Note de la fic :
[Confédération][2] Rêves Mécaniques
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction, Action
Statut : Terminée
Chapitre 14
Publié le 02/12/2012 à 12:37:31 par Gregor
4.
Dix minutes s’écoulèrent entre les dernières manœuvres d’appontage et l’ouverture des sas. Ce laps de temps était long, inhabituel, aussi m’étonnai-je qu’aucun message n’ait été envoyé afin de nous informer de la situation.
Passé ce délai, nous nous engagions dans une série de sas gris et monotones, où seuls le cadre massif des portes et les mécanismes de verrouillage apportaient un certain rythme. Les spots lumineux, à la lumière agressive, semblaient vivement déranger Cyrill . Il portait une main à ses yeux, plissant ceux-ci dans une expression hésitant entre la gêne et l’impatience. Les mètres se succédèrent, et brutalement, l’espace s’ouvrit.
Nous arrivions sur une plateforme située à environ trois mètres du sol, surplombant une vaste place, à la luminosité tamisée, grouillante de monde. Son plafond parabolique s’enroulait autour d’une série d’ascenseurs simplement grillagés, dont le ballet ne cessait jamais. La salle d’embarquement était à l’image de l’extérieur du vaisseau, un condensé de simplicité et de sobriété, fonctionnel et raffiné à la fois.
Tandis que nous restions silencieux face au spectacle qui s’offrait à nous, deux soldats vinrent à notre rencontre. Gravissant les escaliers menant à notre plate-forme d’un pas rapide, d'autres militaires à la mine chaleureuse nous saluèrent rapidement. Ils étaient relativement semblables, à la différence notable que l’un d’entre eux, celui qui paraissait le plus jeune, était un cyborg légèrement implanté. Seuls son œil et sa main droite avaient été remplacés. Celui-ci prit la parole en premier.
— Lieutenant Mac Mordan, Inquisiteur Beik , c’est un honneur de vous accueillir à bord de l’Aube de L’Esperance. Permettez-nous de nous présenter, avant toute chose. Voici le caporal Narcìs Rosa, et moi-même, le caporal Sven Novosad
Le soldat, un homme maigre, brun, au teint fané par la fatigue, s’avança légèrement. Une barbe grisonnante mangeait ses traits, bien qu’il n’eut pas l’air plus âgé d’une trentaine d’années, et qui n’affichait aucune lassitude.
— Le caporal Rosa veillera à votre confort, Inquisiteur, reprit le cyborg. Pour ma part, je serais à votre service, mon lieutenant.
— J’en serais honoré, caporal, m’empressai-je de répondre, un sourire nerveux pendu aux lèvres. Même si je n’ai pas habitude d’être secondé.
Son regard s’assombrit sensiblement, et le ton de sa voix, jusqu’alors chaleureux, se fit soudain distant.
— Ce sont les ordres du commandant de vaisseau ? Ne me dites pas que vous contesteriez les ordres de l’amiral Nielsen ?
— Non, bien que sûr que non.
Je riais doucement, tentant de détendre l’atmosphère.
— Je m’excuse de mon indélicatesse, caporal. J’ai si peu habitude du monde depuis quelques mois. J’ai gardé de mauvaises habitudes, et je vous serais reconnaissant de ne pas vous formaliser pour un mot mal placé.
Personne n’intervint. Un court silence roula entre nous, avant que Novosad ne se décide à ouvrir la marche.
A l’image de l’embarquement, les longs couloirs du vaisseau dégageaient une ambiance froide, impersonnelle, légèrement angoissante. Peut-être était-ce dû à sa taille ? Dans tous les cas, une sensation désagréable entamait de me donner la nausée. Cyrill le remarqua sans aucun doute, et ne put réprimer une petite pique ajustée.
— Serrait-on atteint du mal du voyage, lieutenant ?
— Cyrill ... commençai-je.
— Gregor, je crois qu’il serait temps d’arrêter de jouer à l’enfant et de se conduire en homme … Est-ce une attitude normale pour un serviteur du Dieu-Machine, et pire encore, un cyborg, que de trembler comme une feuille et dégouliner de sueur ?
— Je ne comprends pas Cyrill .
Il se retourna vivement, le visage contrit, et me murmura à proche distance.
— Arrête immédiatement ces simagrées et règle tes interfaces, bon sang ! Tu fais honte à ton maître.
Il repartit aussi vivement qu’il avait cessé sa marche.
J’avais la désagréable impression que les rares soldats et officiers à nous croiser me dévisageaient, l’air grave, le regard haut et perçant. Je reprenais rapidement contenance, régularisant mes paramètres biologiques, et me remettant en marche à la suite de nos deux guides.
Novosad nous amena ainsi, au bout d’une bonne dizaine de minutes, au seuil du grand mess. Il nous indiqua que lui-même et le caporal Rosa nous attendraient ici, s’en tenant aux instructions qui leur seraient remises.
Avant de pénétrer dans le mess, je lui adressais un simple sourire. J’espérais alors qu’il comprendrait que je ne lui tenais pas rigueur de son impertinence. Hélas, il demeura aussi austère, et dans un sursaut d’orgueil, eut un rire caustique, à peine me souhaita-t-il que notre entrevue « se déroule sans anicroche ». Je pensais pour moi-même que cet homme était simplement têtu.
Une fois la lourde porte du mess franchie, la sensation d’angoisse se figea et disparut subitement. Était-ce dû à l’ambiance du lieu ? Je ne savais pas. La simple rotonde aux tons clairs, ponctués par les lignes nettes du plafond lumineux, rouges, tandis que se dressaient en deux arcs plusieurs séries de tables. Le mess était quasiment désert, tout juste quelques officiers s’y reposaient silencieusement, picorant dans des plats ordinaires une nourriture qui paraissait très fade. Ils nous aperçurent, nous adressèrent un sourire fatigué, et retournèrent aussitôt à leur discussion.
— Il me tardait de vous voir, messieurs.
La voix était rauque, mais chaleureuse. Elle avait résonné avec force sous la voûte du mess, et nous détournions le regard vers son origine. Aussitôt, j’exécutai un impeccable garde à vous.
— Repos, lieutenant …
Il descendit alors de l’estrade sur laquelle il se tenait. Force de la nature engoncée dans une tenue grise, à peine rehaussée de ses galons d’amiral. Il semblait à l’étroit dans le délicat tissu de lin, impression renforcée par la morphologie de son visage, dont les traits semblaient taillés à la hache. Son regard, opalescence bleutée, pétillait de malice. Sou sourire en demi-teinte, sa barbe naissante malgré son âge avancé, son menton un peu large et son nez cassé ne le rendait pas antipathique, bien au contraire. Comme un monstre sacré, Erwin Nielsen imposait sa présence à ses pairs et ses soldats. Comment aurais-je pu lui manquer sincèrement de respect et de déférence ? J’étais proprement ridicule à côté de lui.
— Alors, Lieutenant Mac Mordan, nous avons l’honneur de vous accueillir à bord de notre modeste croiseur ?
Toujours ce sourire. Alors qu’il posait dans une attitude profondément paternaliste sa main sur une de mes épaules, je remarquais qu’il avait enfilé une paire de gants de manipulations. Une petite merveille de technologie qui luisait dans l’éclairage aseptique du mess, chuintant au rythme des mouvements de l’amiral.
— Combien de temps depuis notre dernière entrevue, Gregor ? Près d’un an si je ne me trompe pas …
— A peu de chose près, oui… mon amiral, répondis-je maladroitement.
— J’espère que vous prendrez vos aises…
— Soyez rassuré, amiral, coupa laconiquement Cyrill . Nous avons été très bien reçus à bord …
— Le caporal Novosad et le caporal Rosa ont donc mené à bien leur tâche. C’est parfait dans ce cas.
Je ne comprenais toujours pas l’attitude de Cyrill . Je décidais malgré tout de passer outre. L’amiral Nielsen poursuivit.
— Vous serez escortés jusqu'à vos quartiers. Vous lieutenant, dans celui des officiers. Et vous, Inquisiteur, dans une chambre particulière.
— Cette attention me touche, amiral…
— Trêves de plaisanteries, messieurs. Maintenant que nous en avons fini avec les banalités, passons donc aux choses sérieuses.
Nielsen nous fit passer dans un petit bureau contigu au mess. D’un geste qui semblait machinal, il attrapa un aug’ et le fixa négligemment sur son œil droit.
— Nous partirons dans une dizaine d’heures. Il nous faudra encore autant de temps pour nous éloigner à distance raisonnable de la Terre et passer sur un plan déphasé. Ensuite seulement, on pourra considérer que le voyage commence …
— Une dizaine de jours, mon amiral ? demandai-je.
— Si tout se passe bien, à peine. Du moins, en ce qui vous concerne. L’Aube patientera trente-six heures après votre départ pour suivre … Le fameux « effet de surprise » …
Il sourit ironiquement. Il ne semblait pas spécialement convaincu par la tactique programmée. Nullement gêné par le haussement de sourcil que lui adressait Cyrill , Nielsen reprit.
— Vous aurez tout le temps de vous familiariser avec votre transporteur, surtout vous, lieutenant. Le pilotage n’est pas bien différent de ce que vous avez pu voir jusqu’à présent, mais nous ne pouvons pas jouer avec la sécurité. Même si les ouïes-dire qu’on m’a rapportées flattent vos états de service…
Je me sentais rougir, et tentais de garder une certaine rigueur dans mon attitude. Je ne boudais pas mon plaisir, et faussement modeste, je continuais.
— Mon amiral, je crains que les rumeurs ne soient exagérées…
— J’aurais le plaisir de les constater par moi-même.
Il s’assit, nonchalant, dans l’énorme fauteuil qui trônait de son côté du bureau, et nous invita à prendre place dans les chaises disposées face à lui.
— Même si je tiens à ce que l’ambiance reste bon enfant, il va sans dire que je serais vigilant quant à votre attitude à bord. Tant avec le personnel qu’envers vous-même … Il est hors de question que vous vous négligiez avec la mission qui nous attend.
— Cela n’arrivera pas, amiral, l’assura Cyrill .
— Alors, vous m’en voyez ravi.
La conversation dériva encore une bonne vingtaine de minutes sur des détails techniques. L’amiral me proposa un verre afin de sceller notre arrivée, je déclinais poliment. Détail saugrenu qui me pourrissait la vie, et hélas, me rappelait que j’avais perdu bien des plaisirs en gagnant cette vie dans l’honneur.
Enfin, nous nous séparions. Nielsen me retint une paire de minutes. Cyrill n’eut nullement le temps de protester, car l’amiral avait insisté pour que le caporal Rosa le raccompagne dans sa chambre. Nous restions tous les deux, face à face.
— Je n’aime pas bien cet … Inquisiteur, commença-t-il, de but en blanc. Son dédain et sa fierté m’agacent…
— Il n’est jamais monté dans un vaisseau … Peut-être cela le perturbe-t-il un peu.
— Vous le défendez, lieutenant ?
Il éclata de rire.
— Vous auriez fait un piètre psychologue, lieutenant … Il n’a de cesse de vous rabaisser. J’ai eu vent de vos altercations dans le dossier que m’a fait parvenir le Commandus Magnus. Et, quand bien même il m’est interdit de prendre ouvertement parti pour l’un de vous deux, sachez que je ne fais pas confiance aux fouineurs. Ni aux menteurs.
— Qu’entendez-vous par là, mon amiral ?
Nielsen s’assombrit soudainement.
— Je vous demande la plus grande prudence, Gregor. Ne vous méprenez pas sur la nature des sentiments de ce … Cyrill . L’Ordre Inquisitorial n’est pas connu pour être loyal dans ses méthodes de formations. Peu importe ce qu’il cherche, il finira toujours par l’obtenir, d’une façon ou d’une autre. Alors, s’il vous plait, si vous tenez à servir encore longtemps parmi nous, je vous en conjure, ne vous laissez pas berner.
Je restai silencieux, me contentant de hocher la tête.
— Ah, et, à ce propos. Le Commandus Magnus vous a fortement recommandé auprès de troupes d’interventions rapides… Il a insisté sur vos compétences, et, soyons honnêtes, je serais ravi de vous savoir avec nous pour quelque temps, Gregor.
— Je suis très honoré de servir sous vos ordres, mon amiral.
— Et moi donc Gregor. Devrais-je dire … capitaine Mac Mordan.
La surprise m’ôta les mots. Je me sentais vidé, terrassé par la surprise. Nielsen eut un sourire en coin, chaleureux.
— Félicitation, capitaine. Vous n’oublierez pas de faire régulariser votre situation au plus tôt.
— Je n’y manquerais pas, mon amiral.
Nous nous séparions après un bref garde-à-vous. Novosad m’attendait. Lui, en revanche, semblait toujours aussi maussade.
Capitaine.
L’impression qu’une massue m’avait écrasé la conscience persistait durablement. J’étais si déconcerté que je ne me rendais plus compte de grand-chose. La réalité se heurta brutalement à moi quand je pris conscience d’avoir atterri dans le dortoir des officiers. Dortoir était un mot bien étrange pour qualifier ce qui était une succession de chambres ridiculement petites, enfilée sur un couloir étroit qui débouchait sur le grand mess. Novosad m’avait donc conduit bien malgré moi jusque-là, et m’avait abandonné à mon sort. Curieuse conception de la hiérarchie et du service.
Je ne comprenais pas son attitude. Je concevais difficilement comment un cyborg, un frère d’arme et presque de sang, pouvait à ce point se montrer antipathique, distant, presque vulgaire par son attitude. Je me promettais de dégeler la situation, me tenant pour entier responsable de la bizarrerie de ses réactions.
D’une certaine façon, il me rappelait mes débuts. La crainte, l’obéissance forcée, la sensation d’avoir trahi et de trahir encore. Des sentiments que je ne reconnaissais alors plus que dans un lointain très vague, douloureux, mais atténué. Je quittais Keller pour la dernière fois, arraché à la force qui m’avait appris à apprivoiser la communauté cybernétique, à accepter ce nouveau Moi que j’étais devenu par la force des choses, quatre années auparavant. Le sentiment éloigné se rapprochait, vague porteuse de souvenirs tumultueux, violents, agités. Lutter serait impossible. Ignorant les consignes directes de Nielsen, je me réfugiais précipitamment dans une cellule de stase, me harnachant dans le cocon de verre et de fer, appelé par ce passé cruel.
Il fallait en finir définitivement avec ça. Alors seulement, j’aurais accompli ma mission auprès de Keller, et j’en serais acquitté.
L’enfance n’avait aucune saveur. Non. Le seul souvenir puissant qui précédait toute mon existence ne remontait qu’à quatre ans. Des odeurs, d’abord, celle de la brume. La brume acide des matins gris d’Édimbourg, dans l’amertume délectable de l’iode et des huiles de moteurs, des bidons et des cargaisons crevées sur un port, dans l’humidité perpétuelle de novembre. Et puis, le sang. Exhalaison voluptueuse, luxure dégradante, aux accents de velours et de pourpre vieillissante. Sang qui se répand dans la brume de novembre, mélange indéfini de peur, d’espoir, de désenchantement et de rêves intangibles. L’odeur, chaude, qui donne ivresse, se mélangeant à celle, infâme de la chair brulée, des tripes, des cadavres fumants.
Le son, ensuite, infernal cadence des cris et des ordres, des coups et des chutes. Craquements plastiques, impossibles, inoubliable douleur de ceux qui, à mes côtés, sont partis, la rage au ventre, hurlants à la mort.
Ils se tenaient accroupis, serrés les uns contre les autres, tandis que je faisais le guet. Le brouillard tenace qui enveloppait Édimbourg, ce matin-là, n’avait pas joué à notre avantage.
La plupart n’avaient pas dormi de la nuit. La plupart comprenaient doucement que l’issue se rapprochait, cruelle. La plupart étaient venus déraisonnablement, oubliant qu’ils avaient une vie derrière les manifestations, le genre de vie constitué d’un job plus ou moins minable assorti d’un conjoint plus ou moins fidèle. La plupart se targuaient d’être jeunes, comme moi, trop inconscients des risques.
Il a bien fallu que les Confédérés réagissent. Ces traitres à leur sang, comme nous les appelions, des pauvres types au corps et à l’esprit brisés parce qu’ils appelaient Dieu-Machine, contraint à détruire l’Humanité qui les avaient engendrés. Moi et mes amis providentiels, nous étions contre cet état de fait. Nous croyions encore à cette chimère qu’étaient l’égalité, la liberté, le droit de jouir de sa vie sans dépendre d’un système dictatorial. Erreur fatale, qui nous avait poussés dans cette ruelle brumeuse et vieillotte d’Édimbourg, au petit matin.
Déjà, au loin, j’entendais le bruit de leur pas, le souffle rauque de ceux qui avaient encore de quoi respirer hurler, chiens rendus fous par la mécanique de leur être. Alors, je fermai les yeux, je pris la main d’une fille qui s’était assise à mes pieds, et je serrai les dents.
Tout avait pourtant bien commencé, dans cet appartement miteux de Leith. Même si la majeure partie de la ville avait sans doute changé depuis que le Magister avait décidé d’en faire un astroport secondaire pour Civimundi, Édimbourg respirait encore un peu l’air frais de la Mer du Nord mêlée à l’odeur du cannabis, de la mauvaise bière. Le port semblait si propice à l’évasion de l’esprit, alors que plus aucun bateau ne partait d’ici depuis vingt ans. Oui, beaucoup de choses avaient changé, dans l’esprit général des Écossais, des Anglais, et sans doute de toute la planète. La Confédération s’était installée ici voilà près de cent cinquante ans, sans nous prêter trop l’oreille. Un nid de contestataire avait naturellement émergé, privilégiant la désobéissance civile à l’action directe. Désobéissance agaçante, qui avait conduit à quelques représailles, trop cependant pour arrêter un mouvement ancré dans la culture d’un peuple. J’assume ce cliché de l’esprit, reliquat d’une flamme patriote desservie par un excès de substance psychoactive diverse. Peu de souvenirs de la période entre mon entrée dans ce mouvement et cette soirée à Leith, hier donc, ou tout avait commencé.
Nous nous gargarisions de belles idées, jurant fidélité à nos valeurs, vautrés dans des poufs décrépis aux teintes pastel. Nous riions, tandis que le soleil se couchait bien loin après la vieille ville. Le grondement permanent et sourd du chantier de l’astroport était devenu une habitude, une de plus, contre laquelle la plupart de nos vœux se heurtaient. Le pépiement des mouettes au passage d’un vaisseau de chasse nous tirait un instant de notre rêverie. Le mauvais gin nous y replongeait, toujours, emmêlant nos gestes dans une toile drue, irritante.
Nous nous étions fait une raison : Leith était condamné. Tout le nord de la ville, port y compris, serait rasé à la fin de l’été. Les vieilles maisons d’ouvriers, alignées au cordeau ne résisteraient pas plus que les derniers immeubles dentelés de verre et d’acier construits voilà une vingtaine d’années. Tout ça, le cœur populaire d’Édimbourg depuis l’arrivée des mécanistes allait disparaître en quelques semaines. La hargne nous avait rongés, au tout début. Et puis, comme à chacun de nos petits combats, nous avions fini par nous résigner, à accepter la cruauté du réel.
La Confédération avait malgré tout fait un effort en proposant un logement décent aux habitants. Et comme d’habitude, les avis d’enrôlement volontaire au service du Magister assortissaient ce cadeau. Quelques-uns avaient malgré tout accepté, quittant le peu qu’il leur restait pour partir. Les Confédérés n’étaient pas rancuniers pour ceux-ci, les accueillant en général à bras ouvert.
Non. Leur haine, ils la réservaient pour nous, la chienlit piquante, la mouche d’été sur un plat appétissant.
La nuit passa en un éclair. Nous étions sortis à la faveur de l’aurore, dans les rues désormais abandonnées de la ville. Nous remontions, toujours plus en avant vers le centre, évitant soigneusement les quelques gardes qui devaient nous avoir repérés bien avant que nous ne les apercevions. Fous que nous étions, nous comptions, une fois encore, poser quelques tracts sur Princes Street, ultime petit bassin de vie. Nous nous chamaillions en silence, quinze énergumènes défiant la vie dans la brume épaisse qui venait, ce matin-là. Une fois encore, nous oubliions qui nous étions vraiment, brisant le tabou du rang social, des rancœurs, des peurs, hormis cette brûlure à l’épaule, je n’avais pas vraiment à me plaindre. Tout avait si bien commencé, je ne pouvais pas imaginer la suite.
Jusqu’à ce que ce soldat franchisse l’entrée de la ruelle, j’avais encore un espoir de m’en sortir.
(Je continue de penser que j’aurais pu, d’ailleurs). Si ce n’était l’arme que j’avais en ma possession et que je pointais, automatique, vers le pauvre hère. La gueule de la pistole plasma cracha son jet de matière, ne laissant aucune chance à aucun d’entre nous.
Réplique en un instant, sans sommations. Ils étaient dix, puis vingt, puis cinquante. Leurs fusils n’avaient pas la même puissance, nous étions dérisoires.
La femme serra au sang ma main, plantant des ongles trop propres pour être ceux d’une véritable résistante. Elle hoqueta quand une décharge la surprit, en plein cœur. Elle s’effondra, morte, le corps transpercé.
L’étroitesse de la ruelle nous piégea, tandis que l’odeur écœurante du sang cuit se répendant me donnait la nausée. Les cris, infernaux, n’étaient qu’un pâle aperçu de l’horreur que le groupe vivait. Un aperçu dérisoire, insolemment court, puisque tout cessa au bout d’une dizaine de secondes. Une fumée âcre, celle des pistoles. Les confédérés s’étaient avancés, impassibles, le visage aussi calme que leurs esprits. Un détail m’avait frappé, à cet instant. Tous, sans exception, avaient rangé leurs armes. Je crus pouvoir profiter de l’occasion ; grossière erreur.
Je pointais mon bras vers le plus proche de moi. Une dizaine de mètres nous séparaient, il ne pourrait pas en réchapper. Ultime vengeance, comme si mon esprit, à cet instant, tentait de se maintenir dans la cohérence, alors qu’autour de moi, il n’y avait plus que l’horreur absolue de la mort. Geste automatique, désespéré, dérisoire au possible.
Jusqu’alors épargné par les tirs, j’en devenais soudain la cible. Un trait de plasma arracha ma main droite, faisant voler la pistole cramponnée par une main à quelques mètres de moi. La salve continua son œuvre, séparant mes jambes de mon tronc, cautérisant à chaud les os, tendons, muscles et matières organiques rencontrés sur son chemin.
Je vacillais, abruti par la surprise. Le moignon fumant de ma main droite n’était pas encore douloureux. J’en restais dubitatif, décontenancé. Je ne pensais plus à rien, je ne faisais plus que vivre ma vie, sans rien à côté. Il ne restait plus que ça. Cette vision salie, un brouillard sanglant dans les yeux, la tête de côté.
Tout devenait flou. Les bruits, les images, les odeurs. Alors, comme lassé par l’indicible, je fermais les yeux. On parlait au-dessus de moi, un certain temps. On se décidait à me ramener, peut-être parce que je n’étais pas mort, ou bien que j’avais une quelconque valeur.
Quand ma conscience s’endormit, je compris alors soudain la valeur de la vie. Impalpable est si précieuse, si ridicule et si essentielle. C’est le genre de phrase que je sais convenue, presque vulgaire.
La dire est une chose.
La vivre en fut une autre.
Je le savais à présent. Mon passé demeurerait sans doute très flou, malgré les implants. Peut-être même à cause de ceux-ci. Je ne connaissais plus le visage de ma mère, je croyais me souvenir ne pas avoir vu mon père vivant. Béance profonde sur l’enfance, l’adolescence, et hormis quelques vagues images d’un après-midi d’été sur la côte, de l’anniversaire d’un ami, de boutades de collégiens, il ne restait absolument plus rien. Tout avait été mélangé.
Tout était devenu incohérent. Inexploitable.
Condamné à se savoir sans passé. Telle fut la plus pénible de mes sanctions.
Une douleur. Unique, pulsatile et fébrile. Il me sembla qu’un gigantesque courant électrique me secouait, brisant ma raison et me faisant sombrer vers les méandres d’une folie solitaire.
J'avais terriblement mal.
Si j'avais mal, pouvais-je être mort ? Non. Dans mes représentations mentales, la douleur était l’unique apanage du vivant ressentant. Un ressenti brutal, au goût amer et métallique. Froid.
J'avais froid dans la bouche, sur le visage, dans le dos, le bas du ventre. On m’avait emmailloté dans un lange fait de fer. Un fer glacé, blanc, agressif.
Je n’étais donc pas encore mort. Dans un sens, ma vie avait trouvé un achèvement sur la noble terre de mes ancêtres. Mon âme s’était vaporisée en même temps que mes membres amputés.
Une série de chiffres verts, suspendus au fond noir de mes yeux fermés, défila. Je les lisais de façon claire, alors que je me concevais à présent aveugle. En réalité, mon corps tout entier refusait de répondre. Déconnecté de la matrice matérielle, je me retrouvais dans la position étrange d’une simple conscience indistincte, si ce n’est du fait que je me savais être au monde.
L’expérience me troubla.
Pour la première fois de ma courte vie, je n’étais plus du tout maître de moi-même.
Une nouvelle décharge me transperça. Cette fois, ma conscience se vrilla terriblement, et on me siphonna vers des contrées obscures.
— Relayez la contention chimique et réenclenchez les points d’accroches mécaniques.
— Oui major.
On manipulait des objets autour de moi. Des objets en métal, dans une pièce qui résonnait faiblement. Un ventilateur ronronnait tranquillement, assurant un apport d’air frais.
— Ouverture des canaux visuels.
Un éblouissement totalement blanc agressa mes yeux. Une série d’indications en lettres orangées et vertes s’affichèrent. À quelques différences près, ils étaient semblables à ceux des amplificateurs que l’on trouvait sur certains types de véhicules, en particulier militaires.
— Senseurs visuels opérationnels. Disponibilité actuelle à quarante-trois pour cent.
— C’est parfait, cybernaute. Redressez la table.
— Tout de suite, major.
Je fixais un plafond gris au détail que celui-ci était en grande partie masqué par la lueur éclatante d’un éclairage de bloc opératoire. Ma position passa progressivement d’un plan horizontal à un plan vertical.
Deux hommes se tenaient alors devant moi. Le premier était de taille moyenne, châtain, les yeux noirs, une expression d’insécurité sur le visage.
Le second, au contraire, émanait d’une telle force de caractère que je voulus baisser mon regard. En vain. À l’exception de son œil gauche et de sa bouche, le reste de son corps n’était qu’un assemblage de divers éléments métalliques brillants, qui luisaient à la lumière. Il s’approcha, et déconnecta une série de câbles.
— Gregor Mac Mordan, étudiant en histoire à l’université d’Édimbourg domicilié au douze, Granton Road, à Édimbourg. Pas d’erreurs ?
— Euh … Non, murmurai-je.
Je fus surpris par ma propre voix. Autrefois rauque et chaude, elle était devenue un souffle totalement froid et mécanique, artificiel.
Je baissai les yeux vers mes bras. Et compris la douloureuse réalité.
— Oskar Asweltorf, major cybernaute de la Confédération. Vous avez été très chanceux, ironisa le cyborg. Si nos hommes ne vous avaient pas amené ici, vous seriez mort.
Je me retins de lui répondre que c’était ce que j’aurais préféré.
— Étant donné la gravité de vos blessures, nous n’avons eu d’autres choix que d’implanter du matériel cybernétique. Vos deux jambes, vos deux bras, votre colonne vertébrale, vos yeux, une partie de votre encéphale et de votre crâne … Bref, hormis quelques parties saines de votre anatomie, vous n’avez plus grand-chose à voir avec ce que vous étiez avant. C’est un changement brutal, je le conçois parfaitement.
Il retira un ultime câble branché à mon bras gauche, et les lourdes menottes qui maintenaient poignets et chevilles se dérobèrent
— Mais vous apprendrez à vous y faire et à apprécier ce changement, conclut le cybernaute en souriant.
— Qu’avez-vous fait de ma main gauche, monsieur ? Demandais-je d’un air suspicieux, tout en fixant la pince aux lignes arrondies qui avait pris place à mon poignet.
— Major, rectifia Oskar. Vous l’avez perdu lors d’échanges de coup de feu, vous ne vous souvenez pas ?
— Très … Très vaguement, concédais-je. Tout est encore flou.
— Le choc psychologique d’un tel événement … Enfin, cela n’a plus d’importance. Vous êtes ici et maintenant, c’est bien cela le principal.
Il s’écarta et se dirigea vers une porte, au fond du bloc.
— Eh bien ? Suivez-moi donc.
Accompagné de mes sauveurs impromptus, j'empruntais une série de couloirs particulièrement obscurs sans que cela ne me gênât, tandis que je m’adaptais à la perception de ce corps qui n'en était plus vraiment un. Une perception qui restait très froide, ne provoquant en moi qu’une sombre curiosité, à la limite de l’indifférence. Je ne m’en étonnais pas.
J'arrivai dans une cave au plafond relativement haut, de dimension réduite, et où étaient disposés de nombreux appareils électroniques. Oskar n’y prêta pas attention, et m'invita à m’asseoir dans un fauteuil disposé au centre de la pièce. Une pointe de méfiance me piqua une fraction de seconde, sans que je n’en sache la cause. Je consentis sans discuter à m’installer dans le lourd fauteuil de métal, et deux épais bandeaux de métal vinrent piéger mes mains contre la structure du mobilier.
— Gregor, commença le cybernaute. Nous savons pertinemment l’un et l’autre que vous n’êtes pas ici de votre plein gré.
Un hologramme surgit devant moi. Oskar s’approcha, et commença à manipuler les schémas, complexes, qui surgissaient rapidement.
— Pourquoi, Gregor ?
Le ton de sa voix, tout en étant sec, semblait se teinter d’une note d’amertume.
Je soupirais.
— Il le fallait major.
— Vous rendez-vous compte de ce qu’il aurait pu se passer ? Si nous vous avions laissé là-bas, à votre triste sort, comme tous les traitres le mériteraient…
— Qui devait raser ma ville ?
— Des sacrifices sont nécessaires pour le bien commun.
— Et les morts ? Les prisonniers ? Les condamnés ?
— Si tout était simple, serions-nous là, Gregor ?
Je me taisais, il me fixait.
— L’une des raisons de votre survie tient à votre génome. Le taux de biomécanine dans votre sang atteint des seuils qu’on ne trouve pas de façon courante …
— Qui justifiait de me laisser en vie.
— Au service du Dieu-Machine.
À ces deux mots, un trait de hargne piquetait mon esprit.
— Salauds !
Il se tut un instant.
Oskar se rapprocha de moi, visiblement dépité.
— Croyez-vous que nous sommes des monstres, Gregor ?
— Qui a brisé l’Humanité ? Qui a mis la technologie au rang d’une religion ? Hein ? Répondez-moi, major !
— Gregor … Gregor, vous êtes un confédéré à présent.
L’effet fut immédiat. Je le fixais froidement, sentant la tension redescendre.
— Nous n’avons aucune raison de vous tuer, Gregor. Vous êtes un des nôtres. Vous êtes notre ami, notre frère.
— Nous allons tout faire pour que vous vous sentiez le mieux possible.
Il se rapprocha de moi. Je le fixais avec un mélange d’appréhension teinté de curiosité. Un câble avait surgi de la main droite d’Oskar, et se tortillait en tous sens.
— Je sais que vous êtes inquiet, que tant de choses vous échappent. Mais tout cela va changer, Gregor. Dans quelques heures, vous aurez compris ce que je voulais vous dire …
D’un geste rapide et souple, le cybernaute enficha le câble dans ma nuque. Je serais les dents. Une douleur violente percuta mon crâne de l’intérieur, liquéfiant mon cerveau. Je me sentais tomber à la renverse, fixant une dernière fois l’holo et le cybernaute responsable de cet état de conscience, avant que des ténèbres oppressantes ne m’engloutissent définitivement.
« Alors … Alors, c’est comme ça ? Il n’y a ni couleurs, ni artifices, ni bruits, ni souffles lointains ?
Tout semble si fade.
Tout est si vide.
Je ne comprends pas. »
Je m’étonnais de pouvoir avoir encore conscience de mon existence. Tous les Confédérés semblaient si vides, si inexpressifs, vidés de leur âme.
Le vide comportait cet aspect angoissant, me livrant à ma seule conscience. Pour la seconde fois en à peine quelques heures, je me retrouvais en proie à mon propre étonnement. Quelque chose n’allait pas. Coincé dans cet état de fait, j'espérais une délivrance.
Un flot de lumière venu d’hypothétiques cieux brisa les ténèbres, me happa et me propulsant vers la surface d’un monde qui ne me manquait guère.
J'entrouvris mon œil valide, après quoi celui, artificiel, qui assurait l’essentiel de ma vue, ne s'enclencha.
Oskar secoua la tête, visiblement perplexe.
— La procédure n’était pas normale, n’est-ce pas major ?
Je lançais ce constat avec une implacable froideur. Le cybernaute me répondit du tac au tac.
— Et ce n’est pas bon signe pour vous.
Oskar s’absenta aussitôt de la pièce, quelques minutes. À ma grande surprise, les liens d’aciers qui me maintenaient au siège s’ouvrirent, me laissant libre. Je me relevais, arpentais le réduit en détaillant tout ce qui s’y trouvait. Je ne connaissais pas les outils qui s’étalaient sur un établi métallique maculé d’huiles noirâtres et d’une multitude de câbles et d’unités centrales éventrées, mais je me doutais que tout cela avait une grande utilité pour le cybernaute.
La porte de la pièce grinça, laissant passer Oskar, une expression de haine glacée sur le visage, suivi de quatre cyborgs dont les gueules des fusils étaient braquées sur moi.
— Vous allez nous suivre, lâcha le cybernaute. Quelqu’un peut sans aucun doute vous aider. Mais si vous refusez …
Il laissa courir un temps.
— Si vous refusez, nous vous abattrons, Gregor.
Je soupirai, résigné, et me dirigeai vers la sortie.
Je n'étais pas encore complètement intégré aux rangs de la Confédération, mais malgré cela, malgré le fait que je demeurais une sorte de prise de guerre, j'avais eu droit à quelques égards. Aucune menotte ne venait entraver mes poignets et mes chevilles tandis que je me tenais assis dans la soute d’un Transporteur désert. Installé dans ce corps de substitution, je peinais à trouver des repères. Lorsque l’escorte de soldat m’avait « accompagné » jusqu’au vaisseau, je m'était rendu compte de ce potentiel aberrant. L’erreur, non, la faute des nations organisées autour du pacte d’Atlanta résidait dans la négligence placide qui avait eu court vis-à-vis de la cybernétique et du développement des interfaces entre l’Homme et la Machine. Tout le contraire de ce qui animait l’empire naissant de la Confédération. Je compris dès lors sans aucun mal l’importance accordée à pouvoir récupérer des hommes de valeurs ou doués de connaissances diverses. Et j'avais pu évaluer ce changement de camp, dans un premier temps si cruel et désagréable, se retourner en un avantage des plus notables. La pensée, douce à mon esprit, que tout ceci n’était que la transition nécessaire d’une évolution sociétale, un impératif d’évolution, progressait sans anicroche.
Plus le Transporteur avançait, dans les cieux calmes de l’Europe, plus ma curiosité et mon impatience de rencontrer cet être craint à travers le monde grandissaient. Le Commandus Magnus Keller semblait donc me réserver une place à part dans ce vaste échiquier. Tant de rumeurs circulaient sur sa propre personne ainsi que ses pratiques. Tant de propos qui devaient plus ou moins être fondés.
Je crois à ce moment avoir forcé mes idées à demeurer moins gênantes, me laissant la possibilité de me détendre, avant d’oublier provisoirement ce qui m’attendait.
La lumière ambiante m'avait surpris. Non pas qu’elle était forte, bien au contraire, le crépuscule tombait sur Paris. Les teintes flamboyantes et rosées giclaient sur les bâtiments et les surfaces encore dénudés s’offrant à mon regard, dévoilant des détails et des ambiances insoupçonnables.
La large place sur laquelle s’était posé sans douceur le Transporteur n’avait que peu de choses en commun avec son aspect quinze ans auparavant. Et bien que sa fonction de parvis à un vénérable monument semblait résister à l’assaut du temps, une technologie abondante se déroulait dans chaque recoin. Solitaire, l’antique cathédrale Notre Dame veillait sur l’île de la Cité, expurgé de laides façades haussmanniennes. La blancheur du calcaire contrastait avec l’éclat des éléments métalliques et la noirceur du carbone disséminé sur l’immense espace ouvert. De nombreux points d’accroches et de ravitaillement destinés aux transporteurs étaient disposés de façon ordonnée. Autour d’eux s’activaient une multitude d’hommes, presque tous des cyborgs. Leur ballet incessant et millimétré possédait une beauté propre, bien qu’au premier abord elle eut semblé inexistante.
Sans hâte, je me forçais à cesser de contempler davantage la scène s’y déroulant. Les soldats qui m'escortaient m'indiquèrent, sans mot dire, de sortir de la soute et de suivre un sous-officier qui s’était présenté sommairement. Sans traîner, nous nous engagions sous les voûtes augustes de la cathédrale, où un spectacle bien plus impressionnant, bien plus insoupçonnable, nous attendait.
Le sol avait été profondément creusé, tant et si bien que la nef de la cathédrale apparaissait tel un gouffre béant où surgissait des piliers de pierre prolongés de béton et de métal finement sculpté, supportant une voûte obscurcie par des cendres guerrières. En entrant dans cet antre, ce lieu dédié à une entité que je pressentais dans la noble attitude de mes semblables, je crois avoir détourner mon regard vers le chœur, où lévitait une sphère orangée d’une dizaine de mètres de diamètres, flottant dans le vide. Une sensation vertigineuse m'assaillait de toute part, et ce fut d'un pas hésitant au démarrage que je me décidais à aller plus loin. De longs escaliers défilèrent rapidement sous nos pas, négligeant la lumière présomptueuse du soleil pour celle, plus intime, de flambeaux artificiels aux teintes bleutés. La descente s’éternisait, les détails se réduisaient à de simples lignes entremêlées qui s‘étalaient, jusqu’à se rejoindre et former de longs aplats verticaux, se fondant dans la masse des piliers.
Lorsque le sol, un béton si lisse que leurs reflets semblaient y flotter, se brisa net sur la dernière marche de l’escalier suspendu, enfin, j'avais pu commencer le long travail d'acceptation qui m'avait été nécessaire pour pleinement renaître. Ici, le silence régnait en majesté, et hormis quelques cliquetis mécaniques brisant la plénitude du lieu, rien n’indiquait qu’une forme de vie, absolue et puissante, s’y déployait.
On me fit signe de m’arrêter quelques instants, le long d’une colonne au piédestal perclus de motifs géométriques. Une simple procédure, pour permettre au « Maître » de ce lieu de se préparer à le recevoir dignement.
— Un tel honneur est rare, avait ajouté l’officier en me souriant. Votre valeur doit être inestimable pour qu’il vous ait fait venir ici même, dans le Saint des Saints.
Pour toute réponse, je lui rendais cette marque de sympathie, silencieux. J'étais très gêné, ne sachant quoi répondre.
Un signe discret fit se mobiliser les quatre soldats qui m'entouraient. Je m'arrêtai au seuil d’une large porte, les regardai une dernière fois. Mon pas sans hâte frappa le sol, tandis que derrière moi, le lourd battant de métal se refermait dans une noble et puissante lenteur.
Javier avait fait cesser l’éclairage brutal de l’immense globe dans lequel il se trouvait. Le gigantesque trône d’acier où se tenait son corps luisant surplombait un vide qui semblait abyssal, tandis qu’une large passerelle donnait accès à l’unique porte de la salle sphérique. D’un geste discret, il me fit signe d'approcher. Je m'exécutai d'une démarche froide, teintée de sonorités mécaniques. Sentiment étrange de voir ce corps devenu insensible chuinter au rythme des pas, d'une froide cadence qui trouva un aboutissement au pied du trône de métal. Aucun de nous deux ne baissa les yeux. Un respect mutuel se forgeait consciemment dans cet échange, alors même qu’aucun mot ne s’était échangé.
— Gregor Mac Mordan ?
Je tressaillis. D'instinct, je me redressai, imposant un mouvement digne à cette stature devenue lourde, fixant avec davantage d’intensité le vénérable chef militaire.
Une ombre traversa le regard de Javier, qui esquissa un mouvement de tête et se leva avec douceur. Une lourde cape le couvrait, ne dévoilant que quelques détails de son anatomie artificielle. Ses lourdes jambes le maintenaient encore quelques centimètres plus hauts. Subitement, je me sentais davantage écrasé par la prestance et la puissance qui se dégageait de cet être.
— Peut-être vous aura-t-on dit qui j’étais ? Poursuivit Javier d’un ton ironique.
— Disons que … De là où je viens, votre réputation n’était pas des plus flatteuse, Commandus Magnus.
Je souriais également, à présent. Un sourire lui aussi ironique, mais empli d’un respect sincère.
— Je vois que vous ne manquez pas de tranchant, Mac Mordan. C’est une qualité qui malheureusement disparait souvent au cours des Conversions.
Il détourna son regard un court instant, avant de le planter, dard cruel et salvateur.
— Quelque chose me dit que ceci ne risque pas de vous arriver. J’espère ne pas me tromper.
— Je l’espère aussi, Commandus Magnus.
— Trêves de bavardages, Mac Mordan. Je ne fais pas venir toutes les nouvelles recrues au sein de La Mecanica. Cessons ces enfantillages et venons-en aux faits.
Un sifflement suraigu transperça mes pensées, et je m'écroulai, tentant en vain de me boucher les oreilles.
— C’est inutile, Gregor. Il n’y a aucun son dans cette pièce. Même ma voix n’est pas réelle.
— Mais … Mais alors qu'est-ce ?
— Croyiez-vous sincèrement que je vous ferais confiance si rapidement ? Vous, un ancien rebelle encore non converti. Certes, j’ai demandé à ce que nous vous octroyions un statut un peu spécial, car il semblerait que votre situation et certaines parties de votre vie aient attiré l’attention de La Machine Mère. Je vous considère avec respect.
— Alors, pourquoi ne pas me tuer ?
— Je ne fais que vous sonder, Mac Mordan. C’est un traitement pénible, je le sais. Permettez-moi seulement de pouvoir apprendre à vous connaitre.
Le sifflement persista de longues secondes. Je soufflais rapidement, luttant contre l’irrésistible envie de me fracasser le crâne contre le sol. Comme s’il m’avait entendu, Javier répondit aussitôt.
— Ne vous inquiétez pas, tout est bientôt terminé.
Au moment précis où mon encéphale semblait être sur le point d‘exploser, la sphère où nous nous trouvions se transforma en un vide absolu, grisâtre, ou tout deux, nous flottions.
Javier ne cessait de me détailler, une expression de doute incrustant son visage gangréné de métal. Le bruit, quant à lui, avait totalement cessé.
Devant le silence du Commandus Magnus, j'hésitais à parler.
Javier fut plus rapide.
— Gregor, commença-t-il. Je sais que votre vie, bien que banale, ne fut pas des plus simple. Vous avez vu vos amis mourir, vous vous êtes battus pour des idées que je ne partage pas, mais que j’estime nobles. Vous nous en tenez responsable, et c’est sans doute en partie vrai.
— Commandus Magnus, je …
— Vous ne méritez pas de mourir, coupa-t-il. Vous êtes à présent mon semblable, Gregor. Un cyborg qui cache d’immenses possibilités. Vous avez souffert, c’est un fait. Faisons cesser cet état de souffrance.
— Et comment, Commandus ?
— Vous allez devenir un de mes hommes. Ce n’est pas un souhait, Mac Mordan, c’est un ordre.
Javier avait douze ans de plus. Son physique ne se résumant plus essentiellement qu’en une mécanique parfaite, seule sa voix traduisait des accents paternalistes et protecteurs, qui me touchaient au plus profond.
Le Commandus Magnus n’était pas reconnu pour mentir. Il avait accompli des actes terribles, anéanti des villes entières d’un simple mot, mis fin à la vie de centaine de millions d’individus. Et pourtant, un honneur et une dignité immense émanaient de sa personne.
À cet instant, je crus comprendre ce que je devais faire. Je posais un genou à terre, en silence, et laissais ma nuque à découvert, face au Commandus.
Javier, qui avait esquissé quelques pas sur la passerelle, se retourna. Un profond silence sourdait.
— Vous comprenez très vite, Gregor. Mais l’heure n’est pas encore venue pour cela.
Je redressais la tête, gardant cette attitude de soumission qui me sembla si importante.
— Mac Mordan, vous êtes loin d’être quelqu’un d’ordinaire. Vous ne rouillerez pas dans une unité miteuse, rassurez-vous.
— Que me proposez-vous, Commandus Magnus ?
— Un poste d’aide de camp. Mon aide de camp.
— En échange de quoi ?
La confiance n'atténuait que légèrement la tension qui m'animait. Consciemment ou non, je savais que, quel que soit la décision et le choix que je ferrais, celui du Commandus compterait au final
— Conserver une relative liberté. C’est une chose qu’on n’autorise que très rarement à d’anciens ennemis.
— Ai-je le choix ?
— Pourquoi ne l’auriez-vous pas ?
Javier se retourna, me laissant perplexe.
— Vous êtes très important à mes yeux, Mac Mordan. Trop important pour que j’annihile tout ce qui vous compose. Même si je cours un gros risque à faire cela.
— Quel risque ?
— Vous en informer maintenant ne vous serait pas très utile.
— Un temps pour chaque chose, n'est-ce pas ?
— Parfaitement, Mac Mordan.
Nous nous fixions. Nous étions, à cet instant, deux hommes qui soudain voyaient leur rapport se dessiner sans concession. Doucement, je penchais à nouveau ma tête, sûr de mon geste
— Je remets ma vie entre vos mains, Commandus Magnus.
Javier sourit.
Je fermai les yeux, et attendis. Sans un mot, Javier positionna la pince qui avait remplacé sa main droite sur l’unique fiche disposée sur ma nuque.
— Gregor Mac Mordan, à compter de ce jour, vous entrez au service de la Confédération. Vous servirez le Très Saint Magister quoiqu’il en coûte, y compris au péril de votre vie.
— Oui, Commandus Magnus.
— Gregor Mac Mordan, au nom du Très Saint Magister Kris, je vous fais lieutenant de classe spéciale de l’Ordo Magister. Puissiez-vous accéder à l’Esprit de la Machine, dans la Force et l’Honneur.
La pince chuinta, et mes pensées se vrillèrent. L'image que me renvoyait la réalité se dédoubla légèrement, un court instant, tandis qu'un puissant flot de données mêlé d'un sentiment de plénitude envahissait mon corps. Rien ne changeait, et pourtant, la nécessité de servir la Confédération m'apparut tout à coup comme la plus grande des évidences. Mon passé, sans s’effacer, éloignait ses cruelles épines. Enfin, j'accédais à ce bonheur simple, maîtrisé, qui mettait mon esprit hors des tourments.
Le Commandus retira sa pince, et d'un geste fraternel m'aida à me redresser.
— Bienvenu parmi nous, lieutenant Mac Mordan
Pauvre capitaine. Je commençais bien mal dans ma nouvelle fonction. Les souvenirs étaient des obstacles sombres, gouffres à remords et à « si j’avais su ». Les négliger ne faisait que remettre à plus tard le vrai mal, celui sans nom qui me rongeait tant les tripes que la conscience. Hélas, c’était la seule solution valable dans la situation actuelle.
D’humeur plus résignée que décidée, je m’extrayais de ma stase, remontant doucement vers la réalité, qui me semblait pour quelques secondes un doux rêve. Tandis que je me dégageais des quelques câbles qui me liaient à ce monde passé, Novosad débarqua sans crier gare.
— Je vous cherchais, commença-t-il.
— À quel sujet, caporal ?
— Le vaisseau a quitté son orbite terrestre pendant que vous reposiez. L’amiral vous a fait demander, pour effectuer des tests de pilotage.
— Est-ce urgent ?
— Pas à ma connaissance, mon capitaine.
— Les nouvelles vont vite, ironisai-je. Faites-lui savoir que je me présenterais dès que possible.
— Vous comptez effectuer vos démarches de changement de grade, mon capitaine ?
— Précisément.
Il s’apprêta à repartir, le visage aussi morne qu’à l’accoutumée, mais je le retenais doucement.
— Sven … Il serait temps de mettre les choses aux clairs.
Il fut surpris, ouvrit la bouche pour protester, avant de se raviser.
— Je ne sais pas ce qu’on vous a dit à mon sujet, ni même ce que vous pouvez ressentir. Oui, je sais que mon statut de cyborg non intégré doit déranger dans notre communauté…
— Absolument pas, mon capitaine. Personne ici ne se permettrait…
— Sven, soyons honnêtes, s’il vous plait.
Le rouge lui monta aux joues. Il baissa les yeux, silencieux, avant de se reprendre.
— Évoluer à votre contact est des plus… déroutant, mon capitaine, avoua-t-il. Il n’y a pas ce lien qui nous unit…
— Je comprends bien, Sven. Croyez bien que j’en suis le premier à en souffrir. Et c’est bien pour ça qu’il faudra apprendre à nous connaître par d’autres biais. La parole en est un, non ?
— Oui, tout à fait… mon capitaine.
— Je vous fais confiance, Sven. Je sens que vous êtes pleins de bonne volonté. Alors, promettez-moi que vous ferrez un effort à l’avenir.
Il hésita, avant de continuer, plus assuré.
— Je vous le promets, mon capitaine.
— Dans ce cas, vous m’en voyez rassuré, Sven.
Je souris, d’un sourire timide mais sincère.
— Prévenez donc l’amiral que je viendrais dès que possible. Et rejoignez-moi au bureau des affectations.
— Bien mon capitaine.
Un léger ronronnement, grave, presque imperceptible, avait remplacé le silence pesant de l’orbite géostationnaire de l’Aube de L’Espérance. Pas de doutes possibles, nous avions bien pris la route de Bételgeuse. Je me demandais à quelle vitesse le lourd vaisseau se déplaçait à présent. J’imaginais la forme sombre, monstrueuse, fendre le vide avec grâce, trait de lumière glissant entre les corps célestes, tout droit vers l’infini néant. Le spectacle n’était encore qu’imaginaire, aucun hublot ou verrière ne se trouvant dans ces quartiers-ci.
À l’inverse de la blancheur immaculée des dortoirs à l’usage des officiers, le quartier administratif apparaissait comme un ilot de couleur et de vie au milieu de la rigidité militaire. J’apprenais plus tard que l’officier en charge du secteur était un jeune homme d’à peine trente ans, dont la formation universitaire s’était principalement concentrée sur les arts plastiques. Comment pouvait-on laisser un « artiste » en charge d’un département aussi important que celui de la gestion administrative d’un vaisseau ?
Je comprenais bien vite que le pauvre hère n’était pas sorti des limites tolérables par la hiérarchie. Son œuvre se résumait en quelques murs peints de couleurs vives, une lumière franchement adoucie, une moquette déjà usée par le passage et fait surprenant, de rares plantes en culture hydroponique. Tout le reste correspondait à n’importe quel service d’administration militaire. De discrets projecteurs holographiques çà et là, disposés à l’information de l’équipage, au-dessus de ce qui s’apparentait à un comptoir en forme de cercle. À l’intérieur de celui-ci se tenaient deux frêles soldats, la mine sérieuse, s’agitant fébrilement. Je les dérangeais visiblement, car l’un d’entre eux me lança un regard réprobateur. On m’indiqua sans trop d’attention l’un des quatre bureaux disposés autour du comptoir, je m’y précipitais, lançant à la cantonade un remerciement qu’ils n’entendirent pas. Quel mal les agitait ainsi ? Le vaisseau était à peine parti, ils ne devaient pas encore être accablés de travaux fastidieux…
Le soldat qui prit en compte mon changement de grade était bien plus aimable. Même s’il paraissait un peu déconcerté par certaines de mes questions. Il m’indiqua cependant qu’il m’enverrait un rapport détaillé des droits et des obligations que me procurait le rang de capitaine. Je m’apprêtais à repartir, le saluant cordialement, lorsqu'il me rappela qu’il me faudrait passer un rapide check-up en regard de ce changement de grade. Il m’assura qu’il prévenait aussitôt les cybernautes de mon arrivée.
Pris au dépourvu, je retraversais une bonne partie du bâtiment, me retrouvant un quartier plus sombre, aux odeurs d’huiles et d’ozone. Un cyborg fortement mécanisé, à peu près dans les mêmes proportions que moi, m’accueillit avec un franc sourire, m’invitant à le suivre. Il eut une expression énigmatique lorsqu’il comprit qui j’étais : « Avec vous à notre bord, nous ne pouvons pas perdre, mon capitaine ».
Le reste de la procédure se déroula sans encombre. Je lui communiquais le bilan que mon interface avait créé après avoir compilé plusieurs mois de données médicales diverses, il s’absenta quelques minutes, avant de revenir, m’indiquant que tout était en ordre. Il s’attela ensuite à rectifier les gravures de mon grade sur mon torse et mon épaule gauche, après quoi il me libéra, m’indiquant qu’il serait ravi de me voir prochainement. Mon cas était, disait-il, une énigme sociologique. Je ne notais pas la remarque, me dirigeant à nouveau vers Nielsen.
Sven m’avait rejoint entre temps. Je notais qu’il s’était légèrement détendu, un sourire discret dépeignant les traits tirés de son visage.
— Détendez-vous, Gregor, plaisanta Nielsen en me gratifiant d’une tape amicale sur l’épaule droite. Je vous assure que tout le monde sera ravi de faire votre connaissance.
— Oui … Sans doute, mon amiral.
Je passais sous silence ma mésaventure avec Sven. Il aurait été regrettable qu’il soit sanctionné pour avoir simplement fait preuve d’une méfiance excusable. L’intéressé avait eu quartiers libres pendant deux heures, le temps que le petit cérémonial de présentation des nouveaux membres d’équipage se déroule.
Si l’ambiance restait relativement guindée, elle n’en était pas moins agréable. À ma grande surprise, nombre d’officiers ne se présentaient pas en tenues d’apparats, mais simplement en combinaisons ordinaires. Je me trouvais relativement ridicule dans la grande cape de cérémonie que j’avais posée sur mes épaules. J’hésitais, pour tout avouer, à la retirer discrètement.
On m’aborda, courtoisement. Un autre capitaine, un certain Pavleticz, qui me félicita chaleureusement de ma venue. J’apprenais par la suite qu’il officiait au poste de pilotage de l’Aube de l’Espérance, que nous serions sans doute amenés à nous rencontrer à nouveau.
Il ne fut pas le seul à venir me saluer. Une bonne dizaine d’officiers défila, me laissant à peine le temps de m’attarder avec chacun d’entre eux. Petit à petit, le mess se vida, chacun retournant dans sa cabine ou à son poste. Je m’apprêtais à partir pour enfin inspecter la navette qui m’enverrait vers Bételgeuse lorsque Nielsen me rattrapa. Il eut cette phrase, paternelle et énigmatique.
« Il serait déraisonnable de faire ça, Gregor. Je sais que je ne peux pas vous en empêcher, mais par pitié, ne le faites pas. » Je mettais cette remarque sur le coup de la fatigue et de l’alcool qu’il avait bu, et le quittais, confus.
Par la suite, le voyage s’écoula sans encombre. Il ne se passa rien d’anormal ni de bien excitant à bord, nous laissant arriver dans les délais prévus aux confins du système de Bételgeuse. Il n’y avait pas eu d’avaries notables, seulement quelques baisses de tensions relatives à l’utilisation des énormes générateurs pour les sauts hyper-luminiques. Les sauts en eux-mêmes avaient fasciné Cyrill . Il m’avait confié, alors que nous nous trouvions sur la passerelle surplombant le vaste poste de pilotage, que cette expérience l’effrayait un peu. Pas de lumières aveuglantes, de tremblements infernaux, en réalité cela n’avait rien de spectaculaire. Une simple alerte vocale et un message relayé sur les interfaces cybernétiques, suivi d’une légère baisse de la tension électrique à bord, et une vibration à peine perceptible. Avant même d’en avoir conscience, nous passions ces déchirures opportunes. Cyrill en conserva une impression mitigée, partagé entre soulagement et déception. Ce fut la seule fois au cours du voyage où nous nous rencontrions physiquement. Le reste de notre préparation se passa sur le terrain virtuel que j’avais créé, afin de partager nos opinions sur diverse finalisation de tactiques. La cible, toujours elle, se rapprochait inéluctablement. Elle commença à meubler nos esprits durablement, jusqu’à hanter mes rares instants de sommeil. Il me resta de ces longues heures d’études l’impression de connaitre Alexeï comme un lointain camarade perdu de vue voilà des années, et dont la vie se retrouvait disséquée, étalée, connue comme s’il s’agissait de songes imaginaires. Cyrill ne semblait pas perturbé d’agir ainsi, et à plusieurs reprises, me fit remarquer mon manque de concentration. Je m’en étonnais moi-même, et sans plus d’explication, replongeait dans ma tâche.
Lorsque nous avons fini par nous installer dans la navette accrochée aux flancs de l’Aube, Cyrill ne put réprimer quelques remarques acides. « Il serait de bon ton que nous arrivions entiers ». Et tandis que j’enclenchais les différents processus qui nous détachaient du vaisseau mère, je repensais à Nielsen.
À cet avertissement, unique.
Il fallut une demi-heure pour que la situation dégénère complètement.
Dix minutes s’écoulèrent entre les dernières manœuvres d’appontage et l’ouverture des sas. Ce laps de temps était long, inhabituel, aussi m’étonnai-je qu’aucun message n’ait été envoyé afin de nous informer de la situation.
Passé ce délai, nous nous engagions dans une série de sas gris et monotones, où seuls le cadre massif des portes et les mécanismes de verrouillage apportaient un certain rythme. Les spots lumineux, à la lumière agressive, semblaient vivement déranger Cyrill . Il portait une main à ses yeux, plissant ceux-ci dans une expression hésitant entre la gêne et l’impatience. Les mètres se succédèrent, et brutalement, l’espace s’ouvrit.
Nous arrivions sur une plateforme située à environ trois mètres du sol, surplombant une vaste place, à la luminosité tamisée, grouillante de monde. Son plafond parabolique s’enroulait autour d’une série d’ascenseurs simplement grillagés, dont le ballet ne cessait jamais. La salle d’embarquement était à l’image de l’extérieur du vaisseau, un condensé de simplicité et de sobriété, fonctionnel et raffiné à la fois.
Tandis que nous restions silencieux face au spectacle qui s’offrait à nous, deux soldats vinrent à notre rencontre. Gravissant les escaliers menant à notre plate-forme d’un pas rapide, d'autres militaires à la mine chaleureuse nous saluèrent rapidement. Ils étaient relativement semblables, à la différence notable que l’un d’entre eux, celui qui paraissait le plus jeune, était un cyborg légèrement implanté. Seuls son œil et sa main droite avaient été remplacés. Celui-ci prit la parole en premier.
— Lieutenant Mac Mordan, Inquisiteur Beik , c’est un honneur de vous accueillir à bord de l’Aube de L’Esperance. Permettez-nous de nous présenter, avant toute chose. Voici le caporal Narcìs Rosa, et moi-même, le caporal Sven Novosad
Le soldat, un homme maigre, brun, au teint fané par la fatigue, s’avança légèrement. Une barbe grisonnante mangeait ses traits, bien qu’il n’eut pas l’air plus âgé d’une trentaine d’années, et qui n’affichait aucune lassitude.
— Le caporal Rosa veillera à votre confort, Inquisiteur, reprit le cyborg. Pour ma part, je serais à votre service, mon lieutenant.
— J’en serais honoré, caporal, m’empressai-je de répondre, un sourire nerveux pendu aux lèvres. Même si je n’ai pas habitude d’être secondé.
Son regard s’assombrit sensiblement, et le ton de sa voix, jusqu’alors chaleureux, se fit soudain distant.
— Ce sont les ordres du commandant de vaisseau ? Ne me dites pas que vous contesteriez les ordres de l’amiral Nielsen ?
— Non, bien que sûr que non.
Je riais doucement, tentant de détendre l’atmosphère.
— Je m’excuse de mon indélicatesse, caporal. J’ai si peu habitude du monde depuis quelques mois. J’ai gardé de mauvaises habitudes, et je vous serais reconnaissant de ne pas vous formaliser pour un mot mal placé.
Personne n’intervint. Un court silence roula entre nous, avant que Novosad ne se décide à ouvrir la marche.
A l’image de l’embarquement, les longs couloirs du vaisseau dégageaient une ambiance froide, impersonnelle, légèrement angoissante. Peut-être était-ce dû à sa taille ? Dans tous les cas, une sensation désagréable entamait de me donner la nausée. Cyrill le remarqua sans aucun doute, et ne put réprimer une petite pique ajustée.
— Serrait-on atteint du mal du voyage, lieutenant ?
— Cyrill ... commençai-je.
— Gregor, je crois qu’il serait temps d’arrêter de jouer à l’enfant et de se conduire en homme … Est-ce une attitude normale pour un serviteur du Dieu-Machine, et pire encore, un cyborg, que de trembler comme une feuille et dégouliner de sueur ?
— Je ne comprends pas Cyrill .
Il se retourna vivement, le visage contrit, et me murmura à proche distance.
— Arrête immédiatement ces simagrées et règle tes interfaces, bon sang ! Tu fais honte à ton maître.
Il repartit aussi vivement qu’il avait cessé sa marche.
J’avais la désagréable impression que les rares soldats et officiers à nous croiser me dévisageaient, l’air grave, le regard haut et perçant. Je reprenais rapidement contenance, régularisant mes paramètres biologiques, et me remettant en marche à la suite de nos deux guides.
Novosad nous amena ainsi, au bout d’une bonne dizaine de minutes, au seuil du grand mess. Il nous indiqua que lui-même et le caporal Rosa nous attendraient ici, s’en tenant aux instructions qui leur seraient remises.
Avant de pénétrer dans le mess, je lui adressais un simple sourire. J’espérais alors qu’il comprendrait que je ne lui tenais pas rigueur de son impertinence. Hélas, il demeura aussi austère, et dans un sursaut d’orgueil, eut un rire caustique, à peine me souhaita-t-il que notre entrevue « se déroule sans anicroche ». Je pensais pour moi-même que cet homme était simplement têtu.
Une fois la lourde porte du mess franchie, la sensation d’angoisse se figea et disparut subitement. Était-ce dû à l’ambiance du lieu ? Je ne savais pas. La simple rotonde aux tons clairs, ponctués par les lignes nettes du plafond lumineux, rouges, tandis que se dressaient en deux arcs plusieurs séries de tables. Le mess était quasiment désert, tout juste quelques officiers s’y reposaient silencieusement, picorant dans des plats ordinaires une nourriture qui paraissait très fade. Ils nous aperçurent, nous adressèrent un sourire fatigué, et retournèrent aussitôt à leur discussion.
— Il me tardait de vous voir, messieurs.
La voix était rauque, mais chaleureuse. Elle avait résonné avec force sous la voûte du mess, et nous détournions le regard vers son origine. Aussitôt, j’exécutai un impeccable garde à vous.
— Repos, lieutenant …
Il descendit alors de l’estrade sur laquelle il se tenait. Force de la nature engoncée dans une tenue grise, à peine rehaussée de ses galons d’amiral. Il semblait à l’étroit dans le délicat tissu de lin, impression renforcée par la morphologie de son visage, dont les traits semblaient taillés à la hache. Son regard, opalescence bleutée, pétillait de malice. Sou sourire en demi-teinte, sa barbe naissante malgré son âge avancé, son menton un peu large et son nez cassé ne le rendait pas antipathique, bien au contraire. Comme un monstre sacré, Erwin Nielsen imposait sa présence à ses pairs et ses soldats. Comment aurais-je pu lui manquer sincèrement de respect et de déférence ? J’étais proprement ridicule à côté de lui.
— Alors, Lieutenant Mac Mordan, nous avons l’honneur de vous accueillir à bord de notre modeste croiseur ?
Toujours ce sourire. Alors qu’il posait dans une attitude profondément paternaliste sa main sur une de mes épaules, je remarquais qu’il avait enfilé une paire de gants de manipulations. Une petite merveille de technologie qui luisait dans l’éclairage aseptique du mess, chuintant au rythme des mouvements de l’amiral.
— Combien de temps depuis notre dernière entrevue, Gregor ? Près d’un an si je ne me trompe pas …
— A peu de chose près, oui… mon amiral, répondis-je maladroitement.
— J’espère que vous prendrez vos aises…
— Soyez rassuré, amiral, coupa laconiquement Cyrill . Nous avons été très bien reçus à bord …
— Le caporal Novosad et le caporal Rosa ont donc mené à bien leur tâche. C’est parfait dans ce cas.
Je ne comprenais toujours pas l’attitude de Cyrill . Je décidais malgré tout de passer outre. L’amiral Nielsen poursuivit.
— Vous serez escortés jusqu'à vos quartiers. Vous lieutenant, dans celui des officiers. Et vous, Inquisiteur, dans une chambre particulière.
— Cette attention me touche, amiral…
— Trêves de plaisanteries, messieurs. Maintenant que nous en avons fini avec les banalités, passons donc aux choses sérieuses.
Nielsen nous fit passer dans un petit bureau contigu au mess. D’un geste qui semblait machinal, il attrapa un aug’ et le fixa négligemment sur son œil droit.
— Nous partirons dans une dizaine d’heures. Il nous faudra encore autant de temps pour nous éloigner à distance raisonnable de la Terre et passer sur un plan déphasé. Ensuite seulement, on pourra considérer que le voyage commence …
— Une dizaine de jours, mon amiral ? demandai-je.
— Si tout se passe bien, à peine. Du moins, en ce qui vous concerne. L’Aube patientera trente-six heures après votre départ pour suivre … Le fameux « effet de surprise » …
Il sourit ironiquement. Il ne semblait pas spécialement convaincu par la tactique programmée. Nullement gêné par le haussement de sourcil que lui adressait Cyrill , Nielsen reprit.
— Vous aurez tout le temps de vous familiariser avec votre transporteur, surtout vous, lieutenant. Le pilotage n’est pas bien différent de ce que vous avez pu voir jusqu’à présent, mais nous ne pouvons pas jouer avec la sécurité. Même si les ouïes-dire qu’on m’a rapportées flattent vos états de service…
Je me sentais rougir, et tentais de garder une certaine rigueur dans mon attitude. Je ne boudais pas mon plaisir, et faussement modeste, je continuais.
— Mon amiral, je crains que les rumeurs ne soient exagérées…
— J’aurais le plaisir de les constater par moi-même.
Il s’assit, nonchalant, dans l’énorme fauteuil qui trônait de son côté du bureau, et nous invita à prendre place dans les chaises disposées face à lui.
— Même si je tiens à ce que l’ambiance reste bon enfant, il va sans dire que je serais vigilant quant à votre attitude à bord. Tant avec le personnel qu’envers vous-même … Il est hors de question que vous vous négligiez avec la mission qui nous attend.
— Cela n’arrivera pas, amiral, l’assura Cyrill .
— Alors, vous m’en voyez ravi.
La conversation dériva encore une bonne vingtaine de minutes sur des détails techniques. L’amiral me proposa un verre afin de sceller notre arrivée, je déclinais poliment. Détail saugrenu qui me pourrissait la vie, et hélas, me rappelait que j’avais perdu bien des plaisirs en gagnant cette vie dans l’honneur.
Enfin, nous nous séparions. Nielsen me retint une paire de minutes. Cyrill n’eut nullement le temps de protester, car l’amiral avait insisté pour que le caporal Rosa le raccompagne dans sa chambre. Nous restions tous les deux, face à face.
— Je n’aime pas bien cet … Inquisiteur, commença-t-il, de but en blanc. Son dédain et sa fierté m’agacent…
— Il n’est jamais monté dans un vaisseau … Peut-être cela le perturbe-t-il un peu.
— Vous le défendez, lieutenant ?
Il éclata de rire.
— Vous auriez fait un piètre psychologue, lieutenant … Il n’a de cesse de vous rabaisser. J’ai eu vent de vos altercations dans le dossier que m’a fait parvenir le Commandus Magnus. Et, quand bien même il m’est interdit de prendre ouvertement parti pour l’un de vous deux, sachez que je ne fais pas confiance aux fouineurs. Ni aux menteurs.
— Qu’entendez-vous par là, mon amiral ?
Nielsen s’assombrit soudainement.
— Je vous demande la plus grande prudence, Gregor. Ne vous méprenez pas sur la nature des sentiments de ce … Cyrill . L’Ordre Inquisitorial n’est pas connu pour être loyal dans ses méthodes de formations. Peu importe ce qu’il cherche, il finira toujours par l’obtenir, d’une façon ou d’une autre. Alors, s’il vous plait, si vous tenez à servir encore longtemps parmi nous, je vous en conjure, ne vous laissez pas berner.
Je restai silencieux, me contentant de hocher la tête.
— Ah, et, à ce propos. Le Commandus Magnus vous a fortement recommandé auprès de troupes d’interventions rapides… Il a insisté sur vos compétences, et, soyons honnêtes, je serais ravi de vous savoir avec nous pour quelque temps, Gregor.
— Je suis très honoré de servir sous vos ordres, mon amiral.
— Et moi donc Gregor. Devrais-je dire … capitaine Mac Mordan.
La surprise m’ôta les mots. Je me sentais vidé, terrassé par la surprise. Nielsen eut un sourire en coin, chaleureux.
— Félicitation, capitaine. Vous n’oublierez pas de faire régulariser votre situation au plus tôt.
— Je n’y manquerais pas, mon amiral.
Nous nous séparions après un bref garde-à-vous. Novosad m’attendait. Lui, en revanche, semblait toujours aussi maussade.
Capitaine.
L’impression qu’une massue m’avait écrasé la conscience persistait durablement. J’étais si déconcerté que je ne me rendais plus compte de grand-chose. La réalité se heurta brutalement à moi quand je pris conscience d’avoir atterri dans le dortoir des officiers. Dortoir était un mot bien étrange pour qualifier ce qui était une succession de chambres ridiculement petites, enfilée sur un couloir étroit qui débouchait sur le grand mess. Novosad m’avait donc conduit bien malgré moi jusque-là, et m’avait abandonné à mon sort. Curieuse conception de la hiérarchie et du service.
Je ne comprenais pas son attitude. Je concevais difficilement comment un cyborg, un frère d’arme et presque de sang, pouvait à ce point se montrer antipathique, distant, presque vulgaire par son attitude. Je me promettais de dégeler la situation, me tenant pour entier responsable de la bizarrerie de ses réactions.
D’une certaine façon, il me rappelait mes débuts. La crainte, l’obéissance forcée, la sensation d’avoir trahi et de trahir encore. Des sentiments que je ne reconnaissais alors plus que dans un lointain très vague, douloureux, mais atténué. Je quittais Keller pour la dernière fois, arraché à la force qui m’avait appris à apprivoiser la communauté cybernétique, à accepter ce nouveau Moi que j’étais devenu par la force des choses, quatre années auparavant. Le sentiment éloigné se rapprochait, vague porteuse de souvenirs tumultueux, violents, agités. Lutter serait impossible. Ignorant les consignes directes de Nielsen, je me réfugiais précipitamment dans une cellule de stase, me harnachant dans le cocon de verre et de fer, appelé par ce passé cruel.
Il fallait en finir définitivement avec ça. Alors seulement, j’aurais accompli ma mission auprès de Keller, et j’en serais acquitté.
L’enfance n’avait aucune saveur. Non. Le seul souvenir puissant qui précédait toute mon existence ne remontait qu’à quatre ans. Des odeurs, d’abord, celle de la brume. La brume acide des matins gris d’Édimbourg, dans l’amertume délectable de l’iode et des huiles de moteurs, des bidons et des cargaisons crevées sur un port, dans l’humidité perpétuelle de novembre. Et puis, le sang. Exhalaison voluptueuse, luxure dégradante, aux accents de velours et de pourpre vieillissante. Sang qui se répand dans la brume de novembre, mélange indéfini de peur, d’espoir, de désenchantement et de rêves intangibles. L’odeur, chaude, qui donne ivresse, se mélangeant à celle, infâme de la chair brulée, des tripes, des cadavres fumants.
Le son, ensuite, infernal cadence des cris et des ordres, des coups et des chutes. Craquements plastiques, impossibles, inoubliable douleur de ceux qui, à mes côtés, sont partis, la rage au ventre, hurlants à la mort.
Ils se tenaient accroupis, serrés les uns contre les autres, tandis que je faisais le guet. Le brouillard tenace qui enveloppait Édimbourg, ce matin-là, n’avait pas joué à notre avantage.
La plupart n’avaient pas dormi de la nuit. La plupart comprenaient doucement que l’issue se rapprochait, cruelle. La plupart étaient venus déraisonnablement, oubliant qu’ils avaient une vie derrière les manifestations, le genre de vie constitué d’un job plus ou moins minable assorti d’un conjoint plus ou moins fidèle. La plupart se targuaient d’être jeunes, comme moi, trop inconscients des risques.
Il a bien fallu que les Confédérés réagissent. Ces traitres à leur sang, comme nous les appelions, des pauvres types au corps et à l’esprit brisés parce qu’ils appelaient Dieu-Machine, contraint à détruire l’Humanité qui les avaient engendrés. Moi et mes amis providentiels, nous étions contre cet état de fait. Nous croyions encore à cette chimère qu’étaient l’égalité, la liberté, le droit de jouir de sa vie sans dépendre d’un système dictatorial. Erreur fatale, qui nous avait poussés dans cette ruelle brumeuse et vieillotte d’Édimbourg, au petit matin.
Déjà, au loin, j’entendais le bruit de leur pas, le souffle rauque de ceux qui avaient encore de quoi respirer hurler, chiens rendus fous par la mécanique de leur être. Alors, je fermai les yeux, je pris la main d’une fille qui s’était assise à mes pieds, et je serrai les dents.
Tout avait pourtant bien commencé, dans cet appartement miteux de Leith. Même si la majeure partie de la ville avait sans doute changé depuis que le Magister avait décidé d’en faire un astroport secondaire pour Civimundi, Édimbourg respirait encore un peu l’air frais de la Mer du Nord mêlée à l’odeur du cannabis, de la mauvaise bière. Le port semblait si propice à l’évasion de l’esprit, alors que plus aucun bateau ne partait d’ici depuis vingt ans. Oui, beaucoup de choses avaient changé, dans l’esprit général des Écossais, des Anglais, et sans doute de toute la planète. La Confédération s’était installée ici voilà près de cent cinquante ans, sans nous prêter trop l’oreille. Un nid de contestataire avait naturellement émergé, privilégiant la désobéissance civile à l’action directe. Désobéissance agaçante, qui avait conduit à quelques représailles, trop cependant pour arrêter un mouvement ancré dans la culture d’un peuple. J’assume ce cliché de l’esprit, reliquat d’une flamme patriote desservie par un excès de substance psychoactive diverse. Peu de souvenirs de la période entre mon entrée dans ce mouvement et cette soirée à Leith, hier donc, ou tout avait commencé.
Nous nous gargarisions de belles idées, jurant fidélité à nos valeurs, vautrés dans des poufs décrépis aux teintes pastel. Nous riions, tandis que le soleil se couchait bien loin après la vieille ville. Le grondement permanent et sourd du chantier de l’astroport était devenu une habitude, une de plus, contre laquelle la plupart de nos vœux se heurtaient. Le pépiement des mouettes au passage d’un vaisseau de chasse nous tirait un instant de notre rêverie. Le mauvais gin nous y replongeait, toujours, emmêlant nos gestes dans une toile drue, irritante.
Nous nous étions fait une raison : Leith était condamné. Tout le nord de la ville, port y compris, serait rasé à la fin de l’été. Les vieilles maisons d’ouvriers, alignées au cordeau ne résisteraient pas plus que les derniers immeubles dentelés de verre et d’acier construits voilà une vingtaine d’années. Tout ça, le cœur populaire d’Édimbourg depuis l’arrivée des mécanistes allait disparaître en quelques semaines. La hargne nous avait rongés, au tout début. Et puis, comme à chacun de nos petits combats, nous avions fini par nous résigner, à accepter la cruauté du réel.
La Confédération avait malgré tout fait un effort en proposant un logement décent aux habitants. Et comme d’habitude, les avis d’enrôlement volontaire au service du Magister assortissaient ce cadeau. Quelques-uns avaient malgré tout accepté, quittant le peu qu’il leur restait pour partir. Les Confédérés n’étaient pas rancuniers pour ceux-ci, les accueillant en général à bras ouvert.
Non. Leur haine, ils la réservaient pour nous, la chienlit piquante, la mouche d’été sur un plat appétissant.
La nuit passa en un éclair. Nous étions sortis à la faveur de l’aurore, dans les rues désormais abandonnées de la ville. Nous remontions, toujours plus en avant vers le centre, évitant soigneusement les quelques gardes qui devaient nous avoir repérés bien avant que nous ne les apercevions. Fous que nous étions, nous comptions, une fois encore, poser quelques tracts sur Princes Street, ultime petit bassin de vie. Nous nous chamaillions en silence, quinze énergumènes défiant la vie dans la brume épaisse qui venait, ce matin-là. Une fois encore, nous oubliions qui nous étions vraiment, brisant le tabou du rang social, des rancœurs, des peurs, hormis cette brûlure à l’épaule, je n’avais pas vraiment à me plaindre. Tout avait si bien commencé, je ne pouvais pas imaginer la suite.
Jusqu’à ce que ce soldat franchisse l’entrée de la ruelle, j’avais encore un espoir de m’en sortir.
(Je continue de penser que j’aurais pu, d’ailleurs). Si ce n’était l’arme que j’avais en ma possession et que je pointais, automatique, vers le pauvre hère. La gueule de la pistole plasma cracha son jet de matière, ne laissant aucune chance à aucun d’entre nous.
Réplique en un instant, sans sommations. Ils étaient dix, puis vingt, puis cinquante. Leurs fusils n’avaient pas la même puissance, nous étions dérisoires.
La femme serra au sang ma main, plantant des ongles trop propres pour être ceux d’une véritable résistante. Elle hoqueta quand une décharge la surprit, en plein cœur. Elle s’effondra, morte, le corps transpercé.
L’étroitesse de la ruelle nous piégea, tandis que l’odeur écœurante du sang cuit se répendant me donnait la nausée. Les cris, infernaux, n’étaient qu’un pâle aperçu de l’horreur que le groupe vivait. Un aperçu dérisoire, insolemment court, puisque tout cessa au bout d’une dizaine de secondes. Une fumée âcre, celle des pistoles. Les confédérés s’étaient avancés, impassibles, le visage aussi calme que leurs esprits. Un détail m’avait frappé, à cet instant. Tous, sans exception, avaient rangé leurs armes. Je crus pouvoir profiter de l’occasion ; grossière erreur.
Je pointais mon bras vers le plus proche de moi. Une dizaine de mètres nous séparaient, il ne pourrait pas en réchapper. Ultime vengeance, comme si mon esprit, à cet instant, tentait de se maintenir dans la cohérence, alors qu’autour de moi, il n’y avait plus que l’horreur absolue de la mort. Geste automatique, désespéré, dérisoire au possible.
Jusqu’alors épargné par les tirs, j’en devenais soudain la cible. Un trait de plasma arracha ma main droite, faisant voler la pistole cramponnée par une main à quelques mètres de moi. La salve continua son œuvre, séparant mes jambes de mon tronc, cautérisant à chaud les os, tendons, muscles et matières organiques rencontrés sur son chemin.
Je vacillais, abruti par la surprise. Le moignon fumant de ma main droite n’était pas encore douloureux. J’en restais dubitatif, décontenancé. Je ne pensais plus à rien, je ne faisais plus que vivre ma vie, sans rien à côté. Il ne restait plus que ça. Cette vision salie, un brouillard sanglant dans les yeux, la tête de côté.
Tout devenait flou. Les bruits, les images, les odeurs. Alors, comme lassé par l’indicible, je fermais les yeux. On parlait au-dessus de moi, un certain temps. On se décidait à me ramener, peut-être parce que je n’étais pas mort, ou bien que j’avais une quelconque valeur.
Quand ma conscience s’endormit, je compris alors soudain la valeur de la vie. Impalpable est si précieuse, si ridicule et si essentielle. C’est le genre de phrase que je sais convenue, presque vulgaire.
La dire est une chose.
La vivre en fut une autre.
Je le savais à présent. Mon passé demeurerait sans doute très flou, malgré les implants. Peut-être même à cause de ceux-ci. Je ne connaissais plus le visage de ma mère, je croyais me souvenir ne pas avoir vu mon père vivant. Béance profonde sur l’enfance, l’adolescence, et hormis quelques vagues images d’un après-midi d’été sur la côte, de l’anniversaire d’un ami, de boutades de collégiens, il ne restait absolument plus rien. Tout avait été mélangé.
Tout était devenu incohérent. Inexploitable.
Condamné à se savoir sans passé. Telle fut la plus pénible de mes sanctions.
Une douleur. Unique, pulsatile et fébrile. Il me sembla qu’un gigantesque courant électrique me secouait, brisant ma raison et me faisant sombrer vers les méandres d’une folie solitaire.
J'avais terriblement mal.
Si j'avais mal, pouvais-je être mort ? Non. Dans mes représentations mentales, la douleur était l’unique apanage du vivant ressentant. Un ressenti brutal, au goût amer et métallique. Froid.
J'avais froid dans la bouche, sur le visage, dans le dos, le bas du ventre. On m’avait emmailloté dans un lange fait de fer. Un fer glacé, blanc, agressif.
Je n’étais donc pas encore mort. Dans un sens, ma vie avait trouvé un achèvement sur la noble terre de mes ancêtres. Mon âme s’était vaporisée en même temps que mes membres amputés.
Une série de chiffres verts, suspendus au fond noir de mes yeux fermés, défila. Je les lisais de façon claire, alors que je me concevais à présent aveugle. En réalité, mon corps tout entier refusait de répondre. Déconnecté de la matrice matérielle, je me retrouvais dans la position étrange d’une simple conscience indistincte, si ce n’est du fait que je me savais être au monde.
L’expérience me troubla.
Pour la première fois de ma courte vie, je n’étais plus du tout maître de moi-même.
Une nouvelle décharge me transperça. Cette fois, ma conscience se vrilla terriblement, et on me siphonna vers des contrées obscures.
— Relayez la contention chimique et réenclenchez les points d’accroches mécaniques.
— Oui major.
On manipulait des objets autour de moi. Des objets en métal, dans une pièce qui résonnait faiblement. Un ventilateur ronronnait tranquillement, assurant un apport d’air frais.
— Ouverture des canaux visuels.
Un éblouissement totalement blanc agressa mes yeux. Une série d’indications en lettres orangées et vertes s’affichèrent. À quelques différences près, ils étaient semblables à ceux des amplificateurs que l’on trouvait sur certains types de véhicules, en particulier militaires.
— Senseurs visuels opérationnels. Disponibilité actuelle à quarante-trois pour cent.
— C’est parfait, cybernaute. Redressez la table.
— Tout de suite, major.
Je fixais un plafond gris au détail que celui-ci était en grande partie masqué par la lueur éclatante d’un éclairage de bloc opératoire. Ma position passa progressivement d’un plan horizontal à un plan vertical.
Deux hommes se tenaient alors devant moi. Le premier était de taille moyenne, châtain, les yeux noirs, une expression d’insécurité sur le visage.
Le second, au contraire, émanait d’une telle force de caractère que je voulus baisser mon regard. En vain. À l’exception de son œil gauche et de sa bouche, le reste de son corps n’était qu’un assemblage de divers éléments métalliques brillants, qui luisaient à la lumière. Il s’approcha, et déconnecta une série de câbles.
— Gregor Mac Mordan, étudiant en histoire à l’université d’Édimbourg domicilié au douze, Granton Road, à Édimbourg. Pas d’erreurs ?
— Euh … Non, murmurai-je.
Je fus surpris par ma propre voix. Autrefois rauque et chaude, elle était devenue un souffle totalement froid et mécanique, artificiel.
Je baissai les yeux vers mes bras. Et compris la douloureuse réalité.
— Oskar Asweltorf, major cybernaute de la Confédération. Vous avez été très chanceux, ironisa le cyborg. Si nos hommes ne vous avaient pas amené ici, vous seriez mort.
Je me retins de lui répondre que c’était ce que j’aurais préféré.
— Étant donné la gravité de vos blessures, nous n’avons eu d’autres choix que d’implanter du matériel cybernétique. Vos deux jambes, vos deux bras, votre colonne vertébrale, vos yeux, une partie de votre encéphale et de votre crâne … Bref, hormis quelques parties saines de votre anatomie, vous n’avez plus grand-chose à voir avec ce que vous étiez avant. C’est un changement brutal, je le conçois parfaitement.
Il retira un ultime câble branché à mon bras gauche, et les lourdes menottes qui maintenaient poignets et chevilles se dérobèrent
— Mais vous apprendrez à vous y faire et à apprécier ce changement, conclut le cybernaute en souriant.
— Qu’avez-vous fait de ma main gauche, monsieur ? Demandais-je d’un air suspicieux, tout en fixant la pince aux lignes arrondies qui avait pris place à mon poignet.
— Major, rectifia Oskar. Vous l’avez perdu lors d’échanges de coup de feu, vous ne vous souvenez pas ?
— Très … Très vaguement, concédais-je. Tout est encore flou.
— Le choc psychologique d’un tel événement … Enfin, cela n’a plus d’importance. Vous êtes ici et maintenant, c’est bien cela le principal.
Il s’écarta et se dirigea vers une porte, au fond du bloc.
— Eh bien ? Suivez-moi donc.
Accompagné de mes sauveurs impromptus, j'empruntais une série de couloirs particulièrement obscurs sans que cela ne me gênât, tandis que je m’adaptais à la perception de ce corps qui n'en était plus vraiment un. Une perception qui restait très froide, ne provoquant en moi qu’une sombre curiosité, à la limite de l’indifférence. Je ne m’en étonnais pas.
J'arrivai dans une cave au plafond relativement haut, de dimension réduite, et où étaient disposés de nombreux appareils électroniques. Oskar n’y prêta pas attention, et m'invita à m’asseoir dans un fauteuil disposé au centre de la pièce. Une pointe de méfiance me piqua une fraction de seconde, sans que je n’en sache la cause. Je consentis sans discuter à m’installer dans le lourd fauteuil de métal, et deux épais bandeaux de métal vinrent piéger mes mains contre la structure du mobilier.
— Gregor, commença le cybernaute. Nous savons pertinemment l’un et l’autre que vous n’êtes pas ici de votre plein gré.
Un hologramme surgit devant moi. Oskar s’approcha, et commença à manipuler les schémas, complexes, qui surgissaient rapidement.
— Pourquoi, Gregor ?
Le ton de sa voix, tout en étant sec, semblait se teinter d’une note d’amertume.
Je soupirais.
— Il le fallait major.
— Vous rendez-vous compte de ce qu’il aurait pu se passer ? Si nous vous avions laissé là-bas, à votre triste sort, comme tous les traitres le mériteraient…
— Qui devait raser ma ville ?
— Des sacrifices sont nécessaires pour le bien commun.
— Et les morts ? Les prisonniers ? Les condamnés ?
— Si tout était simple, serions-nous là, Gregor ?
Je me taisais, il me fixait.
— L’une des raisons de votre survie tient à votre génome. Le taux de biomécanine dans votre sang atteint des seuils qu’on ne trouve pas de façon courante …
— Qui justifiait de me laisser en vie.
— Au service du Dieu-Machine.
À ces deux mots, un trait de hargne piquetait mon esprit.
— Salauds !
Il se tut un instant.
Oskar se rapprocha de moi, visiblement dépité.
— Croyez-vous que nous sommes des monstres, Gregor ?
— Qui a brisé l’Humanité ? Qui a mis la technologie au rang d’une religion ? Hein ? Répondez-moi, major !
— Gregor … Gregor, vous êtes un confédéré à présent.
L’effet fut immédiat. Je le fixais froidement, sentant la tension redescendre.
— Nous n’avons aucune raison de vous tuer, Gregor. Vous êtes un des nôtres. Vous êtes notre ami, notre frère.
— Nous allons tout faire pour que vous vous sentiez le mieux possible.
Il se rapprocha de moi. Je le fixais avec un mélange d’appréhension teinté de curiosité. Un câble avait surgi de la main droite d’Oskar, et se tortillait en tous sens.
— Je sais que vous êtes inquiet, que tant de choses vous échappent. Mais tout cela va changer, Gregor. Dans quelques heures, vous aurez compris ce que je voulais vous dire …
D’un geste rapide et souple, le cybernaute enficha le câble dans ma nuque. Je serais les dents. Une douleur violente percuta mon crâne de l’intérieur, liquéfiant mon cerveau. Je me sentais tomber à la renverse, fixant une dernière fois l’holo et le cybernaute responsable de cet état de conscience, avant que des ténèbres oppressantes ne m’engloutissent définitivement.
« Alors … Alors, c’est comme ça ? Il n’y a ni couleurs, ni artifices, ni bruits, ni souffles lointains ?
Tout semble si fade.
Tout est si vide.
Je ne comprends pas. »
Je m’étonnais de pouvoir avoir encore conscience de mon existence. Tous les Confédérés semblaient si vides, si inexpressifs, vidés de leur âme.
Le vide comportait cet aspect angoissant, me livrant à ma seule conscience. Pour la seconde fois en à peine quelques heures, je me retrouvais en proie à mon propre étonnement. Quelque chose n’allait pas. Coincé dans cet état de fait, j'espérais une délivrance.
Un flot de lumière venu d’hypothétiques cieux brisa les ténèbres, me happa et me propulsant vers la surface d’un monde qui ne me manquait guère.
J'entrouvris mon œil valide, après quoi celui, artificiel, qui assurait l’essentiel de ma vue, ne s'enclencha.
Oskar secoua la tête, visiblement perplexe.
— La procédure n’était pas normale, n’est-ce pas major ?
Je lançais ce constat avec une implacable froideur. Le cybernaute me répondit du tac au tac.
— Et ce n’est pas bon signe pour vous.
Oskar s’absenta aussitôt de la pièce, quelques minutes. À ma grande surprise, les liens d’aciers qui me maintenaient au siège s’ouvrirent, me laissant libre. Je me relevais, arpentais le réduit en détaillant tout ce qui s’y trouvait. Je ne connaissais pas les outils qui s’étalaient sur un établi métallique maculé d’huiles noirâtres et d’une multitude de câbles et d’unités centrales éventrées, mais je me doutais que tout cela avait une grande utilité pour le cybernaute.
La porte de la pièce grinça, laissant passer Oskar, une expression de haine glacée sur le visage, suivi de quatre cyborgs dont les gueules des fusils étaient braquées sur moi.
— Vous allez nous suivre, lâcha le cybernaute. Quelqu’un peut sans aucun doute vous aider. Mais si vous refusez …
Il laissa courir un temps.
— Si vous refusez, nous vous abattrons, Gregor.
Je soupirai, résigné, et me dirigeai vers la sortie.
Je n'étais pas encore complètement intégré aux rangs de la Confédération, mais malgré cela, malgré le fait que je demeurais une sorte de prise de guerre, j'avais eu droit à quelques égards. Aucune menotte ne venait entraver mes poignets et mes chevilles tandis que je me tenais assis dans la soute d’un Transporteur désert. Installé dans ce corps de substitution, je peinais à trouver des repères. Lorsque l’escorte de soldat m’avait « accompagné » jusqu’au vaisseau, je m'était rendu compte de ce potentiel aberrant. L’erreur, non, la faute des nations organisées autour du pacte d’Atlanta résidait dans la négligence placide qui avait eu court vis-à-vis de la cybernétique et du développement des interfaces entre l’Homme et la Machine. Tout le contraire de ce qui animait l’empire naissant de la Confédération. Je compris dès lors sans aucun mal l’importance accordée à pouvoir récupérer des hommes de valeurs ou doués de connaissances diverses. Et j'avais pu évaluer ce changement de camp, dans un premier temps si cruel et désagréable, se retourner en un avantage des plus notables. La pensée, douce à mon esprit, que tout ceci n’était que la transition nécessaire d’une évolution sociétale, un impératif d’évolution, progressait sans anicroche.
Plus le Transporteur avançait, dans les cieux calmes de l’Europe, plus ma curiosité et mon impatience de rencontrer cet être craint à travers le monde grandissaient. Le Commandus Magnus Keller semblait donc me réserver une place à part dans ce vaste échiquier. Tant de rumeurs circulaient sur sa propre personne ainsi que ses pratiques. Tant de propos qui devaient plus ou moins être fondés.
Je crois à ce moment avoir forcé mes idées à demeurer moins gênantes, me laissant la possibilité de me détendre, avant d’oublier provisoirement ce qui m’attendait.
La lumière ambiante m'avait surpris. Non pas qu’elle était forte, bien au contraire, le crépuscule tombait sur Paris. Les teintes flamboyantes et rosées giclaient sur les bâtiments et les surfaces encore dénudés s’offrant à mon regard, dévoilant des détails et des ambiances insoupçonnables.
La large place sur laquelle s’était posé sans douceur le Transporteur n’avait que peu de choses en commun avec son aspect quinze ans auparavant. Et bien que sa fonction de parvis à un vénérable monument semblait résister à l’assaut du temps, une technologie abondante se déroulait dans chaque recoin. Solitaire, l’antique cathédrale Notre Dame veillait sur l’île de la Cité, expurgé de laides façades haussmanniennes. La blancheur du calcaire contrastait avec l’éclat des éléments métalliques et la noirceur du carbone disséminé sur l’immense espace ouvert. De nombreux points d’accroches et de ravitaillement destinés aux transporteurs étaient disposés de façon ordonnée. Autour d’eux s’activaient une multitude d’hommes, presque tous des cyborgs. Leur ballet incessant et millimétré possédait une beauté propre, bien qu’au premier abord elle eut semblé inexistante.
Sans hâte, je me forçais à cesser de contempler davantage la scène s’y déroulant. Les soldats qui m'escortaient m'indiquèrent, sans mot dire, de sortir de la soute et de suivre un sous-officier qui s’était présenté sommairement. Sans traîner, nous nous engagions sous les voûtes augustes de la cathédrale, où un spectacle bien plus impressionnant, bien plus insoupçonnable, nous attendait.
Le sol avait été profondément creusé, tant et si bien que la nef de la cathédrale apparaissait tel un gouffre béant où surgissait des piliers de pierre prolongés de béton et de métal finement sculpté, supportant une voûte obscurcie par des cendres guerrières. En entrant dans cet antre, ce lieu dédié à une entité que je pressentais dans la noble attitude de mes semblables, je crois avoir détourner mon regard vers le chœur, où lévitait une sphère orangée d’une dizaine de mètres de diamètres, flottant dans le vide. Une sensation vertigineuse m'assaillait de toute part, et ce fut d'un pas hésitant au démarrage que je me décidais à aller plus loin. De longs escaliers défilèrent rapidement sous nos pas, négligeant la lumière présomptueuse du soleil pour celle, plus intime, de flambeaux artificiels aux teintes bleutés. La descente s’éternisait, les détails se réduisaient à de simples lignes entremêlées qui s‘étalaient, jusqu’à se rejoindre et former de longs aplats verticaux, se fondant dans la masse des piliers.
Lorsque le sol, un béton si lisse que leurs reflets semblaient y flotter, se brisa net sur la dernière marche de l’escalier suspendu, enfin, j'avais pu commencer le long travail d'acceptation qui m'avait été nécessaire pour pleinement renaître. Ici, le silence régnait en majesté, et hormis quelques cliquetis mécaniques brisant la plénitude du lieu, rien n’indiquait qu’une forme de vie, absolue et puissante, s’y déployait.
On me fit signe de m’arrêter quelques instants, le long d’une colonne au piédestal perclus de motifs géométriques. Une simple procédure, pour permettre au « Maître » de ce lieu de se préparer à le recevoir dignement.
— Un tel honneur est rare, avait ajouté l’officier en me souriant. Votre valeur doit être inestimable pour qu’il vous ait fait venir ici même, dans le Saint des Saints.
Pour toute réponse, je lui rendais cette marque de sympathie, silencieux. J'étais très gêné, ne sachant quoi répondre.
Un signe discret fit se mobiliser les quatre soldats qui m'entouraient. Je m'arrêtai au seuil d’une large porte, les regardai une dernière fois. Mon pas sans hâte frappa le sol, tandis que derrière moi, le lourd battant de métal se refermait dans une noble et puissante lenteur.
Javier avait fait cesser l’éclairage brutal de l’immense globe dans lequel il se trouvait. Le gigantesque trône d’acier où se tenait son corps luisant surplombait un vide qui semblait abyssal, tandis qu’une large passerelle donnait accès à l’unique porte de la salle sphérique. D’un geste discret, il me fit signe d'approcher. Je m'exécutai d'une démarche froide, teintée de sonorités mécaniques. Sentiment étrange de voir ce corps devenu insensible chuinter au rythme des pas, d'une froide cadence qui trouva un aboutissement au pied du trône de métal. Aucun de nous deux ne baissa les yeux. Un respect mutuel se forgeait consciemment dans cet échange, alors même qu’aucun mot ne s’était échangé.
— Gregor Mac Mordan ?
Je tressaillis. D'instinct, je me redressai, imposant un mouvement digne à cette stature devenue lourde, fixant avec davantage d’intensité le vénérable chef militaire.
Une ombre traversa le regard de Javier, qui esquissa un mouvement de tête et se leva avec douceur. Une lourde cape le couvrait, ne dévoilant que quelques détails de son anatomie artificielle. Ses lourdes jambes le maintenaient encore quelques centimètres plus hauts. Subitement, je me sentais davantage écrasé par la prestance et la puissance qui se dégageait de cet être.
— Peut-être vous aura-t-on dit qui j’étais ? Poursuivit Javier d’un ton ironique.
— Disons que … De là où je viens, votre réputation n’était pas des plus flatteuse, Commandus Magnus.
Je souriais également, à présent. Un sourire lui aussi ironique, mais empli d’un respect sincère.
— Je vois que vous ne manquez pas de tranchant, Mac Mordan. C’est une qualité qui malheureusement disparait souvent au cours des Conversions.
Il détourna son regard un court instant, avant de le planter, dard cruel et salvateur.
— Quelque chose me dit que ceci ne risque pas de vous arriver. J’espère ne pas me tromper.
— Je l’espère aussi, Commandus Magnus.
— Trêves de bavardages, Mac Mordan. Je ne fais pas venir toutes les nouvelles recrues au sein de La Mecanica. Cessons ces enfantillages et venons-en aux faits.
Un sifflement suraigu transperça mes pensées, et je m'écroulai, tentant en vain de me boucher les oreilles.
— C’est inutile, Gregor. Il n’y a aucun son dans cette pièce. Même ma voix n’est pas réelle.
— Mais … Mais alors qu'est-ce ?
— Croyiez-vous sincèrement que je vous ferais confiance si rapidement ? Vous, un ancien rebelle encore non converti. Certes, j’ai demandé à ce que nous vous octroyions un statut un peu spécial, car il semblerait que votre situation et certaines parties de votre vie aient attiré l’attention de La Machine Mère. Je vous considère avec respect.
— Alors, pourquoi ne pas me tuer ?
— Je ne fais que vous sonder, Mac Mordan. C’est un traitement pénible, je le sais. Permettez-moi seulement de pouvoir apprendre à vous connaitre.
Le sifflement persista de longues secondes. Je soufflais rapidement, luttant contre l’irrésistible envie de me fracasser le crâne contre le sol. Comme s’il m’avait entendu, Javier répondit aussitôt.
— Ne vous inquiétez pas, tout est bientôt terminé.
Au moment précis où mon encéphale semblait être sur le point d‘exploser, la sphère où nous nous trouvions se transforma en un vide absolu, grisâtre, ou tout deux, nous flottions.
Javier ne cessait de me détailler, une expression de doute incrustant son visage gangréné de métal. Le bruit, quant à lui, avait totalement cessé.
Devant le silence du Commandus Magnus, j'hésitais à parler.
Javier fut plus rapide.
— Gregor, commença-t-il. Je sais que votre vie, bien que banale, ne fut pas des plus simple. Vous avez vu vos amis mourir, vous vous êtes battus pour des idées que je ne partage pas, mais que j’estime nobles. Vous nous en tenez responsable, et c’est sans doute en partie vrai.
— Commandus Magnus, je …
— Vous ne méritez pas de mourir, coupa-t-il. Vous êtes à présent mon semblable, Gregor. Un cyborg qui cache d’immenses possibilités. Vous avez souffert, c’est un fait. Faisons cesser cet état de souffrance.
— Et comment, Commandus ?
— Vous allez devenir un de mes hommes. Ce n’est pas un souhait, Mac Mordan, c’est un ordre.
Javier avait douze ans de plus. Son physique ne se résumant plus essentiellement qu’en une mécanique parfaite, seule sa voix traduisait des accents paternalistes et protecteurs, qui me touchaient au plus profond.
Le Commandus Magnus n’était pas reconnu pour mentir. Il avait accompli des actes terribles, anéanti des villes entières d’un simple mot, mis fin à la vie de centaine de millions d’individus. Et pourtant, un honneur et une dignité immense émanaient de sa personne.
À cet instant, je crus comprendre ce que je devais faire. Je posais un genou à terre, en silence, et laissais ma nuque à découvert, face au Commandus.
Javier, qui avait esquissé quelques pas sur la passerelle, se retourna. Un profond silence sourdait.
— Vous comprenez très vite, Gregor. Mais l’heure n’est pas encore venue pour cela.
Je redressais la tête, gardant cette attitude de soumission qui me sembla si importante.
— Mac Mordan, vous êtes loin d’être quelqu’un d’ordinaire. Vous ne rouillerez pas dans une unité miteuse, rassurez-vous.
— Que me proposez-vous, Commandus Magnus ?
— Un poste d’aide de camp. Mon aide de camp.
— En échange de quoi ?
La confiance n'atténuait que légèrement la tension qui m'animait. Consciemment ou non, je savais que, quel que soit la décision et le choix que je ferrais, celui du Commandus compterait au final
— Conserver une relative liberté. C’est une chose qu’on n’autorise que très rarement à d’anciens ennemis.
— Ai-je le choix ?
— Pourquoi ne l’auriez-vous pas ?
Javier se retourna, me laissant perplexe.
— Vous êtes très important à mes yeux, Mac Mordan. Trop important pour que j’annihile tout ce qui vous compose. Même si je cours un gros risque à faire cela.
— Quel risque ?
— Vous en informer maintenant ne vous serait pas très utile.
— Un temps pour chaque chose, n'est-ce pas ?
— Parfaitement, Mac Mordan.
Nous nous fixions. Nous étions, à cet instant, deux hommes qui soudain voyaient leur rapport se dessiner sans concession. Doucement, je penchais à nouveau ma tête, sûr de mon geste
— Je remets ma vie entre vos mains, Commandus Magnus.
Javier sourit.
Je fermai les yeux, et attendis. Sans un mot, Javier positionna la pince qui avait remplacé sa main droite sur l’unique fiche disposée sur ma nuque.
— Gregor Mac Mordan, à compter de ce jour, vous entrez au service de la Confédération. Vous servirez le Très Saint Magister quoiqu’il en coûte, y compris au péril de votre vie.
— Oui, Commandus Magnus.
— Gregor Mac Mordan, au nom du Très Saint Magister Kris, je vous fais lieutenant de classe spéciale de l’Ordo Magister. Puissiez-vous accéder à l’Esprit de la Machine, dans la Force et l’Honneur.
La pince chuinta, et mes pensées se vrillèrent. L'image que me renvoyait la réalité se dédoubla légèrement, un court instant, tandis qu'un puissant flot de données mêlé d'un sentiment de plénitude envahissait mon corps. Rien ne changeait, et pourtant, la nécessité de servir la Confédération m'apparut tout à coup comme la plus grande des évidences. Mon passé, sans s’effacer, éloignait ses cruelles épines. Enfin, j'accédais à ce bonheur simple, maîtrisé, qui mettait mon esprit hors des tourments.
Le Commandus retira sa pince, et d'un geste fraternel m'aida à me redresser.
— Bienvenu parmi nous, lieutenant Mac Mordan
Pauvre capitaine. Je commençais bien mal dans ma nouvelle fonction. Les souvenirs étaient des obstacles sombres, gouffres à remords et à « si j’avais su ». Les négliger ne faisait que remettre à plus tard le vrai mal, celui sans nom qui me rongeait tant les tripes que la conscience. Hélas, c’était la seule solution valable dans la situation actuelle.
D’humeur plus résignée que décidée, je m’extrayais de ma stase, remontant doucement vers la réalité, qui me semblait pour quelques secondes un doux rêve. Tandis que je me dégageais des quelques câbles qui me liaient à ce monde passé, Novosad débarqua sans crier gare.
— Je vous cherchais, commença-t-il.
— À quel sujet, caporal ?
— Le vaisseau a quitté son orbite terrestre pendant que vous reposiez. L’amiral vous a fait demander, pour effectuer des tests de pilotage.
— Est-ce urgent ?
— Pas à ma connaissance, mon capitaine.
— Les nouvelles vont vite, ironisai-je. Faites-lui savoir que je me présenterais dès que possible.
— Vous comptez effectuer vos démarches de changement de grade, mon capitaine ?
— Précisément.
Il s’apprêta à repartir, le visage aussi morne qu’à l’accoutumée, mais je le retenais doucement.
— Sven … Il serait temps de mettre les choses aux clairs.
Il fut surpris, ouvrit la bouche pour protester, avant de se raviser.
— Je ne sais pas ce qu’on vous a dit à mon sujet, ni même ce que vous pouvez ressentir. Oui, je sais que mon statut de cyborg non intégré doit déranger dans notre communauté…
— Absolument pas, mon capitaine. Personne ici ne se permettrait…
— Sven, soyons honnêtes, s’il vous plait.
Le rouge lui monta aux joues. Il baissa les yeux, silencieux, avant de se reprendre.
— Évoluer à votre contact est des plus… déroutant, mon capitaine, avoua-t-il. Il n’y a pas ce lien qui nous unit…
— Je comprends bien, Sven. Croyez bien que j’en suis le premier à en souffrir. Et c’est bien pour ça qu’il faudra apprendre à nous connaître par d’autres biais. La parole en est un, non ?
— Oui, tout à fait… mon capitaine.
— Je vous fais confiance, Sven. Je sens que vous êtes pleins de bonne volonté. Alors, promettez-moi que vous ferrez un effort à l’avenir.
Il hésita, avant de continuer, plus assuré.
— Je vous le promets, mon capitaine.
— Dans ce cas, vous m’en voyez rassuré, Sven.
Je souris, d’un sourire timide mais sincère.
— Prévenez donc l’amiral que je viendrais dès que possible. Et rejoignez-moi au bureau des affectations.
— Bien mon capitaine.
Un léger ronronnement, grave, presque imperceptible, avait remplacé le silence pesant de l’orbite géostationnaire de l’Aube de L’Espérance. Pas de doutes possibles, nous avions bien pris la route de Bételgeuse. Je me demandais à quelle vitesse le lourd vaisseau se déplaçait à présent. J’imaginais la forme sombre, monstrueuse, fendre le vide avec grâce, trait de lumière glissant entre les corps célestes, tout droit vers l’infini néant. Le spectacle n’était encore qu’imaginaire, aucun hublot ou verrière ne se trouvant dans ces quartiers-ci.
À l’inverse de la blancheur immaculée des dortoirs à l’usage des officiers, le quartier administratif apparaissait comme un ilot de couleur et de vie au milieu de la rigidité militaire. J’apprenais plus tard que l’officier en charge du secteur était un jeune homme d’à peine trente ans, dont la formation universitaire s’était principalement concentrée sur les arts plastiques. Comment pouvait-on laisser un « artiste » en charge d’un département aussi important que celui de la gestion administrative d’un vaisseau ?
Je comprenais bien vite que le pauvre hère n’était pas sorti des limites tolérables par la hiérarchie. Son œuvre se résumait en quelques murs peints de couleurs vives, une lumière franchement adoucie, une moquette déjà usée par le passage et fait surprenant, de rares plantes en culture hydroponique. Tout le reste correspondait à n’importe quel service d’administration militaire. De discrets projecteurs holographiques çà et là, disposés à l’information de l’équipage, au-dessus de ce qui s’apparentait à un comptoir en forme de cercle. À l’intérieur de celui-ci se tenaient deux frêles soldats, la mine sérieuse, s’agitant fébrilement. Je les dérangeais visiblement, car l’un d’entre eux me lança un regard réprobateur. On m’indiqua sans trop d’attention l’un des quatre bureaux disposés autour du comptoir, je m’y précipitais, lançant à la cantonade un remerciement qu’ils n’entendirent pas. Quel mal les agitait ainsi ? Le vaisseau était à peine parti, ils ne devaient pas encore être accablés de travaux fastidieux…
Le soldat qui prit en compte mon changement de grade était bien plus aimable. Même s’il paraissait un peu déconcerté par certaines de mes questions. Il m’indiqua cependant qu’il m’enverrait un rapport détaillé des droits et des obligations que me procurait le rang de capitaine. Je m’apprêtais à repartir, le saluant cordialement, lorsqu'il me rappela qu’il me faudrait passer un rapide check-up en regard de ce changement de grade. Il m’assura qu’il prévenait aussitôt les cybernautes de mon arrivée.
Pris au dépourvu, je retraversais une bonne partie du bâtiment, me retrouvant un quartier plus sombre, aux odeurs d’huiles et d’ozone. Un cyborg fortement mécanisé, à peu près dans les mêmes proportions que moi, m’accueillit avec un franc sourire, m’invitant à le suivre. Il eut une expression énigmatique lorsqu’il comprit qui j’étais : « Avec vous à notre bord, nous ne pouvons pas perdre, mon capitaine ».
Le reste de la procédure se déroula sans encombre. Je lui communiquais le bilan que mon interface avait créé après avoir compilé plusieurs mois de données médicales diverses, il s’absenta quelques minutes, avant de revenir, m’indiquant que tout était en ordre. Il s’attela ensuite à rectifier les gravures de mon grade sur mon torse et mon épaule gauche, après quoi il me libéra, m’indiquant qu’il serait ravi de me voir prochainement. Mon cas était, disait-il, une énigme sociologique. Je ne notais pas la remarque, me dirigeant à nouveau vers Nielsen.
Sven m’avait rejoint entre temps. Je notais qu’il s’était légèrement détendu, un sourire discret dépeignant les traits tirés de son visage.
— Détendez-vous, Gregor, plaisanta Nielsen en me gratifiant d’une tape amicale sur l’épaule droite. Je vous assure que tout le monde sera ravi de faire votre connaissance.
— Oui … Sans doute, mon amiral.
Je passais sous silence ma mésaventure avec Sven. Il aurait été regrettable qu’il soit sanctionné pour avoir simplement fait preuve d’une méfiance excusable. L’intéressé avait eu quartiers libres pendant deux heures, le temps que le petit cérémonial de présentation des nouveaux membres d’équipage se déroule.
Si l’ambiance restait relativement guindée, elle n’en était pas moins agréable. À ma grande surprise, nombre d’officiers ne se présentaient pas en tenues d’apparats, mais simplement en combinaisons ordinaires. Je me trouvais relativement ridicule dans la grande cape de cérémonie que j’avais posée sur mes épaules. J’hésitais, pour tout avouer, à la retirer discrètement.
On m’aborda, courtoisement. Un autre capitaine, un certain Pavleticz, qui me félicita chaleureusement de ma venue. J’apprenais par la suite qu’il officiait au poste de pilotage de l’Aube de l’Espérance, que nous serions sans doute amenés à nous rencontrer à nouveau.
Il ne fut pas le seul à venir me saluer. Une bonne dizaine d’officiers défila, me laissant à peine le temps de m’attarder avec chacun d’entre eux. Petit à petit, le mess se vida, chacun retournant dans sa cabine ou à son poste. Je m’apprêtais à partir pour enfin inspecter la navette qui m’enverrait vers Bételgeuse lorsque Nielsen me rattrapa. Il eut cette phrase, paternelle et énigmatique.
« Il serait déraisonnable de faire ça, Gregor. Je sais que je ne peux pas vous en empêcher, mais par pitié, ne le faites pas. » Je mettais cette remarque sur le coup de la fatigue et de l’alcool qu’il avait bu, et le quittais, confus.
Par la suite, le voyage s’écoula sans encombre. Il ne se passa rien d’anormal ni de bien excitant à bord, nous laissant arriver dans les délais prévus aux confins du système de Bételgeuse. Il n’y avait pas eu d’avaries notables, seulement quelques baisses de tensions relatives à l’utilisation des énormes générateurs pour les sauts hyper-luminiques. Les sauts en eux-mêmes avaient fasciné Cyrill . Il m’avait confié, alors que nous nous trouvions sur la passerelle surplombant le vaste poste de pilotage, que cette expérience l’effrayait un peu. Pas de lumières aveuglantes, de tremblements infernaux, en réalité cela n’avait rien de spectaculaire. Une simple alerte vocale et un message relayé sur les interfaces cybernétiques, suivi d’une légère baisse de la tension électrique à bord, et une vibration à peine perceptible. Avant même d’en avoir conscience, nous passions ces déchirures opportunes. Cyrill en conserva une impression mitigée, partagé entre soulagement et déception. Ce fut la seule fois au cours du voyage où nous nous rencontrions physiquement. Le reste de notre préparation se passa sur le terrain virtuel que j’avais créé, afin de partager nos opinions sur diverse finalisation de tactiques. La cible, toujours elle, se rapprochait inéluctablement. Elle commença à meubler nos esprits durablement, jusqu’à hanter mes rares instants de sommeil. Il me resta de ces longues heures d’études l’impression de connaitre Alexeï comme un lointain camarade perdu de vue voilà des années, et dont la vie se retrouvait disséquée, étalée, connue comme s’il s’agissait de songes imaginaires. Cyrill ne semblait pas perturbé d’agir ainsi, et à plusieurs reprises, me fit remarquer mon manque de concentration. Je m’en étonnais moi-même, et sans plus d’explication, replongeait dans ma tâche.
Lorsque nous avons fini par nous installer dans la navette accrochée aux flancs de l’Aube, Cyrill ne put réprimer quelques remarques acides. « Il serait de bon ton que nous arrivions entiers ». Et tandis que j’enclenchais les différents processus qui nous détachaient du vaisseau mère, je repensais à Nielsen.
À cet avertissement, unique.
Il fallut une demi-heure pour que la situation dégénère complètement.
Commentaires
- toniodupc
03/08/2011 à 11:41:54
J'adore, c'est trop bien. Continue.
- Pseudo supprimé
09/08/2010 à 00:35:49
Suite.