Note de la fic : Non notée
Publié le 29/07/2016 à 12:19:12 par Garyu
02 Mars 2044 ; 21h03 : Du repos mérité.
L'ascenseur s’élevait vers les hauteurs de l'immeuble dans un léger vrombissement. Deckan s'y trouvait seul, une cigarette dans la main. Il fixait le dossier qu'Anna lui avait donné et le frottait machinalement des doigts qui le tenaient. La fumée était suspendue dans les airs, comme interloquée par l'homme. Le policier avait l'impression de ne pas avoir dormi depuis des semaines. Il se tenait contre la paroi, ses jambes supportant difficilement son poids. Il porta son regard exténué sur le miroir qui occupait tout le mur opposé, et son aspect le fit grimacer. Ses cheveux en bataille lui apparaissaient comme de la paille. Ils étaient asséchés et désordonnés. Il avait un regard sombre et sa barbe naissante encadrait une bouche gercée de toute part par le froid. Il regarda sa montre, anxieux et s'aperçut qu'il s'était passé à peine deux heures depuis qu'il était parti de chez Anna. Après l'avoir quitté, il s'était dirigé vers le métro, la troupe incessante de travailleurs l'avait dissuadé d'entrer dans la mêlée humaine et il s'était décidé finalement à rentrer à pieds. La marche lui avait fait du bien, repoussant la fatigue hors de lui, il n'avait fait qu'avancer. Néanmoins, il s'était imaginé qu'en forçant l'effort physique et en rejetant les complaintes de ses muscles, il refoulerait ses pensées et ses regrets. Il n'en fût rien.
Une sonnerie mit fin à ses interrogations et les doubles portes s'ouvrirent à sa droite, dévoilant un homme en costume qui le toisa d'un regard méprisant. Il fixait la cigarette d'un œil noir, exaspéré. Deckan, distrait, regarda derrière l'épaule de l'individu, et remarqua sur le mur une affiche représentant une cigarette barrée. Il était indiqué en gras : « Fumer dans votre appartement, pas dans le couloir, merci. ». Victor s'éclipsa rapidement et s’éloigna des portes coulissantes de l'ascenseur. Il passa sa carte dans la fente prévue pour celle-ci et la porte de son logement s'ouvrit. Il pénétra à l'intérieur et elle se ferma derrière-lui, dans un sifflement à peine perceptible. Son logis faisait partie d'une des nombreuses tours aménagées pour les hauts-fonctionnaires. Plus l'on montait dans celles-ci, plus les appartements étaient luxueux. Aux premiers étages s'entassaient les agents de police et leurs familles. Ensuite les appartements gagnaient en espace tout comme en luxe. En tant que capitaine, Victor n'était pas à plaindre du tout, et il ne pouvait qu’imaginer à quels avantages les commissaires et les plus hauts gradés avaient le droit. A son étage se trouvaient d’autres policiers de son grade et certains cadres, comme l'homme au regard méprisant qu'il avait croisé.
Il jeta sa cigarette dans un cendrier et celle-ci fut instantanément absorbée. Le récipient semblait alors comme neuf, sa surface lisse comme un miroir. Le trentenaire décida de faire un brin de toilettes, il accrocha son manteau mouillé à un cintre et le mit à pendre dans une armoire, qu'il ferma. Il pénétra dans la salle de séjour, une baie vitrée géante lui donnait vue sur Paris. Pendant un instant il fut absorbé par le spectacle qui se présentait devant lui : les lumières étincelantes, l'agitation, le brouhaha incessant des véhicules. Puis avec une télécommande, il changea la teinte de la vitre afin d'être isolé du monde extérieur et de son tumulte. Il posa le dernier rapport de Christian sur sa table de chevet, afin d’y jeter un œil plus tard puis se défit de sa montre. Il jeta sa cravate et sa chemise par terre et il fit de même avec son pantalon et ses chaussures en entrant dans la salle de bain. Face à la glace, il s'observa un instant : loin d'être très dessiné, il possédait simplement un physique athlétique. Il n'avait pas de compagne, et pourtant son air de mauvais garçon était loin d'être dénué de charme. Il lui arrivait cependant de ramener dans son appartement une conquête d'un soir ou une collègue qui lui avait tapé dans l’œil. Ses relations avec les femmes allaient parfois plus loin mais toutes ses histoires se soldaient par la même rengaine stéréotypée : « Ton boulot prend trop de place, j'ai l'impression de ne pas compter ». Cela l'attristait mais que pouvait-il y faire ? Il avait pourtant l'impression de s'investir, et il ne comprenait jamais sincèrement où il avait échoué, quel était son faux pas et elles partaient avant qu'il n'ait trouvé quoi dire. Parfois, il pensait en rigolant que les femmes étaient les affaires les plus compliquées où se fourrer et à élucider. En grognant, il se dévêtit et pénétra dans la douche. L'eau chaude lui fit grand bien, et ses muscles fatigués se décrispèrent. Il se sentait enfin détendu, et il se félicita d'être rentré. Quelques minutes passèrent pendant lesquelles Deckan somnola, pensif. Les deux mains appuyées contre le mur mouillé, il leva finalement son regard vers le miroir embué qu’il voyait à travers la vitre de la douche.
-Chaîne 23, volume 18, articula Victor.
Le miroir redevint clair et une image se dessina sur celui-ci. Une journaliste se tenait à présent au milieu de la glace. La bannière défilante en bas de l’écran indiquait : « La manifestation des augmentés dans les rues de Paris tourne au désastre : 13 morts. ».
-…police n’a pas encore communiqué sur les évènements. Il semblerait que l’un des manifestants ait agressé un agent de police en charge de disperser les protestants, ce qui aurait engendré une lutte entre policiers et augmentés. Une fois de plus, ces actions déstabilisent la crédibilité des revendications des augmentés dont la plus grande part ne peuvent s’offrir les traitements médicaux requis pour garantir l’acceptation des augmentations par le corps humain.
-Merci Irène Mercier pour avoir couvert l’évènement sur place. A présent, nous recevons en plateau..., commença le présentateur en studio que Deckan n’écoutait plus.
Il mit fin à sa douche et enroula une serviette autour de sa taille. Il soupira en s’appuyant face à son évier et prit le blaireau après avoir éteint l’écran. Il ne voulait plus entendre de mauvaises nouvelles. Victor porta son regard sur son image : il avait bien meilleure mine à présent. Néanmoins, ses traits étaient encore tiraillés par la fatigue. Il appliqua alors de la mousse sur sa barbe puis entreprit de se raser.
-Fait chier, jura-t-il alors qu’il sentait le rasoir le couper.
Il prit soin de finir prudemment, alors que le sang coulait abondamment dans l’évier. « Voilà ce qui arrive quand on ne veut pas se mettre à la page et acheter un rasoir électrique dernier cri. » songea-t-il en crispant les dents alors qu’il se rinçait le visage. Il tata l’endroit où il s’était blessé et sentit la coupure. Victor récupéra une boîte de pansements et une compresse sous l’évier, puis il se dirigea vers son lit, se plaçant face à la fenêtre.
Il posa la boîte sur sa table de chevet où figuraient déjà une bouteille de whisky entamée et des somnifères éparpillés. Il hésita un instant en s’asseyant puis il prit la bouteille et dévissa le bouchon. « Est-ce que je vais encore avoir besoin de me droguer pour dormir ce soir ? » se demanda-t-il en appliquant de l’alcool sur sa compresse. Un rictus déforma son visage pensif lorsqu’il appliqua le désinfectant de fortune sur sa coupure. Il prit ensuite soin de bien mettre le pansement tout en lorgnant la bouteille d’alcool à portée de main. Il passa ses doigts sur son visage fraichement rasé puis se décida à prendre la bouteille. La première gorgée passa difficilement et il en prit une deuxième. Quelques minutes passèrent durant lesquelles la bouteille était régulièrement portée à ses lèvres. Alors que les gorgées s’accumulaient, Deckan fixa le pansement rougissant dans la vitre en face de lui. C’était une vilaine coupure, néanmoins la douleur s’estompait avec le sentiment d’ivresse qui le gagnait. Il posa la bouteille et s’allongea en croisant ses bras derrière sa tête. Il avait cessé de penser et cela lui allait : ces derniers jours, il n’avait fait que ça. Il s’était torturé à comprendre pourquoi son mentor avait retourné sa veste. En rentrant chez lui, le rapport et l’entretien avec sa fille avaient intégré le fil de ses préoccupations. « A quoi bon ? Le dossier contient sans doute des éléments contre lui. Ce qu’il a pu faire par le passé pour la police sera oublié. Il sera l’homme qui a comploté contre le gouvernement » se dit-il, pessimiste.
-Imbécile…, souffla-t-il en s’endormant.
Des coups répétés réveillèrent Victor. Il crût d’abord à un mauvais rêve et changea de position. Encore une fois, on frappa à la porte.
-Victor !?
Celui-ci ouvrit les yeux : il ne rêvait pas, c’était certain à présent. Il soupira en fixant le plafond, l’espace d’un instant. Son regard se reporta ensuite vers sa montre, près du dossier, et il rampa sur le matelas jusqu’à celle-ci. Il était à peine huit heures. Il grogna en se relevant alors que l’on toquait fortement à nouveau. Il ne portait qu’un boxer mais il se traîna vers l’entrée en prenant une cigarette. Il pianota sur un écran et la porte coulissa, laissant apparaître Alex Chollet.
-C’est pas trop tôt, Victor, s’exclama-t-il.
-Je dormais, rétorqua Victor en allumant sa cigarette. Allez, entre.
-Tu sens l’alcool, remarqua le lieutenant, et qu’est-ce que t’as foutu ? Tu t’es coupé ?
Victor haussa les épaules et lui fit signe d’avancer dans la pièce en tirant sur sa cigarette. Les deux hommes s’avancèrent dans l’appartement alors que la porte se refermait. Dans un claquement, elle se verrouilla automatiquement. Victor invita Alex à s’asseoir au bar et les deux hommes y prirent place.
-Que me vaut l’honneur de ta visite, ironisa-t-il, légèrement énervé d’avoir été tiré de son sommeil.
Alex serra les poings pendant un instant puis se frotta le crâne.
-J’ai été écarté, putain, répondit-il.
Victor leva un sourcil et tira une taffe.
-Rien d’étonnant, dit-il en crachant la fumée, On savait tous les deux qu’on était sur la sellette. On était trop proche de Christian.
L’autre homme fit « non » de la tête.
-Non, non. C’est pas ça, je sens que quelque chose ne va pas.
Il prit une pause et se leva pour aller chercher de l’eau. Il prit une gorgée en s’adossant à l’évier.
-Ecoute, Besson m’a convoqué dans son bureau et m’a donné le choix. Je pouvais rester sur l’affaire ou bien aller aux archives. Mais j’ai bien senti qu’il fallait que j’accepte d’être écarté, s’énerva-t-il.
Victor écoutait à présent d’une oreille attentive. Il faisait confiance au flair de son ami qui ne l’avait jamais déçu. C’était d’ailleurs grâce à lui qu’ils avaient pu retrouver la trace de Christian. Quand il sentait qu’il y avait quelque chose de louche, il valait mieux le croire sur parole.
-Il m’a nommé Capitaine.
Victor fût interloqué un instant. Il resta quelques secondes, bouchée bée. Une cendre tomba sur le bar.
-Tu es devenu Capitaine pour avoir accepté d’être enfermé aux archives, s’étonna-t-il.
-Il m’a affirmé que c’était temporaire mais…Ouais, ça sent vraiment pas bon, répondit Alex.
Habituellement, les policiers étaient placés aux archives en fin de carrière, quand les jeunes officiers de police débarquaient et qu’il fallait faire de la place. Pour un policier de l’âge d’Alex, être placé aux archives était généralement signe qu’on ne plaisait pas aux supérieurs. C’était l’un des traitements les plus enviables dans ce genre de situations. Il fixa son compagnon qui semblait pensif.
-A quoi tu penses, demanda Victor à son coéquipier.
-Toi aussi, tu vas être écarté. J’ai l’impression qu’ils nous achètent. Je pense qu’ils ne voulaient pas que je foute mon nez dans ce qu’on a sur Christian. Quant à toi, ils ne vont pas t’envoyer sur le terrain, c’est certain.
Victor porta son regard vers le mur. Il mit sa cigarette dans un bol sale devant lui. Effectivement, Alex avait raison. Si on choisissait de l’écarter, il serait dans les bureaux, pas sur le terrain. C’est là qu’il excellait, dans les rues.
-Remarque, si jamais on me propose de devenir Commandant…, il fit mine de songer.
-Tu serais prêt à refuser. Tu as cette affaire dans la peau, n’est-ce pas, le questionna Alex en plantant ses yeux sur lui.
Victor resta silencieux. Il n’avait pas tort : il était prêt à s’opposer à être écarté. Il voulait arriver au bout de l’histoire. Bien qu’il n’ait pas les mêmes intuitions que son compagnon, il sentait que ce vieux bougre de Gauthier était tombé sur quelque chose. Quelque chose de si important, qu’il avait été forcé de partir.
Alex s’écarta de l’évier en ajustant son manteau. Victor récupéra sa cigarette dans le bol encrassé et tira une taffe. Son ami le fixait, un peu dégoûté.
-Sinon, la fille de Christian a donné une piste, demanda-t-il.
Le fumeur ne savait pas quoi répondre. « Dois-je lui parler du dossier ? Peut-être devrais-je d’abord l’étudier avant de dire quoi que ce soit. Après tout, elle n’a pas voulu me le donner alors que je l’interrogeais avec le cube » se questionna-t-il.
-Non, rien de nouveau par rapport à ce que tu as pu en tirer la dernière fois.
Les deux hommes se jugèrent du regard. Victor espérait que son ami s’en contenterait. Il n’aimait pas devoir lui mentir mais il le jugeait nécessaire. Alex continua à le regarder. Finalement, il soupira en baissant les yeux puis se frotta la nuque.
-Merde, se lamenta-t-il.
Alex se dirigea vers la sortie, les mains dans les poches de son trench. Il passa sa main dans ses cheveux avant de pointer celle-ci vers Victor.
-J’allais oublier : le Commissaire Besson te veut dans son bureau à midi, commença-t-il pendant qu’il franchissait le seuil de la porte qui venait de coulisser, ça te laisse le temps de réfléchir à ta réponse.
Le lieutenant lui sourit. Victor le lui rendit et s’appuya contre le mur.
-Merci, Alex. On ira au bout de tout ce merdier, répondit-il.
-J’espère bien, grogna son ami en partant vers l’ascenseur.
La porte se referma. Victor s’étira puis dépassa le bar pour s’avancer vers son lit. Les draps étaient sens dessus dessous. Le policier croisa les bras et il porta son regard vers le dernier rapport de son ami disparu.
-Ouais. On ira jusqu’au bout, se dit-il en avançant la main vers le dossier.
L'ascenseur s’élevait vers les hauteurs de l'immeuble dans un léger vrombissement. Deckan s'y trouvait seul, une cigarette dans la main. Il fixait le dossier qu'Anna lui avait donné et le frottait machinalement des doigts qui le tenaient. La fumée était suspendue dans les airs, comme interloquée par l'homme. Le policier avait l'impression de ne pas avoir dormi depuis des semaines. Il se tenait contre la paroi, ses jambes supportant difficilement son poids. Il porta son regard exténué sur le miroir qui occupait tout le mur opposé, et son aspect le fit grimacer. Ses cheveux en bataille lui apparaissaient comme de la paille. Ils étaient asséchés et désordonnés. Il avait un regard sombre et sa barbe naissante encadrait une bouche gercée de toute part par le froid. Il regarda sa montre, anxieux et s'aperçut qu'il s'était passé à peine deux heures depuis qu'il était parti de chez Anna. Après l'avoir quitté, il s'était dirigé vers le métro, la troupe incessante de travailleurs l'avait dissuadé d'entrer dans la mêlée humaine et il s'était décidé finalement à rentrer à pieds. La marche lui avait fait du bien, repoussant la fatigue hors de lui, il n'avait fait qu'avancer. Néanmoins, il s'était imaginé qu'en forçant l'effort physique et en rejetant les complaintes de ses muscles, il refoulerait ses pensées et ses regrets. Il n'en fût rien.
Une sonnerie mit fin à ses interrogations et les doubles portes s'ouvrirent à sa droite, dévoilant un homme en costume qui le toisa d'un regard méprisant. Il fixait la cigarette d'un œil noir, exaspéré. Deckan, distrait, regarda derrière l'épaule de l'individu, et remarqua sur le mur une affiche représentant une cigarette barrée. Il était indiqué en gras : « Fumer dans votre appartement, pas dans le couloir, merci. ». Victor s'éclipsa rapidement et s’éloigna des portes coulissantes de l'ascenseur. Il passa sa carte dans la fente prévue pour celle-ci et la porte de son logement s'ouvrit. Il pénétra à l'intérieur et elle se ferma derrière-lui, dans un sifflement à peine perceptible. Son logis faisait partie d'une des nombreuses tours aménagées pour les hauts-fonctionnaires. Plus l'on montait dans celles-ci, plus les appartements étaient luxueux. Aux premiers étages s'entassaient les agents de police et leurs familles. Ensuite les appartements gagnaient en espace tout comme en luxe. En tant que capitaine, Victor n'était pas à plaindre du tout, et il ne pouvait qu’imaginer à quels avantages les commissaires et les plus hauts gradés avaient le droit. A son étage se trouvaient d’autres policiers de son grade et certains cadres, comme l'homme au regard méprisant qu'il avait croisé.
Il jeta sa cigarette dans un cendrier et celle-ci fut instantanément absorbée. Le récipient semblait alors comme neuf, sa surface lisse comme un miroir. Le trentenaire décida de faire un brin de toilettes, il accrocha son manteau mouillé à un cintre et le mit à pendre dans une armoire, qu'il ferma. Il pénétra dans la salle de séjour, une baie vitrée géante lui donnait vue sur Paris. Pendant un instant il fut absorbé par le spectacle qui se présentait devant lui : les lumières étincelantes, l'agitation, le brouhaha incessant des véhicules. Puis avec une télécommande, il changea la teinte de la vitre afin d'être isolé du monde extérieur et de son tumulte. Il posa le dernier rapport de Christian sur sa table de chevet, afin d’y jeter un œil plus tard puis se défit de sa montre. Il jeta sa cravate et sa chemise par terre et il fit de même avec son pantalon et ses chaussures en entrant dans la salle de bain. Face à la glace, il s'observa un instant : loin d'être très dessiné, il possédait simplement un physique athlétique. Il n'avait pas de compagne, et pourtant son air de mauvais garçon était loin d'être dénué de charme. Il lui arrivait cependant de ramener dans son appartement une conquête d'un soir ou une collègue qui lui avait tapé dans l’œil. Ses relations avec les femmes allaient parfois plus loin mais toutes ses histoires se soldaient par la même rengaine stéréotypée : « Ton boulot prend trop de place, j'ai l'impression de ne pas compter ». Cela l'attristait mais que pouvait-il y faire ? Il avait pourtant l'impression de s'investir, et il ne comprenait jamais sincèrement où il avait échoué, quel était son faux pas et elles partaient avant qu'il n'ait trouvé quoi dire. Parfois, il pensait en rigolant que les femmes étaient les affaires les plus compliquées où se fourrer et à élucider. En grognant, il se dévêtit et pénétra dans la douche. L'eau chaude lui fit grand bien, et ses muscles fatigués se décrispèrent. Il se sentait enfin détendu, et il se félicita d'être rentré. Quelques minutes passèrent pendant lesquelles Deckan somnola, pensif. Les deux mains appuyées contre le mur mouillé, il leva finalement son regard vers le miroir embué qu’il voyait à travers la vitre de la douche.
-Chaîne 23, volume 18, articula Victor.
Le miroir redevint clair et une image se dessina sur celui-ci. Une journaliste se tenait à présent au milieu de la glace. La bannière défilante en bas de l’écran indiquait : « La manifestation des augmentés dans les rues de Paris tourne au désastre : 13 morts. ».
-…police n’a pas encore communiqué sur les évènements. Il semblerait que l’un des manifestants ait agressé un agent de police en charge de disperser les protestants, ce qui aurait engendré une lutte entre policiers et augmentés. Une fois de plus, ces actions déstabilisent la crédibilité des revendications des augmentés dont la plus grande part ne peuvent s’offrir les traitements médicaux requis pour garantir l’acceptation des augmentations par le corps humain.
-Merci Irène Mercier pour avoir couvert l’évènement sur place. A présent, nous recevons en plateau..., commença le présentateur en studio que Deckan n’écoutait plus.
Il mit fin à sa douche et enroula une serviette autour de sa taille. Il soupira en s’appuyant face à son évier et prit le blaireau après avoir éteint l’écran. Il ne voulait plus entendre de mauvaises nouvelles. Victor porta son regard sur son image : il avait bien meilleure mine à présent. Néanmoins, ses traits étaient encore tiraillés par la fatigue. Il appliqua alors de la mousse sur sa barbe puis entreprit de se raser.
-Fait chier, jura-t-il alors qu’il sentait le rasoir le couper.
Il prit soin de finir prudemment, alors que le sang coulait abondamment dans l’évier. « Voilà ce qui arrive quand on ne veut pas se mettre à la page et acheter un rasoir électrique dernier cri. » songea-t-il en crispant les dents alors qu’il se rinçait le visage. Il tata l’endroit où il s’était blessé et sentit la coupure. Victor récupéra une boîte de pansements et une compresse sous l’évier, puis il se dirigea vers son lit, se plaçant face à la fenêtre.
Il posa la boîte sur sa table de chevet où figuraient déjà une bouteille de whisky entamée et des somnifères éparpillés. Il hésita un instant en s’asseyant puis il prit la bouteille et dévissa le bouchon. « Est-ce que je vais encore avoir besoin de me droguer pour dormir ce soir ? » se demanda-t-il en appliquant de l’alcool sur sa compresse. Un rictus déforma son visage pensif lorsqu’il appliqua le désinfectant de fortune sur sa coupure. Il prit ensuite soin de bien mettre le pansement tout en lorgnant la bouteille d’alcool à portée de main. Il passa ses doigts sur son visage fraichement rasé puis se décida à prendre la bouteille. La première gorgée passa difficilement et il en prit une deuxième. Quelques minutes passèrent durant lesquelles la bouteille était régulièrement portée à ses lèvres. Alors que les gorgées s’accumulaient, Deckan fixa le pansement rougissant dans la vitre en face de lui. C’était une vilaine coupure, néanmoins la douleur s’estompait avec le sentiment d’ivresse qui le gagnait. Il posa la bouteille et s’allongea en croisant ses bras derrière sa tête. Il avait cessé de penser et cela lui allait : ces derniers jours, il n’avait fait que ça. Il s’était torturé à comprendre pourquoi son mentor avait retourné sa veste. En rentrant chez lui, le rapport et l’entretien avec sa fille avaient intégré le fil de ses préoccupations. « A quoi bon ? Le dossier contient sans doute des éléments contre lui. Ce qu’il a pu faire par le passé pour la police sera oublié. Il sera l’homme qui a comploté contre le gouvernement » se dit-il, pessimiste.
-Imbécile…, souffla-t-il en s’endormant.
Des coups répétés réveillèrent Victor. Il crût d’abord à un mauvais rêve et changea de position. Encore une fois, on frappa à la porte.
-Victor !?
Celui-ci ouvrit les yeux : il ne rêvait pas, c’était certain à présent. Il soupira en fixant le plafond, l’espace d’un instant. Son regard se reporta ensuite vers sa montre, près du dossier, et il rampa sur le matelas jusqu’à celle-ci. Il était à peine huit heures. Il grogna en se relevant alors que l’on toquait fortement à nouveau. Il ne portait qu’un boxer mais il se traîna vers l’entrée en prenant une cigarette. Il pianota sur un écran et la porte coulissa, laissant apparaître Alex Chollet.
-C’est pas trop tôt, Victor, s’exclama-t-il.
-Je dormais, rétorqua Victor en allumant sa cigarette. Allez, entre.
-Tu sens l’alcool, remarqua le lieutenant, et qu’est-ce que t’as foutu ? Tu t’es coupé ?
Victor haussa les épaules et lui fit signe d’avancer dans la pièce en tirant sur sa cigarette. Les deux hommes s’avancèrent dans l’appartement alors que la porte se refermait. Dans un claquement, elle se verrouilla automatiquement. Victor invita Alex à s’asseoir au bar et les deux hommes y prirent place.
-Que me vaut l’honneur de ta visite, ironisa-t-il, légèrement énervé d’avoir été tiré de son sommeil.
Alex serra les poings pendant un instant puis se frotta le crâne.
-J’ai été écarté, putain, répondit-il.
Victor leva un sourcil et tira une taffe.
-Rien d’étonnant, dit-il en crachant la fumée, On savait tous les deux qu’on était sur la sellette. On était trop proche de Christian.
L’autre homme fit « non » de la tête.
-Non, non. C’est pas ça, je sens que quelque chose ne va pas.
Il prit une pause et se leva pour aller chercher de l’eau. Il prit une gorgée en s’adossant à l’évier.
-Ecoute, Besson m’a convoqué dans son bureau et m’a donné le choix. Je pouvais rester sur l’affaire ou bien aller aux archives. Mais j’ai bien senti qu’il fallait que j’accepte d’être écarté, s’énerva-t-il.
Victor écoutait à présent d’une oreille attentive. Il faisait confiance au flair de son ami qui ne l’avait jamais déçu. C’était d’ailleurs grâce à lui qu’ils avaient pu retrouver la trace de Christian. Quand il sentait qu’il y avait quelque chose de louche, il valait mieux le croire sur parole.
-Il m’a nommé Capitaine.
Victor fût interloqué un instant. Il resta quelques secondes, bouchée bée. Une cendre tomba sur le bar.
-Tu es devenu Capitaine pour avoir accepté d’être enfermé aux archives, s’étonna-t-il.
-Il m’a affirmé que c’était temporaire mais…Ouais, ça sent vraiment pas bon, répondit Alex.
Habituellement, les policiers étaient placés aux archives en fin de carrière, quand les jeunes officiers de police débarquaient et qu’il fallait faire de la place. Pour un policier de l’âge d’Alex, être placé aux archives était généralement signe qu’on ne plaisait pas aux supérieurs. C’était l’un des traitements les plus enviables dans ce genre de situations. Il fixa son compagnon qui semblait pensif.
-A quoi tu penses, demanda Victor à son coéquipier.
-Toi aussi, tu vas être écarté. J’ai l’impression qu’ils nous achètent. Je pense qu’ils ne voulaient pas que je foute mon nez dans ce qu’on a sur Christian. Quant à toi, ils ne vont pas t’envoyer sur le terrain, c’est certain.
Victor porta son regard vers le mur. Il mit sa cigarette dans un bol sale devant lui. Effectivement, Alex avait raison. Si on choisissait de l’écarter, il serait dans les bureaux, pas sur le terrain. C’est là qu’il excellait, dans les rues.
-Remarque, si jamais on me propose de devenir Commandant…, il fit mine de songer.
-Tu serais prêt à refuser. Tu as cette affaire dans la peau, n’est-ce pas, le questionna Alex en plantant ses yeux sur lui.
Victor resta silencieux. Il n’avait pas tort : il était prêt à s’opposer à être écarté. Il voulait arriver au bout de l’histoire. Bien qu’il n’ait pas les mêmes intuitions que son compagnon, il sentait que ce vieux bougre de Gauthier était tombé sur quelque chose. Quelque chose de si important, qu’il avait été forcé de partir.
Alex s’écarta de l’évier en ajustant son manteau. Victor récupéra sa cigarette dans le bol encrassé et tira une taffe. Son ami le fixait, un peu dégoûté.
-Sinon, la fille de Christian a donné une piste, demanda-t-il.
Le fumeur ne savait pas quoi répondre. « Dois-je lui parler du dossier ? Peut-être devrais-je d’abord l’étudier avant de dire quoi que ce soit. Après tout, elle n’a pas voulu me le donner alors que je l’interrogeais avec le cube » se questionna-t-il.
-Non, rien de nouveau par rapport à ce que tu as pu en tirer la dernière fois.
Les deux hommes se jugèrent du regard. Victor espérait que son ami s’en contenterait. Il n’aimait pas devoir lui mentir mais il le jugeait nécessaire. Alex continua à le regarder. Finalement, il soupira en baissant les yeux puis se frotta la nuque.
-Merde, se lamenta-t-il.
Alex se dirigea vers la sortie, les mains dans les poches de son trench. Il passa sa main dans ses cheveux avant de pointer celle-ci vers Victor.
-J’allais oublier : le Commissaire Besson te veut dans son bureau à midi, commença-t-il pendant qu’il franchissait le seuil de la porte qui venait de coulisser, ça te laisse le temps de réfléchir à ta réponse.
Le lieutenant lui sourit. Victor le lui rendit et s’appuya contre le mur.
-Merci, Alex. On ira au bout de tout ce merdier, répondit-il.
-J’espère bien, grogna son ami en partant vers l’ascenseur.
La porte se referma. Victor s’étira puis dépassa le bar pour s’avancer vers son lit. Les draps étaient sens dessus dessous. Le policier croisa les bras et il porta son regard vers le dernier rapport de son ami disparu.
-Ouais. On ira jusqu’au bout, se dit-il en avançant la main vers le dossier.