Note de la fic : :noel: :noel: :noel: :noel:

Quetzalcóatl


Par : Gregor
Genre : Action
Statut : Terminée



Chapitre 1


Publié le 25/10/2012 à 21:26:58 par Gregor

Le banc n'a rien d'extraordinaire. L'assise et le dossier de bois, veiné d'échardes aussi grises que le ciel matinal, sont encadrés de deux montants métalliques rustres, noirs, à la peinture écaillée. Le banc n'a rien d'original, si ce n'est ces quelques mots griffés, des cœurs et des initiales pieusement gravés dans la substance patinée, usée par des milliers de derrières fatigués, venus s’asseoir ici, le temps d'un instant ou des heures entières. En y faisant plus attention, l'odeur de ces gens-là semble encore parfumer l'atmosphère. Une odeur faite de déceptions et de promesses, d'attente anxieuse, de surprises, de consternation. Ça, et la senteur inexplicable du goudron qui enduit les traverses, la senteur piquante du ballast et des fumées bourrées de benzène, enivrantes. Un banc de gare, tout simplement.
Une loco hulule. Le bruit de la sirène, assourdissant, résonne sur la ville encore assiégée par le brouillard. La rumeur monte, étouffée cependant, comme à son habitude. Les passants, sur le quai principal, n'attendent que le signal du départ. Un trépidant ballet de lettres s'active sur le panneau d'affichage principal. Voie A, le train régional partira à dix-heure vingt-sept, pour une destination banale, anachronique. Le nom de la ville peut respirer la joie du repos ou l'affligeante habitude du labeur et des épreuves, bref, des concours de la vie. Les pas glissent, frottent, tapent ou chutent. Un concerto de notes sèches s'élance à l'assaut du géant de métal, stationné et bâillonné, gueules en forme de portes et de fenêtre. Quelque part, un sourire se glisse, un baiser s'envole, des mains se séparent. On se dit au revoir avec ou sans attention, mais le geste est là.
Le sifflet du chef de gare s'étire, avec cette note qui remonte en final, queue de virgule sonore inimitable. Claquement des issues, on scelle la course au départ. Vibrato des moteurs de la machine, le diesel et son amertume odorante envahissent la verrière. Le convoi s'élance. Laisse le passé derrière. Oublie un reliquat usagé, presque timide. En y regardant de plus prêt, sur le banc, le perdu menace du haut de ses cinq cent douze pages. Écriture régulière, pages écornées, couverture à demi pliée, plissée par l'usure et les gestes malheureux de quelques anciens propriétaires-usagés de la chose. Un livre, partagé par l'anonymat, donné sans attendre de retour, sinon le plaisir ineffable de la découverte. La tranche dérange, rouge comme une tomate mûre, prête à être dévorée, entamée jusqu'à la moelle.

Nathan attrape le livre, et l'observe avec soin. Une moue intriguée peint son visage, un tic de bouche le rend ingrat, presque adolescent. Il feuillette, sans en connaître le contenu. Les mots défilent comme la trace d'un pied sur le sable, à marée basse. Les lignes se poursuivent en un sentier enherbé, aussi étouffant qu'un secret gardé au creux de l'été. Nathan se laisse aller. Il a le temps. Le prochain train de partira pas maintenant, pas tout de suite.

« … Je te parlais souvent de ce marronnier dans la cour. Prête de la grange, toujours mûr de fruit à l'automne, avec cette ombre qui nous abritait lors des repas de famille. Tu te souviens des après-midi passés sur la table en fer que la tante sortait à chaque fois le premier mai ? Oh, qu'est-ce que nous avons pu rire et passer de bons moments ! J’aimais bien son odeur, et même si j'étais allergique, je le trouvais beau et grand. Comme un grand évêque, un maire ou un député qui se serait enraciné dans la ferme, perdu et affamé, bienveillant sur la famille.
Je suis repassé la semaine dernière, Albert. J'eus la triste de surprise que la tempête l'eût déraciné, emportant avec lui des ardoises de la grange. L'oncle l'avait tronçonné, et à la place du petit monticule que faisait le tronc près du sol, là où j'aimais m'asseoir, il n'y avait plus qu'un trou, une flaque croupissante que la pluie avait soigneusement remplis, et où les bêtes pataugeaient avec entrain. Dieu, Albert, que j'étais triste de le voir à terre ! Il fallait que je réponde à ta lettre, et je… »


Nathan ferme la page. Aucun intérêt au passage, et puis il n'aime pas les correspondances. Malgré lui, il avance un peu dans le récit, espère autre chose, de plus violent pour son petit cœur mou. Par miracle, le chapitre huit démarre sous ses yeux. Il ne ressemble pas un courrier, et sa grande lettrine ouvragée attire son regard

« Chapitre huit.

La lune courbait son visage comme on courbe les blés mûrs sous la main. Ses yeux sombres, fantômes fugaces et frigorifiés, se paraient des éclairs du temps capricieux. À genoux, dans la boue salissante de l'enclos humide, ouvert au ciel, où on l'avait parqué, il priait. L'attente fut longue, ô combien douloureuse ! Il se souvenait pourtant bien avoir tour raconter, dans les moindres détails ! Les tracasseries sordides avaient intéressé le commissaire, mais l'horreur de la tâche avait mis le dégoût dans son expression. Et lui-même, il se dégoûtait. Face au prêtre, il avait clairement expié l'horreur de son crime, se répandant en pleurs sincères, affligé de son propre esprit, tortueux, malsain. L’électricité des nuages rendait sa peine moins humaine, mais il aurait voulu s'enfoncer plus bas sous terre. Un frisson courut sur on échine. Plus qu'un homme, moins qu'une bête, il craignait le moment futur autant qu'il se lamentait sur ceux passés. Son nom fut crié, il se redressa, mordu par les crocs de l'attente
. »

La page change. Il faut tourner pour connaître la suite de l'aventure. Nathan n'a pas d'envie. Il voudrait aller plus loin sans avoir cet effort à fournir, timide sensation d'une suite en suspens au bout des doigts. D'un geste grossier, il fait défiler les feuillets de papiers usés. Un homme s'approche. Aussi tendancieux que l'ouvrage, son regard pervers perd Nathan dans la contemplation de sa tenue. Déguindé, une veste au tissu noble, molletonné, repose sur les épaules de l'individu. Sa bouche se tord, sourire cruel. Il a repéré sa proie, il s'approche victorieux.
— C'est un chouette livre que tu tiens là.
— Je vous demande pardon ?
— le livre, insiste-t-il, moqueur. Celui que tu tiens entre tes mains.
— Ah, ça ?
Nathan le pose sur le banc. L'homme secoue la tête.
— Tut tut tut… Ne le laisse pas comme ça. Il est rempli de bonnes surprises. Il a une âme, ce bouquin. Une âme aussi malléable que de la glaise. D'ailleurs, d'ici peu, tu vas tomber sur quelque chose de surprenant.
Nathan hésite. L'importun le dérange. Il veut du calme, de la douceur, et pas cette accroche brutale, en coup de poignard bien placé sur sa tranquillité.
— Vas, y, laisse toi faire.
Nathan abdique. Mieux vaut-il obéir avec ce genre de personne. L'éclat de folie qui luit dans son regard l'inquiète et l'incite. Il reprend le livre.
— Il y aura le dieu serpent à plume, commente l'homme. Tu verras.
Machinalement, Nathan refait défiler bruyamment les pages, comme un défi aux paroles de son interlocuteur.

« La chaleur moite au bord de la piscine de l’hôtel lui rappelait trop durement la jungle. L'humidité crut et l'éclat infernal du soleil lui brûlait les yeux comme au temps jadis, honni, où ses pas l'avaient conduit sur les ruines du vieux temple précolombien. Aztèque, maya, peu importait. Il revoyait les formes exaltées de la nature, débauche de verts et de bruns sous la canopée bruyante et bruissantes. Les oiseaux criaient plus qu'ils ne chantaient, les animaux feulaient plus qu'ils ne se faisant sentir. Le musc de la forêt l’enivrait, il en était convaincu. La réminiscence, trop forte, empestait comme un mauvais vin. Comme l'image gravée du Quetzalcóatl s'envolant avec le jour, ramené le lendemain par les sacrifiés dont le sang humectait les marches de l'autel. Marbre de leurs âmes sacrifiées, intonation des prêtres, et toujours ce nom. Quetzalcóatl, Quetzalcóatl, Quetzalcóatl ... »

Nathan referme l'ouvrage, troublé.
— Comment avez-vous su ?
Il détourne la tête. L'homme n'est plus là. Mais le livre reste entre ses mains.


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