Note de la fic : :noel: :noel: :noel: :noel:

Guerre occulte


Par : Ostramus
Genre : Fantastique
Statut : Terminée



Chapitre 2 : Jeux de cartes


Publié le 29/07/2012 à 02:21:06 par Ostramus

— Je m’interroge Sire.
Alberoth abattit un atout, coupant les ambitions du baron Sigmirn avec son valet.
— À quel propos ?
— Combien de temps reste-t-il avant que nous ne percevions plus nos pensions ?
Le noble s’obstina à jouer trèfles pour les forcer à jouer leurs figures, mais le partenaire de l’empereur joua un atout à son tour.
— Préoccupez-vous davantage de votre jeu que de problèmes illusoires, dit Alberoth.
Il asséna un autre coup à son adversaire et lui prenant sa dame. La partie de tarot s’acheva en faveur du souverain qui fixait les cartes sans les regarder, tandis que le noble joignit les mains. Alberoth pressentit une nouvelle question, certainement la même que la première, mais formulée différemment pour feindre la politesse de pas insister, et se leva pour quitter la table. Une réplique le stoppa pourtant net dans son élan.
— Cette guerre n’a pourtant rien d’illusoire, comme son coût.
Alberoth serra les mâchoires. Il avait fini par se forger une forme d’insouciance pour ce conflit jusqu’à se désintéresser du sujet. Sa certitude était faite, il ne voulait pas changer de position, or il demeurait toujours une fraction de son entourage pour lui rappeler une réalité à laquelle il n’adhérait plus.
Il se retourna. La grande salle de jeu avec ses tapisseries bleutées et son plafond bas s’offrit tout entière à l’empereur qui constata que les regards se portaient à présent sur lui, trahissant un intérêt certain pour la guerre, sinon pour les conséquences qu’elles avaient sur les membres de la cour. Alberoth reprit place à contrecœur à la table.
— Je vous en prie Sigmirn, mon attention est pleine.
Le baron se balança sur sa chaise et dit :
— L’armée coûte cher Votre Majesté.
Alberoth fit mine de se relever en s’appuyant sur sa canne tout en lâchant :
— Toute cette emphase pour citer une évidence…
— Les caisses de l’état tendent à se vider, intervint une voix dans leur dos.
Un autre noble venait de faire son apparition, jeune et mince, il s’avança avec précaution, conscient de bousculer la politesse. L’empereur devina aussitôt à son accent plat et sa redingote un peu démodée qu’il venait d’une province éloignée du pays. Alberoth rit intérieurement. S’il y avait une guerre pensa-t-il, les nobles devraient être en train de sauver leurs terres plutôt que de se pavaner à la cour.
— Et si les caisses se vident, poursuivit l’individu, nous ne toucherons plus nos pensions.
Alberoth secoua la tête.
— Dois-je comprendre que vous vous souciez davantage de vos finances personnelles que du sort du peuple ?
Sa voix de stentor plongea la salle des jeux dans le silence. Plus personne ne voulait perdre une miette du débat qui s’annonçait.
— Sire, fit Sigmirn avec déférence, mais il s’agit justement du peuple. Nos pensions servent en majeure partie à l’entretien de nos domaines, des routes, et de nos armées, indispensables en ces temps. Quand elles nous feront défaut, nous devrons lever des taxes pour poursuivre notre action, et peut-être plus encore pour les seigneuries proches du front.
L’empereur ouvrit la bouche pour répondre, mais la referma. La remarque était pour le moins pertinente et lui inspira la question : où va l’argent ? Avant la guerre, l’empire de Dubithor avait connu une longue période de prospérité, faisant la fortune des nobles et de l’état alors que leur ennemi, l’empire de Docotère avait connu des problèmes de sécheresse dans le nord. Cet argument participait d’ailleurs pour beaucoup à la certitude qu’entretenait Alberoth, à savoir que l’empire de Docotère n’aurait pas pu se lancer dans une guerre, une guerre en grande partie inutile puisque les territoires en jeux étaient impropres aux cultures à cause du sel après l’abaissement du niveau de la mer. Néanmoins, s’il n’y avait pas de guerre, dans quels obscurs projets ses ministres pouvaient-ils bien dépenser toutes ces sommes ?
— Sire ? s’enquit le provincial.
Alberoth se retint de sursauter.
— Sire, au risque que ma remarque paraisse désinvolte, vous paraissez peu soucieux des enjeux actuels.
La cour avait fini par remarquer son comportement si bien que les nobles présents opinèrent discrètement à la critique du provincial là où un an auparavant un tel écart de conduite aurait provoqué des éclats de rire. Alberoth le reconnaissait : il adoptait une attitude nonchalante quand il était question de la guerre et éludait souvent les conversations qui y dérivaient presque systématique. Il tâcha d’afficher une mine sérieuse et dit simplement :
— Je parais certes, mais rien de plus. Je vous écoute.
Satisfait que sa remarque n’ait pas essuyé une admonestation, il gagna en confiance.
— Ne pourrait-on pas envisager un accord et leur céder toute la région du Sénéstan avant que la banqueroute nous emporte. Je me permets de vous rappeler que cela fait maintenant six mois que le conflit dure. À dire vrai, nous n’y perdrions rien que nous ne possédions déjà avant les marées sans retour.
— Nous y perdrions surtout en honneur et crédibilité, s’emporta un des joueurs de tarots.
— Cela serait surtout un excellent prétexte pour nous faire signer un traité comportant de multiples conditions en notre défaveur, coupa le provincial.
— Entre la ruine à la guerre à court terme et celle à long terme, la dernière a le mérite d’épargner des vies.
Alberoth frappa le sol avec sa canne pour appeler le silence. Et le silence se fit.
— Pour l’heure, les comptes ne souffrent d'aucun déficit. Toutefois, je prends note de vos suggestions et je m’entretiendrais avec un de leurs représentants.
L’empereur s’appuya à la table et s’aida de sa canne pour se relever. Il fit un geste pour faire renoncer à quiconque de le suivre, et se mit à marcher dans un long couloir sans la moindre intention d’aller voir un diplomate. Il troqua des heures de discussions insipides pour une promenade dans l’aile ouest.
Si le pays ne rayonnait pas pour son art, son peuple savait déployer des prouesses d’architecture. Le palais témoignait de l’ingéniosité de ses architectes car tout l’édifice tenait d’une seule pièce, taillé dans une montagne rocheuse et escarpée en amont de la capitale. Malgré l’été qui approchait, le palais conservait ainsi une froideur éternelle. Même la langue du pays comprenait peu de mots pour exprimer l’idée de chaleur. Alberoth appréciait cette fraîcheur, car elle lui permettait de continuer à porter de lourds costumes sans avoir chaud, lesquels dissimulait efficacement son embonpoint. Ses pérégrinations l’amenèrent dans la galerie d’armes, là il était sûr de croiser le moins de monde possible car il s’agissait d’une pièce austère et basse de plafond, et il songea avec amusement aux Docots — s’ils attaquaient bien le pays — qui découvriraient d’ici peu la neige en juin. Ces pensées légères ne s’attardèrent cependant pas dans l’esprit tourmenté de l’empereur dont les yeux s’attardèrent sur les armoiries bleues et argenté de sa famille.
Outre la guerre, un mal plus ancien l’accablait, et il y repensait à chaque fois qu’il déambulait devant ces peintures de ces aïeuls. Il s’immobilisa face aux portraits fort anciens alors faiblement éclairés par des torches électriques, et admira le visage aux traits de rapaces d’Agamnor, le premier empereur de la dynastie Dubir. Alberoth retroussa ses lèvres en pensant que cette fière lignée s’éteindrait avec lui. La couronne n’avait pas d’héritier. Sa femme avait bien donné naissance à quelques enfants dans le temps, mais la consomption les avait emporté tous emportés, et Alberoth s’était toujours refusé à engendrer un bâtard malgré le cortège de femmes assurant pouvoir produire un garçon. Le peuple avait fini par s’accommoder à cette fatalité sans qu’Alberoth parvienne à chasser ce remords de sa vie.
Il pensait ainsi que sa santé déclinante avait réveillé l’ambition de certains, laquelle se manifestait désormais sous la forme d’une guerre fictive, probablement dans le but de l’user de concert avec le temps et d’avancer la fin de l’ère Dubiréenne. Il mesurait surtout cette absence par la solitude qui était la sienne. En dehors de lointains cousins avides de s’approprier son trône, il n’avait pas de famille, pas de favorites, et ses rares amis participaient à ce vaste simulacre. La nécessité de nommer un successeur pesait ainsi chaque jour davantage sur Alberoth. Or il refusait de céder à ce qui serait un aveu de faiblesse, et surtout le conduirait rapidement à être écarté de la gouvernance. À la place, le vieil empereur cultiver un autre projet.
Une semaine plus tard, il se retrouva dans la bibliothèque. La pièce formait un long rectangle avec un mur court d’ouvrages tandis qu’à son opposé une suite de hautes fenêtres dispensaient une lumière crue tout en donnant sur la capitale. Au centre, bien assis autour d’une grande table ronde, le conseil était réuni au complet, dont le duc Emeric chargé de la restructuration du pays pour l’effort de guerre. Assis en face de l’empereur, il tentait par de vains moyens de ne pas croiser son regard. Le compte Lonoch, son ministre de la guerre et des finances lisait des rapports à la droite de la table. Toujours d’un naturel calme, il faisait économie de mots mais pas d’esprit. C’était l’inverse du général Setlen qui perturbait souvent le protocole en parlant fort et se moquant des gens en désaccord avec lui. Ils se levèrent par respect pour l’empereur et ne reprit place qu’une fois Alberoth enfoui dans son grand trône. Setlen prit la parole en premier :
— Notre situation n’est pas préoccupante. Pourquoi, me direz-vous ? Parce qu’elle est si désespérée que nous en préoccuper ne constituerait rien d’autre qu’une perte de temps monumentale.
Alberoth ne prêta aucune attention à l’intervention du général, ou du moins il n’y donnait aucun crédit. Ces réunions où ces hommes crampés à leurs fauteuils et leurs idées s’apparentaient pour l’empereur à une farce, un théâtre habilement orchestré dans le but de le flouer. Il les regardait postillonner, plisser du front en feignant la conception d’une nouvelle stratégie et s’affairer sur la grande carte avec ces pions et ces coupelles de métal censées représenter l’état du conflit. Bien que long et ennuyeux ce spectacle constituait une forme de distraction pour Alberoth qui échappait ce faisant à une après-midi à somnoler dans les serres ou à classer sa collection de timbres.
— S’ils veulent prendre Miners, ils seront forcés de passer par la forêt d’Endolin, dit Lonoch en ajustant son monocle. Leurs troupes vont être ralenties, ce qui nous offre l’opportunité de faire venir un bataillon d’Hosgareth.
L’évocation de Miners raviva le souvenir d’une journée particulière dans l’esprit d’Alberoth. Trois mois plus tôt, alors que sa certitude d’une guerre occulte souffrait d’un manque de preuve, il avait sciemment bougé des pions sur la carte en y plaçant une rondelle de métal sur Miners. Les disques argentés symbolisaient les troupes de Dubithor, et le lendemain de sa duperie, ni Emeric ni Setlen ne s’en était aperçu. La semaine suivante, le général avait même averti l’empereur que ce bataillon, pourtant fictif, venait d’être perdu lors de l’assaut de la ville. Par ailleurs, Miners se trouvait dans une vallée encaissée sans atout stratégique notoire, ce qui achevait de renforcer l’invraisemblance de cette guerre.
La conversation s’était poursuivie jusqu’au moment où Emeric tira Alberoth de sa méditation.
— Qu’en pensez-vous Votre Majesté ?
— Expliquez-moi encore je vous prie, je n’ai pas très bien entendu.
L’âge offrait certains avantages, se dit l’empereur en écoutant cette fois-ci le duc.
— Lonoch préconise de mobiliser les soldats d’Hosgareth pour la défense de Miners alors que le général Setlen préférait les diriger vers le nord pour prendre l’armée ennemie à revers dans la forêt.
— C’est la première fois que cette opportunité se présente à nous, souligna le véhément Setlen en accompagnant ses paroles de poings fermés sur la table, comme pour donner plus d’autorité à ses propos. Songez que nous pourrions même les pousser jusqu’à Ashnogül et bloquer l’isthme du Sénéstan.
— Les rebelles auraient deux fronts à gérer, fit Emeric en examinant la carte. C’est ingénieux, ça menacerait leurs avancées et pourrait même les inciter à rebrousser chemin. Même s’ils consolident leur position, nous aurions plus de temps pour réorganiser notre défense.
Lonoch haussa les sourcils.
— Cette solution est la pire, dit-il platement. Je ne suis pas partisan de sacrifier tout un bataillon pour un hypothétique sursis.
— La flotte en amont préviendrait une contre-attaque, et pourrait assurer l’évacuation des troupes, riposta Setlen.
— De ce qu’il en reste, c’est prendre le risque de perdre également le peu de navires qui nous reste. Non… Le siège de Miners est plus important. Ils épuiseront leurs troupes dans les montagnes et quand il prendra la ville, parce qu’il la prendra ne nous faisons pas d’illusions, il aura tout de même essuyé des pertes. Maintenant que cette armée est au milieu du pays, nous devons davantage miser sur l’usure de l’ennemi que sur une dangereuse expédition au Sénéstan.
Le général et le ministre se défièrent en silence du regard. Sans concevoir de haine réciproque, les deux hommes tenaient trop à leur idée pour y renoncer. Emeric coupa court à cette scène pour s’adresser à l’empereur.
— Sire, comprenez qu’il se joue là peut-être notre unique chance de reprendre l’avantage.
— Je vois oui. Je comprends.
— Je me permets de rajouter, Sire, que la flotte…
— Oui je sais… trancha Alberoth en agitant une main. Donnez-moi un instant.
Le vieil empereur entreprit un examen minutieux de la carte. Cette fois-ci, il fit taire son indifférence pour réfléchir convenablement au problème qui lui était posé. Même si ses décisions ne trouvaient pas écho dans la réalité, Alberoth ressentit du plaisir à considérer les arguments du conseil. Il avait gagné plusieurs guerres dans le temps, principalement des tentatives d’invasions de Docotère, parfois du lointain despotat de Guéridon, et à chaque fois l’empereur avait déployé un talent peu commun pour anéantir les ambitions ennemies. Il eut l’impression de se retrouver des années, des décennies plus tôt, et au bout de plusieurs minutes de réflexions, il s’affaissa sur son trône l’air serein.
Plongés dans l’expectative, les trois hommes l’observèrent avec patience.
— J’ai une meilleure idée. Vous allez brûler la forêt Endolin quand Cohlse y arrivera. Miners aussi doit être détruite.
Emeric, Setlen et Lonoch restèrent immobiles une minute, la mâchoire tombante. Alberoth savoura l’instant et ne rajouta rien de plus.
— Que vient faire l’empereur Cohlse III dans toute cette histoire ? Je ne saisis pas...
Emeric lui fit non de la tête et reprit rapidement :
— N’est-ce pas ce que nous tentons justement d’empêcher ? s’enquit-il les sourcils arqués.
L’ironie ne troubla pas l’empereur qui se fendit d’un petit sourire derrière sa barbe.
— Les troupes de Miners rejoindront celles d’Hosgareth sur l’autre rive du fleuve Dubilin, et détruiront tous les ponts. Voyons voir…
Il pointa un index osseux sur la carte.
— Regardez, le fleuve coupe presque de moitié le pays, c’est une muraille naturelle derrière laquelle toute notre armée doit se retrancher. Pour passer, ils devront soit contourner par les montagnes, soit passer par les côtes.
Il illustra ses propos en tapant les zones concernées avec sa canne.
— Dans le premier cas, il l’été Dubithorien les emportera, dans l’autre, notre flotte les bombardera tranquillement depuis la mer.
Une certaine confusion naissait chez les trois conseillers. Ils se regardaient alternativement avec la carte, tout en manipulant à tout va des pions devant un Alberoth comblé.
— Sire, c’est …
— Brillant, acheva Lonoch les yeux brillants.
— Leur unique solution sera alors de forcer un passage dans les plaines de l’est, s’ils ne passent pas des mois à construire un pont.
Alberoth surenchérit.
— De plus, l’incendie de la forêt devrait les surprendre et leur infliger des pertes. Quant à Miners, ils comprendront en voyant la ville en cendre que nous tendrons à employer des méthodes plus coercitives pour leur faire obstacle.
Le reste de l’après-midi fut consacré à régler les détails courants comme l’évacuation des habitants et le ravitaillement de l’armée. Alberoth les laissa opérer tranquillement avant de s’éclipser en même temps que le jour vers la grande salle à manger.
La cérémoniale du dîner fonctionna comme à l'accoutumée et la grande salle à manger s’emplit progressivement des lumières électriques et du murmure des conversations feutrées. L’empereur mangea plus qu’il n’avait faim, trop accaparé par cette tactique qu’il avait initiée. En effet, au cours du repas, Alberoth ne quitta pas du regard une mosaïque qui surplombait une des cheminées et représentant l’empire.
Un sentiment désagréable obnubilait toujours ses pensées malgré sa certitude : le doute. Alberoth se demandait si l’âge ne l’avait pas transformé en un souverain aigri et paranoïaque trop peu investi dans le sort de l’empire pour aller jusqu’à inventer une machination d’ampleur sans égale. L’empereur redoutait qu’au fond de lui ne se tapissent les prémisses d’une folie augurant des jours sombres, et qu’elle provoque à terme la chute de l’empire. Car il s’agissait de bien folie que d’avoir élaborer une tactique aussi perverse. Le tracé du fleuve sur les cartes était trompeur : en réalité le Dubilin, bien que large, avait une profondeur anecdotique dans le piémont en raison de toute la grave charriée depuis les sommets. Si son homologue, l’empereur Cohlse III menait bien une armée contre lui, et qu’il faisait preuve d’astuce, les troupes franchiraient sans mal le cours d’eau. Depuis des mois que le conflit durait, les Docots feraient ainsi une percée significative. Si tout était vrai, l’armée couperait par la vallée d’Imur, détruirait les bourgades des plaines et marcherait vers la capitale, et alors Alberoth verrait. Il verrait la fin bien réelle de Dubithor.


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