Note de la fic :
Publié le 22/07/2012 à 17:53:36 par Gregor
7 juin 2090, 10 h 18
Ancienne autoroute A6, secteur de Fresnes.
Le soleil inondait le bitume gris. Difficile d'imaginer que quatre ans avant, les embouteillages étaient permanents. De l'ancien viaduc qui courait sur l'antique autoroute, il ne restait par endroits que des plaques et des piles, quasiment tous à terre. C'était un enfer pour avancer, et par malheur, la chaleur était insupportable. J'attendais.
— Regalium Kris ?
Constant se tenait à côté de moi. S’infiltrer à une telle heure de la journée relevait d’une insolence détestable, mais nous avions la technologie de notre côté. Pour tous, nous n’étions que de vagues moiteurs, tourbillons d’air surchauffés par l’été naissant. En dépit de cela, rendre cinq hommes aussi discrets que la nuit n’était pas une mince affaire.
La procédure était tout à fait normale dans le milieu. Jouer au chat et à la souris avec ces « amis » d’un jour restait une tradition tenace, alors que les différences avaient entrainé un divorce, accepté depuis longtemps. Le temps lointain où tous ne formaient qu’une seule entité était une autre époque.
— Oui, j’ai vu, répondis-je.
La scène prenait un aspect surnaturel à mesure que nous remontions l’ancienne chaussée. Le sable devenait plus épais, formant rapidement des cordons dunaires hauts de quelques mètres qui venaient lécher les anciennes structures de béton.
La solitude mentale n’était qu’un leurre, et nous le savions parfaitement. Car quelques centaines de mètres plus loin, un officier se tenait bien raide. Il attendait notre venue, comme ses supérieurs l’exigeaient. Malgré la surprise qu’il avait dû éprouver en voyant débarquer sept cyborgs en tenues militaires impeccables, il se contenta de nous saluer. Je lui rendis sa politesse, et il cessa de braquer vers nous un regard terrifiant de neutralité. Après tout, nous étions chez eux. D’anciens ennemis n’oublient pas si facilement de mauvaises habitudes. Moi-même, dans mon empressement d’obéir au Magister en devenant, pour un jour, le chef de cette délégation diplomatique envoyée courtoisement visiter le « Black Libra », je n’avais pas oublié ma lame. Pendue sur une hanche aussi métallique que son tranchant, elle tintait au rythme de mes pas.
Le pseudodésert français fit rapidement place à des rues silencieuses, à peine troublées par les murmures d’un sirocco abrasif qui faisait crisser sur l’acier un sable de quartz. Quelques maisons aux crépis écaillés se tenaient de chaque côté de nous, calmes géants qui balisaient une allée sacrée. De l’autre côté se dressait le QG du Black Libra. Bien qu’il fût plus grand et moins abimé que la Forteresse, je ne retrouvais pas l’atmosphère particulière qui marquait l’âme des guerriers d’une trace inaltérable. Ce n’était qu’un vieil immeuble du dix-neuvième siècle, le moins miteux du secteur. Aucun système de surveillance digne de ce nom, à peine une paire de soldats pour garder l’entrée. En passant à côté d’eux, je remarquai immédiatement que ce n’était que de la bleusaille. Je leur lançai un regard qui se voulait terrifiant, et je sentis leur semblant d’assurance se réduire tandis que leurs têtes plongeaient vers le sol. Moi, j’avais tué. Pas eux. Et ils le percevaient.
Sans répondre aux saluts qui se figeaient devant nous, nous avancions. Je fixais la nuque de l’officier qui nous menait vers le maître des lieux, mais j’avais parfaitement conscience que mes cinq soldats et mon sergent notaient tout. La configuration du lieu le nombre et le type de soldats en poste, les systèmes d’alimentation électrique, les réseaux de communication, les armements présents, et tout ce qui pouvait être en mesure de nous nuire. Scanner un tel bâtiment tout en faisant mine de rien devait être un exercice ardu. Mais Constant le maîtrisait à la perfection. Si je n’avais pas su ce qu’il manigançait, je ne me serais aperçu de rien d’anormal.
Nous n’avions pas le droit à l’échec. Et, de toutes les manières, nous ne pouvions pas. Même pour un cyborg, la mort est loin d’être attirante quand elle touche à soi-même. Même lorsque l’on se persuade de n’être qu’un outil qui prend conscience du monde.
Ce genre de pensée m’énervait, et je la laissai de côté tandis que nous franchissions une enfilade de portes blanchies par le soleil.
La salle ne possédait aucun attrait. Pire encore, dans sa conception, elle reflétait des défauts flagrants. Des fenêtres nullement protégées ou renforcées contre des impacts de balles s’ouvraient vers l’extérieur, laissant la chaleur pénétrer sans restriction. Le système électrique menaçait de claquer à tout moment tant il était vieux. Le plafond, relativement bas, avait perdu ses couleurs d’origine, et quelques rares écailles pendantes signaient l’existence d’un décor autrefois raffiné. La luxure que l’on attribuait à cette « association de libres-penseurs armés » se révélait bien décevante. Au final, il ne leur restait que le mensonge pour surnager encore un peu.
Face à cette déchéance, je ne pouvais qu’être davantage renforcé dans mon sentiment d’agir dans le bon sens. La chienlit du peuple ne devrait pas disposer de tant de moyens. À peine naissante, elle aurait dû être décapitée.
Une table en verre, longue d’une dizaine de mètres et large d’à peine un, occupait le centre de la pièce. À l’une des extrémités se tenait un homme bien en chair, et dont la barbe fleurie s’étalait avec indécence. Négligence, qu’un sourire faussement naïf ne parvint pas à effacer.
Zaïdar Lo-Pujhol devenait le faux ami d’un jour. Pour moi, il n’y avait qu’un porc à égorger. Un porc certes vautré dans un raffinement décadent, mais il n’en restait pas moins repoussant.
— Mes amis, commença-t-il. Je suis si heureux de vous recevoir.
Main tendue. Je l’agrippai, l’envie terrible de l’arracher me brûlant les doigts.
— Nous venons de la part du Magister Mark. Nous représenterons l’Ordo Humanis durant la durée des pourparlers, déclarai-je sans joie.
— Très bien, très bien.
Un petit rire joyeux s’échappa de ses lèvres. Le rétro-contrôle émotionnel s’activa aussitôt, m’empêchant de commettre un acte désobligé. Je n’étais qu’un outil, l’heure de sa mort ne frappait pas encore à la porte.
— Dans ce cas, commençons...
« Oui, commençons ton testament », pensai-je.
Une plume s’approchant d’un papier épais. L’encre préparait sa course au rythme de ma main, impatiente de signifier mon accord.
Il n’en fut rien.
Constant, debout derrière moi, comprit qu’il s’agissait du signal convenu pour, enfin, achever cette comédie. Avant que quiconque n’ait le temps de réagir, un fusil à impulsion avait surgi de son épaule mécanisée. Les dix premiers à tomber sous les balles furent les plus chanceux. Ils ne réalisèrent pas ce qu’il se passait, et avant de comprendre un centième de cette folie, leurs âmes s’étalaient déjà en de magnifiques gerbes. Dehors, le soleil déclinant terminait sa folle course, lançant ses rayons sur des gouttes écarlates. La substance poisseuse d’un cerveau réduit en bouillie par une balle explosive s’écrasa au sol.
La lame de mon épée ne s’entacha pas. Solidement ancrée dans son étui laqué, elle tintait, encore et toujours. Mais c’était bien le canon de mon fusil épaulier qui semait la mort à coup de décharges mêlant acier et surcharges électriques.
Rapidement, il resta peu de soldats. Notre régularité finissait par payer. Et alors qu’il ne restait que trois ennemis, je fis signes à mes hommes de reculer en condamnant les issues de la salle.
Le cri du métal éveilla en moi une pulsion froide et contenue. Sa rage n’en serait que plus fatale. Je lançai un regard à ces pauvres types, les préparant au sort que je leur réservais.
Le programme informatique se chargea sur ma mémoire rapide. Ma conscience modifia sa lancée, s’oubliant juste assez pour simplement ressentir le changement.
Tout tourbillonna. La lame dansa entre les doigts, et elle fondit. Un corps, le premier, s'étonna. Il eut beau s'empourprer, s'insurger, mais finalement, il ne put que se raidir dans le froid de la Disparition.
Lame chantante, offre encore un peu de musique macabre à ce monde. Prouve plus fort ta vérité, la seule et unique vérité qui soit pour tout être de cette terre. Dans ton mouvement fatal, retrait lent et courbé à la ronde horizontalité, emporte-les dans vers la seule Vérite douce à leurs sens. L'Homme retourne à Dieu, il redevient Son corps, Sa bonté, Sa miséricorde.
Essuyée d'un mouvement sec, chante encore, merveilleuse lame. Voltige, encore et encore sous le soleil qui brûle les chairs les plus sombres. Vole, encore et encore, ces deux vies vaillantes, qui tombent sous toi.
Zaïdar me fit face. Dans son regard, la terreur dansait tel un démon infernal. Je hochai la tête, et Constant agrippa le crâne du chef déchu, le tendant vers l’arrière. Je m’approchai, souriant tristement.
— Est-ce tout ce que tu sais être, fils du Diable ?
Le regarder, chacune des ses rides, les imprimer, pour qu'il reste quelque chose. Que quelqu'un se souvienne qu'il avait existé. La lame se leva, plus lente, plus sûre, plus belle qu'avant. Elle reconnaissait l'Homme, le valeureux guerrier qu'il avait été autrefois. Elle n'ôterait pas sa vie comme à tous les autres. Elle en ferait une œuvre, un moment fixé à jamais sur la grande toile universelle. Un temps, voilà ce que deviendrait Zaïdar sur cette partition infinie.
— Telle est la vie.
— Pauvre fou.
— Apprends mon nom avant de mourir.
Avancer, sans s'acharner. Mais seule ma lame reprenait sa course indomptable, et dans ma main, sa liberté de vivre.
La lever. Il regarda, sans avoir peur.
— Car…
Plus haut encore. Dernier éclat du soleil, l'or se fit plus brillant. Il pleura sans bruit. Juste des larmes, que bien vite les vents emporteraient vers ce pays si lointain.
— Je m’appelle
Et elle descendit. Elle fit, entre les notes du soleil, un grand bruit. Siffler comme un dragon, s'approcher du corps, plus vite, plus fort.
— Kris.
Elle effleura un cou trop gras. Le mordit. Le déchira. Le transperça. La fleur du Jour, cet hibiscus éphémère jaillit au soleil. Zaïdar pleura encore, toujours, pour ceux qui resteraient après lui. Les femmes, les enfants, les amis, la famille. Et sourire, en coin, de travers, presque ironique.
Un râle élégant, accroché sur ses lèvres. Sa bouche voulut articuler, mais la mort rapide que lui offrait un égorgement chirurgical ne lui accorda jamais ce loisir. L’honneur certes, mais l’honneur sali. Aucun traître ne devait survivre.
Voilà comment j’avais tué une légende. Voilà comme naquit ma propre justice.
Constant me fixa, un sourire en coin. Son expression se mua soudain en un regard horrifié, sans que je ne comprenne pourquoi.
— R... Regalium, commença-t-il.
— Quoi ?
— Votre nez... Regalium, votre nez saigne.
Je portai deux doigts sous mes narines, constatant qu’effectivement, du sang s’en échappait.
— Ce n’est rien, répondis-je.
— Mais Regalium...
— Ce n’est rien, insistai-je. Maintenant, préviens les hommes à l’extérieur que le travail est terminé.
Nouveau silence de Constant. Je le fixai, l’oeil mauvais.
— Tout de suite, sergent !
— B... Bien, Regalium.
Une radio grésilla. Le silence n’avait pas pris le temps de retomber à nouveau qu’une fusillade éclata à l’extérieur de la pièce. Quatre minutes plus tard, un capitaine de l’Ordo venait à ma rencontre, couvert de sang.
— Zone sécurisée, Regalium.
Et ce fut tout ce qu’il déclara. Je le gratifiai rapidement de quelques remerciements, après quoi, nous retournâmes vers Ivry.
Le soleil terminait sa course alors que nous remontions dans un Transporteur en direction de la Forteresse. La chaleur était difficilement tenable, et pour la première fois depuis longtemps, j’en souffrais. De lourdes gouttes tombaient de ce qu’il restait de mon front, tachant pour un temps l’acier de mes cuisses.
Et le sang, toujours. Constant avait détaché un kit médical tandis qu’un process évaluait le type et l’étendue des lésions. Il ne mettait pas plus d’une dizaine de secondes à détecter n’importe quelle blessure. Mais pas cette fois.
Trente secondes passèrent, et aucun résultat n’était tombé. Je relançai une nouvelle fois l’interface, qui, à nouveau, resta muette. Aucune anomalie. Le vide du normal, angoissant.
— Sergent ?
Constant s’approcha, je tentai de le rassurer en souriant doucement.
— Oui, Regalium ?
— Vérifie mon I.A de gestion médicale... Elle ne trouve rien.
Silence gêné de la part de mon subordonné, qui malgré tout, s’exécuta. J’attendais, patient, tout en maintenant une compresse le long de narines trop blanches. Mon corps mécanisé ne subissait pas l’hémorragie, mais l’autre corps, celui de chair, lançait plusieurs barrières pour continuer d’assurer les fonctions cérébrales. Un froid intense courut soudainement sur ma peau, et je claquai des mâchoires.
— Regalium ?
Cette fois, ce fut un soldat qui m’interpella. J’eus beau lui adresser le sourire le plus confiant assorti d’un « ça va aller », il n’en tint pas compte. Le sang sur la compresse commençait à sécher dans la nuit qui émergeait, mélange marron sous la lumière verte du véhicule d’assaut. Les circuits auxiliaires qui stockaient quelques décilitres de sang artificiel s’activaient pour maintenir pression et oxygénation dans des normes acceptables, malheureusement, rien ne changeait.
Les fourmillements cutanés se propagèrent à la partie gauche de mon champ de vision, régie par un réseau organique faiblissant. De minuscules taches violines dansèrent sans délicatesse devant moi.
J’ouvris la bouche, pour parler. Un gargouillis faiblard et désordonné noya mes mots, et tous se retournèrent vers moi. Maintenant je comprenais que le problème de ces saignements devait apparemment être bien plus grave que je ne le pensais. Dans l’optique de l’interface, je ne m’étais pas méfié un seul instant de cette hémorragie bénigne. Grave erreur. Je n’avais plus qu’un demi-litre de sang complètement modifié dans les rares vaisseaux de mon cerveau et de mon visage, quantité dérisoire qui avait suffi pour me mettre en danger.
Les couleurs tourbillonnèrent, agressives, et je notai avec distance un visage près du mien. Un vague son emplit mon crâne quelques instants, note indistincte qui se fondait dans le flou de ma vision.
Partir, à la renverse. Même le sol se transforma en coton quand je chutai lourdement. Un vague bien-être caressa mon âme, libérée de toute technologie. Enfin, depuis tant d’années, je redevenais uni. Le seuil de la mort m’enveloppa d’une douceur et d’une luminosité indescriptibles,
Il suffisait de tendre la main.
Un formidable écho déchira l’harmonie. Le grésillement sinistre d’un circuit électrique soumis à une surtension inonda mon ouïe. La lumière palpita en diminuant d’intensité, et dans les ténèbres naissantes, mon esprit se condensait. Venue du néant, une gigantesque sphère noire me frôla en bourdonnant. Des striures parfaitement rectilignes descendirent du pôle supérieur en luisant, enveloppant la surface mate de cet objet effrayant d’un éclat orangé. La sphère cessa sa folle course le temps d’un battement de quartz qui s’étirait à l’infini, et avant que je n’aie le temps de comprendre, elle s’en était retournée vers l’Inconnu. Le Globe Mécanique. J’en avais entendu parler, bien avant ma presque morte. Pour certains il s’agissait de Dieu en personne, pour d’autres, rien de moins qu’un terrible présage pour les hybrides humains. Bon ou mauvais, « ça » venait de me ramener vers le monde vivant. Les uns après les autres, je sentais les mécanismes de mon cerveau artificiel s’enclencher. Des microprocesseurs lançaient des ponts vers ma conscience endormie, multipliant les ordres binaires vers des relais plus perfectionnés.
L’activité électrique de mon encéphale s’envola vers des valeurs exponentielles, remontant par ce même mouvement mon attention vers la réalité.
Si j’avais vu la Mort d’aussi près, alors la Vie devait m’inonder ?
Non.
Je n’en tirais qu’une expérience à la limite de l’hallucination. Le seul fait vérifiable, c’était l’hémorragie qui m’avait déconnecté de mes soldats. Ce n’était même pas un voyage, à peine un contre-temps qui se révélait très intéressant.
La lumière était brutale, mais je m'y accoutumai sans aucune difficulté. Même mon corps revenait apaisé de cette fractale spirituelle. Chaque fibre des rares muscles couvrant encore mon visage se tendait dans la neutralité, renvoyant sûrement une image froide et indifférente à l’homme qui se tenait face à mon regard.
Hasqueniet s’était penché sur moi. Un sourire timide l’éclaira un instant, une expression sévère le remplaça aussitôt.
— Vous avez eu très chaud, Regalium...
— Ne m'expliquez pas, demandai-je d'une voix éteinte et monocorde.
— Mais vous...
— Je le sais déjà, grondai-je.
Il se releva, l'air stupéfait. Après tout, l'heure était au changement. Peut-être avait-il compris cela.
Nous avons traversé des couloirs, lui devant, moi le suivant d'un pas froid et mécanique. Mon esprit s'était éveillé à un état de perception si intense que mon corps semblait se refermer sur toute sa puissance, toutes ses possibilités. Il redevenait la marionnette de mon esprit, une enveloppe commode où masquer sa réalité devenait chose aisée.
La lumière entrecoupée des néons qui défilaient semblait perturber mon guide. Son regard dérivait de droite à gauche, et la peur perlait de son esprit comme la sueur le faisait de son cou. C'était là la seule manifestation objective de ce qui étreignait sa petite conscience. J'eus une bouffée de pitié envers lui, un court instant.
Mais lorsque la lourde porte de la salle du Conseil s'ouvrit au-devant de nous, cette empathie provisoire s'envola, définitivement. Au bout d'une longue table rectangulaire qui occupait la pièce haute et étroite, mon père se tenait assis, droit et raide. Son visage ne reflétait aucune émotion. À sa droite, Grammard relisait des notes sur un support holographique qui distillait ses taches de couleurs tout autour de lui. À sa gauche, Gorynovitch ne disait rien, le regard tourné vers nous, rempli d'amertume et de fureur. Le Magister fit un signe. Nous nous avançâmes, et nous installâmes. Mais je restai seul, assis à l'autre bout de la longue table.
— Qu'y a-t-il ?
Raclement de gorge gêné. Gorynovitch se leva. Il posa ses mains grasses et noueuses sur la table, bien à plat, et me planta de son regard bleu et acier.
— Vous avez accompli bien des choses, Regalium. Des choses que nous croyions réservées aux légendes, aux rêves et aux chimères de papier. Vous avez fait bien plus que prouver vos qualités de combattant et de dirigeant. Aussi est-il temps pour vous de connaître ce en quoi nous vous sommes redevables, avant qu'il ne soit trop tard.
— Redevables de quoi ?
Silence.
— De vérité, lâcha Hasqueniet. De la vérité de votre existence, de la vérité de cette association que nous formons, nous quatre, et bientôt, nous cinq.
Je ricanai cyniquement. Ils me dévisagèrent avec colère, Gorynovitch semblait prêt à me bondir dessus, les muscles tendus malgré son âge.
— Et pour quoi faire ? Jusqu'à présent, personne ne s'est soucié de ça. Personne ne s'est demandé si j'avais besoin d'apprendre. Personne n'a jugé bon de savoir, de connaître mes besoins.
J'imposai un court silence, mais pas pour reprendre mon souffle. Le jeu que j'allais mettre en place était risqué, mais j'avais tant à y gagner que le doute était absent de ma conscience.
— Je me suis élevé tout seul ici. J'ai appris vos règles, seul. J'ai accepté les missions, les assassinats, les meurtres. J'ai tué pour une cause dont...
Je fixais le Magister. Mais son regard ne bougea pas davantage.
— Dont je croyais ignorer la véritable motivation.
Le silence s'abattit à nouveau. Ils me fixaient, et les paroles qui avaient résonné sous la voûte semblaient avoir plongé le lieu sous le poids du plomb.
— Regalium, ça suffit.
Marcus avait parlé. Le ton était net sans être sec. Mais l'ordre était clair. La limiter était sous mes pieds. Délibérément, je l'avais effleurée, et visiblement, j’avais réveillé de vieux démons auxquels ils ne croyaient guère plus.
— Nous avons fait une erreur, continua-t-il. Nous avons sous-estimé vos facultés, et nous ne paierons jamais assez cher pour cela. Mais, au nom de la sagesse, écoutez-nous.
J'aurais pu lui répondre. Mais j'aurais tout perdu. Ils s'engluaient dans la toile que je venais de tendre. Leur dernier instant de liberté arrivait. J'en savourais la saveur aigre.
— Votre retour ici n'était pas aussi bien préparé qu'il aurait dû l'être. Nous avons modifié vos souvenirs et votre passé, mais c'était une erreur. Vous devez savoir.
— Je sais déjà tout cela, répondis-je d'une voix distante et froide. Je sais déjà, et je ne compte pas revenir dessus.
Avant d'ajouter.
— Ce qui fut doit être accepté. Par moi comme par vous. Et à remuer le passé, on y trouve peu de choses agréables.
— Alors...
— Dites-moi pourquoi moi ?
Aucun ne répondit. Hasqueniet, qui avait tenté de prendre la parole juste avant, détourna son regard de peur que je ne le fixe. Être friable, pensai-je. Une proie idéale. Mais Gorynovitch se décida à reprendre la parole que je ne cessais de leur dérober.
— Nous vous devons la vérité, Regalium.
Il fixa les autres, je pouvais lire l'approbation au fond de leurs yeux, qu'ils fussent de chair ou de silice.
— Bien. Notre Magister, Marcus Standberg, n’est pas un parfait inconnu pour vous. Lui et votre défunt père étaient camarades d’études, et, malgré l’éloignement lié à leurs situations fort différentes, ils ont repris contact au moment de votre naissance. Marcus est alors devenu votre parrain civil, à la demande de son camarade.
— Vous avez connaissance des conditions socio-économiques avec lesquelles vivaient vos parents, j’imagine ?
— Oui, effectivement, répondis-je.
— Bertrand Dernaz, votre père était dans une situation financière déplorable au moment de votre naissance. Pour s’assurer de votre éducation et obtenir des rentrées d’argent régulières, et sur les conseils avisés de votre parrain, il vous confia à l'Eurotech. Néanmoins, il réussit à conserver un lien régulier avec vous. Tous ces souvenirs furent effacés de votre mémoire au moment de votre cybernétisation, voilà six ans. Mais ce seul lien, aussi affectif soit-il, possédait sa contrepartie.
Il avait capté mon attention, mais il restait entre mes doigts. À tout moment, je pouvais achever ce jeu sans règles.
— Continuez.
— Bien. Le professeur Standberg travaillait sur un projet de connexion Homme-ordinateur, notamment dans le but d’améliorer et de faire évoluer l'ancien réseau internet. Le projet avançait rapidement, et Eurotech vendit les premiers produits de ses découvertes quelques années plus tard. Mais Marcus avait omis un détail dans le rapport final. Un détail concernant certains individus dans leur relation au système internet.
Il reprit son souffle, un court instant.
— Certains individus, dont vous faisiez partie, semblaient posséder d'étranges facultés à intégrer et assimiler de façon conséquente le contenu de dizaines, voire de centaine de pages internet, en quelques secondes. Au début, Marcus fut effrayé. Mais Eurotech se montra persuasif, et il continua les investigations sur cette frange de cobayes. Certains, hélas, décédèrent au cours de la seconde expérience.
— L'effet Zebulon.
— Exactement. Ce maudit virus informatique les toucha, et peu d'entre eux survécurent. Mais vous étiez des survivants. Alors l'expérience continua.
À présent, le flou devenait plus épais encore.
— Les médics d'Eurotech suivirent les consignes de Marcus à la lettre. Implanter du matériel nanocybernétique dans le cortex d'une dizaine d'individus n'était pas une chose courante à l'époque. En revenir indemne, encore moins. Et quant à survivre à une connexion au réseau mondial, cela tenait du pur miracle scientifique. Mais vous avez été du miracle. Le miracle avait existé pour vous, mais vous avez repoussé, plus loin encore la limite.
Je laissai le silence reprendre sa place, quelques instants.
— Je ne suis pas sûr de comprendre, Gorynovitch.
— Vous avez débuté une proto-fusion avec un système informatique complexe à neuf ans. Votre esprit s'est imbriqué dans la masse de données d'Internet sans en subir les plus redoutables dommages. Vous avez fait de ce réseau une extension formidable à votre conscience, sans vous en rendre compte. Mais le processus fut arrêté, faute de temps et de recul. Eurotech ne pouvait pas gâcher l'unique espoir encore en vie. Imaginez les conséquences si un tel rapprochement pouvait avoir lieu.
L'immortalité... ou la puissance de réflexion. Le choix n'était qu'une façade, car le pouvoir enfoui dans cette expérience vieille de quinze ans devait être formidable. Alors, seulement, j'entrevoyais l'enjeu final. Alors seulement, j'étais en mesure de comprendre.
— Vous avez vieilli, les technologies se sont accélérées. Nos corps en sont marqués jusque dans leurs structures intimes. Mais le pouvoir caché dans l'enfant que vous étiez n'a pas disparu. La capacité subsiste.
— Je crois comprendre, répondis-je d'une voix calme.
— Imaginez le pouvoir dont vous disposerez si le processus s'achève. Si votre esprit pénètre le Rezo. Qui et quoi serait en mesure de vous résister ?
— Un contrôle absolu, murmurai-je.
Je comprenais, mais n'étais pas en mesure de réaliser l'étendue des conséquences qui s'ensuivraient.
— Mais il reste encore un obstacle, continuai-je.
— Oui, murmura Gorynovitch. La Fusion Totale est la seule solution, Regalium.
Ancienne autoroute A6, secteur de Fresnes.
Le soleil inondait le bitume gris. Difficile d'imaginer que quatre ans avant, les embouteillages étaient permanents. De l'ancien viaduc qui courait sur l'antique autoroute, il ne restait par endroits que des plaques et des piles, quasiment tous à terre. C'était un enfer pour avancer, et par malheur, la chaleur était insupportable. J'attendais.
— Regalium Kris ?
Constant se tenait à côté de moi. S’infiltrer à une telle heure de la journée relevait d’une insolence détestable, mais nous avions la technologie de notre côté. Pour tous, nous n’étions que de vagues moiteurs, tourbillons d’air surchauffés par l’été naissant. En dépit de cela, rendre cinq hommes aussi discrets que la nuit n’était pas une mince affaire.
La procédure était tout à fait normale dans le milieu. Jouer au chat et à la souris avec ces « amis » d’un jour restait une tradition tenace, alors que les différences avaient entrainé un divorce, accepté depuis longtemps. Le temps lointain où tous ne formaient qu’une seule entité était une autre époque.
— Oui, j’ai vu, répondis-je.
La scène prenait un aspect surnaturel à mesure que nous remontions l’ancienne chaussée. Le sable devenait plus épais, formant rapidement des cordons dunaires hauts de quelques mètres qui venaient lécher les anciennes structures de béton.
La solitude mentale n’était qu’un leurre, et nous le savions parfaitement. Car quelques centaines de mètres plus loin, un officier se tenait bien raide. Il attendait notre venue, comme ses supérieurs l’exigeaient. Malgré la surprise qu’il avait dû éprouver en voyant débarquer sept cyborgs en tenues militaires impeccables, il se contenta de nous saluer. Je lui rendis sa politesse, et il cessa de braquer vers nous un regard terrifiant de neutralité. Après tout, nous étions chez eux. D’anciens ennemis n’oublient pas si facilement de mauvaises habitudes. Moi-même, dans mon empressement d’obéir au Magister en devenant, pour un jour, le chef de cette délégation diplomatique envoyée courtoisement visiter le « Black Libra », je n’avais pas oublié ma lame. Pendue sur une hanche aussi métallique que son tranchant, elle tintait au rythme de mes pas.
Le pseudodésert français fit rapidement place à des rues silencieuses, à peine troublées par les murmures d’un sirocco abrasif qui faisait crisser sur l’acier un sable de quartz. Quelques maisons aux crépis écaillés se tenaient de chaque côté de nous, calmes géants qui balisaient une allée sacrée. De l’autre côté se dressait le QG du Black Libra. Bien qu’il fût plus grand et moins abimé que la Forteresse, je ne retrouvais pas l’atmosphère particulière qui marquait l’âme des guerriers d’une trace inaltérable. Ce n’était qu’un vieil immeuble du dix-neuvième siècle, le moins miteux du secteur. Aucun système de surveillance digne de ce nom, à peine une paire de soldats pour garder l’entrée. En passant à côté d’eux, je remarquai immédiatement que ce n’était que de la bleusaille. Je leur lançai un regard qui se voulait terrifiant, et je sentis leur semblant d’assurance se réduire tandis que leurs têtes plongeaient vers le sol. Moi, j’avais tué. Pas eux. Et ils le percevaient.
Sans répondre aux saluts qui se figeaient devant nous, nous avancions. Je fixais la nuque de l’officier qui nous menait vers le maître des lieux, mais j’avais parfaitement conscience que mes cinq soldats et mon sergent notaient tout. La configuration du lieu le nombre et le type de soldats en poste, les systèmes d’alimentation électrique, les réseaux de communication, les armements présents, et tout ce qui pouvait être en mesure de nous nuire. Scanner un tel bâtiment tout en faisant mine de rien devait être un exercice ardu. Mais Constant le maîtrisait à la perfection. Si je n’avais pas su ce qu’il manigançait, je ne me serais aperçu de rien d’anormal.
Nous n’avions pas le droit à l’échec. Et, de toutes les manières, nous ne pouvions pas. Même pour un cyborg, la mort est loin d’être attirante quand elle touche à soi-même. Même lorsque l’on se persuade de n’être qu’un outil qui prend conscience du monde.
Ce genre de pensée m’énervait, et je la laissai de côté tandis que nous franchissions une enfilade de portes blanchies par le soleil.
La salle ne possédait aucun attrait. Pire encore, dans sa conception, elle reflétait des défauts flagrants. Des fenêtres nullement protégées ou renforcées contre des impacts de balles s’ouvraient vers l’extérieur, laissant la chaleur pénétrer sans restriction. Le système électrique menaçait de claquer à tout moment tant il était vieux. Le plafond, relativement bas, avait perdu ses couleurs d’origine, et quelques rares écailles pendantes signaient l’existence d’un décor autrefois raffiné. La luxure que l’on attribuait à cette « association de libres-penseurs armés » se révélait bien décevante. Au final, il ne leur restait que le mensonge pour surnager encore un peu.
Face à cette déchéance, je ne pouvais qu’être davantage renforcé dans mon sentiment d’agir dans le bon sens. La chienlit du peuple ne devrait pas disposer de tant de moyens. À peine naissante, elle aurait dû être décapitée.
Une table en verre, longue d’une dizaine de mètres et large d’à peine un, occupait le centre de la pièce. À l’une des extrémités se tenait un homme bien en chair, et dont la barbe fleurie s’étalait avec indécence. Négligence, qu’un sourire faussement naïf ne parvint pas à effacer.
Zaïdar Lo-Pujhol devenait le faux ami d’un jour. Pour moi, il n’y avait qu’un porc à égorger. Un porc certes vautré dans un raffinement décadent, mais il n’en restait pas moins repoussant.
— Mes amis, commença-t-il. Je suis si heureux de vous recevoir.
Main tendue. Je l’agrippai, l’envie terrible de l’arracher me brûlant les doigts.
— Nous venons de la part du Magister Mark. Nous représenterons l’Ordo Humanis durant la durée des pourparlers, déclarai-je sans joie.
— Très bien, très bien.
Un petit rire joyeux s’échappa de ses lèvres. Le rétro-contrôle émotionnel s’activa aussitôt, m’empêchant de commettre un acte désobligé. Je n’étais qu’un outil, l’heure de sa mort ne frappait pas encore à la porte.
— Dans ce cas, commençons...
« Oui, commençons ton testament », pensai-je.
Une plume s’approchant d’un papier épais. L’encre préparait sa course au rythme de ma main, impatiente de signifier mon accord.
Il n’en fut rien.
Constant, debout derrière moi, comprit qu’il s’agissait du signal convenu pour, enfin, achever cette comédie. Avant que quiconque n’ait le temps de réagir, un fusil à impulsion avait surgi de son épaule mécanisée. Les dix premiers à tomber sous les balles furent les plus chanceux. Ils ne réalisèrent pas ce qu’il se passait, et avant de comprendre un centième de cette folie, leurs âmes s’étalaient déjà en de magnifiques gerbes. Dehors, le soleil déclinant terminait sa folle course, lançant ses rayons sur des gouttes écarlates. La substance poisseuse d’un cerveau réduit en bouillie par une balle explosive s’écrasa au sol.
La lame de mon épée ne s’entacha pas. Solidement ancrée dans son étui laqué, elle tintait, encore et toujours. Mais c’était bien le canon de mon fusil épaulier qui semait la mort à coup de décharges mêlant acier et surcharges électriques.
Rapidement, il resta peu de soldats. Notre régularité finissait par payer. Et alors qu’il ne restait que trois ennemis, je fis signes à mes hommes de reculer en condamnant les issues de la salle.
Le cri du métal éveilla en moi une pulsion froide et contenue. Sa rage n’en serait que plus fatale. Je lançai un regard à ces pauvres types, les préparant au sort que je leur réservais.
Le programme informatique se chargea sur ma mémoire rapide. Ma conscience modifia sa lancée, s’oubliant juste assez pour simplement ressentir le changement.
Tout tourbillonna. La lame dansa entre les doigts, et elle fondit. Un corps, le premier, s'étonna. Il eut beau s'empourprer, s'insurger, mais finalement, il ne put que se raidir dans le froid de la Disparition.
Lame chantante, offre encore un peu de musique macabre à ce monde. Prouve plus fort ta vérité, la seule et unique vérité qui soit pour tout être de cette terre. Dans ton mouvement fatal, retrait lent et courbé à la ronde horizontalité, emporte-les dans vers la seule Vérite douce à leurs sens. L'Homme retourne à Dieu, il redevient Son corps, Sa bonté, Sa miséricorde.
Essuyée d'un mouvement sec, chante encore, merveilleuse lame. Voltige, encore et encore sous le soleil qui brûle les chairs les plus sombres. Vole, encore et encore, ces deux vies vaillantes, qui tombent sous toi.
Zaïdar me fit face. Dans son regard, la terreur dansait tel un démon infernal. Je hochai la tête, et Constant agrippa le crâne du chef déchu, le tendant vers l’arrière. Je m’approchai, souriant tristement.
— Est-ce tout ce que tu sais être, fils du Diable ?
Le regarder, chacune des ses rides, les imprimer, pour qu'il reste quelque chose. Que quelqu'un se souvienne qu'il avait existé. La lame se leva, plus lente, plus sûre, plus belle qu'avant. Elle reconnaissait l'Homme, le valeureux guerrier qu'il avait été autrefois. Elle n'ôterait pas sa vie comme à tous les autres. Elle en ferait une œuvre, un moment fixé à jamais sur la grande toile universelle. Un temps, voilà ce que deviendrait Zaïdar sur cette partition infinie.
— Telle est la vie.
— Pauvre fou.
— Apprends mon nom avant de mourir.
Avancer, sans s'acharner. Mais seule ma lame reprenait sa course indomptable, et dans ma main, sa liberté de vivre.
La lever. Il regarda, sans avoir peur.
— Car…
Plus haut encore. Dernier éclat du soleil, l'or se fit plus brillant. Il pleura sans bruit. Juste des larmes, que bien vite les vents emporteraient vers ce pays si lointain.
— Je m’appelle
Et elle descendit. Elle fit, entre les notes du soleil, un grand bruit. Siffler comme un dragon, s'approcher du corps, plus vite, plus fort.
— Kris.
Elle effleura un cou trop gras. Le mordit. Le déchira. Le transperça. La fleur du Jour, cet hibiscus éphémère jaillit au soleil. Zaïdar pleura encore, toujours, pour ceux qui resteraient après lui. Les femmes, les enfants, les amis, la famille. Et sourire, en coin, de travers, presque ironique.
Un râle élégant, accroché sur ses lèvres. Sa bouche voulut articuler, mais la mort rapide que lui offrait un égorgement chirurgical ne lui accorda jamais ce loisir. L’honneur certes, mais l’honneur sali. Aucun traître ne devait survivre.
Voilà comment j’avais tué une légende. Voilà comme naquit ma propre justice.
Constant me fixa, un sourire en coin. Son expression se mua soudain en un regard horrifié, sans que je ne comprenne pourquoi.
— R... Regalium, commença-t-il.
— Quoi ?
— Votre nez... Regalium, votre nez saigne.
Je portai deux doigts sous mes narines, constatant qu’effectivement, du sang s’en échappait.
— Ce n’est rien, répondis-je.
— Mais Regalium...
— Ce n’est rien, insistai-je. Maintenant, préviens les hommes à l’extérieur que le travail est terminé.
Nouveau silence de Constant. Je le fixai, l’oeil mauvais.
— Tout de suite, sergent !
— B... Bien, Regalium.
Une radio grésilla. Le silence n’avait pas pris le temps de retomber à nouveau qu’une fusillade éclata à l’extérieur de la pièce. Quatre minutes plus tard, un capitaine de l’Ordo venait à ma rencontre, couvert de sang.
— Zone sécurisée, Regalium.
Et ce fut tout ce qu’il déclara. Je le gratifiai rapidement de quelques remerciements, après quoi, nous retournâmes vers Ivry.
Le soleil terminait sa course alors que nous remontions dans un Transporteur en direction de la Forteresse. La chaleur était difficilement tenable, et pour la première fois depuis longtemps, j’en souffrais. De lourdes gouttes tombaient de ce qu’il restait de mon front, tachant pour un temps l’acier de mes cuisses.
Et le sang, toujours. Constant avait détaché un kit médical tandis qu’un process évaluait le type et l’étendue des lésions. Il ne mettait pas plus d’une dizaine de secondes à détecter n’importe quelle blessure. Mais pas cette fois.
Trente secondes passèrent, et aucun résultat n’était tombé. Je relançai une nouvelle fois l’interface, qui, à nouveau, resta muette. Aucune anomalie. Le vide du normal, angoissant.
— Sergent ?
Constant s’approcha, je tentai de le rassurer en souriant doucement.
— Oui, Regalium ?
— Vérifie mon I.A de gestion médicale... Elle ne trouve rien.
Silence gêné de la part de mon subordonné, qui malgré tout, s’exécuta. J’attendais, patient, tout en maintenant une compresse le long de narines trop blanches. Mon corps mécanisé ne subissait pas l’hémorragie, mais l’autre corps, celui de chair, lançait plusieurs barrières pour continuer d’assurer les fonctions cérébrales. Un froid intense courut soudainement sur ma peau, et je claquai des mâchoires.
— Regalium ?
Cette fois, ce fut un soldat qui m’interpella. J’eus beau lui adresser le sourire le plus confiant assorti d’un « ça va aller », il n’en tint pas compte. Le sang sur la compresse commençait à sécher dans la nuit qui émergeait, mélange marron sous la lumière verte du véhicule d’assaut. Les circuits auxiliaires qui stockaient quelques décilitres de sang artificiel s’activaient pour maintenir pression et oxygénation dans des normes acceptables, malheureusement, rien ne changeait.
Les fourmillements cutanés se propagèrent à la partie gauche de mon champ de vision, régie par un réseau organique faiblissant. De minuscules taches violines dansèrent sans délicatesse devant moi.
J’ouvris la bouche, pour parler. Un gargouillis faiblard et désordonné noya mes mots, et tous se retournèrent vers moi. Maintenant je comprenais que le problème de ces saignements devait apparemment être bien plus grave que je ne le pensais. Dans l’optique de l’interface, je ne m’étais pas méfié un seul instant de cette hémorragie bénigne. Grave erreur. Je n’avais plus qu’un demi-litre de sang complètement modifié dans les rares vaisseaux de mon cerveau et de mon visage, quantité dérisoire qui avait suffi pour me mettre en danger.
Les couleurs tourbillonnèrent, agressives, et je notai avec distance un visage près du mien. Un vague son emplit mon crâne quelques instants, note indistincte qui se fondait dans le flou de ma vision.
Partir, à la renverse. Même le sol se transforma en coton quand je chutai lourdement. Un vague bien-être caressa mon âme, libérée de toute technologie. Enfin, depuis tant d’années, je redevenais uni. Le seuil de la mort m’enveloppa d’une douceur et d’une luminosité indescriptibles,
Il suffisait de tendre la main.
Un formidable écho déchira l’harmonie. Le grésillement sinistre d’un circuit électrique soumis à une surtension inonda mon ouïe. La lumière palpita en diminuant d’intensité, et dans les ténèbres naissantes, mon esprit se condensait. Venue du néant, une gigantesque sphère noire me frôla en bourdonnant. Des striures parfaitement rectilignes descendirent du pôle supérieur en luisant, enveloppant la surface mate de cet objet effrayant d’un éclat orangé. La sphère cessa sa folle course le temps d’un battement de quartz qui s’étirait à l’infini, et avant que je n’aie le temps de comprendre, elle s’en était retournée vers l’Inconnu. Le Globe Mécanique. J’en avais entendu parler, bien avant ma presque morte. Pour certains il s’agissait de Dieu en personne, pour d’autres, rien de moins qu’un terrible présage pour les hybrides humains. Bon ou mauvais, « ça » venait de me ramener vers le monde vivant. Les uns après les autres, je sentais les mécanismes de mon cerveau artificiel s’enclencher. Des microprocesseurs lançaient des ponts vers ma conscience endormie, multipliant les ordres binaires vers des relais plus perfectionnés.
L’activité électrique de mon encéphale s’envola vers des valeurs exponentielles, remontant par ce même mouvement mon attention vers la réalité.
Si j’avais vu la Mort d’aussi près, alors la Vie devait m’inonder ?
Non.
Je n’en tirais qu’une expérience à la limite de l’hallucination. Le seul fait vérifiable, c’était l’hémorragie qui m’avait déconnecté de mes soldats. Ce n’était même pas un voyage, à peine un contre-temps qui se révélait très intéressant.
La lumière était brutale, mais je m'y accoutumai sans aucune difficulté. Même mon corps revenait apaisé de cette fractale spirituelle. Chaque fibre des rares muscles couvrant encore mon visage se tendait dans la neutralité, renvoyant sûrement une image froide et indifférente à l’homme qui se tenait face à mon regard.
Hasqueniet s’était penché sur moi. Un sourire timide l’éclaira un instant, une expression sévère le remplaça aussitôt.
— Vous avez eu très chaud, Regalium...
— Ne m'expliquez pas, demandai-je d'une voix éteinte et monocorde.
— Mais vous...
— Je le sais déjà, grondai-je.
Il se releva, l'air stupéfait. Après tout, l'heure était au changement. Peut-être avait-il compris cela.
Nous avons traversé des couloirs, lui devant, moi le suivant d'un pas froid et mécanique. Mon esprit s'était éveillé à un état de perception si intense que mon corps semblait se refermer sur toute sa puissance, toutes ses possibilités. Il redevenait la marionnette de mon esprit, une enveloppe commode où masquer sa réalité devenait chose aisée.
La lumière entrecoupée des néons qui défilaient semblait perturber mon guide. Son regard dérivait de droite à gauche, et la peur perlait de son esprit comme la sueur le faisait de son cou. C'était là la seule manifestation objective de ce qui étreignait sa petite conscience. J'eus une bouffée de pitié envers lui, un court instant.
Mais lorsque la lourde porte de la salle du Conseil s'ouvrit au-devant de nous, cette empathie provisoire s'envola, définitivement. Au bout d'une longue table rectangulaire qui occupait la pièce haute et étroite, mon père se tenait assis, droit et raide. Son visage ne reflétait aucune émotion. À sa droite, Grammard relisait des notes sur un support holographique qui distillait ses taches de couleurs tout autour de lui. À sa gauche, Gorynovitch ne disait rien, le regard tourné vers nous, rempli d'amertume et de fureur. Le Magister fit un signe. Nous nous avançâmes, et nous installâmes. Mais je restai seul, assis à l'autre bout de la longue table.
— Qu'y a-t-il ?
Raclement de gorge gêné. Gorynovitch se leva. Il posa ses mains grasses et noueuses sur la table, bien à plat, et me planta de son regard bleu et acier.
— Vous avez accompli bien des choses, Regalium. Des choses que nous croyions réservées aux légendes, aux rêves et aux chimères de papier. Vous avez fait bien plus que prouver vos qualités de combattant et de dirigeant. Aussi est-il temps pour vous de connaître ce en quoi nous vous sommes redevables, avant qu'il ne soit trop tard.
— Redevables de quoi ?
Silence.
— De vérité, lâcha Hasqueniet. De la vérité de votre existence, de la vérité de cette association que nous formons, nous quatre, et bientôt, nous cinq.
Je ricanai cyniquement. Ils me dévisagèrent avec colère, Gorynovitch semblait prêt à me bondir dessus, les muscles tendus malgré son âge.
— Et pour quoi faire ? Jusqu'à présent, personne ne s'est soucié de ça. Personne ne s'est demandé si j'avais besoin d'apprendre. Personne n'a jugé bon de savoir, de connaître mes besoins.
J'imposai un court silence, mais pas pour reprendre mon souffle. Le jeu que j'allais mettre en place était risqué, mais j'avais tant à y gagner que le doute était absent de ma conscience.
— Je me suis élevé tout seul ici. J'ai appris vos règles, seul. J'ai accepté les missions, les assassinats, les meurtres. J'ai tué pour une cause dont...
Je fixais le Magister. Mais son regard ne bougea pas davantage.
— Dont je croyais ignorer la véritable motivation.
Le silence s'abattit à nouveau. Ils me fixaient, et les paroles qui avaient résonné sous la voûte semblaient avoir plongé le lieu sous le poids du plomb.
— Regalium, ça suffit.
Marcus avait parlé. Le ton était net sans être sec. Mais l'ordre était clair. La limiter était sous mes pieds. Délibérément, je l'avais effleurée, et visiblement, j’avais réveillé de vieux démons auxquels ils ne croyaient guère plus.
— Nous avons fait une erreur, continua-t-il. Nous avons sous-estimé vos facultés, et nous ne paierons jamais assez cher pour cela. Mais, au nom de la sagesse, écoutez-nous.
J'aurais pu lui répondre. Mais j'aurais tout perdu. Ils s'engluaient dans la toile que je venais de tendre. Leur dernier instant de liberté arrivait. J'en savourais la saveur aigre.
— Votre retour ici n'était pas aussi bien préparé qu'il aurait dû l'être. Nous avons modifié vos souvenirs et votre passé, mais c'était une erreur. Vous devez savoir.
— Je sais déjà tout cela, répondis-je d'une voix distante et froide. Je sais déjà, et je ne compte pas revenir dessus.
Avant d'ajouter.
— Ce qui fut doit être accepté. Par moi comme par vous. Et à remuer le passé, on y trouve peu de choses agréables.
— Alors...
— Dites-moi pourquoi moi ?
Aucun ne répondit. Hasqueniet, qui avait tenté de prendre la parole juste avant, détourna son regard de peur que je ne le fixe. Être friable, pensai-je. Une proie idéale. Mais Gorynovitch se décida à reprendre la parole que je ne cessais de leur dérober.
— Nous vous devons la vérité, Regalium.
Il fixa les autres, je pouvais lire l'approbation au fond de leurs yeux, qu'ils fussent de chair ou de silice.
— Bien. Notre Magister, Marcus Standberg, n’est pas un parfait inconnu pour vous. Lui et votre défunt père étaient camarades d’études, et, malgré l’éloignement lié à leurs situations fort différentes, ils ont repris contact au moment de votre naissance. Marcus est alors devenu votre parrain civil, à la demande de son camarade.
— Vous avez connaissance des conditions socio-économiques avec lesquelles vivaient vos parents, j’imagine ?
— Oui, effectivement, répondis-je.
— Bertrand Dernaz, votre père était dans une situation financière déplorable au moment de votre naissance. Pour s’assurer de votre éducation et obtenir des rentrées d’argent régulières, et sur les conseils avisés de votre parrain, il vous confia à l'Eurotech. Néanmoins, il réussit à conserver un lien régulier avec vous. Tous ces souvenirs furent effacés de votre mémoire au moment de votre cybernétisation, voilà six ans. Mais ce seul lien, aussi affectif soit-il, possédait sa contrepartie.
Il avait capté mon attention, mais il restait entre mes doigts. À tout moment, je pouvais achever ce jeu sans règles.
— Continuez.
— Bien. Le professeur Standberg travaillait sur un projet de connexion Homme-ordinateur, notamment dans le but d’améliorer et de faire évoluer l'ancien réseau internet. Le projet avançait rapidement, et Eurotech vendit les premiers produits de ses découvertes quelques années plus tard. Mais Marcus avait omis un détail dans le rapport final. Un détail concernant certains individus dans leur relation au système internet.
Il reprit son souffle, un court instant.
— Certains individus, dont vous faisiez partie, semblaient posséder d'étranges facultés à intégrer et assimiler de façon conséquente le contenu de dizaines, voire de centaine de pages internet, en quelques secondes. Au début, Marcus fut effrayé. Mais Eurotech se montra persuasif, et il continua les investigations sur cette frange de cobayes. Certains, hélas, décédèrent au cours de la seconde expérience.
— L'effet Zebulon.
— Exactement. Ce maudit virus informatique les toucha, et peu d'entre eux survécurent. Mais vous étiez des survivants. Alors l'expérience continua.
À présent, le flou devenait plus épais encore.
— Les médics d'Eurotech suivirent les consignes de Marcus à la lettre. Implanter du matériel nanocybernétique dans le cortex d'une dizaine d'individus n'était pas une chose courante à l'époque. En revenir indemne, encore moins. Et quant à survivre à une connexion au réseau mondial, cela tenait du pur miracle scientifique. Mais vous avez été du miracle. Le miracle avait existé pour vous, mais vous avez repoussé, plus loin encore la limite.
Je laissai le silence reprendre sa place, quelques instants.
— Je ne suis pas sûr de comprendre, Gorynovitch.
— Vous avez débuté une proto-fusion avec un système informatique complexe à neuf ans. Votre esprit s'est imbriqué dans la masse de données d'Internet sans en subir les plus redoutables dommages. Vous avez fait de ce réseau une extension formidable à votre conscience, sans vous en rendre compte. Mais le processus fut arrêté, faute de temps et de recul. Eurotech ne pouvait pas gâcher l'unique espoir encore en vie. Imaginez les conséquences si un tel rapprochement pouvait avoir lieu.
L'immortalité... ou la puissance de réflexion. Le choix n'était qu'une façade, car le pouvoir enfoui dans cette expérience vieille de quinze ans devait être formidable. Alors, seulement, j'entrevoyais l'enjeu final. Alors seulement, j'étais en mesure de comprendre.
— Vous avez vieilli, les technologies se sont accélérées. Nos corps en sont marqués jusque dans leurs structures intimes. Mais le pouvoir caché dans l'enfant que vous étiez n'a pas disparu. La capacité subsiste.
— Je crois comprendre, répondis-je d'une voix calme.
— Imaginez le pouvoir dont vous disposerez si le processus s'achève. Si votre esprit pénètre le Rezo. Qui et quoi serait en mesure de vous résister ?
— Un contrôle absolu, murmurai-je.
Je comprenais, mais n'étais pas en mesure de réaliser l'étendue des conséquences qui s'ensuivraient.
— Mais il reste encore un obstacle, continuai-je.
— Oui, murmura Gorynovitch. La Fusion Totale est la seule solution, Regalium.
Commentaires
- case2000
05/07/2012 à 15:57:26
Hop là, je me suis pour le moment arrêté ici pour la lecture.
J'aime beaucoup. Cette vision un peu pessimiste d'un futur gangrèné par la violence, l'anarchie, le terrorisme. La vision d'un Paris dévasté par la guerre.
Les pérégrinations de notre héros bionique m'ont légèrement fait un peu au sublissime jeu Deus Ex (je parle évidemment du tout premier, le vrai, le seul, l'unique).