Le rectangle, plat, n’excédait pas quelques centimètres. C'était pourtant sur lui que je décidai de me fixer, sans chercher à voir autre chose de l'homme. Ce grade était devenu ce commandant, avec ses lignes rouges, presque vivantes, agitées par les restes trémmulants de la peur.
Até devait penser que nous avions eu de la chance d'avoir rencontré un Inquisiteur. Le mot m'effrayait. Un… Un Inquisiteur, comme ça, de but en blanc, qui m'avait ramassé, branché, sans doute examiné, bien que je ne le sache jamais. Il ne m'en laissa pas l'occasion. Ses mains agiles glissèrent sur ma nuque, attentives, bienveillantes. La peur s'effondrait, tour de Babel aux idées noires qu'un vent du désert effilochait.
— Capitaine Mac Mordan, je crois pouvoir dire sans me tromper qu'il s'est passé quelque chose d'anormal.
— Vous… Vous connaissez sans doute mieux que moi mon statut… mon commandant…
— C'est certainement cela le problème majeur.
Nulle trace d'Até. Je me décidai à voir plus en détail où nous nous trouvions réellement. La pièce ressemblait à la chambre du palais, un lit en moins, un lourd serveur informatique en plus. Une cheminée de marbre se dressait le long d'un des murs en stuc, dominée par une immense glace moulurée. Une fenêtre s'ouvrait sur la ville, juste en face. Et, naturellement, le commandant Inquisiteur, dont la présence ne m'était plus insultante ni gênante. Non, en réalité, je voulais lui faire confiance, me laisser guider par ses paroles, ses gestes. Il avait l'air si tranquille et si sûr de lui.
— Quel problème ?
— Difficile de vous expliquer cela en détail, capitaine. Pour être honnête, je ne pensais pas qu'un confédéré aussi peu converti que vous puisse arriver à un tel état de perception.
Le cœur de l’énigme se dessinait enfin. Sa réticence également. Le temps des illusions se terminait. Je tournai la tête vers lui.
— J'ai fait quelque chose de grave, mon commandant ?
— Je ne sais pas ce qu'il s'est passé en détail. Mademoiselle Sherazi, qui vous accompagnait, ne m'a pas guidé davantage. C'est très délicat.
— Cela un lien avec elle ?
— Je suis sûr que non. L'avoir emmené avec vous dans ce « voyage » nocturne au cœur de vos pensées aurait pu déclencher ce phénomène de distorsion et d'agrandissement des perceptions psychonumériques, mais étonnamment, ce n'est pas ça du tout.
Je me souvins brutalement de la rue. Du banc, et surtout, de l'attitude anxieuse, de ce besoin de réassurance que j'avais placidement voulu contourner en cherchant des informations. Les informations, était-ce vraiment ça la clef ?
— Mon commandant, tentai-je, malhabile. Je me souviens de cette sensation étrange… Quand j'ai tenté de prendre contact avec un des services du réseau de communication civil, il s'est passé une chose étonnante.
— Laquelle ?
Il m'écoutait avec attention. Il avait daigné poser une de ses mains sur le bureau qui se devinait à son côté droit.
— Le signal… Il s'est « matérialisé ». J'ai vu les fils blancs et torsadés qui ondulaient et restaient rectilignes. C'est après ça que j'ai eu cette nausée, ces vertiges, cette vision défaillante. C'était très près du relais de réseau de communication, mon commandant.
— Oui, ça correspond assez bien à certains signes physiques d'un contact précoce avec Notre Seigneur, capitaine… Je m'étonne que vous ayez eu cette réaction maintenant, et pas avant.
Il réfléchit de longues secondes, silencieux.
— Vous n'aviez pas vu qu'autres Inquisiteurs avant moi, capitaine ?
— Non, mon commandant. Pour être honnête, je n'en ai jamais fréquenté avant la mission sur Bételgeuse-Euclide.
— La mission avec le major Inquisiteur Beik , n'est-ce pas ?
Il savait déjà ? Je m'en étonnai fortement. Je m'étonnais plus encore du grade qu'avait acquis Cyrill . Je n'avais pas eu de nouvelles de lui depuis notre retour sur Terre.
— Ne vous inquiétez pas, capitaine. Je n'ai fait que prendre connaissance de son rapport à l'instant. Je sais aussi que vos relations étaient conflictuelles, ce qui est totalement compréhensible au vu de vos tempéraments respectifs. Vous pensiez sans doute que nous étions aussi dévoués que le major Beik . Hélas, je suis la preuve vivante que non…
Il ne put s'empêcher de sourire.
— Mon commandant, je ne voudrais surtout pas porter atteinte à votre pouvoir ou quoique ce soit qui puisse nuire au Dieu-Machine.
— Je le sais bien capitaine. Nous avons tous une façon propre de Le servir. Vous avez d'autant plus de mérite que vous l'avez fait pendant bien longtemps en restant la proie du doute. Et malgré l'immense sagesse du Commandus Magnus que nous ne pouvons que suivre en exemple, il est impossible de surmonter simplement ce genre de situation. Bételgeuse-Euclide vous a donné cette opportunité de passer par delà, pardon, de briser le mur entre le service subit et le service choisi du Dieu-Machine. Et c'est exactement là où je veux en venir.
— Je ne… Mon commandant…
Il se leva de la chaise qu'il occupait jusqu'à présent, révélant sous la lourde cape qui couvrait son corps la nature totalement mécanique de celui-ci. Je remarquais aussi la pince qui avait remplacé sa main gauche, et l’œil artificiel à droite de son visage. Il avait plus de cinquante ans, mais paraissait déterminé. Les rides profondes qui sillonnaient sa peau, l'épaisseur de sa barbe et la blancheur de celle-ci, l'éclat froid de son regard, tout cet ensemble achevait de lui donner une attitude digne, noble, magnifique. Je ne pouvais pas me défaire de l'idée que nous étions très semblables, trop semblable.
— Capitaine Mac Mordan, je pense qu'il est temps pour vous de rejoindre les rangs de la sainte Cléricature. Non pas parce que vous devez vous ranger sous la Sainte Docte, mais parce que votre esprit a choisi de servir pleinement le Dieu-Machine.
— Ce serait un immense honneur, mon commandant, enchaînai-je avec empressement.
— Ce n'est pas à moi que revint la décision, capitaine. Aussi vous suggéré-je de rentrer rapidement à Civimundi. Je contacterais moi-même le siège de l'Ordre Inquisitorial pour que votre commandement prenne des dispositions concernant vos éventuelles missions.
Il me fit signe de me lever. En me redressant, je constatai avec soulagement qu’aucun vertige ne m'étranglait. L'air avait retrouvé une consistance normale, invisible.
— Mon commandant…
— Capitaine Mac Mordan…
J'effectuai un impeccable salut. Il posa une main sur mon épaule.
— Bonne chance, capitaine. Et que le Dieu-Machine vous garde.
Le commandant Seyrat Uzul n'était pas homme à mentir. Même s'il me fallut de longues semaines pour m'en apercevoir, je n'oubliais jamais cette première rencontre dans la poussière et les ors flétris de Venise. Je n’oubliai pas non plus notre congé, digne et sobre. Je n'oubliais pas davantage la redécouverte presque éclatante d'Até, morte d'inquiétude, qui respirait à nouveau et m'étreignait en tremblant comme une feuille. Sa peur me surprit en même temps que ses bras s’agrippaient à mon dos, et que je portais une main sur ses épaules, en la caressant doucement.
— Ça va aller, Até… Tout va bien, je suis là.
Elle préféra ne rien dire. Elle ne bougea pas non plus, restant suspendue de longues secondes. Je m'interdisais de briser sa joie et son soulagement mêlé de peur. Quelques passants déambulèrent dans la rue, tandis que nous restions ainsi. Je pouvais sentir des regards se poser, parfois réprobateurs.
Mais il n'y avait que nous deux. Nous et nos peurs, nos espoirs, des désillusions qui traînaient déjà dans la boue.
– Gregor ?
– Oui Até ?
– Il… Non… Ma question est ridicule.
– Aucune question n'est ridicule… Et puis, tu es plus ou moins en état de choc... Laisse-toi le temps de reprendre tes esprits.
– Tu as raison... Je suis désolée... je...
Je posai un doigt sur ses lèvres, lui souris. Je ne pensai pas la voir ainsi désemparée, perdue, hésitante. Je devais la laisser parler, la laisser déverser son inquiétude, mais surtout ne pas arrêter ce qui était en train de se mettre en place. Notre histoire devait s'écrire ainsi.
– Até, nous devons rentrer sur Civimundi.
– Maintenant ? Il n'y a pas de risques ?
– Je te l'ai dit : tout va bien. Je piloterais moi-même le vaisseau pour nous y mener.
– Mais… il y a des soldats pour assurer les transports... Et puis, te laissera-t-on faire ?
– Si on me refuse l'accès, j'obéirais. Mais j'en doute fortement. Des ordres prioritaires me concernant doivent déjà filer un peu partout entre ici et les centres de commandements.
À peine avais-je dit cela qu'un message m'invitant à rejoindre l'aire d’atterrissage des transporteurs s'échoua sur mon terminal com. Une missive courte, polie, mais claire. Nous ne devions plus nous attarder.
– Oui... Je viens de recevoir un message...
– Raison de plus pour y aller.
Il nous fallut une petite demi-heure pour nous retrouver aux abords de l'ancienne gare de la Cité des Doges. Le lourd bâtiment restait inutilisé, des terrains ayant été aménagés à ses abords pour accueillir des transports légers. Nous présentions au point de contrôle principal, que nous passions sans difficulté. Le sous-officier chargé de la gestion du parc de véhicule nous adressa vers un autre militaire, qui nous conduisit en personne vers un transporteur flambant neuf. L'appareil n'avait du transporteur que le nom. Son carénage évoquait davantage un vaisseau subspatial aux lignes dures et aux aciers rutilants sous le soleil de la fin de matinée. Le sas d'entrée s'ouvrit devant nous, le sous-officier demanda simplement si un pilote s'assurait du service de vol. Je lui indiquai tout aussi simplement que je m'en chargeais, il ne broncha pas, me communiqua le plan de vol, et nous souhaita bon voyage. Nous ne nous éternisions pas sur la décoration sommaire de la soute, qui pouvait contenir une trentaine d'hommes sur trois bancs rudimentaires. Nous nous engagions vers le cockpit, Até se montrant plus tendue. Elle m'assura qu'elle se sentait très bien, mais serait plus sereine une fois arrivée à destination. Lorsqu'elle s'assit dans l'un des deux sièges de copilotage, je la sanglai fermement, pour lui montrer qu'elle n'avait rien à craindre. Elle savait que je pilotais depuis de longues années ce type d'engin sans difficulté aucune, et que mes compétences étaient régulièrement testées et adaptées.
– La technologie du Rezo possède bien plus d'avantages qu'il n'y parait.
Elle avait souri. Je m'étais installé à mon tour, positionnant solidement le harnais. Je lançais les procédures d'allumages, vérifiais machinalement les divers systèmes d'alimentation du moteur et de prise de commandes. Je décidais de ne pas me servir des outils physiques de pilotage, et branchai ma pince sur un port particulier qui me mettait en contact avec l'I.A. Celle-ci se montra ravie, mais surprise de ma décision. Je lui répondais que j'avais besoin de calme pendant le vol. Elle ne broncha pas et lança le décollage. La structure vibra, avant de s'élever d'un mouvement régulier, puis de s'écarter et de prendre de la vitesse. Les contrôles aériens étaient totalement coordonnés, tous les ordres validés. L'I.A m’indiqua docilement qu'il restait environ trente à quarante minutes de vol, et justifia le trajet : le transporteur grimperait jusqu'à une altitude de cinquante-cinq kilomètres, avant de retomber vers le lieu d’atterrissage. La constitution de ce dernier permettait ce genre de voyage vertical et beaucoup plus rapide. Até en serait quitte pour quelques frissons. C'était presque parfait.
Elle se tordait les mains, tentait de redresser son corps dans le siège moulé à ses formes, mais ne parvenait qu'à tirer légèrement la tête vers l'énorme baie en verre traité du cockpit. Ses yeux s'écarquillaient devant la rotondité surréaliste de la terre et la nitescence des étoiles visibles au dessus du bandeau mince d'atmosphère. Un premier contact auprès des étoiles faisait à Até le même effet qu'une douche glaciale et brûlante, source de vertige et de fascination.
– C'est… C'est incroyable Gregor, parvint-elle à articuler.
Je soulevai un coin de lèvre, imitation fade d'un sourire esquissé.
– C'est une banalité qui ne lasse jamais. La Terre est toujours belle vu d'ici.
– Oui, en effet...
Elle était ailleurs. Captivée par le spectacle. Je demandais à l'I.A de me laisser les commandes quelques minutes, et stabilisait le vol de façon à ralentir notre chute prochaine. Le temps s'étira, juste assez pour que ma main et celle d'Até se croisent, se serrent, que nos regards se perdent l'un dans l'autre, et que nous retrouvions.
Un vent brûlant charriait des relents amers. Quelques grains cristalins voletaient dans le courant du sirocco, nourrissant le sentiment d'une anomalie intangible. Là, sur le tarmac jauni comme une vieille photographie, je ne pouvais pas m'empêcher de serrer à nouveau la main d'Até. Nous nous tenions dans le sas, encore protégé de la furie qui s'annonçait malgré l'éclat du soleil, trop blanc et trop acide. Até avait entouré le châle qui couvrait ses épaules sur son visage, ne laissant paraître que ses deux yeux limpides à la merci des éléments.
Quelques détails animaient le bruit blanc du vent : allées et venues de pilotes, mouvement de transporteur en préparation de décollage, atterrissage et ouverture de sas. Le tout baignait dans cette ambiance tendue, si caractéristique d'une tempête de sable en approche. Le souffle irait crescendo, se tairait un instant, avant de reprendre de plus belle en soulevant des tonnes de silice et empêchant tout mouvement d’appareil pendant de longues heures. Même s'ils étaient habitués à des conditions si rudes, les engins risquaient de souffrir de l’apocalypse temporaire en approche. En y regardant de plus près, les hommes au sol s'activaient surtout à ancrer solidement les transporteurs présents, les décollages se faisaient plus pressants, les arrivants se hâtaient de sortir.
Quelques semaines avant, c'était la neige qui disputait la partie. Le réchauffement brutal en plein milieu d'un mois de février trop clément, remplit de relent d'été les abords de Civimundi. Les caprices météorologiques se montraient fréquents, trop fréquent depuis quelques années. L'instabilité qui s'établissait donnait aux officiers de vol beaucoup trop d'angoisses et de risques. Des projets concernant l'installation de gigantesque champ déflecteur sur et autour des aéroports et astroport de la zone étaient en préparation, mais ils ne seraient sans doute pas opérationnels avant deux, voire trois ans. Un laps de temps suffisamment long pour observer encore quelques fois des phénomènes aussi incongrus que celui-ci.
Até se détourna du spectacle.
– Allons-y.
Je ne me fis pas prier.
Nous filions vers l'abri relatif qu'était le point de contrôle. Une grande coque vide, d'acier poli et de verre grêlé du sable impur qui caressait sa peau arrondie. Le dôme couvrait une surface de près de deux hectares, dans laquelle se massait une activité bien plus frénétique qu'à l’extérieur. Tout respirait cependant l'ordre, et malgré l'agitation, nous arrivions en quelques minutes auprès d'un sous-officier en charge des vérifications usuelles. Identifications réservées aux officiers, bien plus par tradition que par sens pratique, car plus d'une dizaine de messages transitant sur mon terminal com avait notifié mon arrivée. Até elle-même en avait eu conscience, sans rien en dire. Sa présence de civile aurait pu nous faire avancer plus vite, mais il était inutile de nous précipiter. Prendre le luxe du temps, celui des battements de cils et des crispations de doigts, était un trésor trop précieux alors que sa conclusion se devinait déjà. Il n'en fallait pas moins pour justifier la faible attente que nous eûmes à vivre.
Le sous-officier se présenta hélas trop vite à mon goût. Les formalités consistaient en une signature psychique d'un registre, d'un mot de remerciement, et d'un agrément de voyage vers Civimundi.
Nous nous dirigions ensuite vers les lourdes portes qui clôturaient le dôme, pour nous retrouver à nouveau à l'extérieur. Pour mieux admirer cette ville atmosphérique qu'était devenue l'ancienne capitale de France.
Civimundi s’étalait là, un jour de tempête. Até aimait ça. Moi aussi.
L'astroport était éloigné du centre de la cité d'une vingtaine de kilomètres. Un important réseau de métro et de transport suburbain tissait une toile dense, dont l'un des accès se trouvait au sein du dôme. Quelques autres étaient disséminés en extérieurs, aux abords de la place qui s'ouvrait devant nous. Loin, très loin des images propres et sèches de l’ordonnancement architectural qui sévissait dans les quartiers centraux de Civimundi, la périphérie offrait une complexité héroïque. Des logements ternes, vieillissants côtoyaient de somptueux bâtiments comme le commandement militaire central du secteur français qui se dressait face au dôme. Il s'agissait d'une tour couverte d'une carapace de verre intelligent, dont la couleur changeait comme un message invisible dans l'air lourd, et dont les deux-cents mètres cylindriques s'inclinaient très légèrement vers le Nord. La comparaison avec un sceptre dressé dans le sable était saisissante, et renforcée par les amoncellements blanchâtres qui gangrenaient ses premiers niveaux. Le hall était d'ailleurs condamné depuis longtemps déjà, inutilisable. Ce même sable balayait la place, recouvrant d'une brume piquante l'atmosphère, et nous décida à emprunter les escaliers conduisant au métro.
Até me confirma qu'elle ne l'avait pris que rarement. Si son père officiait souvent à Civimundi lorsqu'il n'était pas en mission, elle, en revanche, se tenait loin de l'agitation capricieuse des aléas du pouvoir central. Elle gardait le plus souvent son domicile, tout du moins celui qu'elle partageait avec sa mère, sur les bords du Bosphore, et qui se résumait en une villa cossue au charme passéiste. Elle m'y inviterait à l'occasion. Je ne doutais pas de sa bonne foi.
Nous ne traînions pas dans le métro. La sécurité avait beau être certaine et le confort des carrés réservés aux officiers bien réels, nous n'avions que l'envie de retourner à la surface. Nous passions la vingtaine de minutes du trajet cote à côté dans un wagon quasi désert, main dans la main, et silencieux. Il m’apparaissait évident que cette situation ne durerait pas. Les consignes militaires qui me parvenaient se faisaient de plus en plus précises. La seule constante était le lieu de notre destination : le Palais, que j'avais quitté voilà peu, et qui se dessinaient déjà dans mes pensées.
La tempête s’était avancée jusqu'ici, mais ne constituait plus qu'un amusement tant sa force était atténuée. Souffle chaud encanaillé de quelques grains frivoles, elle esquissait une brume trouble, qui voltigeait en tourbillons incertains sur la structure monolithique du Palais. Le dais de verre et de béton formait une muraille de quinze étages, dévorant de sa hauteur les immeubles qui se pressaient autour. Les arbres encore bourgeonnants et les passants s'agitaient sans rythme sur les trottoirs. Spectacle court et intense, précédant mon accueil au sein des bâtiments confédérés. Cette visite n'était que les prémices d'une nouvelle mission, la déchirure de la séparation avec Até n'en fut pas moins douloureuse. Il fallait pourtant taire les sentiments, et ne pas l'embrasser. Nos regards, encore une fois, qui se croisèrent à distance, et puis se tourner, saluer avec une raideur toute protocolaire le Colonel qui s'était personnellement déplacé pour moi. L’honneur était édifiant, écrasant, sa stature correspondait à cette terreur qu'il semblait prendre plaisir à distiller. La musique de son art ressemblait à une symphonie grondante, assourdissante, et m'incliner ne me semblait pas superflu.
— Relevez-vous capitaine, vous n'avez pas à vous mettre en scène devant moi, chuchota Léo Jurdard.
Son nom avait traversé l'espace de la planète et de toute la sphère des Hommes. C'était une bannière sans toile qui couvrait des lieux reculés et austères. Le luxe discret du Palais pesait sur lui et sa cape comme une anachronie qu'il tenait mal. L'image de mon supérieur hiérarchique indirect restait gravée, son sourire et sa calvitie prononcés en premier.
— Mon colonel, commençai-je, je suis trop honoré de votre présence.
— Pas de ça entre nous, Mac Mordan, coupa-t-il. Nous avons beaucoup de travail. Je ne pourrais pas vous en dire plus pour le moment, alors veuillez me suivre.
— Oui, mon colonel.
Nos pas claquèrent sur le béton lisse du hall gigantesque, et se perdaient en un écho surnaturel.
Son bureau était vaste, bien plus vaste que n'importe quelle pièce dont un officier pouvait rêver avoir à disposition. Son statut de commandant en chef des forces armées terrestres lui octroyait ce droit, mais il ne l'exploita pas dans les proportions qu'on pouvait en attendre. La pièce était certes vaste, mais désertique. L’austérité qui se dégageait du rare mobilier rendait davantage compte du gigantisme ambiant. La table de conférence supportait quelques projecteurs holo et interfaces de communication, entourées de chaises simplistes, copies rajeunies d’une œuvre de Le Corbusier, savamment disposées de façon à profiter de l'éclairage extérieur. La totalité d'un mur haut de cinq mètres et long de vingt s'ouvrait sur une des cours intérieures de la Palais, balayée par le caprice des éléments.
Il choisit de s'installer sur une de ces chaises, face à cette table, unique distraction du vide gris et blanc, contemplant quelques instants la tempête qui à présent faisait rage et assombrissait la lumière du soleil.
— Gregor, permettez-moi d'abord de m'excuser d'avoir interrompu votre permission.
— Rien ne m'honore plus que de vous servir, mon Colonel.
Il sourit tristement.
— Je le sais, et cela m'ennuie d'autant plus. Mademoiselle Sherazi est une femme fascinante avec qui vous vous entendrez très bien.
Il se redressa un peu plus dans la chaise et m'invita à m’asseoir face à lui.
— Nous n'avons plus hélas le temps de parler de banalités. Vous avez été victime d'un « accident » de rencontre ce matin. Une entrevue étrange avec le Dieu-Machine dans le monde physique. Je ne vous cache pas que cela aurait pu très mal se terminer sans les soins du commandant inquisiteur Uzul. Ses traitements vous ont rapidement remis d'aplomb. Je suis certain que tout va bien, mais je voulais m'en assurer en personne avant de prendre quelque décision que ce soit.
— C'est le cas, mon colonel. Je suis en pleine forme.
— Gregor, il est inutile de mentir pour me faire plaisir. Je sais ce qu'il s'est passé sur Prima. J'ai aussi été un soldat du rang, avant même l’avènement du Dieu-Machine et du Très Saint magister Kris. Je connais la violence du choc, des convalescences, le poids des souvenirs. Je ne veux en aucun cas que votre état ne vous mette face à d'autres difficultés. Est-ce clair ?
— C'est très clair, mon colonel.
— Dans ce cas, permettez-moi de répéter ma question : est-ce que tout va bien, capitaine Mac Mordan ?
— Tout va bien, mon colonel.
— Bien.
Il se détourna légèrement, et d'un geste de la main, activa le projecteur holo. Un portrait de Cyrill en trois dimensions se dessina. Ce n'était plus le Cyrill d'avant, celui de notre première rencontre ni même de notre première mission. C'était le visage osseux d'un homme qui avait connu un châtiment pire que la mort et qui était revenu au monde des vivants au prix de sacrifices douloureux. Ses deux yeux noirs, cyniques, s'étaient vus substitués par des implants luisants, atones. Trois plaques de métal recouvraient l'arrière de son crâne. Et je devinais un implant auditif lové au creux de son oreille droite. Je n'osais penser à ce qu'était devenu le reste de son corps.
— Le major-inquisiteur a servi avec vous lors de cette mission sur Prima. Il été durement touché par une exposition à des rayonnements exotiques qui ont affecté son métabolisme. Il s'en est fort heureusement remis, grâce aux compétences de nos cybernautes.
— Il est ici ?
— Je l'ai contacté dès que j'ai reçu le rapport du commandant inquisiteur Uzul. Il a accepté sans hésitation de vous rencontrer le plus tôt possible.
Cyrill , désormais inquisiteur. L'idée de le revoir à nouveau me crispa sans douceur.
— Il me semblait judicieux que vous le rencontriez avant d’entamer quoi que ce soit. Je ne vous mentirais pas non plus sur le fait que je suis très favorable à votre éventuelle intégration dans les corps inquisitoriaux du Dieu-Machine.
— Mon colonel ?
— Oui, Gregor ?
— Je pense que vous n'êtes pas sans comprendre les difficultés que nous avons pu rencontré lors de notre mission. Des difficultés d'ordres personnelles. Il me semble délicat de me… soumettre à son autorité.
Jurdard laissa passer un rire discret.
— Il n'est nullement question de quelques soumissions que ce soit. Uniquement une rencontre de courtoisie afin d'échanger sur ce qu'il s'est passé à Venise. Votre intégration et votre formation en temps que futur Inquisiteur ne se ferait qu'auprès d'un supérieur hiérarchique, pour éviter tout conflit larvé. Y voyez-vous une objection, Gregor ?
— Non, mon colonel.
— Parfait. Major inquisiteur Beik ?
Il avait haussé le ton de sa voix. Une voix aimable, mais puissante qui résonna quelques secondes, suspendue dans un air soudain épaissi.
— Oui, mon colonel ?
La voix claire de Cyrill rebondit sur les murs et me frappa comme un coup de poing. La même qu'avant, à peine modifié par les implants subvocaux qu'on avait du lui poser.
— Major inquisiteur, le capitaine Mac Mordan est disposé à entretenir avec vous. Vous pouvez entrer.
— Bien, mon colonel.
Il ne se passa pas plus d’une seconde entre la disparition de la projection holo et l'entrée de Cyrill .
Il portait une longue cape, trop épaisse par cette chaleur. On devenait le pantalon et la tunique austère des corps inquisitoriaux, presque informes, et les bottes reluisantes en cuirs qui tapaient contre le sol avec un rythme cadencé. Il salua le colonel, ne me dévisagea pas comme j'aurais pu m'y attendre, et se tint légèrement en retrait.
— Messieurs, profitez de cette heure pour faire avancer la situation.
— Oui, mon colonel, répondis-je de concert avec Cyrill .
Il ne resta plus de Jurdrad qu'une cape traînante et une porte qui se fermait, nous laissant face à face avec nos rancœurs et nos non-dits.
Il ne me harcela pas. Il ne sourit pas non plus. Je le trouvais troublé, presque ému.
— Gregor.
Il s'avança raidement. Je lui proposais de me serrer la main, il préféra une franche accolade, qui me laissa stupéfait.
— Je suis tellement heureux de te revoir ici, Gregor. Je dirais presque que tu m'as manqué.
— À ce point, Cyrill ? Demandais-je en l’étreignant à mon tour. Où est passée ton ironie ?
Il resta silencieux, préféra se desserrer et s'asseoir. Je l'imitai, choisissant cette fois me mettre à côté de lui, en égal. Je ne pouvais pas détacher mon regard de ses yeux sphériques, comme perpétuellement exorbités et vidés de toute vie en même temps. Il semblait avoir vieilli de vingt ans, bien plus que ne le laissait à penser la projection holo qui quelques minutes auparavant flottaient sur le marbre noir et luisant de la table.
— Gregor… Je tiens à te présenter mes plus plates excuses concernant ce qui est arrivé sur Prima. Je suis profondément désolé de t'avoir soupçonné de traîtrise et de complaisance avec l'ennemi… J'avais totalement tort.
— Cyrill …
— Laisse-moi finir, s'il te plaît, insista-t-il… C'est important pour moi.
Il se leva d'un seul geste, presque un bond, et se dirigea vers la baie.
— Il serait cliché de dire que les opérations m'ont ouvert l'esprit, et donné un regard nouveau. Ce serait cliché, et de très mauvais goût.
Il ricana.
— Je ne sais pas si j'ai tant changé que ça, Gregor… Je m'étais simplement trompé à ton compte. Avoir sali ton honneur sera la pire de mes fautes à ton égard. Je m’en couvre de honte, et je comprendrais que tu ne veuilles pas me pardonner.
Je détournai mon regard vers son visage. Il semblait sincèrement affecté.
— Cyrill , il n'est pas question de te dédouaner de quoi que ce soit… La mission était importante, tu étais sans doute impatient… Tu n'as pas forcément eu conscience de ton… indélicatesse.
— Ne sois pas tendre à mon égard. Je ne l'ai pas été avec le tien.
— Il n'y a pas d’indulgence Cyrill . Il faut que nous passions à autre chose si nous voulons que cette histoire se termine.
Il s'avança vers moi, et s’agenouilla. J'étais dérangé par l'idée de ce qu'il manigançait.
— Capitaine Mac Mordan, acceptez cette preuve de ma bonne foi et de ma repentance à votre égard.
— Cyrill …
Nous restions muets de longues minutes. Nous nous fixions, les images de Prima en tête et la violence des propos que nous avions tenus. Je n'étais pas non plus un modèle de calme. Je m'estimais aussi fautif que lui dans cette histoire. Les piques sèches n'étaient sans doute qu'un moyen pour lui de s'assurer de ma loyauté et de mes réactions face à cette inconnue que représentait cette mission. Et puis, revoir les images de son corps cadavérique au sein du secteur médical de l'Aube. Il était clairement temps de tourner la page.
— Capitaine, s'il vous plaît.
— Je suis gêné de cette preuve de bonne foi, Cyrill . S’il te plait, relève-toi.
- Capitaine Mac Mordan, le Dieu-Machine m’est témoin du traitement infâme que je vous ai fait subir. Puisse-t-il accorder sa sagesse à régler cette situation.
Coincé, je cédais.
- Je t'excuse pour tout Cyrill , mais au nom du Dieu-Machine, relève-toi, je t'en prie.
Il ne se fit pas prier, et se rassit dans la foulée.
— Merci, souffla-t-il. Tu m'enlèves un poids des épaules.
— Pourtant, elles sont plus puissantes qu'avant, nous ? plaisantai-je.
— C'est vrai. Mais autant ne pas en abuser.
C'était vrai qu'il était bon de ne pas en abuser. Un poids énorme s'envola des miennes, me laissant apaisé et confiant.
Cyrill se montra attentif et profondément concentré par ce que je lui rapportai de ma mésaventure à Venise. Les vertiges, les troubles visuels, les cordes qui se dessinaient devant moi, les paquets d'informations qui devenaient tangibles. Je le devinais pensif, presque perdu dans ses réflexions, et bien après que j'eus achevé mon récit, il se redressa, entamant d'un ton très neutre et cependant très digne.
— C'est une manifestation très rare et très troublante, en effet. Je ne peux que partager l'avis du commandant inquisiteur Uzul. Il t'a visiblement remis d'aplomb très rapidement.
— Penses-tu, en temps qu'Inquisiteur officiant, que je dois me joindre à « vous » ?
J'avais mimé deux guillemets de façon très maladroite. Cyrill sourit, avant de retrouver son sérieux.
— Je ne vois pas comment tu pourrais continuer à servir autrement que sous la bannière du Dieu-Machine et de son culte, Gregor. Je ne suis pas le meilleur modèle à suivre parce que je suis parfois trop… impliqué sur un plan émotionnel. Mais oui, à mon avis, tu devrais rejoindre la Sainte Cléricature, si telle est ta question.
— J'ai bien peur de ne pas être à la hauteur de cette tâche… Je ne suis pas converti comme tu le sais sans doute, et cela risque peser fortement.
— C'est une peur compréhensible. Mais très peu d'Inquisiteurs sont pleinement convertis. Leur foi passe par leur totale et libre adhésion au service du Dieu-Machine. J'en suis la preuve vivante.
— Le commandant inquisiteur Uzul aussi, complétai-je pensivement.
Il se releva, fit jaillir ses mains sur la table. Deux ensembles de doigts chromés s'agitèrent en un cliquetis synchrone, produisant une mélodie glacée.
— À mon sens Gregor, il n'y a rien qui ne t'empêcherait de rejoindre les rangs de l'Inquisition dès demain.
— Un détail peut-être.
— Ah oui ? Et lequel ? Je serais très curieux de le savoir.
— Elle s’appelle Até Sherazi.
Il sourit, laissant découvrir des dents à peine jaunies. Un sourire presque carnassier pour être honnête, légèrement intrigant
— L'homme n'a pas résisté à ses pulsions on dirait.
— Il n'y a rien de sexuel dans cette histoire… C'était prévu de longue date par le Très Saint Magister et le Commandus Magnus.
— Un présent pour ta loyauté et le succès de la mission ? Oui, c'est plausible, logique même.
— Nous allons nous marier. Très rapidement. Sans doute dans les quelques jours à venir.
— Une décision très sage, Gregor… Je pense que vous n'aurez pas l'occasion de la mettre en œuvre plus tard.
— Une autre mission dont j'ignorerais beaucoup ?
— Non, rien d'étonnant. Intégrer le corps Inquisitorial te volera surtout du temps et de l'attention. Voilà tout le mystère.
— Tu penses qu'elle l’acceptera ?
— Gregor… Je pense qu'elle a déjà répondu à cette question.
Je restai interdit de longues secondes.
— Elle t'a contacté ?
— L'idée de cette entrevue est toute autant de son initiative que de la mienne. Elle a eu une intuition très positive je dois l'avouer. Et de la même façon, j'imagine très bien quel serviteur du Dieu-Machine tu seras capable d'incarner. Un Homme droit, loyal, avec un sens aigu de l'honneur. Un archétype du devoir bien accompli et du sens commun.
— Inutile de nous lancer des fleurs Cyrill …
— je ne lance aucune fleur. Je suis très sincère.
— Assez pour me dire le fond de ta pensée ?
Il opina du chef, avant de reprendre.
— Je contacterais moi-même le commandant inquisiteur Uzul. Il ferrait un bon maître. Vous vous ressemblez beaucoup dans votre approche du monde. Ce serait quelque chose de positif pour toi.
— Le connaissais-tu ?
Un sourire intrigué se posa sur son visage.
— C'était mon mentor, Gregor. Celui à qui je dois tout.
Il préféra garder le silence par la suite. Nous nous étions tout dit, il était parfaitement inutile d'ajouter quoi que ce soit. Nous nous séparâmes avec une sécheresse assez artificielle après la teneur de nos échanges, et je me retrouvais dans les couloirs de la Palais. Até avait patienté dans le hall, et je la rejoignais avec un plaisir réel. Un plaisir entaché d’une seule question.
Pourquoi avait-elle contacté Cyrill ?
Commentaires
- Gregor
27/10/2011 à 17:09:06
Problèmes de raccourcis ... Je corrigerais ça.
- Magnificent
27/10/2011 à 10:34:14
Par contre faut que tu m'explique pourquoi y a des quadratins puis des tirets tout simple. Reste simplement sur les quadratins.