Note de la fic :
Publié le 26/07/2012 à 15:05:04 par Ostramus
L'empereur Alberoth se pencha à l'une des immenses fenêtres de la bibliothèque et observa d'un oeil torve le palais qui s'offrait à son regard. Il soupira et songea non sans inquiétude à la guerre qui secouait le pays loin de la capitale. L'ennemi envahissait des régions dont Alberoth ignorait tout, jusqu'à leurs noms.
Le verre lui renvoyait un reflet diffus de lui-même, qui correspondait plus que jamais à sa condition. Il se sentait aussi évanescent que sa pâle image, tourmenté, vidé goutte à goutte de sa substance par le tracas. Cette lente torture était aussi froide et impersonnelle que ces immenses carreaux ; il s'agissait d'un spectre, qui gauchissait en permanence sa vision et voilait imperceptiblement les couleurs du monde, de plus en plus chaque jour, gagnant d'instant en instant une opacité effrayante.
Le vieil empereur recula et porta son attention sur l'horizon qui luisait des ultimes lueurs du jour. Alberoth avait récemment acquis une forme nauséeuse d'incertitude. Il percevait au plus profond de lui qu'un mystère se jouait derrière les vastes plaines qui se nappaient alors d'ombres. Par delà, les choses n'avaient de concrètes que le crédit qu'il pouvait bien accorder aux dires de ses sujets.
Aussi Alberoth entretenait une méfiance à l'égard du monde et de son déroulement. Une méfiance trouble qu'il savait totalement infondée si ce n'était sur son caractère sénescent qu'il espérait davantage être la manifestation d'un sursaut de lucidité.
Depuis toujours, son univers se limitait à ce gigantesque palais où l'essentiel de ses souvenirs y trouvait écho. À dire vrai, Alberoth régnait sur un monde qu'il ne connaissait pas, pire, qu'il ne voyait pas. Il ne percevait de la réalité qu'une fraction par la parole, les peintures ou les missives, lesquelles étaient altérées par leurs auteurs. L'empereur était le soleil d'un univers autour duquel orbitaient des illusions. Par ailleurs, en plus de la fatigue à raison d'incessants questionnements, le souverain peinait même à concevoir la véritable étendue de son pouvoir, pourtant si convoité. En vérité, il se sentait terriblement impuissant.
Alberoth leva les bras pour faire tomber les manches de son costume, puis fit craquer ses articulations. Après le soulagement, la douleur des doigts pétris d'arthrose l'envahit doucement. La vieillesse constituait une des rares certitudes de son monde vacillant si bien qu'il savoura la chaleur qui picotait à ses phalanges. Puis, il fit courir ses doigts calleux sur son plastron et se saisit de sa montre de gousset ; le temps venait de chasser ses réflexions par des questions d'ordres plus pragmatiques. Il pivota lentement et, s'aidant de sa fine canne, il se dirigea vers le centre de la pièce meublée d'une impressionnante table en bois sombre.
Face à lui, une longue carte en parchemin s'étalait de toute sa longueur que d'épais livres empêchaient qu'elle s'enroule. Éparpillés ici et là, des rondelles de métal et une collection de pions ouvragés ponctuaient selon une logique toute militaire le document en créant un schéma abstrait pour n'importe quel profane. Pourtant, se dit Alberoth en palpant les pions, le sort de l'empire dépendait de cette table qui siégeait au centre de l'immense bibliothèque. Et tandis que des soldats donnaient leur vie sur le front, les stratèges qui les manipulaient déjeunaient dans la Grande salle dans l'aile ouest quant ils ne se livraient pas aux affres de la cour.
Une détonation fit sursautait Alberoth. L'empereur serra ses poings d'exaspération ; il ne supportait plus ses grandes portes qui claquaient et grinçaient à longueur de journée. Il se passa une main sur le visage pour détendre ses traits et tourna la tête pour voir qui venait d'entrer sans annonce d'aboyeur.
Un homme minuscule, presque à l'apparence juvénile mais vêtu de précieux apparats, s'avançait d'un pas preste parmi les rayonnages de livres. Le duc Emeric comptait parmi l'un des plus éminents stratèges de son temps ; doté d'une intelligence rare, il peinait à affirmer son crédit en raison de taille. Lorsqu'il se levait d'un siège, il se révélait aussi petit qu'en étant assis, ce qui en temps normal amusait l'empereur. Or à cet instant, il n'esquissa pas un sourire. Le visage du duc d'habitude si impavide arborait une expression de profond épuisement, et ce, à peine deux mois après le début des conflits.
Ce dernier s'épargna des salutations protocolaires et se munit sans autre préambule d'une petite baguette en bois qu'il pointa sur la carte. Il resta en silence, sembla hésiter, puis se résolut à retirer un cube de bois pour poser deux nouvelles rondelles métalliques. Un poids terrible s'abattit sur Alberoth qui prit conscience par cette aussi courte que savante intervention que l'avantage de la guerre leur faisait désormais défaut.
Depuis des millénaires, Dubitor possédait un atout indéniable, celui d'être une île, d'une taille pouvant concurrencer celle d'un continent. Toutefois, un inexplicable phénomène avait bouleversé l'échiquier politique : les marées sans retour. Sans qu'aucune éminence scientifique ne sache pourquoi, le niveau des océans baissait, offrant de plus larges côtes, lesquelles changeaient. Aussi d'île, Dubitor était devenu une péninsule désormais rattachée par l'isthme du Sénéstan, précédemment archipel du Sénéstan. Leur voisin, le puissant empire de Docotère, avait compris le profit possible de la situation et s'était forgé l'évidence d'attaquer Dubitor dans le seul but de s'approprier les nouvelles terres, quand bien même celles-ci se résumaient à des milliers d'hectares d'algues, de corail et de poissons pourrissants.
— Gethillin vient de tomber, annonça le duc Emeric, avec la perte de la moitié de nos canons durant le siège.
Alberoth embrassa le regard du noble. Son visage trahissait de l'inquiétude. Une inquiétude manifestement pas feinte songea-t-il. Il assena son épaule d'une main bienveillante et tenta de se montrer le plus maître de lui-même afin de ne pas céder à la panique.
— Je vois.
Fébrile, il trouva refuge dans un fauteuil et s'enfonça de tout son corps en soupirant.
— Avez-vous d'autres nouvelles du front ?
Alberoth sonda à nouveau le regard d'Emeric, et y décela la même lueur qui obnubilait ses pensées. Un éclat paradoxalement sombre qui animait ses généraux depuis que les docots avaient forcé l'isthme : le scrupule. Le scrupule de délivrer de mauvaises nouvelles à qui de droit elles revenaient pourtant. Pour une raison qui lui échappait, ses conseillés, les membres de la cour jusqu'à certaines domestiques témoignaient d'une hésitation, sinon subtile, qui avec le temps allait crescendo.
La providence avait conféré à Alberoth suffisamment de sagesse pour qu'il dispense l'empire d'un règne juste, faisant de Dubitor un pays serein et prospère. Ni le peuple ni les élites ne pouvaient se plaindre de quelques malfaisances de sa part, si bien qu'il se savait respecté plutôt que craint. Par ailleurs, cette guerre n'était pas sa première, et il en avait remporté pour l'essentiel. Ce faisant, Alberoth se questionnait sur cette inconstance, cette réticence à lui partager des informations.
— En effet Sire, lui répondit Emeric en interrompant les réflexions de l'empereur. De mauvaises nouvelles.
Il joignit ses mains et baissa la tête.
— Vraiment très mauvaises, répéta-t-il plus doucement.
— Je suis curieux, lançant Alberoth en faisant tourner sa canne entre doigts. Comment se fait-il que vous soyez au courant de pareilles nouvelles alors que j'ai plusieurs fois ordonné que les missives me parviennent en premier lieu ?
La lueur fléchit pour devenir flamme.
— J'ai pris cette initiative pour vous soulager de vos responsabilités, rétorqua le duc d'un ton résolument confiant.
La canne échappa des doigts d'Alberoth. Il ne chercha pas à la rattraper laissa l'objet tomber à terre qui résonna dans la vaste pièce. Emeric s'inclina avec l'intention de ramasser la canne. En voulant se redresser, il fut surpris. L'empereur le maintenait courbé en tirant sur les pans de son veston.
— Sire ?...
Alberoth approcha son visage du duc et vit la lueur disparaître. Enfin, pensa-t-il.
— Votre Majesté, je vous invite à...
— Silence.
Une moue de stupéfaction parcourut les lèvres du duc qui tenta poliment de se dégager. Cependant, Alberoth réaffirma son emprise jusqu'à forcer le noble à s'agenouiller sur le marbre.
— Je vous en prie, duc, expliquez-moi à nouveau par quel raisonnement absurde il vous est venu cette idée fort originale de désobéir à votre seigneur et maître.
La respiration d'Emeric se fit plus rapide et son visage, bien que fardé, devint rubicond. Les premières ombres de la nuit conféraient à Alberoth une gravité tout appropriée. Il paracheva la scène en plissant lentement les yeux tout en dévisageant le duc, alors pris de mutisme.
— Disparaissez.
Le petit homme se redressa avec une économie dans ses gestes. Il déglutit, tenta vainement de défroisser ses habits, puis s'inclina.
— Sire.
Toujours ancré dans son fauteuil, Alberoth regarda le duc quitter la pièce. Il comprit à la douceur avec laquelle il referma la porte derrière lui que son manège avait parfaitement fonctionné.
Le vieil empereur se sépara du fauteuil pour retourner à la grande fenêtre. Il baissa sa tête en arrière et préféra aux lueurs de la ville l'éclat des astres. Soudain, les lampes à incandescence de la bibliothèque s'associèrent à ce concert d'illumination. Alberoth fut alors frappé par cette lumière, qui mettait à jour des conclusions sinueuses. L'électricité nouvelle qui animait ces lampes, et parfois les machines, demeurait pour lui un mystère de la science. Cette force invisible récemment découverte et tout juste maîtrisée possédait un pouvoir indiscernable pour qui n'était pas introduit d'un savoir technique. Alberoth se dit alors qu'il existait d'autres pouvoirs, parmi les hommes, et qu'il n'était pas investi des tractations qui se tramaient à son insu. De toutes les guerres, les intrigues de palais étaient les pires.
Alberoth ramassa sa canne et détailla une dernière fois la table. À présent, il le savait : Dubitor ne subissait aucune invasion. La guerre servait de prétexte à un autre dessein. Il se dirigea alors vers la porte avec l'espoir de gagner ses appartements sans croiser qui que ce soit.
Alors que sa main épousait la forme élancée de la clenche, un sourire émargea de ses rides. Il retourna à la table, tourna autour plusieurs fois et se rassit sur le fauteuil. Doucement, il poussa avec sa canne un disque de métal pour le positionner au-dessus de ville de Miners. Il prit également le cube retiré par Emeric et le reposa, cette fois-ci au hasard près des côtes.
Sans accorder une once d'attention supplémentaire à la carte, il quitta définitivement les lieux et gagna sa chambre sans cérémonial. Il se glissa dans les draps de son lit, et pour la première fois depuis des années, il souhaita que le temps s'écoule plus vite.
Le verre lui renvoyait un reflet diffus de lui-même, qui correspondait plus que jamais à sa condition. Il se sentait aussi évanescent que sa pâle image, tourmenté, vidé goutte à goutte de sa substance par le tracas. Cette lente torture était aussi froide et impersonnelle que ces immenses carreaux ; il s'agissait d'un spectre, qui gauchissait en permanence sa vision et voilait imperceptiblement les couleurs du monde, de plus en plus chaque jour, gagnant d'instant en instant une opacité effrayante.
Le vieil empereur recula et porta son attention sur l'horizon qui luisait des ultimes lueurs du jour. Alberoth avait récemment acquis une forme nauséeuse d'incertitude. Il percevait au plus profond de lui qu'un mystère se jouait derrière les vastes plaines qui se nappaient alors d'ombres. Par delà, les choses n'avaient de concrètes que le crédit qu'il pouvait bien accorder aux dires de ses sujets.
Aussi Alberoth entretenait une méfiance à l'égard du monde et de son déroulement. Une méfiance trouble qu'il savait totalement infondée si ce n'était sur son caractère sénescent qu'il espérait davantage être la manifestation d'un sursaut de lucidité.
Depuis toujours, son univers se limitait à ce gigantesque palais où l'essentiel de ses souvenirs y trouvait écho. À dire vrai, Alberoth régnait sur un monde qu'il ne connaissait pas, pire, qu'il ne voyait pas. Il ne percevait de la réalité qu'une fraction par la parole, les peintures ou les missives, lesquelles étaient altérées par leurs auteurs. L'empereur était le soleil d'un univers autour duquel orbitaient des illusions. Par ailleurs, en plus de la fatigue à raison d'incessants questionnements, le souverain peinait même à concevoir la véritable étendue de son pouvoir, pourtant si convoité. En vérité, il se sentait terriblement impuissant.
Alberoth leva les bras pour faire tomber les manches de son costume, puis fit craquer ses articulations. Après le soulagement, la douleur des doigts pétris d'arthrose l'envahit doucement. La vieillesse constituait une des rares certitudes de son monde vacillant si bien qu'il savoura la chaleur qui picotait à ses phalanges. Puis, il fit courir ses doigts calleux sur son plastron et se saisit de sa montre de gousset ; le temps venait de chasser ses réflexions par des questions d'ordres plus pragmatiques. Il pivota lentement et, s'aidant de sa fine canne, il se dirigea vers le centre de la pièce meublée d'une impressionnante table en bois sombre.
Face à lui, une longue carte en parchemin s'étalait de toute sa longueur que d'épais livres empêchaient qu'elle s'enroule. Éparpillés ici et là, des rondelles de métal et une collection de pions ouvragés ponctuaient selon une logique toute militaire le document en créant un schéma abstrait pour n'importe quel profane. Pourtant, se dit Alberoth en palpant les pions, le sort de l'empire dépendait de cette table qui siégeait au centre de l'immense bibliothèque. Et tandis que des soldats donnaient leur vie sur le front, les stratèges qui les manipulaient déjeunaient dans la Grande salle dans l'aile ouest quant ils ne se livraient pas aux affres de la cour.
Une détonation fit sursautait Alberoth. L'empereur serra ses poings d'exaspération ; il ne supportait plus ses grandes portes qui claquaient et grinçaient à longueur de journée. Il se passa une main sur le visage pour détendre ses traits et tourna la tête pour voir qui venait d'entrer sans annonce d'aboyeur.
Un homme minuscule, presque à l'apparence juvénile mais vêtu de précieux apparats, s'avançait d'un pas preste parmi les rayonnages de livres. Le duc Emeric comptait parmi l'un des plus éminents stratèges de son temps ; doté d'une intelligence rare, il peinait à affirmer son crédit en raison de taille. Lorsqu'il se levait d'un siège, il se révélait aussi petit qu'en étant assis, ce qui en temps normal amusait l'empereur. Or à cet instant, il n'esquissa pas un sourire. Le visage du duc d'habitude si impavide arborait une expression de profond épuisement, et ce, à peine deux mois après le début des conflits.
Ce dernier s'épargna des salutations protocolaires et se munit sans autre préambule d'une petite baguette en bois qu'il pointa sur la carte. Il resta en silence, sembla hésiter, puis se résolut à retirer un cube de bois pour poser deux nouvelles rondelles métalliques. Un poids terrible s'abattit sur Alberoth qui prit conscience par cette aussi courte que savante intervention que l'avantage de la guerre leur faisait désormais défaut.
Depuis des millénaires, Dubitor possédait un atout indéniable, celui d'être une île, d'une taille pouvant concurrencer celle d'un continent. Toutefois, un inexplicable phénomène avait bouleversé l'échiquier politique : les marées sans retour. Sans qu'aucune éminence scientifique ne sache pourquoi, le niveau des océans baissait, offrant de plus larges côtes, lesquelles changeaient. Aussi d'île, Dubitor était devenu une péninsule désormais rattachée par l'isthme du Sénéstan, précédemment archipel du Sénéstan. Leur voisin, le puissant empire de Docotère, avait compris le profit possible de la situation et s'était forgé l'évidence d'attaquer Dubitor dans le seul but de s'approprier les nouvelles terres, quand bien même celles-ci se résumaient à des milliers d'hectares d'algues, de corail et de poissons pourrissants.
— Gethillin vient de tomber, annonça le duc Emeric, avec la perte de la moitié de nos canons durant le siège.
Alberoth embrassa le regard du noble. Son visage trahissait de l'inquiétude. Une inquiétude manifestement pas feinte songea-t-il. Il assena son épaule d'une main bienveillante et tenta de se montrer le plus maître de lui-même afin de ne pas céder à la panique.
— Je vois.
Fébrile, il trouva refuge dans un fauteuil et s'enfonça de tout son corps en soupirant.
— Avez-vous d'autres nouvelles du front ?
Alberoth sonda à nouveau le regard d'Emeric, et y décela la même lueur qui obnubilait ses pensées. Un éclat paradoxalement sombre qui animait ses généraux depuis que les docots avaient forcé l'isthme : le scrupule. Le scrupule de délivrer de mauvaises nouvelles à qui de droit elles revenaient pourtant. Pour une raison qui lui échappait, ses conseillés, les membres de la cour jusqu'à certaines domestiques témoignaient d'une hésitation, sinon subtile, qui avec le temps allait crescendo.
La providence avait conféré à Alberoth suffisamment de sagesse pour qu'il dispense l'empire d'un règne juste, faisant de Dubitor un pays serein et prospère. Ni le peuple ni les élites ne pouvaient se plaindre de quelques malfaisances de sa part, si bien qu'il se savait respecté plutôt que craint. Par ailleurs, cette guerre n'était pas sa première, et il en avait remporté pour l'essentiel. Ce faisant, Alberoth se questionnait sur cette inconstance, cette réticence à lui partager des informations.
— En effet Sire, lui répondit Emeric en interrompant les réflexions de l'empereur. De mauvaises nouvelles.
Il joignit ses mains et baissa la tête.
— Vraiment très mauvaises, répéta-t-il plus doucement.
— Je suis curieux, lançant Alberoth en faisant tourner sa canne entre doigts. Comment se fait-il que vous soyez au courant de pareilles nouvelles alors que j'ai plusieurs fois ordonné que les missives me parviennent en premier lieu ?
La lueur fléchit pour devenir flamme.
— J'ai pris cette initiative pour vous soulager de vos responsabilités, rétorqua le duc d'un ton résolument confiant.
La canne échappa des doigts d'Alberoth. Il ne chercha pas à la rattraper laissa l'objet tomber à terre qui résonna dans la vaste pièce. Emeric s'inclina avec l'intention de ramasser la canne. En voulant se redresser, il fut surpris. L'empereur le maintenait courbé en tirant sur les pans de son veston.
— Sire ?...
Alberoth approcha son visage du duc et vit la lueur disparaître. Enfin, pensa-t-il.
— Votre Majesté, je vous invite à...
— Silence.
Une moue de stupéfaction parcourut les lèvres du duc qui tenta poliment de se dégager. Cependant, Alberoth réaffirma son emprise jusqu'à forcer le noble à s'agenouiller sur le marbre.
— Je vous en prie, duc, expliquez-moi à nouveau par quel raisonnement absurde il vous est venu cette idée fort originale de désobéir à votre seigneur et maître.
La respiration d'Emeric se fit plus rapide et son visage, bien que fardé, devint rubicond. Les premières ombres de la nuit conféraient à Alberoth une gravité tout appropriée. Il paracheva la scène en plissant lentement les yeux tout en dévisageant le duc, alors pris de mutisme.
— Disparaissez.
Le petit homme se redressa avec une économie dans ses gestes. Il déglutit, tenta vainement de défroisser ses habits, puis s'inclina.
— Sire.
Toujours ancré dans son fauteuil, Alberoth regarda le duc quitter la pièce. Il comprit à la douceur avec laquelle il referma la porte derrière lui que son manège avait parfaitement fonctionné.
Le vieil empereur se sépara du fauteuil pour retourner à la grande fenêtre. Il baissa sa tête en arrière et préféra aux lueurs de la ville l'éclat des astres. Soudain, les lampes à incandescence de la bibliothèque s'associèrent à ce concert d'illumination. Alberoth fut alors frappé par cette lumière, qui mettait à jour des conclusions sinueuses. L'électricité nouvelle qui animait ces lampes, et parfois les machines, demeurait pour lui un mystère de la science. Cette force invisible récemment découverte et tout juste maîtrisée possédait un pouvoir indiscernable pour qui n'était pas introduit d'un savoir technique. Alberoth se dit alors qu'il existait d'autres pouvoirs, parmi les hommes, et qu'il n'était pas investi des tractations qui se tramaient à son insu. De toutes les guerres, les intrigues de palais étaient les pires.
Alberoth ramassa sa canne et détailla une dernière fois la table. À présent, il le savait : Dubitor ne subissait aucune invasion. La guerre servait de prétexte à un autre dessein. Il se dirigea alors vers la porte avec l'espoir de gagner ses appartements sans croiser qui que ce soit.
Alors que sa main épousait la forme élancée de la clenche, un sourire émargea de ses rides. Il retourna à la table, tourna autour plusieurs fois et se rassit sur le fauteuil. Doucement, il poussa avec sa canne un disque de métal pour le positionner au-dessus de ville de Miners. Il prit également le cube retiré par Emeric et le reposa, cette fois-ci au hasard près des côtes.
Sans accorder une once d'attention supplémentaire à la carte, il quitta définitivement les lieux et gagna sa chambre sans cérémonial. Il se glissa dans les draps de son lit, et pour la première fois depuis des années, il souhaita que le temps s'écoule plus vite.