Note de la fic :
Les partenaires de l'Archange
Par : Sebantey
Genre : Fantastique, Action
Statut : C'est compliqué
Chapitre 12 : Blessures passées
Publié le 07/04/2013 à 11:24:34 par Sebantey
Un petit appartement grisâtre coincé entre deux immeubles : voilà où Catherine Woodrow avait décidé de passer ses derniers jours. Sebantey sortit de la voiture en demandant au chauffeur d'attendre sa retraite. Tandis qu'il se dirigeait vers la porte, il se répéta mentalement la manière dont il fallait procéder. Les choses n'allaient pas être simples, mais il avait absolument besoin de savoir. Il respira un grand coup et frappa quatre fois contre la petite porte en bois. Elle s'ouvrit peu de temps après sur une dame qui, bien que visiblement âgée, était loin d'être l'une de ces vieilles personnes ratatinées et rabougries. Celle-ci était au contraire plutôt grande, assez élancée, et elle semblait être en bonne forme. Elle observait le garçon d'un regard curieux, un sourire chaleureux dessiné sur le visage. Sourire qui, il en était sûr, n'allait pas tarder à disparaître.
- Je peux vous aider ? demanda-t-elle d'un ton aimable.
- Vous êtes bien Catherine Woodrow ?
- En effet. Mais ne restez pas là, entrez !
Sebantey la suivit à l'intérieur de l'appartement. L'endroit était petit mais bien rangé, joliment décoré, en toute simplicité. Idéal pour passer une retraite tranquille, sans doute. Quelque chose qu'il ne connaîtrait probablement jamais. Catherine s'assit dans un grand fauteuil de velours, et à sa demande, il prit lui-même place sur une petite chaise en face.
- Alors, en quoi puis-je vous être utile ? demanda-t-elle.
Il se racla la gorge, tâcha d'afficher un sourire poli, et se força à prendre un ton amical.
- Voyez-vous, dit-il, je m'occupe d'un foyer qui accueille les jeunes personnes en difficulté. On en voit d'ailleurs de plus en plus, vous savez, par les temps qui courent...
D'un signe de tête bienveillant, elle l'encouragea à poursuivre.
- Depuis peu, une adolescente passe chez nous assez régulièrement. Bien entendu, nous essayons de l'approcher, de parler avec elle pour pouvoir l'aider, mais elle est très renfermée sur elle-même. Vous comprenez donc que, dans ces conditions, nous ne pouvons malheureusement pas faire grand-chose.
- Effectivement, dit-elle en fronçant les sourcils, c'est un cas difficile.
- Mais après avoir fait quelques recherches, j'ai découvert qu'elle avait passé plusieurs années dans votre ancien orphelinat, vous savez, le Whitehorse. Je suis donc venu jusqu'ici dans l'espoir que vous me parliez un peu de cette personne, si vous vous en souvenez, pour peut-être la comprendre davantage et pouvoir l'aider par la suite.
La vieille femme semblait intéressée par son histoire. Il avait vu juste en pendant que le devenir d'une ancienne de son établissement retiendrait son attention.
- Si cela ne vous ennuie pas, ajouta-t-il d'un ton faussement gêné.
- Non, non, pas du tout ! assura-t-elle en riant. J'ai beau être à la retraite, je pense bien souvent aux enfants que j'ai accueilli dans mon établissement. Je n'en ai peut-être pas l'air, mais j'ai encore une bonne mémoire ! Alors, comment s'appelle cette jeune fille ?
- Il s'agit d'Heather Gillan. Vous vous en souvenez ?
Une expression étrange passa alors sur le visage de la vieille femme. Son sourire s'affaissa quelque peu, et elle semblait surprise, mais le garçon ne parvint pas à déchiffrer véritablement son expression.
- Oui, dit-elle doucement, je m'en souviens très bien. La petite Heather... Un cas mémorable.
- Comment ça ? demanda-t-il, intéressé.
- Elle a été déposée chez nous à l'âge de cinq ans. J'ai l'impression que c'était hier... Posée sur le pas de la porte, endormie, en pleine nuit, comme dans un conte ! Pauvre enfant... Elle a mis beaucoup de temps à s'habituer à notre établissement.
- Vous voulez dire que ses parents l'ont abandonné chez vous ?
- C'est bien ça. Je n'ai jamais rien su à propos de ses parents, si ce n'est les quelques souvenirs qu'il lui restait et dont elle me parlait parfois. Toujours est-il qu'il lui a fallut de longs mois avant de s'ouvrir à nous. Mais même après cela, elle n'a jamais réussie à s'intégrer auprès des autres enfants.
- Et vous savez pourquoi ?
- Bien sûr, répondit-elle en hochant lentement la tête. Voyez-vous, c'était une enfant qui avait beaucoup de particularités, de différences... Par exemple, il était impossible de la toucher sans qu'elle ne se mette à hurler. Je n'avais jamais vu ça avant ! Le moindre effleurement suffisait à la faire paniquer. Les autres enfants la trouvaient étrange, si bien qu'ils s'en sont toujours détachés. Je sais qu'elle en a beaucoup souffert. En plus de ça, elle supportait très mal les moqueries, et les enfants sont parfois très cruels, sans vraiment s'en rendre compte... Je ne compte plus le nombre de fois où elle est venue me voir en pleurant.
Sebantey ne disait plus rien, totalement absorbé par les paroles de Mme Woodrow. Il avait l'impression qu'ils parlaient d'une autre personne. Rien que le fait d'imaginer Alessa – ou Heather – pleurer défiait l'imagination. Mais son silence ne troubla pas la vieille femme, qui semblait perdue dans ses souvenirs, les mots lui venant naturellement. Ils étaient tous deux perdus dans un monde vague qui les captivaient autant l'un et l'autre.
- Alors je faisais ce que je pouvais pour la rassurer, et j'essayais de l'aider à aller vers les autres ; mais ça n'a jamais porté ses fruits. C'était une enfant très douce, vous savez, mais en même temps très fragile. Les autres enfants l'ont blessée si souvent que je crois bien qu'elle a finit par s'isoler d'elle-même, en se créant une sorte de coquille pour se protéger. Elle continuait de venir me voir dès que possible, mais j'étais pratiquement la seule personne à qui elle parlait. J'ai pu la suivre pendant des années, et si je me souviens bien d'une chose, c'est que malgré tout ce qu'elle a pu entendre, malgré tout ce qu'on a pu lui faire, jamais je n'ai perçu de haine ou de jalousie dans ses paroles. Quel gâchis, quand j'y repense... Pauvre petite. Les familles d'accueil défilaient mais aucune ne voulait jamais d'elle. Peut-être avait-elles peur de ne pas réussir à se faire aimer ? Heather aurait pourtant donné n'importe quoi pour se faire accepter. On le voyait bien, elle était toujours si triste après qu'une famille soit partie sans elle. Vous savez, je pense que, dans le fond, j'étais un peu devenue la mère qu'elle n'avait plus. Et j'avoue que j'en suis très fière. J'ai toujours adoré les enfants, c'est pour ça que j'ai fait construire cet orphelinat. Mais, avec du recul, je m'aperçois qu'Heather était ma préférée. Je crois bien... Oui, je crois bien qu'elle était la fille que je n'avais jamais eue.
- Et c'est pour ça que vous l'avez trahie ?
Ces paroles soudaines dissipèrent instantanément l'atmosphère doucereuse et nostalgique qui s'était installée. Sans comprendre, la vieille femme le regarda d'un air choqué.
- Mais de quoi...
- Finalement, j'avais raison, la coupa Sebantey. Je ne me suis pas trompé. Mais j'ai été idiot. Comment ai-je pu penser que... Enfin, ça n'a pas d'importance. J'en suis sûr à présent.
- Mais bon sang, de quoi parlez-vous ? demanda la vieille femme d'une voix tremblante.
- Cette belle histoire n'a pas duré éternellement, pas vrai ? Le 2 février, un incendie a détruit votre merveilleux orphelinat. Heather en été accusée. Par vous. Plutôt curieux comme comportement, entre une mère et sa soi-disant fille.
- L'incendie du Whitehorse était un tragique accident ! s'écria Catherine, des larmes coulant soudain sur ses joues.
- Je me fiche bien de savoir ce qui a causé cet incendie, l'informa Sebantey d'un ton froid. Ce qui compte, c'est qu'Heather n'en est pas responsable. C'était déjà peu probable avec ce que je savais d'elle, mais maintenant, j'en suis certain, elle n'a rien à voir avec ça.
- Mais qui êtes-vous, à la fin ?
- Ca n'a aucune importance. Une seule chose m'intéresse. Je veux savoir ce qui s'est réellement passé ce jour-là. Je veux savoir comment vous en êtes venue à vous retourner contre elle.
Elle pleurait toujours, les mains tremblantes, sans toutefois le quitter des yeux. Elle n'arrivait même plus à trouver ses mots.
- Je... j'ai cru que...
- Vous n'avez rien cru du tout, coupa Sebantey d'un ton tranchant. Vous la connaissiez mieux que personne, vous saviez très bien qu'elle n'aurait jamais fait une chose pareille. Il m'a fallut une semaine pour m'en rendre compte, et vous seriez passé à côté de ça pendant dix ans ? Et puis quoi encore !
- Vous ne comprenez rien ! hurla-t-elle.
- Ce que je comprends, c'est que vous étiez la seule à qui elle faisait confiance, et que vous l'avez poignardée en plein cœur. Ca aussi, vous en êtes fière ?
- Pourquoi est-ce que vous me faites ça ? s'écria-t-elle avant de véritablement fondre en larmes.
On n'entendait plus que les pleurs déchirants de la vieille dame. Sebantey attendit qu'elle se calme, repensant à ce qu'elle venait de lui dire. A présent qu'il en savait plus sur Alessa, il serait peut-être en mesure de la comprendre davantage. Rien que pour ça, cela valait le coup de venir. Son enfance douloureuse expliquait sans doute son caractère parfois difficile. Manquait-elle de confiance en elle, ou d'estime envers sa propre personne ? Etrange alors qu'elle paraissait toujours si assurée, mais compréhensible quand on savait qu'elle avait toujours été rejetée. Voilà pourquoi elle lui avait volé son téléphone après qu'il lui ait annoncé qu'ils allaient se séparer ; elle y voyait une garantie qu'il ne s'enfuirait pas à la première occasion. Si seulement elle savait ce qu'il pensait réellement d'elle... Décidement, cette entrevue avait été très instructive ; toutefois, elle n'était pas encore terminée. Après tout, il n'avait pas encore tout à fait eu ce qu'il voulait. Enfin, au bout d'un long moment, Catherine Woodrow se décida d'elle-même à reprendre la parole.
- C'est probablement la plus grande erreur de ma vie, dit-elle tout bas, murmurant presque.
Elle ne pleurait plus à présent, mais de longues traces de larmes séchées recouvraient toujours ses joues. Sa voix était tremblante, mais elle semblait décidée à aller jusqu'au bout.
- L'incendie du Whitehorse aurait pu être évité. Il y avait...
un problème avec la chaudière du bâtiment, un défaut de fabrication, ou quelque chose comme ça. Normalement, j'étais tenue de la faire vérifier régulièrement, d'autant plus que certains évènements préoccupaient le concierge. De la vapeur brûlante qui s'échappait d'un tuyau, ou encore de la chaudière qui était trop sous pression. Mais je ne l'ai pas écouté. C'est vrai, j'ai été... négligente. L'hiver étant rude, nous avions besoin d'encore plus de chauffage que d'habitude, et cette maudite chaudière a fini par céder... L'ensemble du sous-sol s'est effondré, et c'est comme ça qu'un incendie a gagné le reste du bâtiment... Mon dieu...
Elle secouait lentement la tête de gauche à droite, les yeux grands ouverts. Sebantey essaya de s'imaginer ce qu'il ressentirait s'il faisait une erreur qui mettrait en danger tous les gens qu'il aimait.
- Trois, continua-t-elle en mettant son visage dans ses mains. Trois enfants sont morts à cause de ma bêtise. Je ne sais pas si je pourrais me pardonner un jour... Mais je crois bien que ce n'est même pas la pire chose que j'ai faite ce jour-là...
Elle respirait de plus en plus vite, comme si elle revivait toute l'horreur du moment. Sebantey ne la quittait plus des yeux. La vieille dame n'osait pas lui rendre son regard. Elle n'y aurait trouvé aucune source de réconfort.
- La police et les pompiers sont arrivés... Il régnait une véritable panique, les surveillants et moi-même essayions de rassembler les enfants, de les tenir éloignés du feu. Tout était allé si vite... Puis, un inspecteur est venu me demander si je savais quelque chose à propos de l'origine du feu. Je n'ai rien répondu, sous le choc, mais soudain, les enfants se sont mis à hurler que c'était Heather qui avait fait ça, en la traitant de sorcière et même de démon...
- Et c'est là que vous est venue l'idée de la prendre comme bouc émissaire, acheva Sebantey.
- Qu'est-ce que je pouvais faire d'autre ? s'écria-t-elle, de nouvelles larmes apparaissant dans ses yeux. Ils étaient tous là à la pousser, essayant de la jeter sur l'inspecteur... Et lui qui attendait ma réponse... Vous ne pouvez pas comprendre !
- En effet, répondit-il d'un ton froid, une telle décision échappe totalement à ma compréhension.
On pourrait croire qu'il éprouverait de la pitié et de la compassion pour une vieille dame en larmes ; mais il ne ressentait que du dégoût. Il visualisait parfaitement la scène. Heather qui se tournait vers elle en lui jetant un regard implorant. Puis, ses yeux s'agrandissant d'horreur en voyant Catherine hocher la tête en signe de confirmation. Il était cependant incapable d'imaginer ce qu'elle avait pu ressentir à ce moment-là. Existe-t-il une douleur plus grande que celle d'être trahie par un être aimé comme on aime une mère ? La suite, il la connaissait déjà. Alessa le lui avait dit de vive voix : elle s'était enfuie. Ce qui s'était passé entre ici et le jour de sa rencontre restait cependant obscur, mais cela n'avait pas d'importance. A présent, il connaissait la vérité, il avait ce pour quoi il était venu. Qu'y avait-il à ajouter ? Il aurait pu dire l'insulter pendant des heures, ou dire qu'il aurait mieux valut qu'elle brûle avec son orphelinat... Mais qu'est-ce que ça aurait changé ? Cette histoire stupide avait fait beaucoup trop de dégâts comme ça. Il fallait que ça cesse.
Sans dire un mot, il se leva et se dirigea vers la porte ; mais, alors qu'il s'apprêtait à sortir, il entendit la vieille dame lui demander d'un ton tremblant :
- Peut-on être pardonné pour avoir commis une telle faute ? Toutes ces années où j'ai aidé les enfants de l'orphelinat à grandir, ne valent-elles rien ? Et tout l'argent que j'ai donné pour rénover l'établissement, n'a-t-il aucune valeur ?
- Ce n'est pas comme ça que ça marche.
- Mais n'ai-je pas été suffisamment punie ? s'écria-t-elle soudain, folle de rage. Savez-vous ce qu'on peut ressentir après ça ? J'ai quitté mon orphelinat peu de temps après, pratiquement morte de honte et de regrets ! Vous n'avez pas idée d'à quel point cette période fut difficile !
- Avoir quitté votre orphelinat me semble simplement être la moindre des choses, répliqua-t-il. Vous avez manqué de discernement deux fois de suite. En fait, vous auriez du prendre votre retraite plus tôt.
Elle resta silencieuse, le regardant d'un air implorant. Il prit alors conscience qu'il venait de transformer une paisible en retraite en un véritable cauchemar. Toutefois, comme aucune de ses quatre victimes n'avaient de famille, jamais Catherine Woodrow n'avait été confronté à ses crimes. Il fallait bien que quelqu'un le fasse.
- Pour retourner à votre question, reprit-il, l'incendie, négligence ou non, était un accident. Et bien que vous auriez pu l'éviter, je ne pense pas qu'on puisse vous en tenir pour responsable. En revanche, en ce qui concerne Heather, les choses sont différentes. En la prenant comme bouclier, vous l'avez blessée si profondément qu'elle en souffre encore beaucoup, ça ne fait aucun doute. Je crois que, d'une certaine manière, vous étiez comme un gardien, toujours là pour l'empêcher de tomber et pour l'aider à se relever. Elle avait besoin de quelqu'un comme ça car, comme vous l'avez dit, elle était fragile. Pourtant, un jour, ce gardien s'est retourné contre elle, alors qu'elle en avait tant besoin. Vous avez impunément brisé ce qui restait de son innocence. J'ai peine à croire que quelqu'un qui s'occupe d'un orphelinat puisse sciemment faire quelque chose de si cruel. La preuve la plus évidente, c'est que la fillette que vous m'avez décrite, je ne la retrouve pas du tout dans la personne qu'elle est devenue. Avant, en dépit de toutes ses difficultés, elle avait quelqu'un à qui se raccrocher, ce qui lui suffisait pour être heureuse. Alors qu'aujourd'hui, quand je la regarde, je me rends compte que je n'ai jamais vu personne de si triste.
Depuis combien de temps était-il ici ? Il ne savait pas s'il devait attendre sa réponse ou s'en aller immédiatement. Les instants passèrent dans un silence quasiment insoutenable, quand soudain, la vieille femme, l'air misérable, lui posa une ultime question :
- Je ne sais toujours pas qui vous êtes mais... Vous êtes la seule personne à connaître la vérité. Je vous ai livré le plus douloureux secret de mon existence... Puis-je considérer que... que je me suis rachetée ?
- D'après moi, rien ne pourra jamais racheter un acte aussi vil, aussi monstrueux que ce que vous avez fait à cette enfant. Cependant, j'avoue que notre entrevue m'a été très utile. Je pense à présent être en mesure de la comprendre, et surtout de l'aider. Alors, en ce qui vous concerne, disons que c'est déjà ça.
Et, sans accorder davantage d'attention à la vieille femme pathétique, Sebantey referma sortit de l'appartement et s'éloigna dans la rue.
- Je peux vous aider ? demanda-t-elle d'un ton aimable.
- Vous êtes bien Catherine Woodrow ?
- En effet. Mais ne restez pas là, entrez !
Sebantey la suivit à l'intérieur de l'appartement. L'endroit était petit mais bien rangé, joliment décoré, en toute simplicité. Idéal pour passer une retraite tranquille, sans doute. Quelque chose qu'il ne connaîtrait probablement jamais. Catherine s'assit dans un grand fauteuil de velours, et à sa demande, il prit lui-même place sur une petite chaise en face.
- Alors, en quoi puis-je vous être utile ? demanda-t-elle.
Il se racla la gorge, tâcha d'afficher un sourire poli, et se força à prendre un ton amical.
- Voyez-vous, dit-il, je m'occupe d'un foyer qui accueille les jeunes personnes en difficulté. On en voit d'ailleurs de plus en plus, vous savez, par les temps qui courent...
D'un signe de tête bienveillant, elle l'encouragea à poursuivre.
- Depuis peu, une adolescente passe chez nous assez régulièrement. Bien entendu, nous essayons de l'approcher, de parler avec elle pour pouvoir l'aider, mais elle est très renfermée sur elle-même. Vous comprenez donc que, dans ces conditions, nous ne pouvons malheureusement pas faire grand-chose.
- Effectivement, dit-elle en fronçant les sourcils, c'est un cas difficile.
- Mais après avoir fait quelques recherches, j'ai découvert qu'elle avait passé plusieurs années dans votre ancien orphelinat, vous savez, le Whitehorse. Je suis donc venu jusqu'ici dans l'espoir que vous me parliez un peu de cette personne, si vous vous en souvenez, pour peut-être la comprendre davantage et pouvoir l'aider par la suite.
La vieille femme semblait intéressée par son histoire. Il avait vu juste en pendant que le devenir d'une ancienne de son établissement retiendrait son attention.
- Si cela ne vous ennuie pas, ajouta-t-il d'un ton faussement gêné.
- Non, non, pas du tout ! assura-t-elle en riant. J'ai beau être à la retraite, je pense bien souvent aux enfants que j'ai accueilli dans mon établissement. Je n'en ai peut-être pas l'air, mais j'ai encore une bonne mémoire ! Alors, comment s'appelle cette jeune fille ?
- Il s'agit d'Heather Gillan. Vous vous en souvenez ?
Une expression étrange passa alors sur le visage de la vieille femme. Son sourire s'affaissa quelque peu, et elle semblait surprise, mais le garçon ne parvint pas à déchiffrer véritablement son expression.
- Oui, dit-elle doucement, je m'en souviens très bien. La petite Heather... Un cas mémorable.
- Comment ça ? demanda-t-il, intéressé.
- Elle a été déposée chez nous à l'âge de cinq ans. J'ai l'impression que c'était hier... Posée sur le pas de la porte, endormie, en pleine nuit, comme dans un conte ! Pauvre enfant... Elle a mis beaucoup de temps à s'habituer à notre établissement.
- Vous voulez dire que ses parents l'ont abandonné chez vous ?
- C'est bien ça. Je n'ai jamais rien su à propos de ses parents, si ce n'est les quelques souvenirs qu'il lui restait et dont elle me parlait parfois. Toujours est-il qu'il lui a fallut de longs mois avant de s'ouvrir à nous. Mais même après cela, elle n'a jamais réussie à s'intégrer auprès des autres enfants.
- Et vous savez pourquoi ?
- Bien sûr, répondit-elle en hochant lentement la tête. Voyez-vous, c'était une enfant qui avait beaucoup de particularités, de différences... Par exemple, il était impossible de la toucher sans qu'elle ne se mette à hurler. Je n'avais jamais vu ça avant ! Le moindre effleurement suffisait à la faire paniquer. Les autres enfants la trouvaient étrange, si bien qu'ils s'en sont toujours détachés. Je sais qu'elle en a beaucoup souffert. En plus de ça, elle supportait très mal les moqueries, et les enfants sont parfois très cruels, sans vraiment s'en rendre compte... Je ne compte plus le nombre de fois où elle est venue me voir en pleurant.
Sebantey ne disait plus rien, totalement absorbé par les paroles de Mme Woodrow. Il avait l'impression qu'ils parlaient d'une autre personne. Rien que le fait d'imaginer Alessa – ou Heather – pleurer défiait l'imagination. Mais son silence ne troubla pas la vieille femme, qui semblait perdue dans ses souvenirs, les mots lui venant naturellement. Ils étaient tous deux perdus dans un monde vague qui les captivaient autant l'un et l'autre.
- Alors je faisais ce que je pouvais pour la rassurer, et j'essayais de l'aider à aller vers les autres ; mais ça n'a jamais porté ses fruits. C'était une enfant très douce, vous savez, mais en même temps très fragile. Les autres enfants l'ont blessée si souvent que je crois bien qu'elle a finit par s'isoler d'elle-même, en se créant une sorte de coquille pour se protéger. Elle continuait de venir me voir dès que possible, mais j'étais pratiquement la seule personne à qui elle parlait. J'ai pu la suivre pendant des années, et si je me souviens bien d'une chose, c'est que malgré tout ce qu'elle a pu entendre, malgré tout ce qu'on a pu lui faire, jamais je n'ai perçu de haine ou de jalousie dans ses paroles. Quel gâchis, quand j'y repense... Pauvre petite. Les familles d'accueil défilaient mais aucune ne voulait jamais d'elle. Peut-être avait-elles peur de ne pas réussir à se faire aimer ? Heather aurait pourtant donné n'importe quoi pour se faire accepter. On le voyait bien, elle était toujours si triste après qu'une famille soit partie sans elle. Vous savez, je pense que, dans le fond, j'étais un peu devenue la mère qu'elle n'avait plus. Et j'avoue que j'en suis très fière. J'ai toujours adoré les enfants, c'est pour ça que j'ai fait construire cet orphelinat. Mais, avec du recul, je m'aperçois qu'Heather était ma préférée. Je crois bien... Oui, je crois bien qu'elle était la fille que je n'avais jamais eue.
- Et c'est pour ça que vous l'avez trahie ?
Ces paroles soudaines dissipèrent instantanément l'atmosphère doucereuse et nostalgique qui s'était installée. Sans comprendre, la vieille femme le regarda d'un air choqué.
- Mais de quoi...
- Finalement, j'avais raison, la coupa Sebantey. Je ne me suis pas trompé. Mais j'ai été idiot. Comment ai-je pu penser que... Enfin, ça n'a pas d'importance. J'en suis sûr à présent.
- Mais bon sang, de quoi parlez-vous ? demanda la vieille femme d'une voix tremblante.
- Cette belle histoire n'a pas duré éternellement, pas vrai ? Le 2 février, un incendie a détruit votre merveilleux orphelinat. Heather en été accusée. Par vous. Plutôt curieux comme comportement, entre une mère et sa soi-disant fille.
- L'incendie du Whitehorse était un tragique accident ! s'écria Catherine, des larmes coulant soudain sur ses joues.
- Je me fiche bien de savoir ce qui a causé cet incendie, l'informa Sebantey d'un ton froid. Ce qui compte, c'est qu'Heather n'en est pas responsable. C'était déjà peu probable avec ce que je savais d'elle, mais maintenant, j'en suis certain, elle n'a rien à voir avec ça.
- Mais qui êtes-vous, à la fin ?
- Ca n'a aucune importance. Une seule chose m'intéresse. Je veux savoir ce qui s'est réellement passé ce jour-là. Je veux savoir comment vous en êtes venue à vous retourner contre elle.
Elle pleurait toujours, les mains tremblantes, sans toutefois le quitter des yeux. Elle n'arrivait même plus à trouver ses mots.
- Je... j'ai cru que...
- Vous n'avez rien cru du tout, coupa Sebantey d'un ton tranchant. Vous la connaissiez mieux que personne, vous saviez très bien qu'elle n'aurait jamais fait une chose pareille. Il m'a fallut une semaine pour m'en rendre compte, et vous seriez passé à côté de ça pendant dix ans ? Et puis quoi encore !
- Vous ne comprenez rien ! hurla-t-elle.
- Ce que je comprends, c'est que vous étiez la seule à qui elle faisait confiance, et que vous l'avez poignardée en plein cœur. Ca aussi, vous en êtes fière ?
- Pourquoi est-ce que vous me faites ça ? s'écria-t-elle avant de véritablement fondre en larmes.
On n'entendait plus que les pleurs déchirants de la vieille dame. Sebantey attendit qu'elle se calme, repensant à ce qu'elle venait de lui dire. A présent qu'il en savait plus sur Alessa, il serait peut-être en mesure de la comprendre davantage. Rien que pour ça, cela valait le coup de venir. Son enfance douloureuse expliquait sans doute son caractère parfois difficile. Manquait-elle de confiance en elle, ou d'estime envers sa propre personne ? Etrange alors qu'elle paraissait toujours si assurée, mais compréhensible quand on savait qu'elle avait toujours été rejetée. Voilà pourquoi elle lui avait volé son téléphone après qu'il lui ait annoncé qu'ils allaient se séparer ; elle y voyait une garantie qu'il ne s'enfuirait pas à la première occasion. Si seulement elle savait ce qu'il pensait réellement d'elle... Décidement, cette entrevue avait été très instructive ; toutefois, elle n'était pas encore terminée. Après tout, il n'avait pas encore tout à fait eu ce qu'il voulait. Enfin, au bout d'un long moment, Catherine Woodrow se décida d'elle-même à reprendre la parole.
- C'est probablement la plus grande erreur de ma vie, dit-elle tout bas, murmurant presque.
Elle ne pleurait plus à présent, mais de longues traces de larmes séchées recouvraient toujours ses joues. Sa voix était tremblante, mais elle semblait décidée à aller jusqu'au bout.
- L'incendie du Whitehorse aurait pu être évité. Il y avait...
un problème avec la chaudière du bâtiment, un défaut de fabrication, ou quelque chose comme ça. Normalement, j'étais tenue de la faire vérifier régulièrement, d'autant plus que certains évènements préoccupaient le concierge. De la vapeur brûlante qui s'échappait d'un tuyau, ou encore de la chaudière qui était trop sous pression. Mais je ne l'ai pas écouté. C'est vrai, j'ai été... négligente. L'hiver étant rude, nous avions besoin d'encore plus de chauffage que d'habitude, et cette maudite chaudière a fini par céder... L'ensemble du sous-sol s'est effondré, et c'est comme ça qu'un incendie a gagné le reste du bâtiment... Mon dieu...
Elle secouait lentement la tête de gauche à droite, les yeux grands ouverts. Sebantey essaya de s'imaginer ce qu'il ressentirait s'il faisait une erreur qui mettrait en danger tous les gens qu'il aimait.
- Trois, continua-t-elle en mettant son visage dans ses mains. Trois enfants sont morts à cause de ma bêtise. Je ne sais pas si je pourrais me pardonner un jour... Mais je crois bien que ce n'est même pas la pire chose que j'ai faite ce jour-là...
Elle respirait de plus en plus vite, comme si elle revivait toute l'horreur du moment. Sebantey ne la quittait plus des yeux. La vieille dame n'osait pas lui rendre son regard. Elle n'y aurait trouvé aucune source de réconfort.
- La police et les pompiers sont arrivés... Il régnait une véritable panique, les surveillants et moi-même essayions de rassembler les enfants, de les tenir éloignés du feu. Tout était allé si vite... Puis, un inspecteur est venu me demander si je savais quelque chose à propos de l'origine du feu. Je n'ai rien répondu, sous le choc, mais soudain, les enfants se sont mis à hurler que c'était Heather qui avait fait ça, en la traitant de sorcière et même de démon...
- Et c'est là que vous est venue l'idée de la prendre comme bouc émissaire, acheva Sebantey.
- Qu'est-ce que je pouvais faire d'autre ? s'écria-t-elle, de nouvelles larmes apparaissant dans ses yeux. Ils étaient tous là à la pousser, essayant de la jeter sur l'inspecteur... Et lui qui attendait ma réponse... Vous ne pouvez pas comprendre !
- En effet, répondit-il d'un ton froid, une telle décision échappe totalement à ma compréhension.
On pourrait croire qu'il éprouverait de la pitié et de la compassion pour une vieille dame en larmes ; mais il ne ressentait que du dégoût. Il visualisait parfaitement la scène. Heather qui se tournait vers elle en lui jetant un regard implorant. Puis, ses yeux s'agrandissant d'horreur en voyant Catherine hocher la tête en signe de confirmation. Il était cependant incapable d'imaginer ce qu'elle avait pu ressentir à ce moment-là. Existe-t-il une douleur plus grande que celle d'être trahie par un être aimé comme on aime une mère ? La suite, il la connaissait déjà. Alessa le lui avait dit de vive voix : elle s'était enfuie. Ce qui s'était passé entre ici et le jour de sa rencontre restait cependant obscur, mais cela n'avait pas d'importance. A présent, il connaissait la vérité, il avait ce pour quoi il était venu. Qu'y avait-il à ajouter ? Il aurait pu dire l'insulter pendant des heures, ou dire qu'il aurait mieux valut qu'elle brûle avec son orphelinat... Mais qu'est-ce que ça aurait changé ? Cette histoire stupide avait fait beaucoup trop de dégâts comme ça. Il fallait que ça cesse.
Sans dire un mot, il se leva et se dirigea vers la porte ; mais, alors qu'il s'apprêtait à sortir, il entendit la vieille dame lui demander d'un ton tremblant :
- Peut-on être pardonné pour avoir commis une telle faute ? Toutes ces années où j'ai aidé les enfants de l'orphelinat à grandir, ne valent-elles rien ? Et tout l'argent que j'ai donné pour rénover l'établissement, n'a-t-il aucune valeur ?
- Ce n'est pas comme ça que ça marche.
- Mais n'ai-je pas été suffisamment punie ? s'écria-t-elle soudain, folle de rage. Savez-vous ce qu'on peut ressentir après ça ? J'ai quitté mon orphelinat peu de temps après, pratiquement morte de honte et de regrets ! Vous n'avez pas idée d'à quel point cette période fut difficile !
- Avoir quitté votre orphelinat me semble simplement être la moindre des choses, répliqua-t-il. Vous avez manqué de discernement deux fois de suite. En fait, vous auriez du prendre votre retraite plus tôt.
Elle resta silencieuse, le regardant d'un air implorant. Il prit alors conscience qu'il venait de transformer une paisible en retraite en un véritable cauchemar. Toutefois, comme aucune de ses quatre victimes n'avaient de famille, jamais Catherine Woodrow n'avait été confronté à ses crimes. Il fallait bien que quelqu'un le fasse.
- Pour retourner à votre question, reprit-il, l'incendie, négligence ou non, était un accident. Et bien que vous auriez pu l'éviter, je ne pense pas qu'on puisse vous en tenir pour responsable. En revanche, en ce qui concerne Heather, les choses sont différentes. En la prenant comme bouclier, vous l'avez blessée si profondément qu'elle en souffre encore beaucoup, ça ne fait aucun doute. Je crois que, d'une certaine manière, vous étiez comme un gardien, toujours là pour l'empêcher de tomber et pour l'aider à se relever. Elle avait besoin de quelqu'un comme ça car, comme vous l'avez dit, elle était fragile. Pourtant, un jour, ce gardien s'est retourné contre elle, alors qu'elle en avait tant besoin. Vous avez impunément brisé ce qui restait de son innocence. J'ai peine à croire que quelqu'un qui s'occupe d'un orphelinat puisse sciemment faire quelque chose de si cruel. La preuve la plus évidente, c'est que la fillette que vous m'avez décrite, je ne la retrouve pas du tout dans la personne qu'elle est devenue. Avant, en dépit de toutes ses difficultés, elle avait quelqu'un à qui se raccrocher, ce qui lui suffisait pour être heureuse. Alors qu'aujourd'hui, quand je la regarde, je me rends compte que je n'ai jamais vu personne de si triste.
Depuis combien de temps était-il ici ? Il ne savait pas s'il devait attendre sa réponse ou s'en aller immédiatement. Les instants passèrent dans un silence quasiment insoutenable, quand soudain, la vieille femme, l'air misérable, lui posa une ultime question :
- Je ne sais toujours pas qui vous êtes mais... Vous êtes la seule personne à connaître la vérité. Je vous ai livré le plus douloureux secret de mon existence... Puis-je considérer que... que je me suis rachetée ?
- D'après moi, rien ne pourra jamais racheter un acte aussi vil, aussi monstrueux que ce que vous avez fait à cette enfant. Cependant, j'avoue que notre entrevue m'a été très utile. Je pense à présent être en mesure de la comprendre, et surtout de l'aider. Alors, en ce qui vous concerne, disons que c'est déjà ça.
Et, sans accorder davantage d'attention à la vieille femme pathétique, Sebantey referma sortit de l'appartement et s'éloigna dans la rue.
Commentaires
- darkthrak
07/04/2013 à 22:15:41
J'ai tout lu ! J'aime beaucoup ce chapitre en particulier, d'ailleurs . Suite ?