Note de la fic : :noel: :noel: :noel: :noel:

[Confédération][1] Alter Ego


Par : Gregor
Genre : Science-Fiction
Statut : Terminée



Chapitre 4 : 3.


Publié le 22/07/2012 à 17:50:00 par Gregor

Lorsqu’enfin l’air de l’extérieur s’engouffra dans mes poumons, je savais que je ne pouvais plus faire demi-tour. Mon cœur cognait contre ma poitrine. Sortir avant l’heure prévue. Frapper mon corps de cette force instinctive, brute et pure. Je le sentais qui scandait son hymne à la vie malgré la mort qui déjà brûlait l’acier de ma chair. Lui le savait. Pas moi. Moi, j’ai joué à faire comme d’habitude, à scruter la rue comme un jour ordinaire. La neige, elle ne tombait plus. Mais le vent était glacial.
Petite impression de lassitude, et rien d’anormal. Tout était triste comme l’hiver, tout était sale comme le sang qui avait giclé sur les murs quelques heures auparavant. La neige s’était transformée en une substance étrange au contact de ceux-ci, et par endroits, elle avait fondu sous la chaleur des corps meurtris. Des hommes et des femmes qui s'étaient tenus ici, il ne restait rien. Enfin, rien d’humainement identifiable, à part des morceaux de corps. Je scrutais la scène d’un œil froid, mécanique, et la seule émotion qui s’imprimait en moi, c’était l’ironie. Pas de bol pour les pauvres malheureux qui se sont fait coincer au mauvais endroit, au mauvais moment. Une vie qui passe, se lasse, et s’étiole soudain dans le feu d’un crime. Un crime sans visage. Un assassin déjà mort. Et dix-sept cadavres au bout de la dépêche Agence France-Presse. Sanglant.
Un type s’approcha, et se planta à côté de moi. Regard vide, cheveux noirs, treillis bouffé par l’humidité. Un air sec dans son attitude, le mouvement rapide des mains, et enfin, il brisa le silence avec une vulgarité insolente.
— ‘Les ont pas loupés, hum.
Sa voix trop claire se brisa à l’orée du champ de sang. Une mèche de cheveux voulait s’envoler au vent, mais la substance grasse la collait par quelques filaments, rendant sa tentative pitoyable. “Ce que j’ai vu, c’est l’horreur à l’état pur. C’était si fort et si terrible, si puissant et si effrayant, que même moi, le reliquat de cette femme explosée, je veux m’en aller. Mais même moi, je n’en ai plus la force. À quoi bon fuir, quand un autre meurtrier t’attend... ”. Qui était la propriétaire ? Un morceau de jambe, un tronc éventré et pilonné par des dizaines de clous rouillés, déformés par le souffle chaud du nitrite de sodium. À la place de son crâne, une tache inconsistante, vaguement ovale, rouge, blanche, grise, dans un mélange approximatif de ce que fut ce visage.
— J’espère qu’ils vont nettoyer ça vite fait, lui dis-je sur un ton détaché.
— La pluie fera le reste.
Dix-sept corps. Place Joachim du Bellay. Juste en face de la fontaine néoclassique. Les vitres avaient toutes été soufflées dans un rayon de cent mètres. Un cratère large, peut-être quinze mètres de diamètre, mais incroyablement plat. Pas plus de vingt centimètres à l’épicentre. Surement une bombe sodique, balancée dans un sac sous la neige, attendant patiemment la petite goutte d’eau pour exploser. De toute évidence, le plus meurtrier attentat sur Paris depuis au moins un an.
Un dernier pas de danse auprès des cadavres. Ici, c’était déjà trop tard.

L’activité frénétique qui s’était emparée du quartier des Halles n’était pas habituelle. Derbier, débordé, avait presque fini par lâcher le morceau. Mais, trop fier, il s’accrochait pour ne pas perdre la face contre son subordonné. Léon, le sergent qui lui avait tenu tête ce matin, gérait avec un sang froid exemplaire les hommes du PC. Toutes les unités s’étaient déployées en un temps record pour sécuriser le périmètre.
Mais cette tension, aussi forte fût-elle, ne m’atteignait pas. La tournure que prenaient les événements me forçait à devenir cet homme insensible, observant des situations tragiques aussi froidement que le ferait une caméra. Cette distance restait ma plus grande protection mentale.
— Dernaz, qu’est-ce que vous foutez, merde ! Cria Carand.
Je le regardai, avant de comprendre que je devenais stupide à ainsi.
La réalité me percuta, rapide mais indolore, comme si je retrouvais soudain une place que je n’aurais pas dû quitter.
— Vos ordres, major ? Demanda-t-il d’un ton plus calme.
— Vous assurez un cordon sanitaire avec votre unité, Carand. Vous filtrez les quatre carrefours des Halles, je ne veux pas une seule arme dans ce périmètre.
— Bien, major.
Il s’éloigna, j’activai mon intercom.
— À toutes les unités du PC, vigilance maximum, je répète, vigilance maximum. Vous êtes autorisés à ouvrir le feu si refus d’obtempérer.
Plusieurs canaux grésillèrent, quelques voix tendues par une peur à peine contenue résonnèrent dans mes oreilles.
Si les salauds qui avaient posé cette bombe devaient s’en sortir, je ne me le pardonnerais pas.

Certaines fins d’après-midi sentaient bon le chocolat, le beurre fondu et les vapeurs de cannelle. Celle-là, âcre, s’embrumait de notes bien plus amères et crues.
Un attentat. L’acte était affreux, et pourtant, il fallait s’y faire. La nouvelle avait déjà dû commencer à se répandre dans les rues et dans les cœurs, mêlant colère et effroi dans les yeux de quelques citoyens. La plupart auront d'abord le réflexe puéril de s’attarder sur le caractère tragique de la chose, et reprendrons bien vite leurs activités pour oublier l’horreur de la guerre civile.
Parfois, il en était de même avec les officiers supérieurs.
Le hasard, aidé d’une discussion mielleuse avec Derbier, m’avait donné la délicate mission de faire un rapport détaillé de la situation à l’état-major. Rapidement, quelques mots avaient défilés dans mon champ de vison, avant de se fixer sur un coin déserté où ils se mirent à former quelques notes. Le ton était rigide, désossé de tout propos un tant soit peu humanisant.
Le fond d’une courette crasseuse me servirait à défaut de cocon de calme au milieu de la panique diffuse qui commençait à retomber sur les halles.
La procédure d’identification, ce mur antérograde de codage et de barrières virtuels sauta aussi rapidement qu’à la Saharienne. À peine quelques secondes, et l’I.A. avait fini par me reconnaître et accepter ma requête. L’heure, plus correcte que la veille, m’assurait un contact dans une ou deux minutes au plus tard.
Mon champ de vison scintilla d’une aura argentée, avant de se stabiliser sur l’holo d’un homme que je n’avais jamais vu. Des informations surgirent du néant, d’un coup d’un seul : Colonel Julien Prancard, commandant en chef des cinquième et sixième bataillons d’infanterie. Je supposai qu’il avait dû recevoir de son côté la même chose me concernant.
— Major Dernaz, mon colonel.
— Repos, major, répondit-il.
De grosses rides saignaient son front, enfermant deux yeux dans de sombres puits d’où émergeait un bleu lumineux, trahis par la retransmission pastel de mon visuel. Une moue à peine visible imprégnait des lèvres fades, entrecoupées de fines cicatrices, ombragées d’un nez pyramidal et bosselé. Des pommettes hautes, une calvitie prononcée que venait amender une couronne de cheveux grisonnants et raides, le tout baignant dans cette aura propre aux véritables chefs de guerre. Dés la première seconde, Prancard imposait sa prestance.
— Je suis au rapport, mon colonel.
— Continuez.
Voix claire mais abîmée, qui collait totalement à l’aspect raide du personnage.
— Une bombe de catégorie delta a explosé sur le secteur du Châtelet, mon colonel. À l’heure actuelle, on note la mort de quinze civils, et de soixante-dix blessés dont une quarantaine dans un état grave à critique(. Le vecteur d’explosion a été identifié comme étant du nitrate. On estime l’heure de l’attaque à quinze heures et une minute.
Son regard s’assombrit définitivement.
— Major, je pense que vous avez conscience de la situation.
— Oui, colonel.
— L’affaire est grave, et elle se répand déjà comme une traînée de poudre. Nous allons devoir agir en conséquence major, mais je ne peux prendre de décisions importantes seul. Trop de doutes subsistent encore.
— Oui, je comprends mon colonel.
Je laissai un court silence, espérant qu’il continuerait. Mais il resta silencieux.
— Quels sont vos ordres, mon colonel ?
— Vous sécurisez votre secteur. Le moindre suspect doit être mis à l’écart et sera interrogé par la suite. Et autorisation de tirer à vue en cas de désobéissance.
— Bien, mon colonel.
-Terminé, major.
-Terminé.
L’image s’effaça aussi vite qu’elle était apparue, me laissant seul dans cette cour aux allures de taudis. Des monceaux de détritus divers s’y accumulaient, parfois recouverts de givre ou de neige fraîche. Mais la saleté m’importait bien peu.
L’affaire ne resterait pas sans suite. Et j’allais devoir faire partie de cette suite, sans aucun doute.

Carier était un fumeur invétéré. C’était peut-être le seul élément que j’aurais pu lui reprocher en étant son supérieur hiérarchique, mais je n’aurais jamais été crédible. Lorsque la nuit tomba et qu’il me tendit la petite boite écaillée où il conservait précieusement son tabac, je le partageai avec plaisir.
— Alors vous étiez sergent jusqu’à hier, major...
Il recracha une longue bouffée, qui s’accrocha autour de lui en un nuage sublimé par l’éclat blanc d’un lampadaire.
— Oui, Carier.
— Et est-ce indiscret de vous demander pourquoi ?
À mon tour, je soufflai un peu de cette nicotine. Je tendis mon regard vers le ciel, sentant chacun des pistons et des mécanismes de mon cou coulisser en bruissant à peine.
— Non, Léon. Ce n’est pas indiscret, même si je n’ai jamais souhaité que cela se passe ainsi.
— Des morts ?
— Un ami mort. Un autre sergent, Armestri, si cela vous dit quelque chose.
Il secoua la tête de gauche à droite.
— Un homme au grand cœur, continuai-je, il ne méritait pas cela... Comme aucun des types morts et que j’estimais.
— Ah... Fit-il, gêné.
La discussion s’étiolait. Nous étions deux parfaits inconnus l’un pour l’autre, et même si je ressentais une réelle sympathie pour ce sergent très professionnel dans son exercice, je doutais de pouvoir nouer un jour des relations aussi fortes que celles de mon ancienne unité. D’ailleurs, que faisaient-ils ? S’inquiétaient-ils de moi, étaient-ils au courant de l’attentat ? Sûrement.
Mon visuel s’anima de teintes orangées. Un appel holo attendait mon autorisation pour démarrer. D’une simple pensée, je débloquai le système de sécurité, et l’image de Prancard surgit.
— Colonel Prancard
— Major Dernaz. Mes respects, colonel.
Prancard détourna un instant son regard. Son expression gardait la même tension depuis l’autre conversation.
— Major, ce qui va suivre est strictement confidentiel. Assurez-vous que personne ne soit à vos côtés.
J’obéis. Je fis signe à Carier qu’il s’agissait d’un appel important, et lui demandai de me laisser seul quelques minutes.
— Je suis seul, mon colonel.
— Nous avons étudié les clichés pris par notre satellite et par le système de surveillance vidéo du Châtelet quelques minutes avant l’attentat. Nous pensons avoir identifié les poseurs comme étant ces personnes.
Nouveaux visages, blancs et noirs. Deux hommes d’une vingtaine d’années, crâne rasé et regard orgueilleux.
— Deux individus masculins, de toute évidence ralliés à un groupuscule de type paramilitaire sans appui. L’itinéraire de fuite se déplace vers le nord de la zone interdite numéro trois, au-delà de l’ancien périphérique. La qualité du matériel nécessaire à cet attentat révèle une maîtrise des explosifs instables. Une maîtrise que l’on ne retrouve habituellement que chez les artificiers.
— Des déserteurs, mon colonel ?
— Des traîtres, oui ! Je veux que vous mettiez la main dessus et que vous me les liquidiez. Aucun survivant possible.
— Bien mon colonel.
— Vous engagerez trois unités de dix hommes. Nous vous livrerons des fournitures sous trente minutes. Vos hommes devront être préparés et conditionnés avant vingt-deux heures, pour un départ vers vingt-deux heures trente. Quant à vous major, vous resterez sur le PC, pour faire la liaison entre mes services stratégiques et vos unités.
Ma gorge se serra à l’idée de ne pas les accompagner.
— Oui, mon colonel.
— Eh bien dans ce cas, bonne chance major.
— Merci mon colonel.
— Terminé.
— Terminé.
Je soupirai en refermant l’interface de communication, laissant les ténèbres nocturnes m’envahir à nouveau. La rue était déserte, hormis Carier qui se tenait une centaine de mètres plus loin. Nous avions pris la décision de boucler la place Joachim du Bellay, en attendant les équipes de nettoyage. Le calme qui y régnait était mortifiant, mais je m’en moquais. J’avais peur d’autre chose que de la Mort à ce moment.
Je me relevai du banc où je m’étais installé. Carier avait dû le remarquer, il se dirigeait vers moi.
— Alors ? Demanda-t-il quand j’arrivai à sa hauteur.
— Expédition punitive, lâchai-je. Ils veulent la peau de ceux qui ont fait ça. Faut que je choisisse trois unités pour faire... ça.
Pas de réponse.
— Dès ce soir ?
— On a trois heures pour être opérationnels. À peine le temps de rappeler tout le monde et de remettre sur pied les équipements.
— Trois heures... Répéta le sergent.
Il ne répondit pas. Sans mot dire, il fit demi-tour, en direction du QG.. Ses épaules massives dominèrent un instant la rue sombre, après quoi, il ne resta de lui que son souvenir.
La nuit s’annonçait longue.

Derbier n’avait pas apprécié la nouvelle. Cela voulait dire deux mauvaises choses pour lui. La première, c’était le retour du capitaine en urgence. La seconde, qu’il allait falloir qu’il fasse mine de travailler, tout en refilant le boulot à Carier, comme d’habitude. J’avais vite cerné son petit manège, mais je ne lui en tenais pas rigueur. On aurait le temps d’en rediscuter plus tard.
Il était plus de vingt et une heures lorsque le capitaine fit son apparition. Je me rendais compte que j’ignorais beaucoup de choses sur lui, à commencer son nom. Alors qu’il venait à peine de pénétrer dans le hall sécurisé du rez-de-chaussée, je chargeai en urgence via le réseau militaire le peu d’informations le concernant, les enregistrant précieusement sur une de mes mémoires artificielles.
Lorsqu’il franchit la porte du mess des officiers, j’étais debout, droit et digne. Un garde-à-vous parfait, aucune expression sur le visage, je pensais être le plus présentable possible.
— Major Dernaz, mon capitaine.
— Repos, major, répondit-il en se fendant d’un large sourire.
Il me tendit une main gantée de cuir. Un cuir qui sentait bon la poudre et l’usure.
— Capitaine Lergan. Commandant en chef du PC Chatelet-Beaubourg. Je suis ravi de pouvoir vous entendre de vive voix, major.
— Tout le plaisir est pour moi, mon capitaine, déclarai-je en lui rendant sa poignée
de main.
S’il avait noté que j’étais un cyborg, il ne montra aucune surprise.
— J’aurais beaucoup aimé que notre rencontre se déroule dans d’autres circonstances, major, mais hélas... Cela ne dépend pas de nous…
Nouveau sourire sur un visage large et bien proportionné, à l’image de son corps. Le capitaine Lergan ne devait pas avoir plus de trente-cinq ans, et conservait une bonne stature. Son crâne gardait une blondeur quasi enfantine, qui se prolongeait par un front haut et large, à peine marqué de quelques fines stries en guise de rides. Son regard me détaillait de la même façon, hormis le fait que la couleur de ses pupilles contrastait avec le reste du colosse qui devait mesurer plus deux mètres. Deux fines billes couleur de miel sombre, incrustées dans deux amandes soutenues par des pommettes relativement prononcées. Son nez n’était pas parfait, légèrement bosselé, et dévié. Il avait dû le casser dans une lointaine jeunesse.
Ses larges épaules supportaient à merveille le lourd costume de capitaine de section qu’on lui avait attribué. Noir et gris, serti de ses insignes et de ses récompenses, une fourragère pendait à son côté droit. Malgré l’épaisseur du tissu, on pouvait aisément deviner une musculature encore soigneusement entretenue.
Très loin de l’idée que je pouvais me faire d’un capitaine de section. Et bien plus encore de ses capacités.
— Eh bien... Commença-t-il maladroitement. Je pense que vous avez l’affaire bien en main, vous et le major Derbier, mais j’aimerais un compte-rendu un peu plus... complet que la missive de l’état-major.
Il se rapprocha de moi, se tournant vers ma seule oreille organique.
— Entre nous, je ne leur fais pas une confiance aveugle.
J’aurais bien complété d’un « Moi non plus » de circonstance, mais ne connaissant pas plus mon supérieur, je me contentai de hocher la tête.
Le mess des officiers semblait avoir été conçu pour cette rencontre. À l’inverse de la salle commune, un ordre parfait régnait ici. Rien n’était superflu, aussi bien la peinture murale blanc cassé sans aucune cloque, que le feuillet parfaitement aligné avec un angle de la longue table qui courait au centre de la pièce, le tout baignant dans une lumière vive mais non agressive.
Sans rien montrer au capitaine, je connectai un des câbles de mon avant-bras sur l’holoprojecteur placé sur la même table. Il s’alluma aussi sec, et présenta une série de cartes.
— Une bombe sodique a explosé voilà à peu près six heures. Bilan actuel...
— Major, je sais tout cela. C’est le reste qui m’intéresse.
Remarque pertinente, mais je ne pouvais pas savoir s’il était effectivement en possession d’informations aussi basiques.
— J’ai donc réalisé un rapport au colonel Prancard, qui ma recontacté voilà deux heures pour mettre en place une expédition de recherche constituée de trois unités. Deux unités dépendent de mon commandement, une de celle du major Derbier, mais pour un aspect pratique, je prendrai en charge le suivi de l’ensemble des hommes...
— Choix judicieux, murmura mon supérieur.
Je fis mine de n’avoir rien entendu.
— Deux individus, identifiés comme probables membres d’une section clandestine paramilitaire, ont été pistés jusqu’en secteur nord, où il semble qu’ils se soient arrêtés. Pour être plus précis, sur un quartier voisin de l’ancien périphérique.
— Une zone interdite ?
— Pas tout à fait, mon capitaine. En limite, mais suffisamment loin pour qu’aucune unité proche ne puisse intervenir.
Il opina du chef.
— Et l’équipement ?
— Léger. Des fusils d’assaut légers à impulsions, quelques grenades à acide, une dizaine de phosphobombes.
— Bon choix, approuva-t-il. Et pour quelle heure les unités doivent-elles être prêtes ?
— Vingt-deux heures trente, mon capitaine.

Un dernier regard, avant qu’ils ne s’en aillent. Je ne m’en rendis pas compte sur le champ, mais je crois que, ce soir-là, dans la froideur de l’hiver, j’ai adressé à chacun d’eux un sourire.
Derbier, le capitaine et moi nous tenions face à vingt soldats et un sergent, au garde-à-vous. Même si courir après des assassins à cette heure de la nuit relevait de la plus grande stupidité, j’avais confiance. Tout allait se passer comme prévu, et je serais en arrière ligne pour ajuster chaque ordre à la situation du terrain.
— Repos, lâcha Lergan.
Mouvements dociles des bottes. Des mains se croisèrent, dans le dos de chacun, moi y compris.
— Messieurs, la nation compte sur vous. JE compte sur vous. Ne me décevez pas.
— Oui, capitaine ! Répondit d’un seul cri le bataillon.
— Bonne chance, messieurs.
L’émotion se fit soudain plus palpable. Même si les mots avaient une utilité, ici, ils se révélèrent dérisoires.
Je m’approchai de Carier, sourire en coin. Il ne put réprimer un rictus ironique.
— Alors, vous voilà du bon côté de la barrière, major ?
— On dirait bien.
— Ne m’en voulez pas, major. Mais on sait très bien tous les deux que vous n’êtes pas fait pour la paperasserie.
— On règlera ça plus tard, Carier. Pour l’instant, on a une mission à remplir.
— Oui major.
Le capitaine et moi, nous savions parfaitement qui nous avions face à nous. Un contrat moral implicite nous retenait loin de l’affrontement, pathétique, que se livraient Derbier et son sergent. Peut-être parce qu’effectivement, j’étais avant tout un soldat de rang avant d’être un sous-off. Et que Derbier, à peine plus âgé que moi et tout droit sorti de son école, ne pouvait pas imaginer les liens qui unissaient les hommes de terrain.
Salut militaire, et Carier tourna ses talons vers le nord. Ses hommes le suivirent, sans broncher. Aucun d’eux ne semblait inquiet, c’était une bonne chose.

Ce fut vers minuit que je réalisai que j’avais peut-être été trop optimiste. Quand le premier rapport arriva sur le terminal du QG, plus alarmant que prévu.
« Possible armement militaire ». Autrement dit, les types en face de nous pouvaient avoir le même type de flingue. Ça, et l’avantage du terrain... L’ambiance bon enfant était retombée lourdement lorsque je contactai Derbier. Premier appel depuis son départ.
— Major Dernaz ? À vous.
— Carier, je vous reçois.
— Major, on a un problème, commença-t-il.
— Quel genre de problème ?
— Je pense qu’ils nous attendaient, major... On a détecté au moins deux mitrailleuses modifiées, et une trentaine d’hommes en positions.
Silence de mon côté, il enchaina.
— Ça va pas être facile, major. Je vous cache pas que ça... enfin qu’on n’est pas sûr du tout que ça marche, cette mission.
— Sergent, répondis-je, on vous paye pas pour avoir des doutes. Assurez-vous que ces salauds payent le prix qu’on réserve à tous les terroristes.
— Mais nous...
— Vous avez carte blanche, sergent, répliquai-je.
— B... bien, major. Je vous tiendrai au fait de la situation dans quinze minutes.
— Vous avez ma totale confiance, Carier.
— Vous aussi, major.

Mais au bout de dix minutes, tout était joué.

— Major ! Major ! Répondez !
La radio grésilla sinistrement, je recoupai la réception pour augmenter le signal, en vain.
— Carier, ici Dernaz. Réception deux sur cinq.
Nouveau silence. Je transpirais comme rarement depuis bien longtemps. Non, ça ne pouvait pas se passer ainsi. Jamais ! Tous les calculs étaient exacts ! Les probabilités étaient en notre faveur.
Voix haletante, celle de Léon. Je pouvais presque sentir le sang qui coulait de sa bouche en une mousse saumonée, marbrée de sécrétions plus inquiétantes encore.
— Major... C’est... Il faut des renforts ! On a... On a déjà six hommes à terre, quatre blessés, et on ne tiendra pas dix minutes à ce rythme-là.
Je ne pris pas le temps de réfléchir plus. Même si au fond de moi, je savais qu’ils allaient y passer, il fallait agir.
— Carier ! Si vous me recevez, mettez-vous à couvert le plus longtemps possible. Soyez en position défensive, je m’arrange pour vous envoyer des renforts en urgence.
— Au ... plus vite, major, on ne tiendra pas...
— Carier ? Carier, vous m’entendez ?
Mais il n’y eut plus que l’infâme silence. Sa radio devait avoir rendu l’âme, à moins que... non. Je secouai la tête, bien que je fusse seul, installé face à cet ordinateur quantique qui décuplait mes facultés.
Mon esprit s’éveilla soudain. Ma volonté sembla surpasser toutes les sécurités informatiques, les brisant à une vitesse que je n’aurais jamais cru possible. J’avais à peine eu à penser au colonel Prancard qu’il s’affichait devant moi, totalement pris au dépourvu.
— Major Dernaz ? Comment avez-vous...
— Pardonnez mon intrusion, mon colonel, mais l’opération vire à la catastrophe. J’ai plus d’un tiers de mes hommes hors de combat... Et le reste suivra dans les dix prochaines minutes si nous ne faisons rien.
Il ramena ses mains devant lui et les croisa, avec dignité.
— Que voulez-vous major ?
— Des renforts en urgence, mon colonel. On ne peut pas les laisser ainsi...
— Oui, je comprends, major.
— Qu’allez-vous faire, mon colonel ? Demandai-je, rempli d’espoir.
— Ne vous inquiétez pas, major, nous allons gérer la situation. Contentez-vous d’assurer le contact avec vos hommes... Nous les sauverons, major. Je vous en donne ma parole.
— Merci, mon colonel.
Je coupai le contact sans même m’excuser. Les circonstances pouvaient exiger ces entorses au protocole.
Les officiers mentaient souvent. Ils mentaient par ignorance du terrain, ou plus simplement par abus de confiance envers leurs stratégies. La vérité moins plaisante à entendre, c’était que vingt pauvres types n’avaient pas demandé à crever dans une telle circonstance.
La radio se connecta. Je ne pouvais pas laisser Carier seul, ne fût-ce qu’une poignée de minutes. Mais le bruit lourd qui battait dans mon interface audio ne me disait rien de bon.
Un sifflement rauque, suivi d’une quinte de toux grasse et emplie de glaires. Des caillots de sang, sans aucun doute. Malgré la qualité médiocre de la réception, je pouvais presque sentir le liquide tiède se répandre sur le sol crasseux de cette banlieue devenue leur enfer.
— M... major... Il faut que... il faut que vous nommiez un autre serg... sergent...
— Carier, vous arrêtez vos conneries ! Vociférai-je.
— Trop tard major... Ils vont tous nous... avoir...
Nouvelle quinte de toux. Il cracha ses poumons, suffoquant, cherchant désespérément de l’air.
— Dites à Derbier... que c’est un... salop...
— Carier ! Merde !
— Je vous... aimais... bien... Dernaz...
Le bruit d’un grand fracas résonna dans ma tête. On hurla le nom du sergent par-derrière.
— Carier ! Carier, non !
Il fallait se faire une raison. Ce type venait de passer l’arme à gauche, mais on n’avait pas le temps de le pleurer. Des soldats, même s’ils étaient encore peu à rester debout. Il fallait les tirer de ça. Ils avaient payé assez cher déjà.
Un soldat s’empara de l’appareil. Il semblait paniqué. Sa respiration rapide le trahissait.
— Matricule ? Demandai-je d’une voix agressive.
— Soldat première classe Melliet, major.
— Soldat, tu viens de te retrouver sergent.
Il hoqueta de surprise.
— Melliet, vous allez m’écouter comme vous n’avez jamais écouté personne : vous assurez une ligne défensive en attendant les renforts. J’ai contacté l’État-major, ils ne devraient plus tarder.
Grésillement, et puis sa voix, toujours aussi tremblante et anxieuse.
— Compris, major.
— Rapport toutes les dix minutes, moins en cas de souci.
— Bien compris, major.

Je me rappelai soudain du dernier implant que Febus m’avait fourni. Me glisser dessus était un peu effrayant, mais le temps semblait venu de s’y intéresser de beaucoup plus près S’il avait dit la vérité, je pourrais effectivement avoir un œil sur la situation, et pas seulement les comptes rendus à distance. L’absence de provenance claire ne tenait peut-être pas du hasard, et malgré la réticence que je maintenais, je décidai de franchir le pas.
L’interface de gestion neurale s’insurgea quand je lui « proposai » de forcer la connexion sur ce nouvel équipement, ce qui prit quelques secondes.
À ce moment-là seulement, je réalisai que j’avais peut-être fait la plus grosse erreur de ma vie.
Le Rezo, cette toile de signaux numérisés, se révélait soudain bien plus coloré qu’à l’accoutumée.
Les pages défilaient toutes en attirant ma conscience, et je me débattais avec cet inextricable et menaçant assemblage virtuel, survolant le flot de données, tendu vers un seul but. Le satellite militaire en orbite stationnaire au-dessus de Paris se présenta devant moi, phare étincelant que ma conscience percutait, sublimant au passage tous les systèmes de sécurité. J’étais artificiellement devenu invisible.
J’avais à moitié conscience que ce que j’entreprenais pouvait rapidement virer vers de la haute trahison, aussi sûrement que je lâchais prise sur la réalité. La peur de l’échec me réduisait à une simple volonté, tendue vers la folie, de sauver des hommes condamnés à mourir.
Paris enflamma un ciel artificiel, sur lequel je zoomai. L’île de France devint mon unique champ de vison. La nuit me força à passer sur un mode thermodynamique, qui explosa ses couleurs fulgurantes dans mon esprit. La banlieue nord ne m’apparut pas plus agitée vue de cette distance, jusqu’à ce que je me décide à m’approcher. Toujours plus près D’abord, les immeubles, monstres colorés, se firent plus gros. Puis ce fut au tour des rares véhicules stationnés dans ce coin mal famé, avant que les quelques hommes présents dans ce secteur ne dessinent leur signature thermique.
C’était pire que ce que je pouvais imaginer.
Pire que ce que pouvait en penser ce connard me servant de colonel.
Ils n’étaient plus que dix encore en vie, les autres ayant disparu, trop morts pour se révéler sous mon regard obscène. Dix en vie, sûrement trois blessés minimum, sur vingt et un hommes, c’était autant que le néant.
Même un crétin aurait compris que c’était foutu, qu’il n’y avait plus qu’à prier pour le salut de ces glorieux soldats, sacrifiés pour un impératif médiatique.
Même un crétin aurait déconnecté la caméra, le Rezo, et serait resté planté dans son siège, sonné par tant de fureur gratuite.
Cette nuit, je fus pire que le dernier des crétins. Mon sens de l’honneur et l’engagement avec lequel j’avais suivi mes hommes ne pouvait guère conduire ailleurs qu’à une monstrueuse série d’erreurs.
La première fut de vouloir recontacter mon sergent fraîchement gradé.
— Melliet, vous me recevez ?
La radio s’alluma de son côté. Il y eut un souffle humain, puis le bruit terrifiant d’une mitrailleuse à impulsion, un cri de surprise et un hurlement. Melliet parvint néanmoins à retrouver l’appareil.
— Major, on ne tiendra plus...
— Je sais, sergent. Vous vous repliez, tous azimuts.
— On fera ... on fera ...
Sa phrase resta à jamais suspendue. Le bruit d’une chair carbonisée succéda à une rafale de nature indistincte.
— Et merde... Lâchai-je. Fait chier !
Nouveau contact avec l’État-major, sans calculer que le nouvel implant fonctionnait toujours. Je pouvais le sentir extraire toute la puissance de mon générateur plasma, et surexploiter mes capacités mentales tant naturelles qu’artificielles.
Immanquablement, un tel système allait griller le circuit Rezo de l’Hôtel de Ville. Cette conséquence m’importait peu. Et effectivement, cela grilla. Assez lentement cependant pour que je transmette quelques mots désespérés au colonel.
— Dernaz ! C’est quoi cette interface ? S’écria-t-il, le regard écarquillé.
— Une procédure d’urgence, mon colonel. Les unités engagées sur Saint-Denis sont en repli, dix hommes sont morts, quatre autres sont touchés.
— Qui a ordonné le repli ?
Sa voix était irritée. Une colère contenue sourdait en lui.
— Moi, mon colonel, risquai-je.
— Comment ?!
— La situation est désespérée, mon colonel. Sans cela, les trois unités seront totalement détruites, et...
— Je paye des déserteurs ?! S’écria-t-il, le visage empourpré.
— Non mon colonel. Ces hommes sont tout sauf des fuyards.
Nouvelle erreur. Répondre à un officier du rang sans en avoir la permission me vaudrait une sévère mise à pied. Mais je continuai.
— Des renforts son nécessaire SUR LE CHAMP, mon colonel. La situation est telle que je crains qu’elle ne s’étende à d’autres quartiers du secteur nord.
— Vous auriez dû vous contenter d’obéir, major, gronda-t-il.
Silence de mort.
— Vous auriez pu sauver votre peau Dernaz, mais à présent... Plus rien ne retiendra ma colère. Je ne hais rien de plus que les traitres et les insoumis.
— Mon colonel ! Il ne s’agit pas de blessés légers ! Des hommes sont morts, faute de moyens.
— Je me fous de savoir s’il y a des morts ! Rugit-il. S’ils devaient crever ? Bien sûr, pour peu que le coupable soit désigné ce soir même.
— Mon colonel...
— L’état-major n’a commis aucune erreur, sauf une. Celle de vous nommer à un poste qu’apparemment vous n’êtes pas en mesure de contrôler. Major Dernaz, je vous démets officiellement de vos grades de major, sergent première classe, caporal première classe. Vous serez convoqué dans les plus brefs délais devant un tribunal militaire pour insubordination, haute trahison, désobéissance en temps de guerre, et usage de matériel militaire de catégorie spéciale, conclut-il.
— Non...
Son visage retrouva une fausse expression de neutralité. Je restai bouche bée, sans savoir quoi faire.
— Attendez, mon colonel...
Trop tard. La communication fut coupée, et pas de mon côté.

J’avais encore moyen de sauver ma peau, à ce moment. Même si d’apparence, cela semblait mal engagé. Je pouvais placer mes ultimes espoirs en une rédemption de ma part, au prix de mes grades et d’une partie de ma conscience. Les escadrons de la mort, des soldats conditionnés à tuer, débarrassés de leur moralité.
Devenir un chien de guerre, voilà mon seul salut dans cette armée.
Je ne pouvais pas accepter cela, pas après tout ce que j’avais donné de ma personne.
Étrangement, cette situation terrifiante m’apparaissait avec une clarté presque obscène.
Demain, peut-être, je serais mort. Une mort physique ou mentale, quel que soit le sort qui m’attendait. Et je ne voulais pas mourir, je ne le pouvais pas. Accepter cela revenait à tirer un trait sur tout mon passé. Sur tous ces visages, sur toutes ces vies que j’avais côtoyées, du bon comme du mauvais côté du fusil.
Dans mon malheur, la providence avait malgré tout eu pitié de moi. Je restais seul dans ce poste de commandement, parfaitement seul face à l’ordinateur. Embarqué lui aussi dans cette catastrophe humaine, mais au final, il n’en subira aucune conséquence. Logique, il n’a pas d’âme, aucun jugement à fournir. Il se contente d’obéir, larguant des flots de données sur des cerveaux kaki.
Peut-être que ma solution est ici. Faire comme cette machine, et oublier ma conscience quelques minutes, le temps de calculer objectivement une solution viable.
Je me levai, en douceur. Les servomoteurs de chaque articulation s’agitèrent silencieusement, vibrant à peine. Eux non plus ne réfléchissaient pas. Était-ce la seule optique possible dans mon cas ? Cesser d’être un homme, et devenir l’exécutant sans potentiel que je m’étais toujours refusé de vouloir être. Pourquoi pas, mais c’était cruel pour moi.
Je ne pouvais pas m’en sortir sans conséquences lourdes. Même fuir, jouer à cette partie risquée que l’on nomme avec dégoût « désertion ». Le principe, aussi infâme fût-il, me semblait être le seul salut possible.
Abandonner. Tout abandonner.
Je devais partir, tout de suite. Aucun homme n’avait pu survivre au chaos de l’attaque, en partie à cause de moi. Penser à cela, en ce moment, était ce qu’il y avait de plus terrible. S’affranchir des doutes, ne plus avoir aucun scrupule ni aucune pitié. J’étais un animal en cage, qui cherchait sa liberté.

Derbier avait choisi ce moment-là pour entrer. Grave erreur.
— Alors, cette mission ?
Je ne lui répondis pas. Il me dévisagea.
— Dernaz, est-ce que ça va ?
Je pris conscience que mon visage devait être terrifiant. Je m'imaginai, totalement dénué d’expression, mâchoires serrées et regard perçant.
Un léger déclic bruissa dans mon épaule gauche. L’interface d’armement se cala sur une munition à benzodiazépine rapide, histoire de mettre au sol cet ennemi improbable.
— Dernaz, qu’est-ce que vous...
Un fin jet déchira l’air, avant de traverser sa gorge, et il s’écroula. Environ quinze minutes de répit, après quoi il se réveillerait.
J’enjambai le corps, sans cérémonie. La porte se présenta à moi, comme une évidence. Sans aucun retour possible.


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