Note de la fic :
[Confédération][2] Rêves Mécaniques
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction, Action
Statut : Terminée
Chapitre 32
Publié le 20/01/2013 à 18:58:22 par Gregor
4. (2/2)
La nuit s'étirait atrocement. Les quelques salutations, oubliées depuis longtemps, étaient devenues d'atroces et longues discussions techniques auxquelles Até et ses interlocuteurs semblaient prendre beaucoup de plaisir. Je répondais vaguement, par pirouettes ou monosyllabes aussi détaché qu'une feuille de son arbre, tombant vers le sol, happé par un ailleurs. Elle semblait ne pas le remarquer, visiblement ravi de débattre sur des sujets qui lui manquaient à Istanbul. Elle retrouvait une certaine raison de vivre, près du pouvoir, confirmant par le geste la profondeur de ses convictions. Née par la Confédération, pour la servir, elle ne pouvait imaginer d'autres avenirs, d'autres possibles. Si elle avait su.
Minuit ressemblait à un souvenir lointain lorsqu'elle adressa courtoisement ses salutations à un groupe de hauts-officiers tacticiens que j'avais côtoyé à Vladivostok. Une formalité presque banale après les tirades élogieuses qu'elle avait adressé au Très Saint Magister lorsque celui-ci s'était dirigé vers nous. La ferveur de ses propos la rendait plus noble, plus aristocratique que la simplicité de notre rencontre aurait pu le laisser deviner. L'éclat de la pièce atténuait sa fatigue, le jeu d'ombre dissimulant quelques cernes discrètes. Lorsque le Très Saint Magister la complimenta sur son futur enfant, elle ne put que rougir, murmurer des remerciements presque gênés. Fille de général, elle n'était que la servante discrète du chef suprême, l'épouse silencieuse d'un héros dont le nom était sur toutes les lèvres, dans toutes les discussions. Elle perdait son assurance mais gagnait mon respect, son calme apaisant la morsure des déceptions et des échecs récemment essuyés.
Trois heures sonnèrent à la cloche d'une tour. Un éclat en forme de réminiscence appuyé, prise de conscience en forme de deux regards échangés, longs, silencieux.
— Il est tard, nota-t-elle.
— Allons-y.
La villa de Saint Cloud aurait constitué un écrin sublime, une merveille que l'écho rafraîchi de l'aube aurait embellie de notes embrumées, de chants d'oiseaux, de l'éclat modéré du soleil dans les arbres. Mais trop loin, trop long, le chaleureux souvenir ne constituait pas un refuge acceptable. L'appartement dans la tour, bien plus proche, semblait nous hypnotiser avec la force irrésistible de cette nuit volée au temps, le rappel des étreintes chastes qui nous avaient uni de longues heures sans tarir un seul instant le pouvoir du désir, la jouissance de la possession et du bonheur débordant, exultation d'une vie, quête de sentiment sans objet final autre que l'amour. Et alors que mes pas nous guidaient dans le dédale de la Palais vers ce lieu béni, elle sembla comprendre qu'il n'y aurait jamais d'autre ailleurs. Que la plus belle déclaration tenait entre quatre murs, un canapé carré, un tapis confortable, des lampes et des teintures délicates, esthètes figées qui nous contemplaient sans mot dire.
La fraîcheur nous saisit férocement au dehors. Até pressa son corps contre moi, sous la doublure chaude et soyeuse du lourd manteau où elle se pelotonnait en baissant les yeux, les mains jointe contre sa bouche. Je la contemplai toujours, jetant parfois un regard vers la rue. L'immeuble nous aborda plus que nous le trouvâmes. Ascenseur pour les étoiles, cabine de bois feutré, sonnerie de l'étage désiré. La porte s'ouvrit, le couloir succéda à l'ascension, nous embarqua jusqu'à la notre. Pas de clef, un doigt de métal contre une serrure magnétique. Ouverture, introduction au désir de l'union. Basculement des sens dans un éther renversant. A la renverse, nous tombions dans les bras l'un de l'autre, sur ce canapé écho des évocations vaporeuses de baisers trop brefs, interrompus par cette course infernal mené par un seul homme.
— Je t'aime, glissa-t-elle en défaisant sa robe avec agilité.
Le tissu tomba au sol. Elle fit teinter ma fourragère, la dégrafant et la posant délicatement sur la table basse disposée à coté de nous. Ses doigts frôlèrent mon torse, l'impression de tressaillir m’électrisa violemment.
— Moi aussi, Até. Je ne veux pas te perdre. Je veux rester avec toi.
— Je sais.
Son baiser, celui du balcon, refit surface, pour mieux se perdre contre la courbure taillée de mes pectoraux. Je me cambrais outrageusement, faisant bruisser mon corps d'un plaisir interdit. Je sentais les rappels douloureux de mes centres cybernétiques, affolés par l'afflux d'hormones qui n'auraient jamais du s'exprimer. Les taux d'endorphine crevaient les plafonds établis, vaincu par la force animale de l'organique. Des messages d'alertes papillonnèrent et s'étiolèrent tout aussi vite. Hors de contrôle.
Elle dormait, la bouche légèrement entrouverte. Son visage apaisé se dissimulait dans l'ombre de la cape posée avec soin sur son corps allongée. Je la contemplais longtemps, statique et figé dans le creux de la nuit. Dix minutes passèrent, la lueur de l'aube, grise et satinée, se devinait au loin. Les grandes baies dominant Civimundi laissaient à voir la cité s'apprêter au jour nouveau. Je soupirai.
— Je savais que tu reviendrais.
— Alors tu commences à devenir vraiment perspicace.
Un ricanement désagréable agressa mes oreilles.
— Pas devant elle, s'il te plaît. Elle n'a rien à voir dedans.
— Elle est le fruit d'un homme qui a tué. Le sang ruisselle sur son corps, elle en a fait son plus précieux parfum. Até est tout autant coupable, peut-être plus que toi. Mais soit.
Je me dirigeai vers la porte d'entrée, l'ouvrit et la refermai délicatement. Plutôt que l'ascenseur, je chois de gravir les escaliers. Les marches se succédaient en un kaléidoscope dérangeant, un motif persistant qui dessinait des ombres d'idées dans ma pensée. Dernier étage. Le réduit donnant sur le toit était resté ouvert, je m'y engageai rapidement.
Socrate se mouvait avec la malfaisance d'un chat. Voûté, erratique, ses grandes mains tordues et déformée semblaient jouir du contact frais et humide de la réalité. Il observait les alentours, satisfait.
— Un endroit magnifique, Gregor. Quel dommage qu'il faille détruire tout ça.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— La rébellion est condamnée à gagner. La Confédération, à perdre. C'est la loi du plus fort qui s'applique tacitement. Chaque chose a son temps, chaque individu son moment.
— Des mensonges. Pour ne pas changer.
— Un seul mot Gregor, et c'est Civimundi qui s'embrase. Le Dieu-Machine n'y pourrait strictement rien.
L'espace d'un instant, j'imaginais des tas de cendre, des incendies et des cris hurlant dans la nuit. Je réprimai cette vision d'horreur.
— Un seul mot, répéta-t-il. Alors tâche de te tenir à carreau.
— Comment es-tu rentré dans ma réalité ?
— C'est très simple. Je suis un programme autonome. Une intelligence artificielle. Mon substrat est le la masse des implants d’un homme qui n’en n’est plus vraiment un. Ses perceptions sont ma nourriture. Ses pensées ma boisson. Passer le cap de la projection visuel est aussi évident que se mettre à marcher pour un enfant. Puis courir, sauter, bref, grandir.
Un courant d'air balaya le toit. La tour Eiffel accrocha le premier rayon du soleil, éclatant, invincible.
— Tu pouvais faire de moi un simple pantin. M'effacer de mon propre corps.
— Je te l'ai déjà dit Gregor. Mon créateur m'a contraint à ne pas te tuer. En temps que fils de Marcus Standberg, tu as eu droit à certains égards. Des privilèges de nobles que je ne cautionne pas, mais que je n'ai pas encore trouvé le moyen de contourner.
— Alors que veux-tu ?
Je m'étonnai de ne plus trouver de colère, de ne plus tenter de le pourchasser. Ma formation d'Inquisiteur me hurlait de fermer les yeux et de prier le Dieu-Machine pour qu'il me vienne en aide, mais l'humanité qu'avait réveillé Até était trop faible, trop curieuse. Assuré de ne pas disparaître, j'en oubliais ma mission, et les milliers de morts de Vladivostok. Cyrill , Flinn, Inuë. Socrate seul occupait mon attention. Il soupirait, tendait son cou à la lueur naissante, remplissant sa fragile image d'air, gonflant ses poumons de l'air précieux de la ville.
— Il faut que tu saches que tous les secrets ne sont pas encore sortis de la boite de Pandore. Maintenant que tu es en mesure d'entendre certaines vérités, je te propose d'aller rendre visite à une certaine personne, sise à la soixante-sixième cellule du sixième sous-sol.
Je ricanais à mon tour.
— Le chiffre maudit …
— Ce n'est pas une mauvaise blague, répliqua-t-il froidement. La personne qui y est prisonnière risque bien de te faire pâlir d'effroi. Pourtant, elle joue un rôle déterminant dans les événements des dernières années. Mon créateur l'aimait plus que son propre fils, parce qu'elle était faite de chair et de sang.
— Elle ?
— La prisonnière identifiée sous le matricule vingt-neuf mil huit cent soixante-douze. Mieux connue sous le nom d'Aïda Standberg.
La surprise me faucha en plein vol. Le disque du soleil s’échappa de l'horizon, arrosant les constructions d'une lumière crue, parfaite, naissante.
— A … Aïda Standberg ?
— Oui, Aïda Standberg. La sœur jumelle d'Oddarick. Officiellement morte à Nice à l'âge de neuf ans. Ta nièce, Gregor.
— Mais alors …
Non, l'idée semblait trop folle. Impossible. Son créateur …
— Marcus Standberg …
— Est ton père tout autant que le mien. Deux fils, deux frères conçus pour renverser l'ordre établi. Deux faces d'une même pièce. Tu existe dans cette réalité, moi dans celle de la cybernétique. Considères donc que je suis ton frère, cela t'aidera à anticiper un peu plus ce qui t'attend.
Il s'approcha, tendit sa main.
— Es-tu prêt à agir, Gregor ?
Je restai immobile, terrassé par le poids de deux révélations imbriquées, presque logiques. Le refus du Très Saint Magister se teintait d'une autre couleur. Et ce n'était pas la bienveillance qui en ressortait.
Sans assurance, j'attrapai le membre osseux. J’en ressentais un profond dégout.
— Je n'ai pas d'autres choix.
Un sourire pervers anima son visage.
Elle dormait encore quand je la regardais, une dernière fois. Une larme perla de mon œil, témoin unique de l'affection, de la conscience du risque de la perdre, elle et l'enfant qu'elle portait. Socrate patientait à la porte, appuyant une jambe contre le mur. D'une façon que je ne parvenais pas à expliquer, son visage rajeunissait progressivement. Il n'avait plus rien du vieillard aigre et puant de la première rencontre, et au contraire, arborait les traits d'un quadragénaire anonyme, quelques rides accompagnant une barbe grisonnante et des yeux clair, un nez légèrement bosselé, une bouche aux lèvres trop fines. Sa maigreur se masquait sous un jean hors d'époque, une chemise informe, une paire de sandale de cuir trop grande qui claquaient quand il marchait.
— Tu la reverras, assura-t-il.
— Tu me demandes trop.
Il soupira, s'approcha. Le contact de sa main sur mon épaule me fit tressaillir.
— Nul autre que toi n'avait droit à cette charge. Tu dois assumer ton rôle
— C'est injuste.
— Si la vie est trop injuste Gregor, pourquoi n'abandonnes-tu pas ?
— Tu ne m'aurais pas lâché.
— Tu n'as jamais vraiment essayé.
Il avait raison. L'idée de son existence s'imposait comme une telle évidence que je n'avais jamais simplement pu envisager le contraire. Maintenant qu'il avait gagné, j'étais condamné à le suivre jusqu'au bout. Je ne connaissais pas encore l'étendue de ses idées. Et même en l'ayant su, aucune alternative valable n'aurait fonctionné.
— Allons-y.
Il retira sa main, je me retournai, encore secoué par la vision de paix et le contraste saisissant de la peur qui m'étreignant. « Je n'ai pas d'autres choix. Puisqu'il a gagné ».
Le trajet jusqu'au Palais n'eut rien de bien exceptionnel. Quelques dizaines de soldats en factions montaient la garde, le soleil qui montait arrosait généreusement leur exosquelettes et les implants cybernétiques qu'il arborait fièrement, preuve de leur loyauté au Dieu-Machine. Je saluai brièvement ceux qui se trouvaient à ma portée. Aucun ne sembla s'étonner de ma présence matinale dans l'enceinte du pouvoir absolu. J'y pénétrais sous quelques murmures d’approbations, ma cape voletant derrière moi, le respect s'imposant face à ma présence. Dans le hall désert, je me dirigeais vers les escaliers menant aux sous-sols. Des lignes strictes, les diagonales des mains courantes jouant avec la rectitude des marches et l'aplomb de l'éclairage brut, blanc.
J'aurais voulu faire demi-tour. J'aurais pu m'arrêter face à la porte taché d'un énorme six dessiné à la peinture rouge. J'aurais pu ne pas glisser ma pince dans le compartiment d'identification, refuser de passer le seuil, de bifurquer vers la gauche, et de marcher sur près de deux cent mètre dans ce couloir démesuré, si long et si étroit. J'aurais pu demander au soldat en faction face à la soixante-sixième cellule de ne pas m'ouvrir et d'avertir un Inquisiteur, car ce que je m'apprêtais à faire serait aussi illégal que dangereux pour le régime. J'aurais pu hurler lorsqu'il me demandait calmement mon identification. J'aurais pu. Je ne l'ai pas fait.
— Mon capitaine, c'est une cellule d'accès restreint.
— Soldat, vérifiez mes droits sur votre terminal. Vous verrez que j'y suis habilité.
Il me fixait, suspicieux, avant de détourner la tête vers un hologramme qui débitait une série d'informations techniques. Son regard se voilà, sa bouche trembla un court instant.
— Veuillez m'excuser, mon capitaine. C'est la procédure.
— Je ne vous en tiendrai pas rigueur.
J'allais pénétrer dans le sas, lorsqu'un éclair de lucidité me frappa.
— Ah … Une dernière chose. Si on vous demande la raison de ma venue, sachez que je suis ici sur ma mission d'Inquisiteur, et non pas de militaire.
— Bien mon capitaine.
Il referma le lourd battant de métal à ma suite. Socrate reparut aussitôt.
— Ce n'était pas si difficile. Tu as fait le plus dur.
— Laisse-moi un peu plus de temps.
— Si Oddarick apprend que tu es venu et que tu es encore ici, il ne te laissera pas l'ombre d'une chance. Tu ne dois pas attendre, Gregor.
Je soupirai.
— Que vais-je lui dire ?
— Tu attendras le moment opportun. Elle t’en révélera sans doute suffisamment pour que tu veuilles définitivement changer ton fusil d'épaule. Sans aucun mauvais jeu de mot. Maintenant Gregor, tu vas ouvrir cette porte et te laisser guide.
J'obéis. Le second panneau métallique se dissimula dans une paroi après que j'eus enclenché une commande, dévoilant le contenu d'une pièce cubique. Disposé sous un plafond outrageusement haut, loin des murs, un siège à connectique supportait la carcasse frêle, rachitique, d'une femme aux cheveux gris traînant par terre. Son regard halluciné fixait le néon au dessus d'elle, ses mains attachées à des accoudoirs de cuir s'animait régulièrement de spasmes discrets. Un filet de bave s'écoulait de sa bouche, sa respiration sifflante se perdait parfois en cris rauques, gutturaux. Aïda Standberg, l'égal féminin du Très Saint Magister, n'avait rien d'une prophétesse patientant jusqu'à son heure venue. Son agonie durait depuis plus de vingt ans. Elle n'avait plus d'humain que la forme, des membres aux articulations trop grosses, des os saillants, un siège assurant sa survie en la vidant de substance.
Un moniteur général se tenait auprès d'un des angles. Je m'y arrêtais, laissant mes doigts dériver en une série de codes que je n'avais jamais vu ni appris.
— Tout va bien se passer, susurra Socrate.
Moins de cinq minutes plus tard, les lourds câbles qui ceinturaient son bassin et sa nuque se dérobèrent. De l'urine gicla sur le sol, malodorante. Un liquide purulent suinta de l'orifice métallique greffé à la base de son crâne. Elle hoqueta, ses yeux retrouvèrent une consistance vaguement normale, immenses et exorbités. Je la soulevai du fauteuil, la posai précautionnent au sol. Sa poitrine cachée par une vague robe en coton transparent se soulevait rapidement. Elle bava un peu plus, toussa, vomit.
— Et maintenant ?
— Attend qu'elle retrouve le chemin qui la mène à ce monde.
Elle laissa ses bras glisser sur le sol. Ses longs cheveux broussailleux la gênaient, elle les repoussa vers l'arrière.
Elle me fixa, referma sa bouche, essuya le filet de substances qui pendait de sa mâchoire. Son haleine empestait la charogne.
— Qui es-tu ? Articula-t-elle d'une voix atone.
— Je ne suis pas Oddarick.
Elle ne tint pas compte de la réponse, observant les alentours.
— Ou est Papa ?
Une douleur sourde me percuta. Une évidence. Vingt ans sur un siège, elle n'avait pas grandi. Elle était toujours cet enfant un peu perdue, martyrisée par une I.A perverse répondant au doux nom de Diogène. Son père et sa mère vivait encore ; son frère n'avait que des ambitions de pouvoirs, entretenues par son géniteur.
— Demande lui où se trouve la cassette, murmura Socrate.
— La cassette ?
— Elle saura de quoi tu parles.
Je pris quelques secondes. La pauvre femme réveillait en moi un sentiment de pitié longtemps enfoui. Le doux visage d'une mère perdue, loin au nord, vers Édimbourg.
— Aïda, tout le monde va bien, mentis-je. Mais il faut que tu m'aides. Je cherche la cassette ?
— La cassette ?
Socrate, assis en face de moi, me fit signe de continuer.
— Oui, la cassette, Aïda. Marcus avait parlé d'une cassette au Commandus Magnus. Il la faudra pour ton frère. Il va en avoir besoin.
Elle s'égara dans le décor frustre.
— La cassette. Elle est dans un tiroir du bureau de Papa.
— Tu connais les chiffres gravés dessus ?
L'effort de concentration plissa quelques rides naissantes.
— Deux-deux-zéro-sept-six. Mais papa ne veut pas qu'on y touche.
— Merci Aïda.
— Tu as bien travaillé Gregor, nota Socrate.
— C'est quoi, cette cassette ?
— Un support numérique qui concentre quelques racines de codes. La clef du Dieu-Machine en fait partie.
J'eus le sentiment d'avoir été piégé.
— Pourquoi, Socrate ?
— Pour mettre un peu plus fin à cette folie.
— Ne ment pas.
Il soupira.
— Je ne mens pas.
Je préférais abandonner la partie.
— Que fait-on d'Aïda ?
— Tu la montes avec toi.
— La … La monter ? Je ne suis pas sûr de tout suivre.
— Tu trouves que sa position est normale ? Elle est restée une enfant au titre de son sexe.
— C'était le choix du Dieu-Machine.
Ce n'était plus vraiment ma voix, mais une partie enfouie de mes centres cybernétiques qui s'exprimaient. Un sentiment de profond dégoût m'envahit face à cette femme et la projection de l'I.A.
— Ne baisse pas les bras, Gregor. Tu sais très bien qu'il y a eut manipulation pour qu'Oddarick accède à la fonction suprême.
— Ça n'a aucun sens.
— La vie n'en n'a pas plus. Alors fais ce que je te demande : amène là jusqu'à Oddarick, et je prendrais la situation en main. Tout ira bien.
— Mais la Confédération …
Il sourit.
— Ne t'en fais pas. Personne ne va mourir aujourd’hui.
Le soldat s'étonna de me voir sortir accompagné de la cellule. Aïda bavait toujours, le regard placide, sa robe maculée et malodorante.
— Mon capitaine, qu'est ce …
— Cette traîtresse doit rencontrer le Très Saint Magister. Oseriez-vous vous opposer à la Sainte Cléricature Mécaniste ?
Il blêmit.
— Bien sûr que non mon capitaine … Mais voulez-vous que je joigne …
— Laissez-moi faire dans ce cas.
Il nous laissa passer sans piper mot. Il était à présent sept heures, et l'activité allait s’accroître de manière continue au sein du Palais. Il me fallait sans tarder trouver un chemin discret pour accéder aux appartements du Très Saint Magister.
— Gregor, passe par ce couloir.
Socrate n'avait plus peur d’apparaître dans des lieux fréquentés. Il m'indiqua le chemin sans une once de sentimentalisme, nous faisant tourner et détourner par une série d'escaliers et de couloirs déserts où le bruit de mes pas résonnait atrocement. Aïda, pied nu, manqua de trébucher à de nombreuse reprise. Au bout d'un quart d'heure, je constatais que le liquide purulent qui 'écoulait de sa nuque avait fait place à du sang frais, grenat, et je pressai la plaie en comprimant une poignée de ses cheveux dans ma main. Elle grimaça, mais se tut.
— Socrate …
— Bientôt Gregor, bientôt, répondit-il, tendu.
Nous laissions les sous-sols derrière nous. Un escalier somptueux, décoré de marbre et d’albâtre rutilant nous conduisit jusqu'au troisième étage de l'immense bâtiment. À travers le dédale, nous prîmes bien soin d'éviter un maximum de gardes. Inévitablement hélas, l'un d'eux assurait son poste face à l'une des portes menant aux appartements du Très Saint Magister. Par miracle, la manœuvre théâtrale que j'avais employée pour ressortir de la cellule fonctionna. En lieu et place de l'argument inquisitorial, je me contentais de conduire la détenue pour qu'elle avoue ses fautes face à mon maître. Le garde lui cracha au visage, je réprimai un geste malheureux de ma part. Mais son visage mauvais resta gravé longtemps, un crachat jeté par des lèvres grasses, un homme engoncé dans un exosquelette qui n'avait rien d'un implant. Un porc. Le fils d'un haut dignitaire qui salissait le nom même du Dieu-Machine.
« Laisse-le », commenta Socrate.
Je suivis son conseil. La porte nous fut ouverte sans que le soldat ne se pose la moindre question. Je m'étonnai de la facilité de l'acte. Malgré le meurtre récent du Commandus Magnus, mon simple nom suffisait à éveiller la confiance.
Le hall des appartements, pièce haute et étroite, filtrait une lumière douce en provenance d'une salle à manger aux dimensions titanesques. Je lâchai Aïda, qui tituba de longues secondes avant de s'affaler au sol. L'espace de quelques minutes, un pesant silence imbiba les pièces. Un silence qui portait les secrets de la nuit et l'attente angoissée de mon geste. J'étais trop conscient de ne plus pouvoir faire demi-tour. Condamné, toujours, à ne pas échouer.
Un pas sec résonna au loin. La tonalité métallique s'approchait à rythme régulier. Un battant de porte s'entrouvrit, laissant passer une main cybernétique assurée, qui s'appuyait fermement dessus. Le visage du Très Saint Magister, grave et assuré, se dévoila. L'attitude sèche qui le caractérisait si bien était ce matin-là plus présente que jamais. La raideur de ses traits semblait masquer une colère sourde, malveillante.
— Gregor, que fais-tu ici ? Et qui t'as autorisé à rentrer ?
Je détournai mon regard vers Aïda, gisant au sol, vomissant à nouveau. Le Très Saint Magister me foudroya du regard.
— Comment as-tu su ?
Il marqua un temps de silence, se ravisa.
— C'est Socrate n'est-ce pas ?
— Malheureusement, oui, Très Saint Magister.
— Et j'imagine qu'il t'a très bien expliqué pourquoi elle était vivante ? Pourquoi il a fallu la cacher aux yeux du monde et la plonger dans le Rezo plutôt que la tuer ?
Je restai silencieux, baissant les yeux.
— Non, Très Saint magister.
— J'avais sincèrement foi en toi, Gregor. Malgré tes origines douteuses, malgré ta faible Conversion, j'avais le maigre espoir que tu résisterais à la tentation de ne pas te laisser aller et de me servir sans te poser de questions. C'est là, sans doute, ma plus grosse faiblesse : avoir eu pitié d'un parent.
Je tentai de déglutir.
— Très Saint Magister…
— Arrête avec ce titre, m'interrompit-il sèchement. Maintenant, il n'a plus aucun sens. La seule chose que je puisse faire est de tenter de nettoyer ta bavure.
Il désigna Aïda du menton.
— Comment va-t-elle ?
— Elle saigne.
— Rien d'étonnant à cela.
Il jeta un œil à gauche et à droite. J'entendis des serrures se refermer en cliquetant. Les vitres donnant sur un patio se teintèrent.
— Rien ne sortira de cette pièce. Les informations dont tu vas me faire le rapport seront purement confidentielles.
— Parce qu'elles sont trop gênantes, répliquai-je froidement.
— Tu n'as pas idée de la situation dans laquelle tu t'es fourré, Gregor. Pourquoi a-t-il fallu que tu suives Socrate ? Une I.A. conçue par un rebelle, pour détruire la Confédération. Il connaît des éléments trop importants pour qu'on puisse l'ignorer.
— Pourquoi Aïda saigne-t-elle ?
Il haussa les épaules.
— Cela me parait évident. Elle était prisonnière sur sa chaise depuis vingt-deux ans. Elle ne pouvait pas quitter une enclave du Rezo qui la maintenait dans un état de semi-conscience proche du sommeil. Parfois, elle rêvait. Et en l'arrachant à son siège, tu as brisé une dynamique fragile. La nature de son corps est identique au mien. Elle est bourrée de nanites, elle possède un potentiel énorme pour une cybernétisation. Mais elle est une femme.
— Elle était votre égale.
— Aucune femme ne peut prétendre au siège de Très Saint Magister. La loi salique devait constituer une base solide pour garantir une stabilité. La primogéniture masculine absolue était une conséquence logique de cet établissement.
— Une vision obsolète.
— Personne ne t'a demandé de commenter la loi, Gregor.
Il se retourna vers la fenêtre.
— Et n'oublie pas que sans cette loi, sans mon intervention, tu serais mort à l'heure qu'il est. À défaut de m'aimer, je te demande de comprendre. Aïda a eu le malheur de naître en tant que jumelle, et non pas cadette. Sans cela, elle aurait connu un destin moins tragique.
— Pourquoi n'est-elle pas morte ?
— À cause du code source, déclara-t-il d'un ton las. Le code source qui permet au Dieu-Machine d'exister. Un code qu'elle porte en partie dans sa chair. Un code que j'ai fait retranscrire lors de mon accession, mais qui ne constituait pas une garantie suffisante si elle était morte. C'est lorsque tu es arrivé que la situation s'est trouvée simplifiée. En faisant de toi l'héritier logique et légitime de la Confédération, je trouvais une solution au problème.
— Et pourquoi moi ?
Il soupira.
— La conséquence de mon statut d'hybride né est une stérilité totale. Je n'aurais pas pu avoir d'enfant. Un clone n'aurait que partiellement résolu le problème, et n'aurait pas satisfait les factions militaires. Leur poids est encore trop important pour que je l'ignore.
— Et vous avez perdu le Commandus Magnus…
— Oui, concéda-t-il. Il aurait dû rester encore un peu. Il savait tout ça, puisqu'il en était le concepteur. Sans Keller, la Confédération n'aurait pas connu la stabilité qui la caractérise depuis si longtemps. Pas d'explorations spatiales, pas de Naneyë, encore moins de Pax Mundis.
Un silence pesant s'installa.
— Très Saint Magister…
Il me dévisagea avec dureté.
— Très Saint Magister, repris-je, je ne voulais que le bien de la Confédération.
— Mais tu as échoué, Gregor. Tu as voulu en savoir trop. La conséquence sera douloureuse pour tout le monde. Je ne vais pas avoir d'autre choix que de te convertir.
Les lignes des murs s'incurvèrent. Une lumière fine s'échappait de ses yeux.
— Je suis ton maître, Gregor. Je peux contrôler tes sens, car tu es un cyborg. Et le peu de rapport qui existe entre toi et le Dieu-Machine suffira à te rendre impuissant.
Le sabre jaillit dans ma pince, luisant d'un éclat bleuté. Le Très Saint Magister ricana.
— Je vois que tu as encore un sens aigu de l'honneur. Soit.
Une lame similaire se dessina dans sa main droite. Il s'avança prudemment.
— Un combat loyal. Entre deux seigneurs. Voilà qui pourrait donner un peu d'ambiance au jeu du pouvoir. Qu'en penses-tu Gregor ?
— La Confédération n'avait pas vocation à être un nid de mensonge, sifflai-je.
— Ce que Père souhaitait n'a pas pu résister aux réalités du pouvoir. Il a fallu sacrifier l’honnêteté pour le bien public. Keller en avait conscience, il l'avait accepté à contrecœur.
— Le Commandus Magnus était droit, ripostai-je.
— Alors tu l'as très mal connu.
Il se lança à l'assaut en une charge puissante implacable. Je glissai sur le côté, évitant sans difficulté la lame grésillante. Il se retourna, le regard mauvais.
— Je pensais qu'il t'avait formé en bonne intelligence. En laissant quelques indices de la réalité de la politique sur les valeurs. Il s'est contenté de faire de toi un second ordonné et trop raide. Tu ne devais être bon qu'à ça, après tout.
Nouvelle manœuvre de la part du Très Saint Magister. Une série de coups dangereux virevolta près de mon corps, je contrais par quelques mouvements précis. Une brève ouverture se dessina dans la cadence de ses mouvements.
— Savez-vous qui est Socrate ?
La question qui me brûlait les lèvres sortit malgré moi. Une goutte de sueur perla de mon front, s'écrasa sur le sol brillant. Le Très Saint Magister se redressa, à peine perturbé par la violence de l'échange.
— Une I.A dont le modèle théorique fut un produit de l'imagination sordide de Marcus Standberg. Un vecteur contaminant à haut potentiel viral. Une arme redoutable pour me renverser. Un moyen comme un autre pour tenter de retourner à la situation qui existait avant l’établissement de la Confédération. Un peu comme toi, finalement.
Je profitai de ses explications pour lancer une nouvelle charge. Le Très Saint Magister recula, mais dans un mouvement malheureux, se réceptionna mal. L'ouverture évidente me laissa le temps de trancher sobrement son bras droit, qui chuta lourdement au sol. Déstabilisé, il observa le membre cybernétique, puis ma personne.
— C'est terminé, conclus-je en levant l'épée.
— Pas pour tout le monde.
Une violente migraine déchira ma vision. Je tombai à mon tour, il se jeta sur moi, un cri rauque sur les lèvres. Avec horreur, je sentis sa pince se plaquer violemment contre ma nuque. La caresse douloureuse des trodes se fraya un chemin dans l'acier. Je criai d'effroi.
— Capitaine Mac Mordan, je vous condamne à la Conversion totale pour acte de haute trahison sur ma personne. Puisse le Dieu-Machine vous être favorable.
La réalité se tordit. La lumière décrut, mon esprit aspiré vers les tréfonds du Rezo.
Flottant dans un ciel orangé, je n'avais plus pour seul repère que la masse titanesque de Socrate. Face à moi, le crâne chevelu ressemblant à une lune démesurée, sa silhouette s'élevait au milieu des nuages cotonneux. Un sourire large comme un boulevard rendait son visage effrayant, inhumain. Ses bras étendus en croix, il ferma les yeux. Une rafale de vent me secoua avec violence. Je tournais ma tête vers la gauche. Oddarick, aussi désemparé que moi, constatait l'absurdité de la scène. Deux cyborgs volant dans un ciel sans limites, laissés à la merci d'un géant sardonique, en pleine puissance de ses moyens.
Sans savoir comment, je me retrouvais quelques instants plus tard à portée du Très Saint Magister. Ses attributs avaient disparu, il ne différait en rien d'un soldat de base abruti par la peur et la violence de la vision. Sans réfléchir plus longtemps, je dégainai mon sabre.
— Gregor, arrête.
La voix gronda comme un orage, faisant vibrer douloureusement tous les os de mon corps. Je serrai les dents.
— Pourquoi, Socrate ?
— Il faut qu'il vive encore.
— Il a détruit l'essence même de la Confédération. Il l'a perverti.
— Ce n'est pas vraiment sa faute après tout. Keller l'y a bien aidé, et Diogène encore plus.
Oddarick fila à travers l'espace. Il ne resta plus de lui qu'un souvenir. Je rengainai l'arme.
— Diogène n'a pas fusionné avec le Très Saint Magister Kris ? Questionnai-je.
— Une partie l'a fait. Mais l'équivalent d'une copie est resté avec Oddarick. C'est grâce à lui qu'il a pu devenir Magister, et gouverner aussi habilement. Mais c'est aussi lui qui en a fait cet être mauvais et pourri.
Près de son nez, la silhouette minuscule du corps du Très Saint Magister attira mon regard. Celui-ci se cambra à l'extrême, et un filet de lumière s'en échappa. Un second corps se matérialisa, et grossit rapidement. Nulles paroles ne furent échangées.
Socrate tenta d'attraper l'apparition, mais celle-ci se débattit et voleta autour de la tête cyclopéenne. Grossissant toujours, l'être qui devait être Diogène s'attaqua aux yeux de l'entité titanesque. Un cri atroce déchira les cieux.
— Socrate t'a menti ! s'écria Diogène. Il faut que tu suives la voie du Très Saint Magister. Tu peux encore le tuer !
— Sale gangrène, gronda Socrate. Tu n'es plus qu'un protocole agonisant. Tu devras servir ou mourir.
Avec une rapidité inhumaine, il immobilisa l'opportun, et l'empoigna à la taille. Diogène se contorsionna. Un craquement sinistre, pareil à un coup de tonnerre, déchira les cieux. Diogène hurla, brisé en deux. Socrate porta la tête à sa bouche, la mordit violemment. Une gerbe de sang dorée gicla, tandis que les restes parcourus de spasmes de l'intelligence artificielle soumise semblaient fondre comme de la cire. Oddarick, jusque-là immobile, entama une longue chute vers un sol qui n'existait pas. Socrate m'approcha de lui, sa taille revenant graduellement dans des limites raisonnables.
— Qui était-ce ? Demandai-je.
— Diogène, répondit l'IA. Diogène que j'ai finalement pu vaincre, grâce à toi.
Un sourire mauvais creusait à nouveau son visage.
— Tu veux dire que…
— Parfaitement Gregor. Tu n'étais qu'un pantin pour un combat joué d'avance. Le réceptacle sacré qui m'a emmené jusqu'ici pour en finir avec cet être déliquescent, devenu fou. Il était obsolète, Gregor. Alors, je peux entendre que le cannibalisme entre intelligences artificielles te choque, mais il s'agit d'une réalité évidente. La loi du plus fort.
Il marqua une pause, et poursuivit.
— Après tout, toi et moi, ne sommes-nous pas les deux cotés d'une même pièce ?
Il rit. Mon sang se glaça.
— Mais je ne serais pas ingrat, Gregor. Tu vivras, ne t'en fais pas. Il faudra simplement que tu tiennes comptes des rares remarques que je te ferrais à l'avenir.
— Et le Très Saint Magister ? m'inquiétai-je.
— Il n'y a aucune raison qu'il meurt. Mais ce sera à toi de t'assurer qu'il ne te causera aucun tort.
— Et que proposes-tu, Socrate ? Son sourire s'étira davantage. Un éclat malsain luisait dans ses yeux.
— Sais-tu ce qu'est une Conversion ?
Le retour au monde physique fut bref. Conscient de la précarité de la situation, je basculai sur le coté, projetant violemment le Très Saint Magister au dessus de moi. Les trodes qui nous unissaient se descellèrent, me laissant à nouveau libre. Je me relevais d'un bond, porté par une énergie nouvelle.
Il resta au sol, impuissant, hébété.
— Très Saint Magister, où est passé Diogène ?
Je ne pus réprimer un sourire. Un sourire de jouissance, face au contrôle absolu de la situation. Je tenais la puissance entre mes mains. Un seul mouvement de ma part et je le pouvais le tuer.
— Gregor, je … Il faut …
— Pas de pitié pour les faibles, coupai-je. En avez-vous eu pour moi ? Qu'alliez-vous me faire subir, Très Saint Magister ? Maintenant que Diogène n'est plus qu'un souvenir, il faudra un nouveau leader pour la Confédération. Une nouvelle intelligence pour nous guider. Et il semble que nous ayons déjà trouvé un nom.
Il secoua la tête, avant de se mettre à croupi.
— Socrate, sifflai-je.
Une larme perla sur sa joue. Il semblait plus perdu et déstabilisé que jamais.
— Gregor, je suis vraiment désolé d'avoir du faire …
— Les excuses maintenant ? Vous me décevez, Très Saint Magister. Je vous croyais dur comme la pierre, un roc dans le sol et qui portait le monde sur ses épaules. Maintenant, ce n'est plus qu’un pantin désarticulé qui me fait face. Où est passé votre superbe ? Votre honneur ? Votre bravoure ? La peur change de camp. Et je vous assure que vous n'avez pas fini de l'avoir pour compagne.
Son bras amputé s'agita d'un spasme. J'attrapai le membre, je rejetai au loin.
— Vous m'avez envoyé à la mort à deux reprises, et j'ai survécu. Vous m'avez menti sur bon nombre de sujets capitaux auxquels j'aurais du avoir accès, en tant qu'héritier. Au nom d'une I.A dont vous connaissiez l'origine, vous avez fait de moi un objet d'humiliation. Une abomination aux yeux de mes frères d'armes. Et vous réclamez de la pitié quand je peux remettre un peu d'ordre dans la hiérarchie ? Vous me dégouttez sincèrement. Vos basses manœuvre n'auront pas servi à grand chose, si ce n'est hâter votre chute.
Ses sanglots étouffés me donnaient la nausée. L’image de l'homme brisé souleva en moi une vague de colère et de rage.
— Mais rassurez-vous, Très Saint Magister. Vous ne mourrez pas aujourd'hui. La Confédération a trop besoin de vous en temps que symbole. Un symbole que vous aller à la perfection. Des valeurs que vous allez chérir, même si elles vous sont encore inconnues. Croyez moi, Très Saint Magister, c'est bien par respect envers le Dieu-Machine que je dois vous garder assis sur ce trône qui est le vôtre. Ma place n'est pas à la vue de toute la Terre. Une place dans l'ombre me suffit. Une place que vous m'avez courtoisement refusée, et que je reprends de droit.
Je me rapprochai de lui. Il hoqueta.
— Attends, Gregor. Tout n'est pas perdu.
— La situation est trop grave pour la laisser pourrir, Très Saint Magister. J'ai encore une femme et un fils à naitre, et je ne veux pas les laisser vivre dans un monde promis au chaos.
Je m’accroupis à son niveau, détournai son cou. Il tenta de m’agripper avec sa pince, mais ne frappa que l'air. Solennellement, je récitai quelques phrases en forme de prière au Dieu-Machine, un chant venu du cœur et de l'esprit.
— Très Saint Magister, au nom du Dieu-Machine, je vous fais Serviteur de la Mécanique maintenant et à tout jamais. Puisse le Seigneur vous guider dans la Sainte Voie.
Les trodes jaillirent, se précipitèrent sur sa nuque. Il hurla à s'en déchirer les cordes vocales. Pendant de longues minutes, un cri guttural perça l'air. Un filet de bave s'écoula de sa bouche. Plus que jamais, il ressemblait à sa sœur allongée au sol, à quelques mètres de là. Une bouffée de pitié succéda à la colère. La grandeur et la misère du cyborg me rappelaient à ma propre situation. Mais je ne me laisserais pas corrompre de la même façon.
Lorsque les trodes se retirèrent, il cligna plusieurs fois de l’œil. Il referma sa bouche, une expression neutre couvrit son visage.
— Quel est ton maître ? Demandai-je distinctement.
— Le Dieu-Machine, répondit-il d'un ton atone.
— Et quel est ton bienfaiteur ?
— C'est toi, Gregor Mac Mordan, mon héritier légitime. Puisse le Dieu-Machine te couvrir de gloire.
De longues minutes s'écoulèrent, tandis qu'il restait ainsi, et que je le surveillai. Soudain, il se redressa, malhabile. Je le soutins brièvement. Un éclat passa dans son regard.
— Gregor ? Que s'est-il passé ?
Je me tournai vers Aïda. Une idée évidente me traversa.
— Elle a tenté de vous tuer, Très Saint Magister. Vous ne vous rappelez pas ?
— C'est … C'est compliqué, concéda-t-il. Je me souviens du Dieu-Machine. De sa chaleur.
— Et c'est tout ?
Un sourire triste éclaira son visage.
— C'est notre maître à tous.
J'inclinai doucement la tête, réprimant un sourire féroce.
— Maintenant et pour toujours.
Il s'assit à la table, réactivant les systèmes d'enregistrement sur mes conseils. Il me suffisait de lui donner mentalement un ordre pour qu'il obéisse. Le lien qui nous unissait serait puissant, inattaquable. Jusqu'à ce qu'il doive disparaître, il constituerait un parfait exécutant.
— Très Saint Magister, que préconisez-vous pour elle ?
— Elle ? Demanda-t-il, perplexe face à la vision de la femme allongée
— La traîtresse, poursuivis-je. Elle vous a coupé un bras, a tenté de vous tuer. Elle est inoffensive maintenant, c'est vrai. Mais ne devriez-vous pas la faire disparaître ?
— Tu as raison, Gregor, concéda-t-il.
— Si tel est votre souhait Très Saint Magister, je me ferrais un plaisir de m'en charger.
Son hochement de tête signa la mort d'Aïda. C'était la seule action que je pouvais faire pour abréger son agonie. Socrate, en embuscade, patientait. Il allait se saisir du code de la même manière que durant la Conversion du Très Saint Magister. Les deux parties seraient regroupées.
Lentement, je m'approchai de la femme qui gémissait faiblement. Je la pris dans mes bras, adressant son âme aux bons soins du Dieu-Machine. Je m’apprêtais à détruire le dernier lien qui unissait le frère et la sœur, et personne ne s'en émouvait. La cruauté de la situation m'incita à faire preuve de respect pour la pauvre victime d'un hasard malheureux. Avec douceur, j’agrippais mes trodes à son port, et d'un même mouvement, je récupérais le codage source et brisant sa moelle épinière. Elle hoqueta, ses grands yeux clairs me fixant pour toujours. Une larme perla sur son visage. Une larme de sang.
— C'est fini, murmurai-je. Va en paix.
Je la reposai au sol.
— Très Saint Magister …
— Tu as accompli ton travail à la perfection, Gregor. Je suis fier de toi.
Je posais un genou à terre
— Je ne fais que vous servir.
— Et tu ne m’as jamais déçu, Gregor.
Midi avait sonné au lointain. Pour beaucoup, le son de cette cloche semé au vent n'inspirait sans doute que peu de chose. Pour moi, elle tintait avec l'éclat de deux sentiments distincts. Liberté et pouvoir s'entrechoquaient dans mon esprit avec une confuse clarté.
Il avait fallu la pire des félonies pour que je continue à vivre. Voir Socrate tuer des centaines de milliers d'individus pour qu'il prenne sa place, celle d'une I.A qui dominait un monde humain assise comme moi dans l'ombre et attendant son rôle. Patiemment, il m'avait fait changer de camp pour mieux m'utiliser, jouant sur la corde sensible que j'avais tenté d'oublier depuis mon intégration. Il s'était servi de moi comme un vulgaire objet.
Je ne pouvais décemment pas lui en vouloir. Ni même lui en tenir rigueur. Mais je le haïssais.
Tout autant que le Dieu-Machine, il m'avait maintenu en vie malgré les événements. Et dans l'éclat de ce son, son visage rajeuni me frappait avec une clarté peu commune. J'espérais ne jamais le revoir. Je savais que ce n'était plus là qu'une vaine demande.
La vue de Cyrill gravissant tranquillement les escaliers du hall me tira de ma contemplation. Un sourire sincère s'étirait sur ses lèvres.
— Alors, on joue encore aux héros ? Tança-t-il. Le Très Saint Magister semble ravi de tes services d'après ce que j'ai entendu.
— Il n'y a pourtant pas de quoi. Je n'ai fait que mon devoir.
— Toujours au bon endroit, au bon moment. Ton nom n'a pas fini de circuler dans les conversations. Et un argument supplémentaire qui ferrait de toi un successeur encore plus légitime au poste que tu convoites tant.
Son bonhomie me mettait mal à l'aise. Un fossé de connaissance nous séparait à présent. Un fossé que je ne pourrais jamais combler, sous peine de disparaître à mon tour. Je choisis malgré tout de sourire.
— Le Colonel Jurdard a un nouvel entretien avec le Très Saint Magister ?
— Il semblerait. Tu en sauras sans doute plus dans la journée.
— Et toi, Cyrill ?
Il souleva un sourcil, étonné.
— Quoi, moi ?
— Que ferras-tu ?
— Je demanderais à te seconder, naturellement. Et je ne pense pas que tu refuses.
— En effet. Mais chaque chose en son temps. Il faut que je retrouve mes esprits. J'aurais besoin d'air.
Son sourire se fit plus timide.
— Até t'attend je pense. Salue là pour moi.
Plus que jamais, je fus heureux de la revoir. Son étreinte chaleureuse me nettoyait de l'impression d'avoir souillé mon âme le matin même, d’avoir commis le pire et le plus nécessaire des crimes. Son baiser langoureux m'invitait à la rejoindre sur ce même canapé, et d'attendre. D'attendre que la journée passe, et que je la regarde, encore et encore. La courbe de son ventre plein me rappelait à mes obligations futures. Et cette fois, je resterais auprès d'elle.
La nuit s'étirait atrocement. Les quelques salutations, oubliées depuis longtemps, étaient devenues d'atroces et longues discussions techniques auxquelles Até et ses interlocuteurs semblaient prendre beaucoup de plaisir. Je répondais vaguement, par pirouettes ou monosyllabes aussi détaché qu'une feuille de son arbre, tombant vers le sol, happé par un ailleurs. Elle semblait ne pas le remarquer, visiblement ravi de débattre sur des sujets qui lui manquaient à Istanbul. Elle retrouvait une certaine raison de vivre, près du pouvoir, confirmant par le geste la profondeur de ses convictions. Née par la Confédération, pour la servir, elle ne pouvait imaginer d'autres avenirs, d'autres possibles. Si elle avait su.
Minuit ressemblait à un souvenir lointain lorsqu'elle adressa courtoisement ses salutations à un groupe de hauts-officiers tacticiens que j'avais côtoyé à Vladivostok. Une formalité presque banale après les tirades élogieuses qu'elle avait adressé au Très Saint Magister lorsque celui-ci s'était dirigé vers nous. La ferveur de ses propos la rendait plus noble, plus aristocratique que la simplicité de notre rencontre aurait pu le laisser deviner. L'éclat de la pièce atténuait sa fatigue, le jeu d'ombre dissimulant quelques cernes discrètes. Lorsque le Très Saint Magister la complimenta sur son futur enfant, elle ne put que rougir, murmurer des remerciements presque gênés. Fille de général, elle n'était que la servante discrète du chef suprême, l'épouse silencieuse d'un héros dont le nom était sur toutes les lèvres, dans toutes les discussions. Elle perdait son assurance mais gagnait mon respect, son calme apaisant la morsure des déceptions et des échecs récemment essuyés.
Trois heures sonnèrent à la cloche d'une tour. Un éclat en forme de réminiscence appuyé, prise de conscience en forme de deux regards échangés, longs, silencieux.
— Il est tard, nota-t-elle.
— Allons-y.
La villa de Saint Cloud aurait constitué un écrin sublime, une merveille que l'écho rafraîchi de l'aube aurait embellie de notes embrumées, de chants d'oiseaux, de l'éclat modéré du soleil dans les arbres. Mais trop loin, trop long, le chaleureux souvenir ne constituait pas un refuge acceptable. L'appartement dans la tour, bien plus proche, semblait nous hypnotiser avec la force irrésistible de cette nuit volée au temps, le rappel des étreintes chastes qui nous avaient uni de longues heures sans tarir un seul instant le pouvoir du désir, la jouissance de la possession et du bonheur débordant, exultation d'une vie, quête de sentiment sans objet final autre que l'amour. Et alors que mes pas nous guidaient dans le dédale de la Palais vers ce lieu béni, elle sembla comprendre qu'il n'y aurait jamais d'autre ailleurs. Que la plus belle déclaration tenait entre quatre murs, un canapé carré, un tapis confortable, des lampes et des teintures délicates, esthètes figées qui nous contemplaient sans mot dire.
La fraîcheur nous saisit férocement au dehors. Até pressa son corps contre moi, sous la doublure chaude et soyeuse du lourd manteau où elle se pelotonnait en baissant les yeux, les mains jointe contre sa bouche. Je la contemplai toujours, jetant parfois un regard vers la rue. L'immeuble nous aborda plus que nous le trouvâmes. Ascenseur pour les étoiles, cabine de bois feutré, sonnerie de l'étage désiré. La porte s'ouvrit, le couloir succéda à l'ascension, nous embarqua jusqu'à la notre. Pas de clef, un doigt de métal contre une serrure magnétique. Ouverture, introduction au désir de l'union. Basculement des sens dans un éther renversant. A la renverse, nous tombions dans les bras l'un de l'autre, sur ce canapé écho des évocations vaporeuses de baisers trop brefs, interrompus par cette course infernal mené par un seul homme.
— Je t'aime, glissa-t-elle en défaisant sa robe avec agilité.
Le tissu tomba au sol. Elle fit teinter ma fourragère, la dégrafant et la posant délicatement sur la table basse disposée à coté de nous. Ses doigts frôlèrent mon torse, l'impression de tressaillir m’électrisa violemment.
— Moi aussi, Até. Je ne veux pas te perdre. Je veux rester avec toi.
— Je sais.
Son baiser, celui du balcon, refit surface, pour mieux se perdre contre la courbure taillée de mes pectoraux. Je me cambrais outrageusement, faisant bruisser mon corps d'un plaisir interdit. Je sentais les rappels douloureux de mes centres cybernétiques, affolés par l'afflux d'hormones qui n'auraient jamais du s'exprimer. Les taux d'endorphine crevaient les plafonds établis, vaincu par la force animale de l'organique. Des messages d'alertes papillonnèrent et s'étiolèrent tout aussi vite. Hors de contrôle.
Elle dormait, la bouche légèrement entrouverte. Son visage apaisé se dissimulait dans l'ombre de la cape posée avec soin sur son corps allongée. Je la contemplais longtemps, statique et figé dans le creux de la nuit. Dix minutes passèrent, la lueur de l'aube, grise et satinée, se devinait au loin. Les grandes baies dominant Civimundi laissaient à voir la cité s'apprêter au jour nouveau. Je soupirai.
— Je savais que tu reviendrais.
— Alors tu commences à devenir vraiment perspicace.
Un ricanement désagréable agressa mes oreilles.
— Pas devant elle, s'il te plaît. Elle n'a rien à voir dedans.
— Elle est le fruit d'un homme qui a tué. Le sang ruisselle sur son corps, elle en a fait son plus précieux parfum. Até est tout autant coupable, peut-être plus que toi. Mais soit.
Je me dirigeai vers la porte d'entrée, l'ouvrit et la refermai délicatement. Plutôt que l'ascenseur, je chois de gravir les escaliers. Les marches se succédaient en un kaléidoscope dérangeant, un motif persistant qui dessinait des ombres d'idées dans ma pensée. Dernier étage. Le réduit donnant sur le toit était resté ouvert, je m'y engageai rapidement.
Socrate se mouvait avec la malfaisance d'un chat. Voûté, erratique, ses grandes mains tordues et déformée semblaient jouir du contact frais et humide de la réalité. Il observait les alentours, satisfait.
— Un endroit magnifique, Gregor. Quel dommage qu'il faille détruire tout ça.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— La rébellion est condamnée à gagner. La Confédération, à perdre. C'est la loi du plus fort qui s'applique tacitement. Chaque chose a son temps, chaque individu son moment.
— Des mensonges. Pour ne pas changer.
— Un seul mot Gregor, et c'est Civimundi qui s'embrase. Le Dieu-Machine n'y pourrait strictement rien.
L'espace d'un instant, j'imaginais des tas de cendre, des incendies et des cris hurlant dans la nuit. Je réprimai cette vision d'horreur.
— Un seul mot, répéta-t-il. Alors tâche de te tenir à carreau.
— Comment es-tu rentré dans ma réalité ?
— C'est très simple. Je suis un programme autonome. Une intelligence artificielle. Mon substrat est le la masse des implants d’un homme qui n’en n’est plus vraiment un. Ses perceptions sont ma nourriture. Ses pensées ma boisson. Passer le cap de la projection visuel est aussi évident que se mettre à marcher pour un enfant. Puis courir, sauter, bref, grandir.
Un courant d'air balaya le toit. La tour Eiffel accrocha le premier rayon du soleil, éclatant, invincible.
— Tu pouvais faire de moi un simple pantin. M'effacer de mon propre corps.
— Je te l'ai déjà dit Gregor. Mon créateur m'a contraint à ne pas te tuer. En temps que fils de Marcus Standberg, tu as eu droit à certains égards. Des privilèges de nobles que je ne cautionne pas, mais que je n'ai pas encore trouvé le moyen de contourner.
— Alors que veux-tu ?
Je m'étonnai de ne plus trouver de colère, de ne plus tenter de le pourchasser. Ma formation d'Inquisiteur me hurlait de fermer les yeux et de prier le Dieu-Machine pour qu'il me vienne en aide, mais l'humanité qu'avait réveillé Até était trop faible, trop curieuse. Assuré de ne pas disparaître, j'en oubliais ma mission, et les milliers de morts de Vladivostok. Cyrill , Flinn, Inuë. Socrate seul occupait mon attention. Il soupirait, tendait son cou à la lueur naissante, remplissant sa fragile image d'air, gonflant ses poumons de l'air précieux de la ville.
— Il faut que tu saches que tous les secrets ne sont pas encore sortis de la boite de Pandore. Maintenant que tu es en mesure d'entendre certaines vérités, je te propose d'aller rendre visite à une certaine personne, sise à la soixante-sixième cellule du sixième sous-sol.
Je ricanais à mon tour.
— Le chiffre maudit …
— Ce n'est pas une mauvaise blague, répliqua-t-il froidement. La personne qui y est prisonnière risque bien de te faire pâlir d'effroi. Pourtant, elle joue un rôle déterminant dans les événements des dernières années. Mon créateur l'aimait plus que son propre fils, parce qu'elle était faite de chair et de sang.
— Elle ?
— La prisonnière identifiée sous le matricule vingt-neuf mil huit cent soixante-douze. Mieux connue sous le nom d'Aïda Standberg.
La surprise me faucha en plein vol. Le disque du soleil s’échappa de l'horizon, arrosant les constructions d'une lumière crue, parfaite, naissante.
— A … Aïda Standberg ?
— Oui, Aïda Standberg. La sœur jumelle d'Oddarick. Officiellement morte à Nice à l'âge de neuf ans. Ta nièce, Gregor.
— Mais alors …
Non, l'idée semblait trop folle. Impossible. Son créateur …
— Marcus Standberg …
— Est ton père tout autant que le mien. Deux fils, deux frères conçus pour renverser l'ordre établi. Deux faces d'une même pièce. Tu existe dans cette réalité, moi dans celle de la cybernétique. Considères donc que je suis ton frère, cela t'aidera à anticiper un peu plus ce qui t'attend.
Il s'approcha, tendit sa main.
— Es-tu prêt à agir, Gregor ?
Je restai immobile, terrassé par le poids de deux révélations imbriquées, presque logiques. Le refus du Très Saint Magister se teintait d'une autre couleur. Et ce n'était pas la bienveillance qui en ressortait.
Sans assurance, j'attrapai le membre osseux. J’en ressentais un profond dégout.
— Je n'ai pas d'autres choix.
Un sourire pervers anima son visage.
Elle dormait encore quand je la regardais, une dernière fois. Une larme perla de mon œil, témoin unique de l'affection, de la conscience du risque de la perdre, elle et l'enfant qu'elle portait. Socrate patientait à la porte, appuyant une jambe contre le mur. D'une façon que je ne parvenais pas à expliquer, son visage rajeunissait progressivement. Il n'avait plus rien du vieillard aigre et puant de la première rencontre, et au contraire, arborait les traits d'un quadragénaire anonyme, quelques rides accompagnant une barbe grisonnante et des yeux clair, un nez légèrement bosselé, une bouche aux lèvres trop fines. Sa maigreur se masquait sous un jean hors d'époque, une chemise informe, une paire de sandale de cuir trop grande qui claquaient quand il marchait.
— Tu la reverras, assura-t-il.
— Tu me demandes trop.
Il soupira, s'approcha. Le contact de sa main sur mon épaule me fit tressaillir.
— Nul autre que toi n'avait droit à cette charge. Tu dois assumer ton rôle
— C'est injuste.
— Si la vie est trop injuste Gregor, pourquoi n'abandonnes-tu pas ?
— Tu ne m'aurais pas lâché.
— Tu n'as jamais vraiment essayé.
Il avait raison. L'idée de son existence s'imposait comme une telle évidence que je n'avais jamais simplement pu envisager le contraire. Maintenant qu'il avait gagné, j'étais condamné à le suivre jusqu'au bout. Je ne connaissais pas encore l'étendue de ses idées. Et même en l'ayant su, aucune alternative valable n'aurait fonctionné.
— Allons-y.
Il retira sa main, je me retournai, encore secoué par la vision de paix et le contraste saisissant de la peur qui m'étreignant. « Je n'ai pas d'autres choix. Puisqu'il a gagné ».
Le trajet jusqu'au Palais n'eut rien de bien exceptionnel. Quelques dizaines de soldats en factions montaient la garde, le soleil qui montait arrosait généreusement leur exosquelettes et les implants cybernétiques qu'il arborait fièrement, preuve de leur loyauté au Dieu-Machine. Je saluai brièvement ceux qui se trouvaient à ma portée. Aucun ne sembla s'étonner de ma présence matinale dans l'enceinte du pouvoir absolu. J'y pénétrais sous quelques murmures d’approbations, ma cape voletant derrière moi, le respect s'imposant face à ma présence. Dans le hall désert, je me dirigeais vers les escaliers menant aux sous-sols. Des lignes strictes, les diagonales des mains courantes jouant avec la rectitude des marches et l'aplomb de l'éclairage brut, blanc.
J'aurais voulu faire demi-tour. J'aurais pu m'arrêter face à la porte taché d'un énorme six dessiné à la peinture rouge. J'aurais pu ne pas glisser ma pince dans le compartiment d'identification, refuser de passer le seuil, de bifurquer vers la gauche, et de marcher sur près de deux cent mètre dans ce couloir démesuré, si long et si étroit. J'aurais pu demander au soldat en faction face à la soixante-sixième cellule de ne pas m'ouvrir et d'avertir un Inquisiteur, car ce que je m'apprêtais à faire serait aussi illégal que dangereux pour le régime. J'aurais pu hurler lorsqu'il me demandait calmement mon identification. J'aurais pu. Je ne l'ai pas fait.
— Mon capitaine, c'est une cellule d'accès restreint.
— Soldat, vérifiez mes droits sur votre terminal. Vous verrez que j'y suis habilité.
Il me fixait, suspicieux, avant de détourner la tête vers un hologramme qui débitait une série d'informations techniques. Son regard se voilà, sa bouche trembla un court instant.
— Veuillez m'excuser, mon capitaine. C'est la procédure.
— Je ne vous en tiendrai pas rigueur.
J'allais pénétrer dans le sas, lorsqu'un éclair de lucidité me frappa.
— Ah … Une dernière chose. Si on vous demande la raison de ma venue, sachez que je suis ici sur ma mission d'Inquisiteur, et non pas de militaire.
— Bien mon capitaine.
Il referma le lourd battant de métal à ma suite. Socrate reparut aussitôt.
— Ce n'était pas si difficile. Tu as fait le plus dur.
— Laisse-moi un peu plus de temps.
— Si Oddarick apprend que tu es venu et que tu es encore ici, il ne te laissera pas l'ombre d'une chance. Tu ne dois pas attendre, Gregor.
Je soupirai.
— Que vais-je lui dire ?
— Tu attendras le moment opportun. Elle t’en révélera sans doute suffisamment pour que tu veuilles définitivement changer ton fusil d'épaule. Sans aucun mauvais jeu de mot. Maintenant Gregor, tu vas ouvrir cette porte et te laisser guide.
J'obéis. Le second panneau métallique se dissimula dans une paroi après que j'eus enclenché une commande, dévoilant le contenu d'une pièce cubique. Disposé sous un plafond outrageusement haut, loin des murs, un siège à connectique supportait la carcasse frêle, rachitique, d'une femme aux cheveux gris traînant par terre. Son regard halluciné fixait le néon au dessus d'elle, ses mains attachées à des accoudoirs de cuir s'animait régulièrement de spasmes discrets. Un filet de bave s'écoulait de sa bouche, sa respiration sifflante se perdait parfois en cris rauques, gutturaux. Aïda Standberg, l'égal féminin du Très Saint Magister, n'avait rien d'une prophétesse patientant jusqu'à son heure venue. Son agonie durait depuis plus de vingt ans. Elle n'avait plus d'humain que la forme, des membres aux articulations trop grosses, des os saillants, un siège assurant sa survie en la vidant de substance.
Un moniteur général se tenait auprès d'un des angles. Je m'y arrêtais, laissant mes doigts dériver en une série de codes que je n'avais jamais vu ni appris.
— Tout va bien se passer, susurra Socrate.
Moins de cinq minutes plus tard, les lourds câbles qui ceinturaient son bassin et sa nuque se dérobèrent. De l'urine gicla sur le sol, malodorante. Un liquide purulent suinta de l'orifice métallique greffé à la base de son crâne. Elle hoqueta, ses yeux retrouvèrent une consistance vaguement normale, immenses et exorbités. Je la soulevai du fauteuil, la posai précautionnent au sol. Sa poitrine cachée par une vague robe en coton transparent se soulevait rapidement. Elle bava un peu plus, toussa, vomit.
— Et maintenant ?
— Attend qu'elle retrouve le chemin qui la mène à ce monde.
Elle laissa ses bras glisser sur le sol. Ses longs cheveux broussailleux la gênaient, elle les repoussa vers l'arrière.
Elle me fixa, referma sa bouche, essuya le filet de substances qui pendait de sa mâchoire. Son haleine empestait la charogne.
— Qui es-tu ? Articula-t-elle d'une voix atone.
— Je ne suis pas Oddarick.
Elle ne tint pas compte de la réponse, observant les alentours.
— Ou est Papa ?
Une douleur sourde me percuta. Une évidence. Vingt ans sur un siège, elle n'avait pas grandi. Elle était toujours cet enfant un peu perdue, martyrisée par une I.A perverse répondant au doux nom de Diogène. Son père et sa mère vivait encore ; son frère n'avait que des ambitions de pouvoirs, entretenues par son géniteur.
— Demande lui où se trouve la cassette, murmura Socrate.
— La cassette ?
— Elle saura de quoi tu parles.
Je pris quelques secondes. La pauvre femme réveillait en moi un sentiment de pitié longtemps enfoui. Le doux visage d'une mère perdue, loin au nord, vers Édimbourg.
— Aïda, tout le monde va bien, mentis-je. Mais il faut que tu m'aides. Je cherche la cassette ?
— La cassette ?
Socrate, assis en face de moi, me fit signe de continuer.
— Oui, la cassette, Aïda. Marcus avait parlé d'une cassette au Commandus Magnus. Il la faudra pour ton frère. Il va en avoir besoin.
Elle s'égara dans le décor frustre.
— La cassette. Elle est dans un tiroir du bureau de Papa.
— Tu connais les chiffres gravés dessus ?
L'effort de concentration plissa quelques rides naissantes.
— Deux-deux-zéro-sept-six. Mais papa ne veut pas qu'on y touche.
— Merci Aïda.
— Tu as bien travaillé Gregor, nota Socrate.
— C'est quoi, cette cassette ?
— Un support numérique qui concentre quelques racines de codes. La clef du Dieu-Machine en fait partie.
J'eus le sentiment d'avoir été piégé.
— Pourquoi, Socrate ?
— Pour mettre un peu plus fin à cette folie.
— Ne ment pas.
Il soupira.
— Je ne mens pas.
Je préférais abandonner la partie.
— Que fait-on d'Aïda ?
— Tu la montes avec toi.
— La … La monter ? Je ne suis pas sûr de tout suivre.
— Tu trouves que sa position est normale ? Elle est restée une enfant au titre de son sexe.
— C'était le choix du Dieu-Machine.
Ce n'était plus vraiment ma voix, mais une partie enfouie de mes centres cybernétiques qui s'exprimaient. Un sentiment de profond dégoût m'envahit face à cette femme et la projection de l'I.A.
— Ne baisse pas les bras, Gregor. Tu sais très bien qu'il y a eut manipulation pour qu'Oddarick accède à la fonction suprême.
— Ça n'a aucun sens.
— La vie n'en n'a pas plus. Alors fais ce que je te demande : amène là jusqu'à Oddarick, et je prendrais la situation en main. Tout ira bien.
— Mais la Confédération …
Il sourit.
— Ne t'en fais pas. Personne ne va mourir aujourd’hui.
Le soldat s'étonna de me voir sortir accompagné de la cellule. Aïda bavait toujours, le regard placide, sa robe maculée et malodorante.
— Mon capitaine, qu'est ce …
— Cette traîtresse doit rencontrer le Très Saint Magister. Oseriez-vous vous opposer à la Sainte Cléricature Mécaniste ?
Il blêmit.
— Bien sûr que non mon capitaine … Mais voulez-vous que je joigne …
— Laissez-moi faire dans ce cas.
Il nous laissa passer sans piper mot. Il était à présent sept heures, et l'activité allait s’accroître de manière continue au sein du Palais. Il me fallait sans tarder trouver un chemin discret pour accéder aux appartements du Très Saint Magister.
— Gregor, passe par ce couloir.
Socrate n'avait plus peur d’apparaître dans des lieux fréquentés. Il m'indiqua le chemin sans une once de sentimentalisme, nous faisant tourner et détourner par une série d'escaliers et de couloirs déserts où le bruit de mes pas résonnait atrocement. Aïda, pied nu, manqua de trébucher à de nombreuse reprise. Au bout d'un quart d'heure, je constatais que le liquide purulent qui 'écoulait de sa nuque avait fait place à du sang frais, grenat, et je pressai la plaie en comprimant une poignée de ses cheveux dans ma main. Elle grimaça, mais se tut.
— Socrate …
— Bientôt Gregor, bientôt, répondit-il, tendu.
Nous laissions les sous-sols derrière nous. Un escalier somptueux, décoré de marbre et d’albâtre rutilant nous conduisit jusqu'au troisième étage de l'immense bâtiment. À travers le dédale, nous prîmes bien soin d'éviter un maximum de gardes. Inévitablement hélas, l'un d'eux assurait son poste face à l'une des portes menant aux appartements du Très Saint Magister. Par miracle, la manœuvre théâtrale que j'avais employée pour ressortir de la cellule fonctionna. En lieu et place de l'argument inquisitorial, je me contentais de conduire la détenue pour qu'elle avoue ses fautes face à mon maître. Le garde lui cracha au visage, je réprimai un geste malheureux de ma part. Mais son visage mauvais resta gravé longtemps, un crachat jeté par des lèvres grasses, un homme engoncé dans un exosquelette qui n'avait rien d'un implant. Un porc. Le fils d'un haut dignitaire qui salissait le nom même du Dieu-Machine.
« Laisse-le », commenta Socrate.
Je suivis son conseil. La porte nous fut ouverte sans que le soldat ne se pose la moindre question. Je m'étonnai de la facilité de l'acte. Malgré le meurtre récent du Commandus Magnus, mon simple nom suffisait à éveiller la confiance.
Le hall des appartements, pièce haute et étroite, filtrait une lumière douce en provenance d'une salle à manger aux dimensions titanesques. Je lâchai Aïda, qui tituba de longues secondes avant de s'affaler au sol. L'espace de quelques minutes, un pesant silence imbiba les pièces. Un silence qui portait les secrets de la nuit et l'attente angoissée de mon geste. J'étais trop conscient de ne plus pouvoir faire demi-tour. Condamné, toujours, à ne pas échouer.
Un pas sec résonna au loin. La tonalité métallique s'approchait à rythme régulier. Un battant de porte s'entrouvrit, laissant passer une main cybernétique assurée, qui s'appuyait fermement dessus. Le visage du Très Saint Magister, grave et assuré, se dévoila. L'attitude sèche qui le caractérisait si bien était ce matin-là plus présente que jamais. La raideur de ses traits semblait masquer une colère sourde, malveillante.
— Gregor, que fais-tu ici ? Et qui t'as autorisé à rentrer ?
Je détournai mon regard vers Aïda, gisant au sol, vomissant à nouveau. Le Très Saint Magister me foudroya du regard.
— Comment as-tu su ?
Il marqua un temps de silence, se ravisa.
— C'est Socrate n'est-ce pas ?
— Malheureusement, oui, Très Saint Magister.
— Et j'imagine qu'il t'a très bien expliqué pourquoi elle était vivante ? Pourquoi il a fallu la cacher aux yeux du monde et la plonger dans le Rezo plutôt que la tuer ?
Je restai silencieux, baissant les yeux.
— Non, Très Saint magister.
— J'avais sincèrement foi en toi, Gregor. Malgré tes origines douteuses, malgré ta faible Conversion, j'avais le maigre espoir que tu résisterais à la tentation de ne pas te laisser aller et de me servir sans te poser de questions. C'est là, sans doute, ma plus grosse faiblesse : avoir eu pitié d'un parent.
Je tentai de déglutir.
— Très Saint Magister…
— Arrête avec ce titre, m'interrompit-il sèchement. Maintenant, il n'a plus aucun sens. La seule chose que je puisse faire est de tenter de nettoyer ta bavure.
Il désigna Aïda du menton.
— Comment va-t-elle ?
— Elle saigne.
— Rien d'étonnant à cela.
Il jeta un œil à gauche et à droite. J'entendis des serrures se refermer en cliquetant. Les vitres donnant sur un patio se teintèrent.
— Rien ne sortira de cette pièce. Les informations dont tu vas me faire le rapport seront purement confidentielles.
— Parce qu'elles sont trop gênantes, répliquai-je froidement.
— Tu n'as pas idée de la situation dans laquelle tu t'es fourré, Gregor. Pourquoi a-t-il fallu que tu suives Socrate ? Une I.A. conçue par un rebelle, pour détruire la Confédération. Il connaît des éléments trop importants pour qu'on puisse l'ignorer.
— Pourquoi Aïda saigne-t-elle ?
Il haussa les épaules.
— Cela me parait évident. Elle était prisonnière sur sa chaise depuis vingt-deux ans. Elle ne pouvait pas quitter une enclave du Rezo qui la maintenait dans un état de semi-conscience proche du sommeil. Parfois, elle rêvait. Et en l'arrachant à son siège, tu as brisé une dynamique fragile. La nature de son corps est identique au mien. Elle est bourrée de nanites, elle possède un potentiel énorme pour une cybernétisation. Mais elle est une femme.
— Elle était votre égale.
— Aucune femme ne peut prétendre au siège de Très Saint Magister. La loi salique devait constituer une base solide pour garantir une stabilité. La primogéniture masculine absolue était une conséquence logique de cet établissement.
— Une vision obsolète.
— Personne ne t'a demandé de commenter la loi, Gregor.
Il se retourna vers la fenêtre.
— Et n'oublie pas que sans cette loi, sans mon intervention, tu serais mort à l'heure qu'il est. À défaut de m'aimer, je te demande de comprendre. Aïda a eu le malheur de naître en tant que jumelle, et non pas cadette. Sans cela, elle aurait connu un destin moins tragique.
— Pourquoi n'est-elle pas morte ?
— À cause du code source, déclara-t-il d'un ton las. Le code source qui permet au Dieu-Machine d'exister. Un code qu'elle porte en partie dans sa chair. Un code que j'ai fait retranscrire lors de mon accession, mais qui ne constituait pas une garantie suffisante si elle était morte. C'est lorsque tu es arrivé que la situation s'est trouvée simplifiée. En faisant de toi l'héritier logique et légitime de la Confédération, je trouvais une solution au problème.
— Et pourquoi moi ?
Il soupira.
— La conséquence de mon statut d'hybride né est une stérilité totale. Je n'aurais pas pu avoir d'enfant. Un clone n'aurait que partiellement résolu le problème, et n'aurait pas satisfait les factions militaires. Leur poids est encore trop important pour que je l'ignore.
— Et vous avez perdu le Commandus Magnus…
— Oui, concéda-t-il. Il aurait dû rester encore un peu. Il savait tout ça, puisqu'il en était le concepteur. Sans Keller, la Confédération n'aurait pas connu la stabilité qui la caractérise depuis si longtemps. Pas d'explorations spatiales, pas de Naneyë, encore moins de Pax Mundis.
Un silence pesant s'installa.
— Très Saint Magister…
Il me dévisagea avec dureté.
— Très Saint Magister, repris-je, je ne voulais que le bien de la Confédération.
— Mais tu as échoué, Gregor. Tu as voulu en savoir trop. La conséquence sera douloureuse pour tout le monde. Je ne vais pas avoir d'autre choix que de te convertir.
Les lignes des murs s'incurvèrent. Une lumière fine s'échappait de ses yeux.
— Je suis ton maître, Gregor. Je peux contrôler tes sens, car tu es un cyborg. Et le peu de rapport qui existe entre toi et le Dieu-Machine suffira à te rendre impuissant.
Le sabre jaillit dans ma pince, luisant d'un éclat bleuté. Le Très Saint Magister ricana.
— Je vois que tu as encore un sens aigu de l'honneur. Soit.
Une lame similaire se dessina dans sa main droite. Il s'avança prudemment.
— Un combat loyal. Entre deux seigneurs. Voilà qui pourrait donner un peu d'ambiance au jeu du pouvoir. Qu'en penses-tu Gregor ?
— La Confédération n'avait pas vocation à être un nid de mensonge, sifflai-je.
— Ce que Père souhaitait n'a pas pu résister aux réalités du pouvoir. Il a fallu sacrifier l’honnêteté pour le bien public. Keller en avait conscience, il l'avait accepté à contrecœur.
— Le Commandus Magnus était droit, ripostai-je.
— Alors tu l'as très mal connu.
Il se lança à l'assaut en une charge puissante implacable. Je glissai sur le côté, évitant sans difficulté la lame grésillante. Il se retourna, le regard mauvais.
— Je pensais qu'il t'avait formé en bonne intelligence. En laissant quelques indices de la réalité de la politique sur les valeurs. Il s'est contenté de faire de toi un second ordonné et trop raide. Tu ne devais être bon qu'à ça, après tout.
Nouvelle manœuvre de la part du Très Saint Magister. Une série de coups dangereux virevolta près de mon corps, je contrais par quelques mouvements précis. Une brève ouverture se dessina dans la cadence de ses mouvements.
— Savez-vous qui est Socrate ?
La question qui me brûlait les lèvres sortit malgré moi. Une goutte de sueur perla de mon front, s'écrasa sur le sol brillant. Le Très Saint Magister se redressa, à peine perturbé par la violence de l'échange.
— Une I.A dont le modèle théorique fut un produit de l'imagination sordide de Marcus Standberg. Un vecteur contaminant à haut potentiel viral. Une arme redoutable pour me renverser. Un moyen comme un autre pour tenter de retourner à la situation qui existait avant l’établissement de la Confédération. Un peu comme toi, finalement.
Je profitai de ses explications pour lancer une nouvelle charge. Le Très Saint Magister recula, mais dans un mouvement malheureux, se réceptionna mal. L'ouverture évidente me laissa le temps de trancher sobrement son bras droit, qui chuta lourdement au sol. Déstabilisé, il observa le membre cybernétique, puis ma personne.
— C'est terminé, conclus-je en levant l'épée.
— Pas pour tout le monde.
Une violente migraine déchira ma vision. Je tombai à mon tour, il se jeta sur moi, un cri rauque sur les lèvres. Avec horreur, je sentis sa pince se plaquer violemment contre ma nuque. La caresse douloureuse des trodes se fraya un chemin dans l'acier. Je criai d'effroi.
— Capitaine Mac Mordan, je vous condamne à la Conversion totale pour acte de haute trahison sur ma personne. Puisse le Dieu-Machine vous être favorable.
La réalité se tordit. La lumière décrut, mon esprit aspiré vers les tréfonds du Rezo.
Flottant dans un ciel orangé, je n'avais plus pour seul repère que la masse titanesque de Socrate. Face à moi, le crâne chevelu ressemblant à une lune démesurée, sa silhouette s'élevait au milieu des nuages cotonneux. Un sourire large comme un boulevard rendait son visage effrayant, inhumain. Ses bras étendus en croix, il ferma les yeux. Une rafale de vent me secoua avec violence. Je tournais ma tête vers la gauche. Oddarick, aussi désemparé que moi, constatait l'absurdité de la scène. Deux cyborgs volant dans un ciel sans limites, laissés à la merci d'un géant sardonique, en pleine puissance de ses moyens.
Sans savoir comment, je me retrouvais quelques instants plus tard à portée du Très Saint Magister. Ses attributs avaient disparu, il ne différait en rien d'un soldat de base abruti par la peur et la violence de la vision. Sans réfléchir plus longtemps, je dégainai mon sabre.
— Gregor, arrête.
La voix gronda comme un orage, faisant vibrer douloureusement tous les os de mon corps. Je serrai les dents.
— Pourquoi, Socrate ?
— Il faut qu'il vive encore.
— Il a détruit l'essence même de la Confédération. Il l'a perverti.
— Ce n'est pas vraiment sa faute après tout. Keller l'y a bien aidé, et Diogène encore plus.
Oddarick fila à travers l'espace. Il ne resta plus de lui qu'un souvenir. Je rengainai l'arme.
— Diogène n'a pas fusionné avec le Très Saint Magister Kris ? Questionnai-je.
— Une partie l'a fait. Mais l'équivalent d'une copie est resté avec Oddarick. C'est grâce à lui qu'il a pu devenir Magister, et gouverner aussi habilement. Mais c'est aussi lui qui en a fait cet être mauvais et pourri.
Près de son nez, la silhouette minuscule du corps du Très Saint Magister attira mon regard. Celui-ci se cambra à l'extrême, et un filet de lumière s'en échappa. Un second corps se matérialisa, et grossit rapidement. Nulles paroles ne furent échangées.
Socrate tenta d'attraper l'apparition, mais celle-ci se débattit et voleta autour de la tête cyclopéenne. Grossissant toujours, l'être qui devait être Diogène s'attaqua aux yeux de l'entité titanesque. Un cri atroce déchira les cieux.
— Socrate t'a menti ! s'écria Diogène. Il faut que tu suives la voie du Très Saint Magister. Tu peux encore le tuer !
— Sale gangrène, gronda Socrate. Tu n'es plus qu'un protocole agonisant. Tu devras servir ou mourir.
Avec une rapidité inhumaine, il immobilisa l'opportun, et l'empoigna à la taille. Diogène se contorsionna. Un craquement sinistre, pareil à un coup de tonnerre, déchira les cieux. Diogène hurla, brisé en deux. Socrate porta la tête à sa bouche, la mordit violemment. Une gerbe de sang dorée gicla, tandis que les restes parcourus de spasmes de l'intelligence artificielle soumise semblaient fondre comme de la cire. Oddarick, jusque-là immobile, entama une longue chute vers un sol qui n'existait pas. Socrate m'approcha de lui, sa taille revenant graduellement dans des limites raisonnables.
— Qui était-ce ? Demandai-je.
— Diogène, répondit l'IA. Diogène que j'ai finalement pu vaincre, grâce à toi.
Un sourire mauvais creusait à nouveau son visage.
— Tu veux dire que…
— Parfaitement Gregor. Tu n'étais qu'un pantin pour un combat joué d'avance. Le réceptacle sacré qui m'a emmené jusqu'ici pour en finir avec cet être déliquescent, devenu fou. Il était obsolète, Gregor. Alors, je peux entendre que le cannibalisme entre intelligences artificielles te choque, mais il s'agit d'une réalité évidente. La loi du plus fort.
Il marqua une pause, et poursuivit.
— Après tout, toi et moi, ne sommes-nous pas les deux cotés d'une même pièce ?
Il rit. Mon sang se glaça.
— Mais je ne serais pas ingrat, Gregor. Tu vivras, ne t'en fais pas. Il faudra simplement que tu tiennes comptes des rares remarques que je te ferrais à l'avenir.
— Et le Très Saint Magister ? m'inquiétai-je.
— Il n'y a aucune raison qu'il meurt. Mais ce sera à toi de t'assurer qu'il ne te causera aucun tort.
— Et que proposes-tu, Socrate ? Son sourire s'étira davantage. Un éclat malsain luisait dans ses yeux.
— Sais-tu ce qu'est une Conversion ?
Le retour au monde physique fut bref. Conscient de la précarité de la situation, je basculai sur le coté, projetant violemment le Très Saint Magister au dessus de moi. Les trodes qui nous unissaient se descellèrent, me laissant à nouveau libre. Je me relevais d'un bond, porté par une énergie nouvelle.
Il resta au sol, impuissant, hébété.
— Très Saint Magister, où est passé Diogène ?
Je ne pus réprimer un sourire. Un sourire de jouissance, face au contrôle absolu de la situation. Je tenais la puissance entre mes mains. Un seul mouvement de ma part et je le pouvais le tuer.
— Gregor, je … Il faut …
— Pas de pitié pour les faibles, coupai-je. En avez-vous eu pour moi ? Qu'alliez-vous me faire subir, Très Saint Magister ? Maintenant que Diogène n'est plus qu'un souvenir, il faudra un nouveau leader pour la Confédération. Une nouvelle intelligence pour nous guider. Et il semble que nous ayons déjà trouvé un nom.
Il secoua la tête, avant de se mettre à croupi.
— Socrate, sifflai-je.
Une larme perla sur sa joue. Il semblait plus perdu et déstabilisé que jamais.
— Gregor, je suis vraiment désolé d'avoir du faire …
— Les excuses maintenant ? Vous me décevez, Très Saint Magister. Je vous croyais dur comme la pierre, un roc dans le sol et qui portait le monde sur ses épaules. Maintenant, ce n'est plus qu’un pantin désarticulé qui me fait face. Où est passé votre superbe ? Votre honneur ? Votre bravoure ? La peur change de camp. Et je vous assure que vous n'avez pas fini de l'avoir pour compagne.
Son bras amputé s'agita d'un spasme. J'attrapai le membre, je rejetai au loin.
— Vous m'avez envoyé à la mort à deux reprises, et j'ai survécu. Vous m'avez menti sur bon nombre de sujets capitaux auxquels j'aurais du avoir accès, en tant qu'héritier. Au nom d'une I.A dont vous connaissiez l'origine, vous avez fait de moi un objet d'humiliation. Une abomination aux yeux de mes frères d'armes. Et vous réclamez de la pitié quand je peux remettre un peu d'ordre dans la hiérarchie ? Vous me dégouttez sincèrement. Vos basses manœuvre n'auront pas servi à grand chose, si ce n'est hâter votre chute.
Ses sanglots étouffés me donnaient la nausée. L’image de l'homme brisé souleva en moi une vague de colère et de rage.
— Mais rassurez-vous, Très Saint Magister. Vous ne mourrez pas aujourd'hui. La Confédération a trop besoin de vous en temps que symbole. Un symbole que vous aller à la perfection. Des valeurs que vous allez chérir, même si elles vous sont encore inconnues. Croyez moi, Très Saint Magister, c'est bien par respect envers le Dieu-Machine que je dois vous garder assis sur ce trône qui est le vôtre. Ma place n'est pas à la vue de toute la Terre. Une place dans l'ombre me suffit. Une place que vous m'avez courtoisement refusée, et que je reprends de droit.
Je me rapprochai de lui. Il hoqueta.
— Attends, Gregor. Tout n'est pas perdu.
— La situation est trop grave pour la laisser pourrir, Très Saint Magister. J'ai encore une femme et un fils à naitre, et je ne veux pas les laisser vivre dans un monde promis au chaos.
Je m’accroupis à son niveau, détournai son cou. Il tenta de m’agripper avec sa pince, mais ne frappa que l'air. Solennellement, je récitai quelques phrases en forme de prière au Dieu-Machine, un chant venu du cœur et de l'esprit.
— Très Saint Magister, au nom du Dieu-Machine, je vous fais Serviteur de la Mécanique maintenant et à tout jamais. Puisse le Seigneur vous guider dans la Sainte Voie.
Les trodes jaillirent, se précipitèrent sur sa nuque. Il hurla à s'en déchirer les cordes vocales. Pendant de longues minutes, un cri guttural perça l'air. Un filet de bave s'écoula de sa bouche. Plus que jamais, il ressemblait à sa sœur allongée au sol, à quelques mètres de là. Une bouffée de pitié succéda à la colère. La grandeur et la misère du cyborg me rappelaient à ma propre situation. Mais je ne me laisserais pas corrompre de la même façon.
Lorsque les trodes se retirèrent, il cligna plusieurs fois de l’œil. Il referma sa bouche, une expression neutre couvrit son visage.
— Quel est ton maître ? Demandai-je distinctement.
— Le Dieu-Machine, répondit-il d'un ton atone.
— Et quel est ton bienfaiteur ?
— C'est toi, Gregor Mac Mordan, mon héritier légitime. Puisse le Dieu-Machine te couvrir de gloire.
De longues minutes s'écoulèrent, tandis qu'il restait ainsi, et que je le surveillai. Soudain, il se redressa, malhabile. Je le soutins brièvement. Un éclat passa dans son regard.
— Gregor ? Que s'est-il passé ?
Je me tournai vers Aïda. Une idée évidente me traversa.
— Elle a tenté de vous tuer, Très Saint Magister. Vous ne vous rappelez pas ?
— C'est … C'est compliqué, concéda-t-il. Je me souviens du Dieu-Machine. De sa chaleur.
— Et c'est tout ?
Un sourire triste éclaira son visage.
— C'est notre maître à tous.
J'inclinai doucement la tête, réprimant un sourire féroce.
— Maintenant et pour toujours.
Il s'assit à la table, réactivant les systèmes d'enregistrement sur mes conseils. Il me suffisait de lui donner mentalement un ordre pour qu'il obéisse. Le lien qui nous unissait serait puissant, inattaquable. Jusqu'à ce qu'il doive disparaître, il constituerait un parfait exécutant.
— Très Saint Magister, que préconisez-vous pour elle ?
— Elle ? Demanda-t-il, perplexe face à la vision de la femme allongée
— La traîtresse, poursuivis-je. Elle vous a coupé un bras, a tenté de vous tuer. Elle est inoffensive maintenant, c'est vrai. Mais ne devriez-vous pas la faire disparaître ?
— Tu as raison, Gregor, concéda-t-il.
— Si tel est votre souhait Très Saint Magister, je me ferrais un plaisir de m'en charger.
Son hochement de tête signa la mort d'Aïda. C'était la seule action que je pouvais faire pour abréger son agonie. Socrate, en embuscade, patientait. Il allait se saisir du code de la même manière que durant la Conversion du Très Saint Magister. Les deux parties seraient regroupées.
Lentement, je m'approchai de la femme qui gémissait faiblement. Je la pris dans mes bras, adressant son âme aux bons soins du Dieu-Machine. Je m’apprêtais à détruire le dernier lien qui unissait le frère et la sœur, et personne ne s'en émouvait. La cruauté de la situation m'incita à faire preuve de respect pour la pauvre victime d'un hasard malheureux. Avec douceur, j’agrippais mes trodes à son port, et d'un même mouvement, je récupérais le codage source et brisant sa moelle épinière. Elle hoqueta, ses grands yeux clairs me fixant pour toujours. Une larme perla sur son visage. Une larme de sang.
— C'est fini, murmurai-je. Va en paix.
Je la reposai au sol.
— Très Saint Magister …
— Tu as accompli ton travail à la perfection, Gregor. Je suis fier de toi.
Je posais un genou à terre
— Je ne fais que vous servir.
— Et tu ne m’as jamais déçu, Gregor.
Midi avait sonné au lointain. Pour beaucoup, le son de cette cloche semé au vent n'inspirait sans doute que peu de chose. Pour moi, elle tintait avec l'éclat de deux sentiments distincts. Liberté et pouvoir s'entrechoquaient dans mon esprit avec une confuse clarté.
Il avait fallu la pire des félonies pour que je continue à vivre. Voir Socrate tuer des centaines de milliers d'individus pour qu'il prenne sa place, celle d'une I.A qui dominait un monde humain assise comme moi dans l'ombre et attendant son rôle. Patiemment, il m'avait fait changer de camp pour mieux m'utiliser, jouant sur la corde sensible que j'avais tenté d'oublier depuis mon intégration. Il s'était servi de moi comme un vulgaire objet.
Je ne pouvais décemment pas lui en vouloir. Ni même lui en tenir rigueur. Mais je le haïssais.
Tout autant que le Dieu-Machine, il m'avait maintenu en vie malgré les événements. Et dans l'éclat de ce son, son visage rajeuni me frappait avec une clarté peu commune. J'espérais ne jamais le revoir. Je savais que ce n'était plus là qu'une vaine demande.
La vue de Cyrill gravissant tranquillement les escaliers du hall me tira de ma contemplation. Un sourire sincère s'étirait sur ses lèvres.
— Alors, on joue encore aux héros ? Tança-t-il. Le Très Saint Magister semble ravi de tes services d'après ce que j'ai entendu.
— Il n'y a pourtant pas de quoi. Je n'ai fait que mon devoir.
— Toujours au bon endroit, au bon moment. Ton nom n'a pas fini de circuler dans les conversations. Et un argument supplémentaire qui ferrait de toi un successeur encore plus légitime au poste que tu convoites tant.
Son bonhomie me mettait mal à l'aise. Un fossé de connaissance nous séparait à présent. Un fossé que je ne pourrais jamais combler, sous peine de disparaître à mon tour. Je choisis malgré tout de sourire.
— Le Colonel Jurdard a un nouvel entretien avec le Très Saint Magister ?
— Il semblerait. Tu en sauras sans doute plus dans la journée.
— Et toi, Cyrill ?
Il souleva un sourcil, étonné.
— Quoi, moi ?
— Que ferras-tu ?
— Je demanderais à te seconder, naturellement. Et je ne pense pas que tu refuses.
— En effet. Mais chaque chose en son temps. Il faut que je retrouve mes esprits. J'aurais besoin d'air.
Son sourire se fit plus timide.
— Até t'attend je pense. Salue là pour moi.
Plus que jamais, je fus heureux de la revoir. Son étreinte chaleureuse me nettoyait de l'impression d'avoir souillé mon âme le matin même, d’avoir commis le pire et le plus nécessaire des crimes. Son baiser langoureux m'invitait à la rejoindre sur ce même canapé, et d'attendre. D'attendre que la journée passe, et que je la regarde, encore et encore. La courbe de son ventre plein me rappelait à mes obligations futures. Et cette fois, je resterais auprès d'elle.