Note de la fic :
Publié le 24/02/2013 à 15:30:24 par Warser
Lanya Vinele s'éloignait du centre-ville. Elle avait quitté la réception avant la nuit, prétextant des maux de têtes. Maudite perte de temps... Depuis la mort de son mari, elle ne voyait plus aucun intérêt à ces fêtes idiotes. D'autant que ce soir-là, elle avait bien mieux à faire. Pourtant, il fallait qu'elle y figure, ne serait-ce que pour garder un lien avec la famille et la vie sociale de l'archipel.
Les portes de la ville se dressaient devant elle, noires, immenses, ornées de statues d'animaux. Elles étaient fermées ce soir là, pour la sécurité des délégations. Les Gardiens de la Paix surveillaient attentivement toutes les entrées et les sorties, vérifiaient l'authenticité des laisser-passer, confisquaient les armes ou objets dangereux. Le port était toujours ouvert sur la lande, et l'on pouvait sans peine sortir de cette manière. Mais les anciennes portes du nord avaient été verrouillées, pour éviter d'éventuels raids de brigands venus des montagnes. Même s'ils n'avaient jamais eu l'outrecuidance de s'attaquer directement à Kravergung, préférant les cibles isolées, égarées lors d'une promenade nocturne, le chancelier avait voulu parer à tout éventualité.
Lanya Vinele s'approcha de l'arcade, et fit un signe nonchalant à l'adresse de l'un des miradors. Une voix fatiguée mais forte, amplifiée par un haut parleur, s'échappa du balcon
— Une autorisation de sortie, mademoiselle ?
— Vous en demanderez une à l'Electeur Lassily, demain matin, Jehad. Ne vous inquiétez pas, je ne porte pas avec moi d'officiel en otage, répondit-t-elle avec un sourire amusé.
Le garde sortit de l' habitacle et se pencha à la rambarde.
— Madame Vinele... bafouilla le garde, confus. Désolé, bien sûr, j'ouvre tout de suite. J'espère que je ne vous ai pas fait attendre. Je ne vous avais pas bien vue... Non pas que vous ne soyez pas remarquable, poursuivit-il en activant le mécanisme d'ouverture.
Lanya s'amusait du désarroi du garde, qui s'activait en tremblant sur le gouvernail qui commandait l'ouverture de la porte. Dans un grincement assourdissant, les battants s'ouvrirent pour la laisser passer.
— Il n'y a pas de mal, Jehad. Vous faites votre travail, ajouta-t-elle avec une pointe d'ironie.
— Oui, madame. Mes plus grands respects à l'Electeur Lassily, madame.
Le garde se réfugia dans sa cabine après une courbette maladroite, et Lanya sortit de la ville en réajustant ses cheveux. Le nord de Kravergung était quasiment désertique. La côte ciselée et couverte de récifs était infestée de pirates, qui y avaient installé leurs campements et jeté l'ancre de leurs navires. Jamais les autorités de l'archipel n'avaient pris la peine d'aller les déloger. La chaîne de montagne rendait toute expédition militaire extrêmement couteuse, et les phalanges Kraves n'étaient pas entraînées au combat en montagne. Ces compagnies hétéroclites, composées de mercenaires, de miliciens ou de bandits rachetées, étaient chacune sous le commandement d'une famille de patriciens, qui s'en servaient pour impressionner leurs adversaires politiques, montrer leur puissance et leur richesse. Lanya assistait souvent aux entraînements de phalanges : on les exerçait beaucoup plus à défiler et parader qu'à combattre. La puissance de Kravergung n'était pas militaire : elle résidait dans le réseau d'alliances et d'inimitiés tissé par les familles dirigeantes, entre les factions du monde connu. Le maintien de la domination de Kravergung reposait sur une toile d'araignée solide et globale. Une construction ingénieuse et raffinée, méticuleusement réalisée au cours du temps par les talenteux marchands et politiciens de l'archipel.
Lanya sentait que le maillage cédait lentement. Quelqu'un avait trouvé le fil libre, et tirait dessus avec de plus en plus d'insistance. L'influence de Kravergung faiblissait. Les patriciens et marchands si talentueux perdaient peu à peu le contrôle des réseaux qu'ils avaient eux mêmes créé pour leur propre profit.
Elle l'avait senti depuis plusieurs années déjà. Des dizaines d'archontes s'étaient succédés au pouvoir, et aucun n'avait eu la force et l'assise pour le garder plus de quelques mois. C'était le signe du déclin, de la chute inexorable du pouvoir de l'archipel. Mais ce n'était pas la seule raison de ses inquiétudes. Il y avait plus grave encore. L'élection de Léo allait immanquablement remuer le cours tranquille de sa vie, et peut être révéler la boue et les cadavres qui gisent au fond de toute rivières. Des secrets bien gardés par le peu d'implication politique de la famille Vinele étaient maintenant vulnérables aux esprits avides de ragots et aux espions doués des familles patriciennes.
Lanya Vinele secoua la tête en s'engageant dans un chemin de montagne en pente douce. Le fatalisme était, parmi toutes les conduites, à proscrire. Se refuser à agir, c'était rendre l'histoire immuable.
Le chemin se rétrécissait, envahi de fleurs et herbes odorantes. Devant elle se dressait le manoir de l'Electeur Lassili. Cet homme entre deux-ages avait choisi de se retirer de la vie sociale de Kravergung, préférant exercer ses prérogatives politiques depuis ses luxueux appartements. Lanya s'approchait lentement de la demeure, évitant les ronces et pierres laissées au milieu du chemin.
Du point de vue des artistes Krave, le château de Lassily était le summum du mauvais goût. Construit à flanc de montagne, il surplombait la ville de Kravergung dans sa totalité. Le toit consistait en un bouquet de flèches et de coupoles dorées, chacune individuellement sculptée et décorée. Un oeil exercé pouvait y distinguer un mélange hétéroclite de tendances, alliant l'architecture impériale à l'art Krave et aux matériaux républicains.
Des gargouilles aux gueules béantes ornaient le dessous des fenêtres démesurées de la façade, et un long couloir extérieur, soutenu par des piliers de pierre, longeait le mur jusqu'à la porte principale. Le claquement des chaussures de Lanya retentissait sur le marbre de cette allée couverte, décorée au sol et au plafond de mosaïques classiques.
Arrivée devant la porte, elle observa un moment le heurtoir, qui avait encore changé d'apparence. Au lieu du lion qu'elle avait connu pendant les derniers mois, deux serpents d'or s'étreignaient, les crocs de chacun plantés dans le corps de l'autre.
Avec un sourire, elle frappa trois coups. Un bruit de pas tranquille retentit immédiatement dans la Villa. La porte s'ouvrit sur un homme brun, vêtu d'une robe de chambre bleu azur. Il devait avoir la quarantaine. Ses cheveux soigneusement coiffés et lissés reposaient sur le bas de sa nuque. Il était glabre, comme tous les officiels Kraves, et sa stature imposante, alliée à l'image qu'on se faisait de lui à Kravergung, lui donnait une aura d'autorité et inaccessibilité. Pourtant, ses yeux verts pâle, pétillants d'intelligence et de vivacité d'esprit trahissaient en lui le jeune homme, toujours camouflé sous l'image d'un bureaucrate froid et raisonnable.
— Que me vaut l'honneur d'être reçue par le grand Lassily lui même, et non par un de ses laquais?
Lanya s'inclinait profondément en parlant, comme l'exigeait la tradition.
— Toujours adepte du noble art du sarcasme, charmante amie... L'honneur est tout pour moi. Ce n'est pas tous les jours que l'on reçoit la marraine d'un archonte. Entrez, je vous en prie.
L'Electeur s'effaça, laissant Lanya entrer dans le vestibule, une pièce bien éclairée par de grands chandeliers accrochés aux murs. Au sol, une tapisserie représentait des scènes infernales et orgiaques, dans un dégradé de rouges, d'ocres et d'oranges.
— Je vois que vous avez un nouveau tapis. Toujours d'aussi bon goût.
— N'est-ce pas ? Petit salon ou bibliothèque?
Lanya posa son manteau long sur un des coffres qui se trouvaient contre le mur, laissant paraître sa robe de soie noire.
— Comme il vous plaît. Nous allons, je l'espère, discuter d'autres choses que d'art et de tapisserie, donc j'aimerais surtout un lieu où vos serviteurs ne nous dérangeront pas.
Lassily acquiesça, désignant l'un des trois couloirs
— Après vous, ma chère. J'ai cru comprendre par le mot que vous m'avez envoyé tantôt, poursuivit-il, que vous avez... des craintes?
— Oui, mais ce n'est pas pour être réconfortée que je suis là, répondit Lanya Vinele alors que Lassily s'engageait à sa suite. Enfin, pas que. Il faut que vous m'aidiez à trouver des solutions, cher Lorenzo.
Le grand couloir, éclairé par des torches recouvertes d'or, menait à quatre portes, l'une à côté de l'autre. Lorezo Lassily, qui avait saisi son trousseau, s'affairait à retrouver la bonne clé.
— En général, les patriciens de Kravergung s'emploient à créer leurs propres problèmes, pour ensuite travailler sur les solutions. Que l'Etoffe nous garde de problèmes extérieurs, ajouta l'Electeur avec un sourire en coin.
Lassily ouvrit la porte du petit salon. Trois fauteuils de cuir noir demeuraient au milieu de la pièce, autour d'une table basse de bois précieux. Un feu vif, crépitant dans une cheminée de pierre noire aux nervures blanches, diffusait sa chaleur dans la pièce. Les carreaux de marbre gris anthracite brillaient à la lumière de deux lustres baroques finement ciselés dont les tenants d'aciers, recouverts de feuilles d'or, étaient recouverts de gravures impériales. L'Electeur avait toujours eu le goût de l'exotisme, et l'art de l'Empire Fleuri lui plaisait en particulier. D'un geste élégant de la main, il invita Lanya Vinele à s'asseoir sur l'un des fauteuils, et prit lui même un siège. Sur la table, une bouteille de vin rouge au ventre bombé trônait près de deux verres à pieds.
— Mettez vous à l'aise. Je vous sers ? C'est un vin de cerises des jardins de l'empereur lui-même. -Du moins c'est comme ça qu'on me l'a vendu.
Sans attendre la réponse, Lorenzo Lassily s'employa à verser le liquide grenat, qui s'écoulait lentement dans les verres de cristal.
— Merci.
Lanya préférait de loin le vin de l'Electeur aux Hydromels de Kravergung. Ce n'était pas un crime, après tout, que d'apprécier un alcool étranger, même si certain patriciens auraient pu voir en elle une traîtresse pour ce seul motif.
Lassily s'enfonça à nouveau dans son fauteuil, toujours souriant.
— Racontez moi.
Lanya ne savait pas par où commencer. Ses soupçons étaient flous, basés sur des sensations et des considérations sans substance.
— J'ai peur que la Rose Bleue ne s'effondre. Et Kravergung avec elle.
Lassily bût une gorgée de son verre, prit le temps de l'apprécier, avant de reposer ses bras sur les accoudoirs.
— Kravergung menace de s'effondrer à tout instant, chère amie. Mais la Rose bleue perdurera, même lorsque l'archipel tombera. La République ou l'empire seront des hôtes tout à fait convenables pour notre organisation.
— Pas si nous sommes découverts.
Les sourcils de l'Electeur se froncèrent légèrement.
— Comment ça, Lanya ?
Lanya Vinele esquissa une moue de jeune fille. Ce petit jeu d'apparences, ces illusions de respect et de séduction distinguée qu'elle aimait tant jouer avec Lassily était terminé pour ce soir.
— Je pensais que tu t'en doutais. Maintenant que Léo est devenu archonte, la famille Vinele va attirer toutes les attentions. Tu sais comment sont les patriciens de Kravergung : ils espionneront méticuleusement chaque membre. Moi y compris.
— Oh, répondit l'Electeur avec un geste désabusé. Ils découvriront bien le secret de polichinelle que constituent nos relations. Ils tiendront leur scandale et s'arrêteront là.
Lanya bût elle même une gorgée de vin de cerises, appréciant le goût sucré et légèrement acidulé de cet alcool de fête. Sa main tremblait légèrement lorsqu’elle reposa le verre.
— Si ce n'était que ça... Tu les connais. Tu en as été. Tu sais qu'ils ne s'arrêteront pas là. Toi même, tu es un personnage qui les inquiète. Ils se doutent de quelque chose. J'ai peur d'être le fil qui remonte à toi et à la Rose bleue.
— C'était courageux de ta part, Lanya, de venir m'en parler, déclara Lassily,.
L'Electeur marqua une pause, et fixa le visage de sa maîtresse, pensif.
— Le vin de cerises cache si bien le poison, reprit-il.Un triste accident dans ces dangereuses montagnes, en proie aux meutes de loups et de brigands, est si vite arrivé... Une chance, pour moi, n'est-ce pas, un bien regrettable coup du sort, pour toi...
Le teint de Lanya blanchit d'un coup, et une lueur de peur brilla au fond de ses pupilles alors qu'elle fixait l'épais liquide rouge dans lequel elle avait trempé ses lèvres quelques minutes plutôt. D'imperceptibles poussières noires se déposaient lentement au fond du verre. Le vin de cerises était un liquide lourd et sucré, dans lequel un poison léger, mortel et transparent, se dissimulait très facilement. Elle avait agi comme une jeune imbécile. C'était évident, Lassily avait eu les mêmes craintes. Il avait même du prévoir cela depuis plusieurs semaines, tant il était prudent et méticuleux lorsqu'il s'agissait de protéger ses réseaux et sa carrière. C'était un politicien, lui aussi, il avait conscience de l'effet d'une élection sur les secrets des membres d'une famille. Elle était devenue dangereuse. Et elle était venu chercher conseil chez l'homme dont elle menaçait le pouvoir, la richesse, la vie peut être.
Lanya s'enfonça dans son fauteuil, la tête posée sur le coussin moelleux. Ce n'était pas si étrange, ni étonnant, de penser qu'elle allait mourir là, dans la maison d'un amant. Elle en avait eu plusieurs, tous des politiciens avides de pouvoir et d'argent. L'ambition, la puissance, l'intelligence et le machiavélisme l'attiraient irrésistiblement. L'éducation des femmes de Kravergung, la société de l'archipel même, poussait à de telles admirations, qui s'arrêtaient souvent à des regards dérobés, empreint d'une excitante peur de l'inconnu, d'un timide respect de façade. Lanya avait maintes fois franchi le pas, et elle le payait aujourd'hui. Elle avait fait l'erreur de considérer l'homme avant le patricien, Lassily avant l'Electeur. Une erreur qui ne pardonnait jamais. Au moins le poison n'avait pas l'air de la faire souffrir.
Quelques secondes plus tard, Lorenzo Lassily éclatait de rire
— Tu t'inquiètes donc tant que ça? Si j'avais su, j'aurais évité les plaisanteries de mauvais goût. Non, ce vin de cerise est bien un poison, mais un poison qui tue lentement... D'ailleurs, mon foie en souffre de plus en plus.
Les portes de la ville se dressaient devant elle, noires, immenses, ornées de statues d'animaux. Elles étaient fermées ce soir là, pour la sécurité des délégations. Les Gardiens de la Paix surveillaient attentivement toutes les entrées et les sorties, vérifiaient l'authenticité des laisser-passer, confisquaient les armes ou objets dangereux. Le port était toujours ouvert sur la lande, et l'on pouvait sans peine sortir de cette manière. Mais les anciennes portes du nord avaient été verrouillées, pour éviter d'éventuels raids de brigands venus des montagnes. Même s'ils n'avaient jamais eu l'outrecuidance de s'attaquer directement à Kravergung, préférant les cibles isolées, égarées lors d'une promenade nocturne, le chancelier avait voulu parer à tout éventualité.
Lanya Vinele s'approcha de l'arcade, et fit un signe nonchalant à l'adresse de l'un des miradors. Une voix fatiguée mais forte, amplifiée par un haut parleur, s'échappa du balcon
— Une autorisation de sortie, mademoiselle ?
— Vous en demanderez une à l'Electeur Lassily, demain matin, Jehad. Ne vous inquiétez pas, je ne porte pas avec moi d'officiel en otage, répondit-t-elle avec un sourire amusé.
Le garde sortit de l' habitacle et se pencha à la rambarde.
— Madame Vinele... bafouilla le garde, confus. Désolé, bien sûr, j'ouvre tout de suite. J'espère que je ne vous ai pas fait attendre. Je ne vous avais pas bien vue... Non pas que vous ne soyez pas remarquable, poursuivit-il en activant le mécanisme d'ouverture.
Lanya s'amusait du désarroi du garde, qui s'activait en tremblant sur le gouvernail qui commandait l'ouverture de la porte. Dans un grincement assourdissant, les battants s'ouvrirent pour la laisser passer.
— Il n'y a pas de mal, Jehad. Vous faites votre travail, ajouta-t-elle avec une pointe d'ironie.
— Oui, madame. Mes plus grands respects à l'Electeur Lassily, madame.
Le garde se réfugia dans sa cabine après une courbette maladroite, et Lanya sortit de la ville en réajustant ses cheveux. Le nord de Kravergung était quasiment désertique. La côte ciselée et couverte de récifs était infestée de pirates, qui y avaient installé leurs campements et jeté l'ancre de leurs navires. Jamais les autorités de l'archipel n'avaient pris la peine d'aller les déloger. La chaîne de montagne rendait toute expédition militaire extrêmement couteuse, et les phalanges Kraves n'étaient pas entraînées au combat en montagne. Ces compagnies hétéroclites, composées de mercenaires, de miliciens ou de bandits rachetées, étaient chacune sous le commandement d'une famille de patriciens, qui s'en servaient pour impressionner leurs adversaires politiques, montrer leur puissance et leur richesse. Lanya assistait souvent aux entraînements de phalanges : on les exerçait beaucoup plus à défiler et parader qu'à combattre. La puissance de Kravergung n'était pas militaire : elle résidait dans le réseau d'alliances et d'inimitiés tissé par les familles dirigeantes, entre les factions du monde connu. Le maintien de la domination de Kravergung reposait sur une toile d'araignée solide et globale. Une construction ingénieuse et raffinée, méticuleusement réalisée au cours du temps par les talenteux marchands et politiciens de l'archipel.
Lanya sentait que le maillage cédait lentement. Quelqu'un avait trouvé le fil libre, et tirait dessus avec de plus en plus d'insistance. L'influence de Kravergung faiblissait. Les patriciens et marchands si talentueux perdaient peu à peu le contrôle des réseaux qu'ils avaient eux mêmes créé pour leur propre profit.
Elle l'avait senti depuis plusieurs années déjà. Des dizaines d'archontes s'étaient succédés au pouvoir, et aucun n'avait eu la force et l'assise pour le garder plus de quelques mois. C'était le signe du déclin, de la chute inexorable du pouvoir de l'archipel. Mais ce n'était pas la seule raison de ses inquiétudes. Il y avait plus grave encore. L'élection de Léo allait immanquablement remuer le cours tranquille de sa vie, et peut être révéler la boue et les cadavres qui gisent au fond de toute rivières. Des secrets bien gardés par le peu d'implication politique de la famille Vinele étaient maintenant vulnérables aux esprits avides de ragots et aux espions doués des familles patriciennes.
Lanya Vinele secoua la tête en s'engageant dans un chemin de montagne en pente douce. Le fatalisme était, parmi toutes les conduites, à proscrire. Se refuser à agir, c'était rendre l'histoire immuable.
Le chemin se rétrécissait, envahi de fleurs et herbes odorantes. Devant elle se dressait le manoir de l'Electeur Lassili. Cet homme entre deux-ages avait choisi de se retirer de la vie sociale de Kravergung, préférant exercer ses prérogatives politiques depuis ses luxueux appartements. Lanya s'approchait lentement de la demeure, évitant les ronces et pierres laissées au milieu du chemin.
Du point de vue des artistes Krave, le château de Lassily était le summum du mauvais goût. Construit à flanc de montagne, il surplombait la ville de Kravergung dans sa totalité. Le toit consistait en un bouquet de flèches et de coupoles dorées, chacune individuellement sculptée et décorée. Un oeil exercé pouvait y distinguer un mélange hétéroclite de tendances, alliant l'architecture impériale à l'art Krave et aux matériaux républicains.
Des gargouilles aux gueules béantes ornaient le dessous des fenêtres démesurées de la façade, et un long couloir extérieur, soutenu par des piliers de pierre, longeait le mur jusqu'à la porte principale. Le claquement des chaussures de Lanya retentissait sur le marbre de cette allée couverte, décorée au sol et au plafond de mosaïques classiques.
Arrivée devant la porte, elle observa un moment le heurtoir, qui avait encore changé d'apparence. Au lieu du lion qu'elle avait connu pendant les derniers mois, deux serpents d'or s'étreignaient, les crocs de chacun plantés dans le corps de l'autre.
Avec un sourire, elle frappa trois coups. Un bruit de pas tranquille retentit immédiatement dans la Villa. La porte s'ouvrit sur un homme brun, vêtu d'une robe de chambre bleu azur. Il devait avoir la quarantaine. Ses cheveux soigneusement coiffés et lissés reposaient sur le bas de sa nuque. Il était glabre, comme tous les officiels Kraves, et sa stature imposante, alliée à l'image qu'on se faisait de lui à Kravergung, lui donnait une aura d'autorité et inaccessibilité. Pourtant, ses yeux verts pâle, pétillants d'intelligence et de vivacité d'esprit trahissaient en lui le jeune homme, toujours camouflé sous l'image d'un bureaucrate froid et raisonnable.
— Que me vaut l'honneur d'être reçue par le grand Lassily lui même, et non par un de ses laquais?
Lanya s'inclinait profondément en parlant, comme l'exigeait la tradition.
— Toujours adepte du noble art du sarcasme, charmante amie... L'honneur est tout pour moi. Ce n'est pas tous les jours que l'on reçoit la marraine d'un archonte. Entrez, je vous en prie.
L'Electeur s'effaça, laissant Lanya entrer dans le vestibule, une pièce bien éclairée par de grands chandeliers accrochés aux murs. Au sol, une tapisserie représentait des scènes infernales et orgiaques, dans un dégradé de rouges, d'ocres et d'oranges.
— Je vois que vous avez un nouveau tapis. Toujours d'aussi bon goût.
— N'est-ce pas ? Petit salon ou bibliothèque?
Lanya posa son manteau long sur un des coffres qui se trouvaient contre le mur, laissant paraître sa robe de soie noire.
— Comme il vous plaît. Nous allons, je l'espère, discuter d'autres choses que d'art et de tapisserie, donc j'aimerais surtout un lieu où vos serviteurs ne nous dérangeront pas.
Lassily acquiesça, désignant l'un des trois couloirs
— Après vous, ma chère. J'ai cru comprendre par le mot que vous m'avez envoyé tantôt, poursuivit-il, que vous avez... des craintes?
— Oui, mais ce n'est pas pour être réconfortée que je suis là, répondit Lanya Vinele alors que Lassily s'engageait à sa suite. Enfin, pas que. Il faut que vous m'aidiez à trouver des solutions, cher Lorenzo.
Le grand couloir, éclairé par des torches recouvertes d'or, menait à quatre portes, l'une à côté de l'autre. Lorezo Lassily, qui avait saisi son trousseau, s'affairait à retrouver la bonne clé.
— En général, les patriciens de Kravergung s'emploient à créer leurs propres problèmes, pour ensuite travailler sur les solutions. Que l'Etoffe nous garde de problèmes extérieurs, ajouta l'Electeur avec un sourire en coin.
Lassily ouvrit la porte du petit salon. Trois fauteuils de cuir noir demeuraient au milieu de la pièce, autour d'une table basse de bois précieux. Un feu vif, crépitant dans une cheminée de pierre noire aux nervures blanches, diffusait sa chaleur dans la pièce. Les carreaux de marbre gris anthracite brillaient à la lumière de deux lustres baroques finement ciselés dont les tenants d'aciers, recouverts de feuilles d'or, étaient recouverts de gravures impériales. L'Electeur avait toujours eu le goût de l'exotisme, et l'art de l'Empire Fleuri lui plaisait en particulier. D'un geste élégant de la main, il invita Lanya Vinele à s'asseoir sur l'un des fauteuils, et prit lui même un siège. Sur la table, une bouteille de vin rouge au ventre bombé trônait près de deux verres à pieds.
— Mettez vous à l'aise. Je vous sers ? C'est un vin de cerises des jardins de l'empereur lui-même. -Du moins c'est comme ça qu'on me l'a vendu.
Sans attendre la réponse, Lorenzo Lassily s'employa à verser le liquide grenat, qui s'écoulait lentement dans les verres de cristal.
— Merci.
Lanya préférait de loin le vin de l'Electeur aux Hydromels de Kravergung. Ce n'était pas un crime, après tout, que d'apprécier un alcool étranger, même si certain patriciens auraient pu voir en elle une traîtresse pour ce seul motif.
Lassily s'enfonça à nouveau dans son fauteuil, toujours souriant.
— Racontez moi.
Lanya ne savait pas par où commencer. Ses soupçons étaient flous, basés sur des sensations et des considérations sans substance.
— J'ai peur que la Rose Bleue ne s'effondre. Et Kravergung avec elle.
Lassily bût une gorgée de son verre, prit le temps de l'apprécier, avant de reposer ses bras sur les accoudoirs.
— Kravergung menace de s'effondrer à tout instant, chère amie. Mais la Rose bleue perdurera, même lorsque l'archipel tombera. La République ou l'empire seront des hôtes tout à fait convenables pour notre organisation.
— Pas si nous sommes découverts.
Les sourcils de l'Electeur se froncèrent légèrement.
— Comment ça, Lanya ?
Lanya Vinele esquissa une moue de jeune fille. Ce petit jeu d'apparences, ces illusions de respect et de séduction distinguée qu'elle aimait tant jouer avec Lassily était terminé pour ce soir.
— Je pensais que tu t'en doutais. Maintenant que Léo est devenu archonte, la famille Vinele va attirer toutes les attentions. Tu sais comment sont les patriciens de Kravergung : ils espionneront méticuleusement chaque membre. Moi y compris.
— Oh, répondit l'Electeur avec un geste désabusé. Ils découvriront bien le secret de polichinelle que constituent nos relations. Ils tiendront leur scandale et s'arrêteront là.
Lanya bût elle même une gorgée de vin de cerises, appréciant le goût sucré et légèrement acidulé de cet alcool de fête. Sa main tremblait légèrement lorsqu’elle reposa le verre.
— Si ce n'était que ça... Tu les connais. Tu en as été. Tu sais qu'ils ne s'arrêteront pas là. Toi même, tu es un personnage qui les inquiète. Ils se doutent de quelque chose. J'ai peur d'être le fil qui remonte à toi et à la Rose bleue.
— C'était courageux de ta part, Lanya, de venir m'en parler, déclara Lassily,.
L'Electeur marqua une pause, et fixa le visage de sa maîtresse, pensif.
— Le vin de cerises cache si bien le poison, reprit-il.Un triste accident dans ces dangereuses montagnes, en proie aux meutes de loups et de brigands, est si vite arrivé... Une chance, pour moi, n'est-ce pas, un bien regrettable coup du sort, pour toi...
Le teint de Lanya blanchit d'un coup, et une lueur de peur brilla au fond de ses pupilles alors qu'elle fixait l'épais liquide rouge dans lequel elle avait trempé ses lèvres quelques minutes plutôt. D'imperceptibles poussières noires se déposaient lentement au fond du verre. Le vin de cerises était un liquide lourd et sucré, dans lequel un poison léger, mortel et transparent, se dissimulait très facilement. Elle avait agi comme une jeune imbécile. C'était évident, Lassily avait eu les mêmes craintes. Il avait même du prévoir cela depuis plusieurs semaines, tant il était prudent et méticuleux lorsqu'il s'agissait de protéger ses réseaux et sa carrière. C'était un politicien, lui aussi, il avait conscience de l'effet d'une élection sur les secrets des membres d'une famille. Elle était devenue dangereuse. Et elle était venu chercher conseil chez l'homme dont elle menaçait le pouvoir, la richesse, la vie peut être.
Lanya s'enfonça dans son fauteuil, la tête posée sur le coussin moelleux. Ce n'était pas si étrange, ni étonnant, de penser qu'elle allait mourir là, dans la maison d'un amant. Elle en avait eu plusieurs, tous des politiciens avides de pouvoir et d'argent. L'ambition, la puissance, l'intelligence et le machiavélisme l'attiraient irrésistiblement. L'éducation des femmes de Kravergung, la société de l'archipel même, poussait à de telles admirations, qui s'arrêtaient souvent à des regards dérobés, empreint d'une excitante peur de l'inconnu, d'un timide respect de façade. Lanya avait maintes fois franchi le pas, et elle le payait aujourd'hui. Elle avait fait l'erreur de considérer l'homme avant le patricien, Lassily avant l'Electeur. Une erreur qui ne pardonnait jamais. Au moins le poison n'avait pas l'air de la faire souffrir.
Quelques secondes plus tard, Lorenzo Lassily éclatait de rire
— Tu t'inquiètes donc tant que ça? Si j'avais su, j'aurais évité les plaisanteries de mauvais goût. Non, ce vin de cerise est bien un poison, mais un poison qui tue lentement... D'ailleurs, mon foie en souffre de plus en plus.
Commentaires
- Warser
25/02/2013 à 10:38:14
Je n'ai pas laissé tombé Layla je travaille le scénario ces temps-ci, et notamment la profondeur des personnages. Dans quelques jours, je posterai une suite.
Pour ce récit, je le poursuivrai assez régulièrement -une fois par semaine si tout va bien- - BaliBalo
24/02/2013 à 18:58:57
Comment j'ai rigolé à la fin
Bref, fais gaffe à tes prénoms, j'ai vu l'orthographe de "Lassily", "Lanya" et "Lorezo" changer deux trois fois
A part ça je n'ai rien à te reprocher, tu nous en mets plein les mirettes comme d'hab'
(bon et ce texte tu ne le laisse pas tomber comme Layla hein ? ) - VonDaklage
24/02/2013 à 17:10:43
J'y ai cru au coup du poison dis donc J'attends de voir l'intrigue se dessiner, mais j'aime bien